Trois Hommes en Balade

Chapitre 9

 

Harris enfreint la loi. – L’homme qui veutse rendre utile ; les dangers qu’il courut. – George s’engagedans une voie criminelle. – Ceux auxquels l’Allemagne doit paraîtreun baume et une bénédiction. – Le pécheur anglais : sesdéceptions. – Le pécheur allemand : ses privilèges. – Ce qu’ilest défendu de faire avec son lit. – Un péché à bon marché. – Lechien allemand. – Sa parfaite éducation. – La mauvaise conduite del’insecte. – Un peuple qui prend le chemin qu’on lui indique. – Lepetit garçon allemand : son amour de la justice. – Où il estdit comment une voiture d’enfant devient une source d’embarras. –L’étudiant allemand, ses privautés et leur châtiment.

 

Il nous arriva à tous trois, pour des motifsdifférents, d’avoir des ennuis entre Nuremberg et la ForêtNoire.

Harris débuta à Stuttgart en insultant ungardien municipal. Stuttgart est une ville charmante, propre etgaie, autre Dresde en plus petit. Son attrait particulier consisteà offrir peu de chose qui vaille la peine d’être visité, mais àl’offrir sans qu’on soit forcé de se déranger de son chemin :une galerie de tableaux d’importance moyenne, un modeste muséed’antiquités, un demi-palais ; avec cela vous avez tout vu etêtes libre d’aller vous distraire autrement.

Harris ignorait que c’était un gardien qu’ilinsultait. Il l’avait pris pour un pompier (cet homme en avaitl’air) et il l’appela dummer Esel.

Vous n’avez pas le droit en Allemagne detraiter un gardien municipal d’« âne bâté », mais cethomme en était un, indubitablement. Voici ce qui s’était passé.Harris, se trouvant dans le Stadtgarten et désirant le quitter,franchit une grille qu’il voyait ouverte, enjamba un fil de fer etse trouva dans la rue. Harris prétend ne pas avoir vu un écriteausur lequel on pouvait lire : « Passage interdit »,mais il y en avait un sans aucun doute. L’homme aposté là arrêtaHarris et lui fit remarquer cet écriteau. Harris l’en remercia etpoursuivit son chemin. L’homme courut après lui et lui fitcomprendre qu’on ne pouvait pas se permettre en pareille occurrencetant de désinvolture ; il voulait que Harris rebroussât cheminet, repassant par-dessus le fil de fer, rentrât dans le jardin, cequi arrangerait tout. Harris expliqua à l’homme que l’écriteaudéfendait de passer et qu’il allait donc, en rentrant dans lejardin, enfreindre une seconde fois la loi. L’homme en convint et,pour résoudre la difficulté, il enjoignit à Harris de rentrer dansle jardin par l’entrée principale, qui se trouvait au tournant ducoin, et d’en sortir, aussitôt après, par la même porte. C’est, àce moment-là que Harris le traita d’âne bâté. Ceci nous fit perdreune journée et coûta à Harris quarante marks.

 

J’eus mon tour à Carlsruhe par suite du vold’une bicyclette. Je n’avais pas l’intention de voler unebicyclette ; je n’avais que le désir de me rendre utile. Letrain était sur le point de partir, lorsque j’aperçus dans lefourgon ce que je crus être la bicyclette de Harris. Il n’y avaitpersonne pour m’aider. Je sautai dans le wagon et pus tout juste lasaisir et l’en retirer. Je la conduisis triomphalement sur lequai ; or, là, je me trouvai devant la bicyclette de Harris,appuyée contre le mur, derrière quelques boîtes à lait. Labicyclette que j’avais rattrapée n’était pas celle de Harris.

La situation était embarrassante. Si j’avaisété en Angleterre, je serais allé trouver le chef de gare et luiaurais expliqué mon erreur. Mais en Allemagne on ne se contente pasde vous voir expliquer une petite affaire de ce genre devant unseul homme : on vous emmène et vous êtes obligé de donner vosexplications à une demi-douzaine d’individus ; et si l’und’entre eux est absent, ou s’il n’a pas le temps de vous écouter àce moment-là, on a la fâcheuse habitude de vous garder pendant lanuit, afin que vous puissiez achever vos explications le lendemain.Je pensai donc à mettre l’objet hors de vue, puis à aller faire unpetit tour sans tambour ni trompette. Je trouvai un hangar en boisqui me sembla l’endroit rêvé et j’y roulais la bicyclette, quandmalheureusement un employé à casquette rouge, l’air d’unfeld-maréchal en retraite, me remarqua, s’approcha et medit :

– Que faites-vous de cettebicyclette ?

