Trois Hommes en Balade

Chapitre 14

 

Qui est sérieux, comme il convient à unchapitre dans lequel on prend congé du lecteur. – Les Allemands dupoint de vue anglo-saxon. – La Providence en casque et en uniforme.– Le paradis du malheureux idiot – Comment on se pend en Allemagne.– Qu’arrive-t-il aux bons Allemands quand ils meurent ? –L’instinct militaire peut-il suffire à tout ? – De l’Allemandboutiquier. – La manière dont il supporte la vie. – La Femmemoderne là, comme partout ailleurs. – Ce qu’on peut dire contre lesAllemands comme peuple. – Fin de la « balade ».

 

N’importe qui pourrait gouverner ce pays, ditGeorge ; moi, par exemple.

Nous étions assis dans le jardin du Kaiser Hofà Bonn ; nous regardions le Rhin. C’était la dernière soiréede notre « balade » ; le train qui devait partir lelendemain à la première heure allait marquer le commencement de lafin.

– J’écrirais sur un morceau de papiertout ce que je voudrais que le peuple fît, continua George, jetrouverais une maison recommandable pour l’imprimer à un nombresuffisant d’exemplaires que j’expédierais à travers les villes etles villages ; et tout serait dit.

On ne retrouve plus dans l’Allemandcontemporain, personnage doux et placide dont la seule ambitionsemble être de payer régulièrement ses impôts et de faire ce quelui ordonne celui que la Providence a bien voulu placer au-dessusde lui, – on ne retrouve plus le moindre vestige de son ancêtresauvage, à qui la liberté individuelle paraissait aussi nécessaireque l’air ; qui accordait à ses magistrats le droit dedélibérer, mais qui réservait le pouvoir exécutif à la tribu ;qui suivait son chef, mais ne s’abaissait pas jusqu’à lui obéir. Denos jours on entend parler de socialisme, mais c’est d’unsocialisme qui ne serait que du despotisme dissimulé sous un autrenom. L’électeur allemand ne se pique pas d’originalité. Il estdésireux, que dis-je ? il éprouve l’angoissant besoin de sesentir contrôlé et réglementé en toute chose. Il ne critique passon gouvernement, mais sa constitution. Le sergent de ville estpour lui un dieu et on sent qu’il le sera toujours. En Angleterre,nous considérons nos agents comme des êtres nécessaires maisneutres. La plupart des citoyens s’en servent surtout comme depoteaux indicateurs ; et dans les quartiers fréquentés de laville, on estime qu’ils sont utiles pour aider les vieilles dames àpasser d’un côté de la rue à l’autre. À part la reconnaissancequ’on leur marque pour ces services, je crois qu’on ne s’en occupepas beaucoup. En Allemagne, au contraire, on adore l’agent depolice comme s’il était un petit dieu et on l’aime comme un angegardien. Il est pour l’enfant allemand un mélange de Père Noël etde Croquemitaine. Le grand désir de tout enfant allemand est deplaire à la police. Le sourire d’un sergent de ville le rendorgueilleux. On ne peut plus vivre avec un enfant allemand à qui unsergent de ville a tapoté amicalement la joue : sa suffisancele rend insupportable.

Le citoyen allemand est un soldat dont l’agentde police est l’officier. L’agent lui indique la rue dans laquellemarcher et la vitesse permise. À l’entrée de chaque pont se trouveun agent qui indique aux Allemands la manière de le traverser. Sile quidam ne trouvait pas cet agent à sa place, il s’assoiraitprobablement et attendrait que la rivière ait fini de couler devantlui. Aux stations de chemin de fer l’agent l’enferme à clef dans lasalle d’attente, où il ne peut se faire de mal. Quand l’heure dudépart a sonné, il le fait sortir et le met entre les mains du chefde train, qui n’est qu’un sergent de ville revêtu d’un uniformedifférent. Le chef de train lui indique la place qu’il doitoccuper, l’endroit où il devra descendre, et il veille à ce qu’ildescende au bon moment. En Allemagne l’individu n’assume aucuneresponsabilité. On vous mâche la besogne et on vous la mâche bien.Vous n’êtes pas censé vous conduire de votre propreinitiative ; on ne vous blâme pas, si vous ne savez pas vousconduire vous-même ; c’est le rôle du sergent de villeallemand de s’occuper de vous et de vous conduire. À supposer mêmeque vous soyez un idiot fieffé, votre stupidité ne constitueraitpas une excuse pour lui, s’il vous arrivait quelque désagrément.Quel que soit l’endroit où vous soyez et quoi que vous fassiez,vous êtes toujours sous sa protection et il prend soin de vous, –il prend bien soin de vous ; on ne saurait le nier.