– Je suis en train de la ranger sous cehangar. (J’essayai de le persuader par mon ton que j’accomplissaisun acte de complaisance, pour lequel les employés de chemin de ferme devraient de la reconnaissance ; mais il ne se montra pastouché.)

– Cette bicyclette est à vous ?

– Eh ! pas exactement.

– À qui est-elle ? demanda-t-il,sévère.

– Je ne peux pas vous renseigner.J’ignore à qui appartient cette bicyclette.

– D’où l’avez-vous ? fut la questionsuivante. (Sa voix devenait soupçonneuse, presque insultante.)

– Je l’ai prise dans le train,répondis-je avec autant de calme et de dignité que je le pus dansun moment pareil. Le fait est, continuai-je avec franchise, que jeme suis trompé.

Il me laissa à peine le temps de finir maphrase. Il dit simplement que cela lui faisait également cet effet,et il donna un coup de sifflet.

Ce qui se passa ensuite, en tant que cela meconcerne, ne me laissa pas de souvenirs amusants. Par un miracle dechance – la Providence veille sur certaines personnes – cetincident se passait à Carlsruhe, où je possède un ami allemand,personnage officiel qui occupe une situation assez importante.J’aime autant ne pas approfondir ce qui se serait produit, si cetami eût été en voyage ; il s’en fallut d’un cheveu que jerestasse captif. Mon élargissement est encore aujourd’hui considérépar les autorités allemandes comme une grave faiblesse de lajustice.

 

Mais rien n’approche de la formidableturpitude de George. L’incident de la bicyclette nous avait tousmis sens dessus dessous et eut pour résultat de nous faire perdreGeorge. On apprit plus tard qu’il nous avait attendus devant lecommissariat de police ; mais nous ne le sûmes pas au bonmoment. Nous pensâmes qu’il avait dû continuer seul sur Baden, et,impatients de quitter Carlsruhe, nous sautâmes dans le premiertrain en partance. Quand George, las d’attendre, s’en vint à lastation, il s’aperçut de notre départ et du départ de ses bagages.J’étais le caissier du trio, si bien qu’il ne se trouvait enpossession que de menue monnaie. Son billet était entre les mainsde Harris. Trouvant dans cet ensemble de faits des motifssuffisants d’excuse, George entra délibérément dans une série decrimes dont la lecture au procès-verbal officiel nous fit dresser,à Harris et à moi, les cheveux sur la tête.

Voyager en Allemagne, il faut en convenir, estcompliqué : vous commencez par prendre à votre gare de départun billet pour celle de votre destination. On croirait que celasuffit pour s’y rendre, il n’en est rien. Quand votre train entreen gare, vous essayez d’y accéder, mais l’employé vous renvoie avecemphase. Où sont les preuves de votre droit ? Vous luiprésentez votre billet. Il vous explique qu’en soi ce billet n’aaucune efficacité ; ce n’est qu’un mince préliminaire. Il vousfaut retourner au guichet prendre un supplément de train express,appelé Schnellzugbillet.Muni de celui-ci, vous revenez àla charge et croyez en avoir fini. On vous permet de monter dans letrain, c’est parfait. Mais il vous est interdit de vous asseoir,comme de rester debout, comme de circuler. Il vous faut prendre unautre billet, nommé Platzticket, qui vous rend titulaired’une place pour un parcours déterminé.

Je me suis souvent demandé ce que ferait celuiqui s’obstinerait à ne prendre qu’un seul billet. Aurait-il ledroit de courir sur la voie, derrière le train ? Oupourrait-il se coller une étiquette comme sur un colis et monterdans le fourgon ? Et encore, que ferait-on de celui qui, munid’un Schnellzug-billet refuserait avec fermeté – oun’aurait pas les moyens – de prendre un Platzticket :lui permettrait-on de s’étendre dans le filet à bagages ou des’accrocher à la portière ?

Mais revenons à George. Il avait juste de quoiprendre un billet de troisième classe pour Baden en train omnibus.Pour éluder les questions de l’employé, il attendit que le traindémarrât pour sauter dedans.

C’était le premier chef d’accusation relevécontre lui :

a) Être monté dans un train enmarche ;

b) Malgré la défense formelle d’unemployé.

Deuxième chef :

a) Avoir voyagé dans un train d’unecatégorie supérieure à celle qu’indiquait son billet ;

b) Refus de payer le supplément àréquisition d’un employé. (George déclara ne pas avoir« refusé », mais avoir simplement dit qu’il ne possédaitpas l’argent nécessaire.)

Troisième chef :

a) Avoir voyagé dans une classesupérieure à celle qu’indiquait son billet ;

b) Refus de payer le supplément surla demande de l’employé. (De nouveau George discute l’exactitude durapport. Il retourna ses poches et offrit à l’homme tout son avoir,à savoir seize sous en monnaie allemande. Il s’offrit à voyager entroisième, mais il n’y en avait pas. Il offrit de passer dans lefourgon, mais on ne voulut rien entendre.)

Quatrième chef :

a) Avoir occupé un siège sans lepayer ;

b) Avoir stationné dans les couloirs.(Comme on ne lui permettait pas de s’asseoir sans avoir payé, chosequ’il ne pouvait d’ailleurs pas faire, on ne voit pas quelle autresolution il aurait pu adopter.)

Mais en Allemagne on ne considère pas lesexplications comme des excuses ; et son voyage de Carlsruhe àBaden fut peut-être un record par son prix.

 

En pensant à la fréquence et à la facilitéavec lesquelles, en Allemagne, on peut avoir maille à partir avecla police, on est amené à conclure que cette contrée serait leparadis du jeune Anglais.

La vie à Londres est d’une monotonieexaspérante selon ce que disent les étudiants en médecine et lesgens en goguette. L’Anglais bien portant prend ses distractions enviolant la loi, ou ne s’amuse pas. Rien de ce qui lui est permis nelui procure de satisfaction véritable. Aller au-devant de quelqueennui, tel est son idéal de félicité. Mais voilà, en Angleterre ona fort peu d’occasions de ce genre ; le jeune Anglais doitmontrer pas mal de persévérance pour se fourrer dans un mauvaiscas.

Un jour j’eus une conversation à ce sujet avecle principal marguillier de notre paroisse. C’était le 10 novembreau matin ; tous deux nous parcourions avec anxiété les faitsdivers. Une bande de jeunes gens, comme chaque année à cette date,avait été appelée devant le magistrat pour avoir fait dans la nuitprécédente l’habituel chahut au Criterion. Mon ami le marguillier ades fils. J’ai un neveu, que je surveille paternellement ; samère, qui l’adore, le croit entièrement absorbé à Londres par sesétudes de futur ingénieur. Par extraordinaire nous ne découvrîmesaucun nom connu dans la liste des personnes retenues par lajustice. Et, rassérénés, nous commençâmes à philosopher sur lafolie et la dépravation de la jeunesse.

– La manière, dit mon ami le marguillier,dont le Criterion conserve son privilège à ce point de vue estremarquable. Rien n’est changé depuis ma jeunesse, les soirées seterminent invariablement par un chahut au Criterion.

– Tellement insipide !remarquai-je.

– Tellement monotone ! Vous nepouvez vous figurer, continua-t-il, une expression rêveuse passantsur sa figure ridée, combien finit par être inexprimablementfastidieux le parcours de Piccadilly Circus au commissariat depolice de Vine Street. Mais hors cela, que pouvions-nousfaire ? Rien, rien de rien ! Éteindre une lanterne ?On la rallumait tout de suite. Insulter un policeman ? Il n’entenait pas compte. Vous pouviez vous battre avec un fort de lahalle de Covent Garden, si vous étiez amateur de ce genred’amusement ; d’une manière générale le fort sortit vainqueurdu combat ; en ce cas cela vous coûtait cinq shillings, maisdans le cas contraire cela coûtait un demi-souverain ; je n’aijamais pu me passionner pour ce sport. J’essayai un jour de jouerau cocher de fiacre. C’était considéré comme le nec plusultra de l’extravagance parmi les jeunes fous de mon âge. Unbeau soir je volai un hansomcab devant un marchand de vindans Dean Street, et la première chose qui m’arriva fut d’être hélédans Golden Square par une vieille dame flanquée de trois enfants,parmi lesquels deux pleuraient et le troisième était à moitiéendormi. Avant que j’aie pu m’éloigner, elle avait lancé lamarmaille dans la voiture, pris mon numéro, m’avait payé unshilling de plus que la taxe, prétendit-elle, et donné commeadresse un point légèrement au delà de ce qu’elle appelait NorthKensington. En réalité cet endroit se trouvait à l’autre bout deWillesden. Le cheval était fatigué : le voyage prit plus dedeux heures. C’est la distraction la plus ennuyeuse qui me soitéchue de ma vie. Je tentai à plusieurs reprises de proposer auxenfants de les ramener chez la vieille dame ; mais chaque foisque je voulais engager la conversation en levant la trappe, le plusjeune des trois se mettait à brailler, et lorsque je demandais àd’autres cochers de prendre le lot, la plupart d’entre eux merépondaient en me chantant une scie populaire, très en vogue à cemoment : « Oh ! George, ne crois-tu pas que tu vasun peu loin ? » L’un d’eux m’offrit de porter à ma femmeune pensée dernière que j’aurais pu avoir. Tandis qu’un autrepromit d’organiser une expédition pour aller m’exhumer auprintemps, à la fonte des neiges. Quand j’avais conçu ma blague, jeme voyais conduisant un vieux colonel grincheux dans un quartierperdu et dépourvu de communications, situé à au moins unedemi-douzaine de lieues de l’endroit où il voulait se rendre, etl’abandonnant là à jurer devant une borne. Dans ces conditionsj’aurais pu avoir de l’amusement ou peut-être pas : toutdépendant des circonstances et du colonel. L’idée ne m’était jamaisvenue d’avoir la responsabilité de toute une nursery d’enfants sansdéfense, avec la mission de les transporter dans un faubourg perdu.Non, il n’y a pas à dire, Londres, conclut mon ami le marguillieravec un soupir, Londres n’offre que bien peu d’occasions à celuiqui aime enfreindre la loi.