Si vous vous perdez, il vous retrouve ;si vous perdez un objet vous appartenant, il vous le retrouve. Sivous ne savez pas ce que vous voulez, il vous le dit. Si vousdésirez quelque chose d’utile, il vous le procure. On n’a pasbesoin de notaire en Allemagne. Si vous voulez acheter ou vendreune maison ou un champ, l’État se charge de servir d’intermédiaire.Si on vous a roulé, l’État se constitue votre défenseur. L’Étatvous marie, vous assure ; pour un peu il se ferait même votrepartenaire aux jeux de hasard.

Le gouvernement allemand dit au citoyenallemand :

– Arrangez-vous pour naître, nous feronsle reste. Que vous soyez chez vous ou dehors, que vous soyez maladeou en bonne santé, qu’il s’agisse de vos plaisirs ou de votretravail, nous vous montrerons le bon chemin et veillerons à ce quevous le suiviez. Ne vous inquiétez de rien.

Et effectivement l’Allemand ne s’inquiète derien. S’il n’arrive pas à rencontrer un sergent de ville, ilcontinue sa route jusqu’au moment où il trouve une ordonnance depolice placardée sur un mur. Il la lit, puis il repart et fait cequ’elle commande.

Je me souviens d’avoir vu dans une villeallemande (je ne me rappelle plus laquelle, – ça n’a d’ailleurs pasd’importance, la chose aurait pu arriver n’importe où) une grilleouverte sur un jardin où l’on donnait un concert. Rien n’empêchaitcelui qui aurait voulu y pénétrer de se mêler à la foule desauditeurs sans rien payer. En fait, des deux grilles du jardinséparées par deux cent cinquante mètres, c’était celle dont l’accèsétait le plus commode. Cependant, dans la foule des passants, pasun seul ne songeait à entrer par cette porte. Ils continuaientpatiemment sous un soleil de plomb jusqu’à l’autre entrée, où unhomme était aposté pour percevoir l’argent. J’ai vu des petitsgarçons allemands s’arrêter avec envie devant un lac gelé etdésert. Ils auraient pu y glisser et y patiner des heures durant,sans que jamais personne en sût rien. La foule et la police enétaient éloignées de plus d’un demi-mille. Rien ne les eût empêchésde s’y aventurer, mais ils savaient que c’était défendu. C’est à sedemander si le Teuton fait partie de notre humanité faillible. Cepeuple, ne dirait-on pas ? se compose uniquement d’anges qui,descendant du ciel pour boire un bock, ont atterri en Allemagne,convaincus qu’il n’est bons bocks que là.

En Allemagne, les routes sont bordées d’arbresfruitiers. Aucune voix, sauf celle de la conscience, ne sauraitempêcher les hommes ou les enfants d’en cueillir et d’en manger desfruits. En Angleterre, les enfants mourraient par centaines ducholéra et les médecins s’épuiseraient à essayer d’enrayer lesconséquences d’excès accomplis par des gens se gavant de pommesacides et d’autres fruits pas mûrs. Mais en Allemagne un gaminparcourt des kilomètres sur des routes bordées d’arbres fruitiers,pour aller acheter au village prochain deux sous de poires.L’Anglo-Saxon qui passerait sous ces arbres sans protection,pliants sous le poids succulent des fruits mûrs, trouverait stupidede ne pas profiter de l’aubaine et de mépriser ainsi les dons de laProvidence.

J’ignore si cela est, mais il ne m’étonneraitpas d’apprendre qu’en Allemagne, lorsqu’un homme est condamné àmort, on lui donne un bout de corde en lui enjoignant d’aller sependre. Cela épargnerait à l’État beaucoup d’ennuis et detravail ; je vois d’ici le criminel allemand rapportant chezlui le bout de corde, lisant soigneusement les ordres de la policeet se préparant à les exécuter dans sa propre cuisine.

Les Allemands sont de bonnes gens. Peut-êtreles meilleures de la terre ; c’est un peuple bienveillant etqui n’est pas égoïste. Je suis persuadé que la majorité d’entre euxiront au paradis. En les comparant aux autres nations chrétiennes,on est fatalement amené à conclure que le paradis est organiséd’après leurs idées. Mais je ne comprends pas comment ils yarrivent. Je ne puis pas croire que l’âme d’un Allemand aitsuffisamment d’initiative pour prendre seule son vol jusqu’auparadis et frapper à la porte de saint Pierre. Selon moi, on lestransporte là-haut par petits paquets et on les fait entrer sous ladirection d’un sergent de ville défunt.