Bien au contraire, en Allemagne, on arrive àavoir des ennuis avec une facilité surprenante. Il y fourmille dechoses, très faciles à exécuter, qu’il est défendu de faire. Jeconseillerais tout simplement un billet d’aller au jeune Anglaisqui serait désireux de se fourrer dans un mauvais cas, faute d’entrouver l’occasion chez lui. Prendre un billet aller et retour, quin’est valable qu’un mois, serait indubitablement du gaspillage.

Il trouvera dans la lecture des ordonnances depolice du Vaterland tout un ensemble de prescriptions dontl’infraction lui procurerait de la distraction et de la joie. EnAllemagne il est défendu de suspendre sa literie à sa fenêtre. Ilpourrait commencer sa journée par là. En secouant ses draps par lafenêtre, il serait à peu près sûr, avant l’absorption de sonpremier déjeuner, d’avoir déjà eu une petite discussion avec lesagents. En Angleterre, il lui serait loisible de se pendre enpersonne à sa fenêtre sans que nul y trouvât à redire, pourvu qu’iln’interceptât pas le jour des locataires de l’étage inférieur, oubien que, se détachant, il n’allât blesser un passant.

En Allemagne, il est défendu de se promener entravesti dans les rues. Un Écossais de ma connaissance, qui voulaitpasser l’hiver à Dresde, consacra les premiers jours de son séjourlà-bas en discussions à ce propos avec les autorités saxonnes.Elles lui demandèrent ce qu’il voulait faire dans cet accoutrement.Ce n’était pas un homme commode. Il répondit : « Leporter. » Elles lui demandèrent :« Pourquoi ? » Il répondit : « Pour avoirchaud. » Elles répliquèrent avec franchise qu’elles ne lecroyaient pas et le renvoyèrent chez lui dans un landau fermé.L’ambassadeur d’Angleterre dut attester en personne que nombre deloyaux sujets britanniques, fort respectables d’ailleurs, avaientl’habitude de porter le costume écossais. On fut obligé, vu lecaractère diplomatique du témoin, d’accepter ces explications, maisjusqu’à ce jour les autorités ont réservé leur opinionparticulière.

Elles ont fini par s’habituer au touristeanglais ; mais un gentilhomme du Leicestershire, invité àchasser avec des officiers allemands, fut appréhendé, lui et soncheval, à la sortie de son hôtel et conduit vivement au poste poury expliquer son extravagance.

Il est également défendu dans les ruesallemandes de donner à manger à des chevaux, des mulets ou desânes, qu’ils soient votre propriété ou celle d’autrui. Si une enviesoudaine vous prend de nourrir le cheval d’un autre, il vous fautfixer un rendez-vous à l’animal, et le repas aura lieu dans unendroit dûment autorisé. Il est défendu de casser de la porcelaineou du verre dans la rue ou dans quelque endroit public que ce soit.Et si cela vous arrivait, il vous faudrait en ramasser tous lesmorceaux. Je ne saurais dire ce qu’il vous faudrait faire de tousles morceaux, une fois rassemblés. Tout ce que je peux affirmer,c’est qu’on n’a pas la permission de les jeter ni de les laisserdans un endroit quelconque, ni, paraît-il, de s’en séparer dequelque manière que ce soit. Il est à présumer qu’on sera obligé deles porter sur soi jusqu’à la mort et de se faire enterreravec ; mais il est fort possible que l’on obtiennel’autorisation de les avaler.

Il est défendu dans les rues allemandes detirer à l’arbalète. Le législateur germanique ne se contente pasd’envisager les méfaits de l’homme normal : il se préoccupe detoutes les bizarreries maladives qu’un maniaque halluciné pourraitimaginer. En Allemagne il n’existe pas de loi contre l’homme quimarcherait sur la tête au beau milieu de la rue ; l’idée neleur en est pas venue. Un de ces jours un homme d’État allemand, envoyant des acrobates au cirque, s’avisera soudain de cetteomission. Aussitôt il se mettra au travail et accouchera d’une loiqui aura pour but d’empêcher les gens de marcher sur la tête aubeau milieu de la rue et qui fixera le montant de l’amende. C’esten cela que réside le charme de la loi germanique : lesméfaits en Allemagne sont à prix fixe. Vous n’y passez pas desnuits sans sommeil, comme vous faites en Angleterre, à réfléchirsur la possibilité de vous en tirer avec une caution, ou une amendede quarante shillings, ou avec un emprisonnement de sept jours,selon l’humeur du juge. Vous savez exactement à combien vousreviendra votre plaisanterie. Vous pouvez étaler votre argent surla table, ouvrir votre code et calculer le coût de vos vacances àcinquante pfennigs près.

Pour passer une soirée vraiment peu coûteuse,je recommanderais de se promener sur le côté interdit du trottoiraprès avoir été sommé de ne pas le faire. En choisissant votrequartier et en vous tenant aux rues peu fréquentées, vous pourrez,d’après mon calcul, vous promener toute une soirée sur le mauvaiscôté du trottoir pour un peu plus de trois marks.

Il est défendu dans les villes allemandes dese promener « en groupe » après la tombée du jour. Je nesais pas exactement de combien d’unités se compose un« groupe », et quelque fonctionnaire que j’aie interviewéà ce sujet, aucun ne s’est senti suffisamment compétent pour enfixer le nombre exact. Je soumis un soir la question à un amiallemand qui se préparait à aller au théâtre, accompagné de safemme, de sa belle-mère, de ses cinq enfants, de sa sœur avecfiancé et de deux nièces ; je lui demandai s’il ne craignaitpas de s’exposer aux rigueurs de cette loi. Cette question ne luiparut nullement une plaisanterie. Il jeta un coup d’œil sur legroupe.

– Oh ! je ne crois pas, dit-il, nousfaisons tous partie d’une même famille.

– L’article ne fait pas de distinctionentre un groupe familial et un groupe non familial : il secontente de dire « groupe ». Sans vouloir vous froisser,mais en considérant l’étymologie du mot, je tends personnellement àconsidérer votre assemblée comme un « groupe ». Toute laquestion est de savoir si la police verra les choses sous le mêmejour que moi. Je tenais seulement à vous avertir.

Mon ami avait tendance à passer outre, mais safemme, préférant ne pas risquer de voir sa soirée interrompue dèsle début par la police, fit diviser le groupe en deux parties, quise retrouveraient dans le vestibule du théâtre.

Une autre passion qu’il faut savoir refréneren Allemagne est celle qui consiste à jeter des objets par lafenêtre. Même les chats ne sont pas une excuse. Pendant la premièresemaine de mon séjour en Allemagne, j’étais constamment réveillé lanuit par des chats. Une nuit, je devins enragé. Je formai un petitarsenal : deux ou trois morceaux de charbon, quelques poiresdures, une paire de bouts de chandelle, un œuf resté sur la tablede la cuisine, une bouteille de soda vide et autres menus objets dece genre, et ouvrant la fenêtre, je me mis à bombarder l’endroitd’où paraissait venir le bruit. Je ne crois pas avoir atteint monbut. Je n’ai jamais connu d’homme qui ait mis un projectile dans unchat, même visible, excepté peut-être par hasard, en visant autrechose. J’ai vu des tireurs de marque, des lauréats de tir, des gensenfin qui s’étaient distingués dans ce sport, je les ai vus tirerau fusil sur un chat à une distance de cinquante mètres : ilsn’arrivaient seulement pas à en toucher un poil. Je me suis souventdit qu’au lieu de cible ou de lièvre, ou de toute autre sorte debuts ridicules, on devrait, pour découvrir le prince des tireurs,faire le concours sur des chats.