Carlyle a dit des Prussiens, et celas’applique à tout le peuple allemand, qu’une de leurs vertusprincipales résidait dans leur capacité d’obéir au commandement. Onpeut dire des Allemands que ce sont gens à aller partout où on leurcommande d’aller et à faire toujours ce qu’on leur ordonne.Envoyez-les en Afrique ou en Asie sous la direction de quelqu’unportant l’uniforme, ils feront sans faute d’excellents colons,tenant tête aux difficultés comme ils tiendraient tête au diablelui-même pourvu qu’ils en aient reçu l’ordre. Livré à lui-même,l’Allemand s’étiolerait bien vite et mourrait, non fauted’intelligence, mais manque de la plus petite parcelle de confianceen soi.

L’Allemand a été si longtemps le soldat del’Europe que chez lui l’instinct militaire est devenu atavique. Ilpossède toutes les vertus militaires, mais les vertus militairesont aussi leurs inconvénients. On m’a raconté l’histoire d’un valetallemand sorti depuis peu de la caserne, auquel son maître avaitdonné une lettre à porter quelque part avec ordre d’y attendre laréponse. Les heures passaient sans que l’homme revînt. Son maître,anxieux, se mit en route à son tour et le trouva là où il avait étéenvoyé, tenant la réponse à la main. Il attendait d’autres ordres.D’aucuns croiront cette histoire exagérée. Je me porte garant deson exactitude.

L’étonnant est que le même homme, qui en tantqu’individu est faible comme un enfant, devient dès qu’il revêt sonuniforme un être intelligent, capable de prendre une initiative etd’endosser une responsabilité. L’Allemand peut diriger les autres,être dirigé par les autres, mais il ne peut pas se dirigerlui-même. Le remède indiqué serait que chaque Allemand fût exercéau métier d’officier, puis placé sous son propre commandement. Ilse donnerait sûrement des ordres empreints de sagesse etd’habileté, et veillerait à ce qu’il s’obéît avec diligence, tactet précision.

Les écoles sont responsables au premier chefde cette orientation du caractère allemand. Leur enseignementfondamental est le « devoir ». C’est un bel idéal pour unpeuple ; mais avant de l’admirer sans réserve, faudrait-ilavoir une conception claire de ce que l’on entend par« devoir ». L’idée qu’en ont les Allemands sembleêtre : « obéissance aveugle à tout ce qui portegalon ». C’est l’antithèse absolue de la conceptionanglo-saxonne ; mais comme les Anglo-Saxons prospèrent aussibien que les Teutons, il doit y avoir du bon dans chaque système.Jusqu’ici les Allemands ont eu le bonheur d’être excellemmentgouvernés ; si cela continue, la fortune ne cessera pas deleur sourire. Les difficultés commenceront le jour où par un hasardquelconque leur machine gouvernementale se déréglera. Mais il sepeut que leur système ait le privilège de produire, au fur et àmesure des besoins, un continuel renouvellement de bonsgouvernants. Ça en a tout l’air.