Mais peu importe, ils s’en allèrent. Il estpossible que l’œuf les ait incommodés. J’avais remarqué en leprenant qu’il ne paraissait pas frais. Et je me recouchai, croyantl’incident clos. Dix minutes plus tard, on se mit à sonnerviolemment à la grande porte. J’essayai de faire la sourde oreille,mais on sonnait avec trop de persistance ; je mis ma robe dechambre et descendis. Un sergent de ville se trouvait devant laporte. Tous les objets que j’avais jetés par la fenêtre, il lesavait devant lui, réunis en un petit tas, tous, excepté l’œuf. Ilavait évidemment rassemblé tout cela. Il me dit :

– Ces objets vousappartiennent-ils ?

– Ils m’ont appartenu, mais je n’y tiensplus. N’importe qui peut les prendre. Vous pouvez les prendre.

Il fit semblant de ne pas entendre maproposition et déclara :

– Vous avez jeté ces objets par lafenêtre.

– C’est exact.

– Pourquoi les avez-vous jetés par lafenêtre ? demanda-t-il. (Le sergent de ville germanique trouveses questions toutes préparées à l’avance dans son code ; ilne les modifie jamais, et jamais il n’en omettra aucune.)

– Je les avais jetés par la fenêtre pouratteindre des chats, répondis-je.

– Quels chats ? demanda-t-il.

Cette question est bien d’un sergent de villeallemand. Je répliquai, avec autant de sarcasme qu’il me futpossible, que je n’étais pas capable à ma grande confusion de luidire quels chats. J’expliquai qu’ils étaient des inconnus pour moi,personnellement ; mais je lui offris, à la condition que lapolice réunît tous les chats du voisinage, de me rendre auprèsd’eux et de voir si je pourrais les reconnaître d’après lemiaulement.

Le sergent de ville allemand ne comprend pasla plaisanterie, ce qui vaut mieux, car l’amende prévue pourplaisanterie envers n’importe quel uniforme allemand estélevée ; ils appellent cela « traiter un fonctionnaireavec insolence ». Il me répondit simplement que ce n’était pasl’office de la police de m’aider à reconnaître des chats, son rôlese bornant à m’infliger une amende pour avoir jeté des objets parla fenêtre.

Je lui demandai ce qu’un simple mortel étaitadmis à faire en Allemagne lorsqu’il était réveillé chaque nuit pardes chats, et il m’expliqua que je pouvais déposer une plaintecontre le propriétaire du chat. La police lui infligerait alors uneamende et, si besoin était, ordonnerait la destruction du dit chat.Il ne daigna pas s’appesantir sur la question de savoir quiabattrait le chat et comment le chat se comporterait pendant leprocès.

Je lui demandai quel procédé il me conseillaitd’employer pour découvrir le propriétaire du chat. Il réfléchitquelques minutes ; puis me répondit que je pouvais filercelui-ci jusque chez celui-là. Je ne me sentis plus le courage dediscuter ; je n’aurais pu dire que des choses qui auraientforcément aggravé mon cas. En résumé, le sport de cette nuit m’estrevenu à douze marks et aucun des quatre fonctionnaires allemandsqui m’interrogèrent à ce sujet ne put découvrir le ridicule qui sedégageait de cette aventure.

Mais en Allemagne la plus grande partie desfautes et des folies humaines semble insignifiante à côté del’énormité que l’on commet en marchant sur les gazons. Vous nedevez en Allemagne, sous aucun prétexte, dans aucune circonstanceet nulle part, vous promener jamais sur une pelouse. L’herbe enAllemagne est absolument considérée comme tabou. Poser un pied surun gazon allemand est aussi sacrilège que de danser la gigue sur letapis de prière d’un mahométan. Les chiens eux-mêmes respectentl’herbe allemande ; pas un chien allemand n’y poserait unepatte, même en songe. Si vous voyez un chien gambader en Allemagnesur une pelouse, vous pouvez être sûr que c’est le chien d’unétranger sans foi ni loi. En Angleterre, lorsque nous voulonsempêcher les chiens de pénétrer dans certains endroits, nousdressons des filets métalliques de six pieds de haut, soutenus pardes pieux et défendus au sommet par des fils de fer barbelés. EnAllemagne, on se contente de mettre une pancarte au beaumilieu : « Accès interdit aux chiens » ; lechien qui a du sang allemand dans les veines regarde la pancarte etfait demi-tour.

J’ai vu dans un parc allemand un jardinierpénétrer précautionneusement avec des chaussons de feutre sur unepelouse, y prendre un insecte pour le déposer avec gravité, maisfermeté, sur le gravier ; ceci fait, il resta à observer avecsérieux l’insecte, pour l’empêcher si besoin était de retourner surl’herbe ; et l’insecte, visiblement honteux, prit hâtivementle caniveau, en suivant la route marquée « Sortie ».

On a assigné dans les parcs allemands desartères différentes aux différentes catégories d’humains. Et unepersonne, au risque de sa liberté et de sa fortune, n’a pas ledroit de se promener sur la route réservée aux autres. On y trouvecertaines allées destinées aux « cyclistes », d’autresaux « piétons », des allées « cavalières », desroutes pour « voitures suspendues », et d’autres pour« voitures non suspendues » ; des chemins pour« enfants » et d’autres pour « dames seules ».Ils m’ont semblé avoir omis le chemin pour « hommeschauves » ou pour « femmes légères ».

Un jour, je croisai dans le Grosse Garten deDresde « une vieille dame » qui se tenait désemparée etahurie au centre d’un carrefour de sept chemins. Chacun était gardépar un écriteau menaçant qui en écartait tous les promeneurs, saufceux pour lesquels il avait été spécialement tracé.

– Je vous demande pardon, medemanda-t-elle, devinant que je parlais l’anglais et savais lirel’allemand, mais cela ne vous dérangerait-il pas de me dire ce queje suis, et par où je dois passer.

Je l’examinai avec attention. J’arrivai à laconclusion qu’elle était une « grande personne » et un« piéton », et du doigt je lui désignai son chemin. Ellele regarda et prit une mine désappointée.

– Mais je ne veux pas aller dans cettedirection, dit-elle ; ne puis-je pas prendre cet autrechemin ?

– Grand Dieu non, madame, répliquai-je,ce passage est réservé aux enfants.

– Mais je ne leur ferai aucun mal, dit lavieille dame avec un sourire. (Elle ne semblait pas être de cesvieilles dames capables de faire du mal aux enfants.)

– Madame, répondis-je, si cela dépendaitde moi, j’aurais confiance et vous laisserais prendre ce chemin,même si mon dernier-né jouait à l’autre bout ; mais je ne puisque vous mettre au fait des règlements de ce pays. Pour vous,créature adulte, vous aventurer dans cette allée, ce serait marcherau devant d’une amende certaine, sinon de l’emprisonnement. Voicivotre itinéraire écrit en toutes lettres : Nur fiïrFussgänger, et si vous acceptez un conseil, suivez ce chemin àgrands pas ; il ne vous est permis ni de stationner nid’hésiter.

– Il ne prend pas du tout la direction oùje voudrais aller, dit la vieille dame.

– Il prend celle où vous devriezvouloir aller, répondis-je.

Et nous nous séparâmes.

Dans les parcs il existe des sièges spéciaux,munis d’inscriptions : « Pour grandes personnesseulement » (Nur für Erwachsene), et le garçonnetallemand, désireux de s’asseoir et lisant cette pancarte, poursuitson chemin et cherche un banc où les enfants aient le droit de sereposer ; et là il s’assied en prenant garde de le salir avecses bottines boueuses. Supposez un instant un banc dans Regent’s oudans St. James’s Park portant l’inscription : « Seulementpour grandes personnes. » Accourant de cinq lieues à la ronde,les enfants essaieraient de trouver place sur ce banc, fût-ce parexpulsion des autres enfants qui s’y seraient déjà installés. Quantaux « grandes personnes », elles ne pourraient jamais enapprocher à moins d’un demi-mille, rapport à la foule. Le garçonnetallemand qui, par erreur, se serait assis sur un banc de cettesorte, se lève avec effroi lorsqu’on lui fait remarquer son erreuret, avec honte et regret, il s’en va la tête basse, en rougissantjusqu’à la racine des cheveux.

Il ne faut pas croire que le gouvernement nesoit pas paternel, il n’oublie pas l’enfant : dans le parcallemand et dans les jardins publics, on a réservé pour lui desemplacements spéciaux (Spielplätze), chacun d’eux pourvud’un tas de sable. Il peut y jouer à cœur joie, en faisant despâtés et en construisant des châteaux de sable. Un pâté fait avecun autre sable semblerait un pâté immoral à l’enfant allemand. Ilne lui donnerait aucune satisfaction : son âme se révolteraitcontre lui. Il se dirait : « Ce pâté n’était pas comme ilaurait dû être, fait du sable que le Gouvernement a spécialementmis à notre disposition pour cet usage ; il n’a pas été fait àl’endroit que le Gouvernement avait choisi et aménagé pour laconstruction de pâtés de sable. Rien de bon ne peut en résulter.C’est un pâté hors toute loi. »

Et sa conscience continuerait à le tourmenterjusqu’à ce que son père eût payé l’amende prévue et lui eût infligéune correction en rapport avec son méfait.