Je suis porté à croire que les Allemands, entant que commerçants, à moins qu’ils ne changent fort, seronttoujours dépassés par leurs concurrents anglo-saxons ; et celaà cause de leurs vertus. La vie leur semble plus importante qu’unemisérable course aux richesses. Un peuple qui ferme ses banques etses bureaux de poste pendant deux heures au beau milieu de lajournée, pour aller faire dans le sein de la famille un repasplantureux, avec peut-être un petit somme pour dessert, ne peut pasespérer, et sans doute ne le désire même pas, lutter avec un peuplequi prend ses repas sur le pouce et qui dort avec le téléphone à latête de son lit. En Allemagne, la différence entre les classesn’est pas assez marquée, du moins jusqu’à présent, pour qu’on yfasse de la lutte pour la vie une affaire capitale comme enAngleterre. Excepté dans l’aristocratie campagnarde, dont lesbarrières sont infranchissables, la différence de caste compte àpeine. Frau Professeur et Frau Charcutière se rencontrent auKaffeeklatsch hebdomadaire et échangent les dernierspotins avec la plus franche cordialité. Le loueur de chevaux et lemédecin trinquent en frères dans leur brasserie favorite. Le richeentrepreneur en bâtiments, lorsqu’il projette une excursion envoiture, invite son contremaître et son tailleur à se joindre à luiavec leur famille. Chacun apporte sa part de vivres et tous enchœur entonnent en rentrant le même refrain. Un homme ne sera pastenté, tant que durera cet état de choses, de sacrifier lesmeilleures années de sa vie au désir d’amasser une fortune pour sesvieux jours. Ses goûts et davantage encore ceux de sa femme restentmodestes. Il aime dans son appartement ou sa villa les meubles enpeluche rouge avec une profusion de laque et de dorure. Mais celale regarde ; et il se peut que ce goût ne soit pas pluscritiquable que celui qui mêle du mauvais Elisabeth à des copies deLouis XV, le tout orné de photographies et éclairé à lalumière électrique. Il fait décorer la façade de sa maison parl’artiste du pays : une bataille sanglante, largement coupéepar la porte d’entrée, en garnit le bas ; tandis qu’un ange,ayant la tête de Bismarck, voltige entre les fenêtres de la chambreà coucher. Il lui suffit de voir des tableaux de maîtres anciens aumusée ; et, comme la mode d’avoir des œuvres d’art à domicilen’a pas encore pénétré dans le Vaterland, il ne se sent pas forcéde gaspiller son argent pour transformer sa maison en boutiqued’antiquaire.

L’Allemand est gourmand. Il existe desfermiers anglais qui, tout en prétendant que leur métier ne nourritpas son homme, font joyeusement leurs sept repas solides par jour.Une fois par an a lieu en Russie une fête qui dure une semainependant laquelle on enregistre de nombreux décès occasionnés parune indigestion de crêpes ; mais c’est une fête religieuse etune exception. L’Allemand comme gros mangeur tient la premièreplace entre toutes les nations de la terre. Il se lève de bonneheure et en s’habillant avale vivement quelques tasses de café avecune demi-douzaine de petits pains chauds beurrés. Il ne s’attablepas avant dix heures pour prendre un repas digne de ce nom. À uneheure ou une heure et demie a lieu son repas principal. C’est uneaffaire sérieuse qui dure quelques heures. À quatre heures il va aucafé où il boit du chocolat et mange des gâteaux. Il passe engénéral ses soirées à manger, – non qu’il fasse le soir un repassérieux (cela lui arrive rarement), il se contente d’une série decasse-croûtes, – mettons : à sept heures une bouteille debière avec un ou deux belegte Semmel ; au théâtre,pendant l’entr’acte, une autre bouteille de bière et unAufschnitt ; une demi-bouteille de vin blanc et desSpiegeleier avant de rentrer, puis un morceau de saucisseou de fromage qu’il fait glisser avec un peu de bière, juste avantde se mettre au lit.

Mais ce n’est pas un gourmet. La cuisinefrançaise, non plus que les prix français, n’est pas en usage dansses restaurants. Il préfère aux meilleurs crus de Bordeaux ou deChampagne sa bière ou son vin blanc national et à bon marché. Et enréalité cela vaut mieux pour lui : il semble, en effet, quechaque fois qu’un vigneron français vend une bouteille de vin à unhôtelier ou à un marchand de vins allemand, il soit obsédé par lesouvenir de Sedan. C’est une revanche ridicule, car en thèsegénérale ce n’est pas un Allemand qui la boit : la victime estle plus souvent un innocent voyageur anglais. Il se peut aussi quele marchand français n’ait pas oublié Waterloo et pense qu’en tousles cas sa vengeance atteindra son but.

Les distractions coûteuses sont fort peu à lamode en Allemagne ; on n’en offre pas et on n’en attend pas. Àtravers le Vaterland tout se passe à la bonne franquette.L’Allemand ne dépense pas d’argent à des sports onéreux et ne seruine pas en frais de toilette pour plaire à un cercle de parvenus.Il peut pour quelques marks satisfaire son goût de prédilection,une place à l’opéra ou au concert ; et sa femme et ses filless’y rendent à pied avec des robes confectionnées par elles-mêmes etla tête enveloppée d’un châle. Les Anglais remarquent avec plaisirdans ce pays l’absence de toute pose. Les voitures privées sonttrès rares et même ne se sert-on des Droschken que si letram électrique, plus rapide et plus propre, est inutilisable.