Une autre manière de s’amuser en Allemagneconsiste à se promener en poussant une voiture d’enfant. Des pagesentières du code allemand sont remplies d’articles qui traitent dece que l’on peut faire et de ce que l’on n’a pas le droit de faireavec un Kinderwagen, comme on l’appelle. L’homme qui peutpousser sans anicroche une voiture d’enfant à travers une villeallemande est né diplomate. Il ne vous faut pas flâner avec unevoiture d’enfant ; mais il ne faut pas non plus aller tropvite. Il ne vous faut pas avec une voiture d’enfant barrer la routeaux autres personnes ; mais si les autres personnes vousbarrent la route, il vous faut leur céder la place. Si vous voulezvous arrêter avec une voiture d’enfant, il faut vous rendre à uneplace spécialement aménagée, où les voitures d’enfant ont licencede s’arrêter ; et quand vous y arrivez, il faut vousarrêter. Il ne faut pas traverser la rue avec une voitured’enfant ; si le bébé et vous habitez par hasard de l’autrecôté, c’est votre faute. Il est défendu d’abandonner la voitured’enfant où que ce soit, et il ne vous est permis de l’emmener quedans certains lieux. Il est à supposer que si vous vous promeniezen Allemagne avec une voiture d’enfant pendant une heure et demie,vous vous créeriez suffisamment d’ennuis pour être obligé d’yséjourner un mois. Tout jeune Anglais désireux d’avoir des démêlésavec la police ne saurait mieux faire que d’aller en Allemagne etd’emmener avec lui sa voiture d’enfant.

En Allemagne il est défendu de laisser laporte d’entrée d’une maison ouverte après dix heures du soir, et ilvous est interdit de jouer du piano dans votre propre demeure aprèsonze heures. En Angleterre je n’ai jamais éprouvé le désir de jouerdu piano ou d’entendre une personne quelconque en jouer après onzeheures du soir. Le fait est que tout change, si l’on vous défend dejouer. Ici, en Allemagne, le piano n’a eu d’attrait pour moiqu’après onze heures, et, à partir de ce moment, je deviens capablede m’asseoir pour écouter avec plaisir la Prière d’uneVierge ou l’ouverture de Zampa. D’autre part, pourl’Allemand respectueux du code, la musique jouée après onze heuresdu soir cesse d’être de la musique ; elle devient du péché età ce titre ne lui donne pas de satisfaction.

Dans toute l’Allemagne, le seul individu quisonge à prendre des libertés avec la loi est l’étudiant, et encorene le fait-il que jusqu’à un certain point bien défini. La coutumelui octroie des privilèges, mais bien spécifiés et strictementlimités. Par exemple, l’étudiant a le droit de s’enivrer et des’endormir dans le ruisseau sans encourir d’autre punition quel’obligation de donner le lendemain matin une légère gratificationau sergent de ville qui l’a ramassé et rapporté chez lui. Mais,pour cet usage, il lui faut choisir les ruisseaux de rues écartées.L’étudiant allemand qui sent approcher rapidement la minute où ilperdra le discernement des choses emploie les dernières ressourcesde son énergie à contourner le coin de rue passé lequel il pourras’affaler sans anxiété. Dans certains quartiers, il a le droit desonner aux portes, quartiers où les appartements sont d’un loyermoins élevé qu’ailleurs ; chaque famille tourne du reste ladifficulté en établissant entre ses membres un code secret desonneries, grâce auquel on peut savoir si l’appel est digne de foiou s’il ne l’est pas. On fait bien d’être au courant de ce code sil’on visite ce genre de maison tard dans la soirée, car enpersistant à sonner on risque de recevoir un baquet d’eau sur latête.

L’étudiant allemand jouit aussi du privilègede pouvoir éteindre la nuit les becs de gaz ; mais on ne levoit pas d’un bon œil en éteindre un trop grand nombre. L’étudiantamateur de farces tient une comptabilité : il se contented’une demi-douzaine de becs par nuit. Il a, à part cela, le droitde crier et de chanter dans la rue, en rentrant chez lui, et celajusqu’à deux heures trente inclusivement. Dans certainsrestaurants, on lui permet de passer son bras autour de la taillede la Fräulein. Pour empêcher toute velléité de libertinage, lesservantes des restaurants fréquentés par les étudiants sonttoujours soigneusement choisies parmi des femmes mûres et calmes,grâce à quoi l’étudiant allemand peut jouir des délices du flirtsans peur et sans reproche.

Ils respectent tous la loi, les citoyensallemands.

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