C’est ainsi que l’Allemagne maintient sonindépendance. Le boutiquier en Allemagne ne fait pas d’avances àses clients. À Munich, j’ai accompagné un jour une dame anglaisequi faisait des courses. Ayant l’habitude des magasins de Londreset de New-York, elle critiquait tout ce que le vendeur luimontrait. Non qu’effectivement elle ne trouvât rien à saconvenance, mais parce que c’était sa méthode.

Elle se mit à expliquer, à propos de presquetous les articles, qu’elle pourrait trouver mieux et à meilleurmarché ailleurs ; non qu’elle le crût vraiment, mais ellepensait bien faire en le disant au boutiquier. Elle ajouta que lestock manquait de goût (elle n’avait pas d’intention offensante, jel’ai déjà dit, c’était là sa manière) et était troprestreint ; que les objets étaient démodés ; qu’ilsétaient banaux ; qu’ils ne paraissaient pas solides. Il ne lacontredit pas ; il n’essaya pas de la faire changer d’avis. Ilremit les choses dans leurs cartons respectifs, rangea ces cartonsoù ils devaient l’être, s’en alla dans l’arrière-boutique et fermala porte sur lui.

– Va-t-il revenir bientôt ? medemanda la dame après quelques instants d’attente.

C’était moins une question qu’une exclamationd’impatience.

– J’en doute, répliquai-je.

– Pourquoi donc ? me demanda-t-elle,pleine d’étonnement.

– J’ai tout lieu de croire que vousl’avez vexé. Il y a beaucoup de chances pour qu’il soit en cemoment derrière cette porte en train de fumer sa pipe et de lireson journal.

– Quel marchand extraordinaire !s’exclama mon amie, en rassemblant ses paquets et en sortantmajestueusement indignée.

– C’est leur manière, expliquai-je. Voicila marchandise. Si vous voulez l’acheter, vous pouvez l’avoir. Sivous n’y tenez pas, ils aimeraient tout autant que vous ne vinssiezpas leur en parler.

Une autre fois j’entendis dans le fumoir d’unhôtel allemand un Anglais de petite taille raconter une histoirequ’à sa place j’aurais tue.

– Essayer de marchander avec unAllemand ? disait ce petit Anglais. Il semble qu’il ne vouscomprenne pas. Ayant vu une première édition des Brigandsà la vitrine d’une librairie du Georg Platz, j’entrai et endemandai le prix. Un vieil original se tenait derrière le comptoir.Il me répondit : « 25 marks » et continua salecture. Je lui expliquai alors que j’en avais vu un plus belexemplaire à 20 marks quelques jours auparavant : c’est ainsique l’on fait quand on veut marchander ; c’est admis. Il medemanda : « Où ? » Je lui dis :« Dans un magasin, à Leipzig. » Il me conseilla d’yretourner et de l’acquérir ; que j’achetasse son livre ou lelui laissasse, cela semblait peu lui importer. Je lui dis :« Quel est votre dernier prix ? – Je vous ai déjà dit 25marks », me répondit-il (c’était un type irascible). « Ilne les vaut pas, lui dis-je. – Je ne l’ai jamais prétendu, vous nepouvez pas dire le contraire, grogna-t-il. – Je vous en offre 10marks ! » Je croyais qu’il allait finir par en accepter20. Il se leva. Je crus qu’il allait prendre le livre à l’étalage.Non, il se dirigea droit sur moi. C’était une sorte de géant. Ilm’empoigna par les deux épaules, me jeta à la rue et fermaviolemment la porte sur moi. Jamais de ma vie je ne fus aussiétonné.

– Peut-être, insinuai-je, le livrevalait-il ses 25 marks.

– Naturellement qu’il les valait,répliqua-t-il, et largement encore ! Mais quelle notion desaffaires !

C’est la femme qui seule pourra arriver àchanger le caractère allemand. Elle-même est en train d’évoluer etprogresse vite. Il y a dix ans nulle jeune fille allemande tenant àsa réputation et espérant trouver un mari n’aurait osé monter àbicyclette : maintenant elles pédalent par milliers à traversle pays. Les vieux secouent la tête à leur vue ; mais j’airemarqué que les jeunes gens les rejoignent et font route à leurcôté. Récemment encore il n’était pas comme il faut, pour une dame,de faire des dehors en patinant : elle devait, pour êtrecorrecte, s’accrocher éperdument au bras de son cavalier qui, pourque ce fût tout à fait bien, devait être un membre de sa famille.Maintenant elle s’exerce à faire des huit dans un coin, jusqu’aumoment où un jeune homme vient à elle pour la seconder. Elle joueau tennis, et j’en ai même aperçu qui conduisaient un dog-cart.

Son éducation a toujours été des plussoignées. À dix-huit ans elle parle deux ou trois langues et a déjàoublié plus de choses qu’une Anglaise moyenne n’en lit de toute savie. Jusqu’à présent cette éducation ne lui a été d’aucune utilité.Une fois mariée, elle se retirait dans sa cuisine, où elle sehâtait de vider son cerveau pour y mettre de piètres principesculinaires. Mais supposons qu’elle comprenne soudain qu’une femmen’est pas tenue absolument de sacrifier toute son existence àpeiner dans son ménage, pas plus qu’un homme n’a besoin de seconsidérer comme une machine à travailler. Supposons qu’elle semette en tête de prendre une part active à la vie sociale etnationale. Alors l’influence d’une telle compagne, saine de corpset par conséquent vigoureuse d’esprit, ne manquera pas d’être à lafois puissante et durable.

Car il faut bien se dire que l’Allemand estexceptionnellement sentimental et très facilement influencé par lesexe. On dit de lui qu’il est le meilleur des amants et le plusmauvais des maris. C’est d’ailleurs la faute de sa femme. Sitôtmariée, la femme allemande fait plus qu’abdiquer leromanesque ; elle saisit un balai pour le chasser de chezelle. Jeune fille, elle ne savait pas s’habiller ; épouse,elle abandonne ses toilettes pour se draper dans les oripeaux lesplus hétéroclites, ramassés à droite et à gauche ; en toutcas, c’est bien là l’impression qu’elle donne.

Elle est souvent faite comme une Junon, avecune carnation qui ferait honneur à un ange bien portant : elles’entend parfaitement à abîmer son galbe et son teint. Elle vendson droit aux hommages pour une portion de friandises. Vous pouvezla voir tous les après-midi dans un café, se gavant de gâteaux à lacrème fouettée que chassent d’abondantes tasses de chocolat. À cerégime elle s’avilit, s’empâte et devient tout à faitinintéressante.

Quand la femme allemande renoncera à songoûter et à sa bière du soir, quand elle prendra suffisammentd’exercice pour conserver sa taille et qu’elle lira, une foismariée, autre chose que son livre de cuisine, le gouvernementallemand remarquera qu’il lui faut compter avec une force nouvelle.Et c’est à travers toute l’Allemagne qu’on peut observer millepetits détails significatifs qui ne trompent pas et qui marquentl’évolution des surannées Frauen allemandes enDamen modernes. On se perd en conjectures sur ce qu’iladviendra alors. Car la nation germanique est encore jeune et samaturité fera époque dans l’histoire de l’humanité.

Ce qu’on peut dire de pire sur les Allemands,c’est qu’ils ont quelques défauts. Eux-mêmes ne les voientpas ; ils se considèrent comme parfaits, ce qui est stupide deleur part. Ils vont même jusqu’à se croire supérieurs auxAnglo-Saxons. Non, mais… Quelle prétention !

– Ils ont leurs bons côtés, observaGeorge, mais leur tabac est une honte pour la nation. Je vais mecoucher.

Nous nous levâmes et, nous accoudant sur leparapet, suivîmes quelque temps du regard les dernières lueursdansantes, sur la rivière assombrie.

– Ce fut dans l’ensemble une« balade » pleine d’agrément. Je serai content d’être deretour et cependant je regrette d’en voir la fin, mecomprenez-vous ?

– Qu’entendez-vous par« balade » ? dit George.

– Une « balade », expliquai-je,est un voyage long ou court… mais sans but ni programme ;l’obligation de revenir au point de départ dans un délai fixé enest le seul régulateur. Parfois l’on traverse des rues populeuses,parfois des champs ou des prairies ; parfois on disparaîtpendant quelques heures, parfois pendant plusieurs jours, – sansmanquer à personne. Mais que le voyage soit long ou court, qu’ilnous mène là ou ailleurs, nos pensées restent attentives à la chutedu sable fin dans le sablier éternel du Temps. Nous saluons aupassage ceux que nous croisons et leur sourions ; il nousarrive de nous arrêter un instant pour causer avec certains d’entreeux, de faire avec d’autres un bout de chemin. Nous passons desmoments intéressants et souvent nous sommes un peu las. Mais en finde compte le temps a coulé agréablement et nous en regrettons lafuite.

FIN

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