Un crime

I

L’unique fenêtre de la ridicule petite maison s’ouvrait sur l’abîme d’où montait l’odeur du fleuve pourrissant que les dernières pluies d’automne avaient gonflé d’une argile livide, pleine de débris végétaux. À deux cents pieds plus bas, la Bidassoa roulait furieusement vers la mer les restes du flamboyant été basque, ainsi qu’un décor brisé. Mais la force du courant ne se marquait qu’aux longues traînées d’écume, et n’eût été le monotone grondement renvoyé de l’une à l’autre des vertigineuses falaises, l’énorme masse d’eau entraînée par son poids eût paru immobile et morte.

– C’est encore monsieur l’abbé, dit Mme Pouce.

Une fois de plus, elle parcourut du regard la pièce nue grossièrement blanchie, les dalles disjointes posées à même le roc et pourtant toujours suintantes, la cheminée trop large où le bois siffle et crache avant de pousser vers le haut une mince langue de flamme, fourchue comme celle d’une vipère, le lit de chêne vermoulu pour lequel on n’a pas trouvé de couverture assez large, les poutres du plafond si imprégnées de la suie résineuse des bûches de pin qu’elles ont le luisant de l’anthracite, l’échelle de planches qui débouche par une trappe, dans la soupente, l’étroit grenier à peine clos où ce prêtre inconnu a voulu qu’on dressât pour son neveu un lit de fer emprunté à l’hôtel et qui avec son édredon rouge garde sous les tuiles du toit, parmi les chevrons et les poutres tapissées de toiles d’araignée, son air honnête et bourgeois. Singulier caprice ! L’hôtel du Lion d’Argent n’est pas riche, soit. Mais en cette saison, la clientèle est rare et même, depuis le départ du prétendu placier espagnol – un révolutionnaire sans doute – les cinq chambres sont vides… Quelle idée singulière de prétendre habiter tous les deux une ancienne remise dont se contentent à peine les Parisiens naïfs, venus par les trains de plaisir ! Sous l’éclatant soleil d’août l’enseigne qui se balance au-dessus de la porte peut encore faire illusion à des imbéciles. Mais bosselée par la bourrasque qui à chaque bouffée la jette violemment contre le mur, déteinte par les averses, elle ressemble assez aujourd’hui à ces bidons de fer-blanc dont on effraie les corneilles. Ah ! oui ! singulier prêtre…

Elle se rappelle son arrivée voici bientôt quinze jours, le fiacre venu par la route de Luz, attelé d’une rosse biscayenne à dents jaunes et son cocher somnolent… Fille d’un mégissier toulousain, elle n’aime guère les gens de ce pays, et moins encore les curés, secs comme des sarments, tout en muscles avec ce regard méfiant des contrebandiers montagnards, traversé d’éclairs soudains. Mais ce curé-ci l’a rassurée du premier coup : une voix douce qui oublie parfois de rester grave, joue imperceptiblement sur certaines syllabes, les prolonge avec une sorte de tendresse. Et ce visage presque trop fin, trop régulier, marqué d’une tristesse qu’il arrive si rarement d’apercevoir sur une face d’homme, la discrétion de chacun de ses gestes, le sourire qui passe par instants sur les lèvres, y flotte longtemps, ce sourire dont elle dit qu’il semble revenu de tout… Le patron, M. Pouce, qui ne quitte plus guère sa chambre et achève lentement de mourir d’une mauvaise tumeur, est venu exprès dans la salle, pour voir son hôte. Il l’a écouté longtemps sans rien dire, penchant vers la flamme ses joues jaunes et crachant à petits coups dans les cendres, par politesse. « Drôle de curé, a-t-il dit, mais pas fier. Méfie-toi quand même : il a l’œil malin. » Et lorsqu’elle a voulu parler du neveu, il a cligné des paupières comme jadis, lorsqu’il contait des histoires graveleuses à la petite servante.

– Et que me veut-il, demanda le curé de Mégère. Qu’ai-je à faire avec ce…

Il parlait sans élever la voix, d’un ton calme.

– La sollicitude des confrères est réellement accablante, madame Pouce. Comme n’importe quelle sollicitude d’ailleurs. Elles nous suivent jusqu’à la tombe, au sens exact du mot, et pour savoir ce qu’elles sont, il suffit de regarder les cortèges funèbres. Toutes ces sollicitudes, les sollicitudes de toute une vie, à la queue leu leu, le long des allées du cimetière… C’est un triste et dégoûtant spectacle, madame Pouce.

L’hôtelière le regardait, s’efforçant de comprendre. Aux derniers mots elle respira.

– Bien sûr, fit-elle humblement. Mais quant à M. l’abbé Etchegoyen, voyez-vous, c’est ma faute. J’ai parlé un peu de vous, l’autre jour, comme ça, sans penser. Alors, il s’est mis dans la tête de faire votre connaissance. Dame ! il n’y a pas plus curieux qu’un prêtre, c’est connu. Soit dit sans offense, car pour vous…

– Pour moi ?

– On n’en rencontre pas souvent de pareils, conclut-elle en rougissant.

– Où est-il ? demanda le curé de Mégère. Je ne veux pas le recevoir ici. Et d’ailleurs… Puisque vous parliez de moi, madame Pouce, vous auriez pu lui dire… Mon Dieu, que sais-je ? Vous auriez pu lui dire, par exemple, que j’étais un homme dangereux…

Il haussa les épaules et effleura de la main, en passant, la joue dorée du petit clergeon, debout contre le mur. On entendit longtemps sonner son pas sur le chemin pierreux.

– Des prêtres tels que celui-là, mon garçon… commença Mme Pouce. Accroupie devant l’âtre, elle soufflait sur les bûches noircies essuyant à son tablier ses yeux rougis par les cendres.

– Pour moi, reprit-elle, si jeune que le voilà, il a plus d’expérience que bien d’autres, c’est un homme qui connaît le malheur. Ne me parle pas des curés d’ici, de vrais diables, poilus comme des bêtes, avec des yeux qui font peur. Et pas commodes, non ! Le dimanche à la sortie de la messe, faut les entendre interpeller chacun, chacune ! Gare aux filles qui vont danser chez Caubert, à Andrain. Et si un gosse a seulement manqué l’Évangile, pif ! paf ! deux paires de claques. Même les vieux filent doux, ainsi !

Tout en parlant, elle continuait d’observer le petit clergeon d’un regard oblique.

– On trouve de tout chez les prêtres, pas vrai ? C’est un métier pareil aux autres. N’empêche que je me suis laissé dire…

Elle se leva, secoua son tablier, et d’une voix qui s’efforçait de paraître indifférente, bien qu’elle frémît de curiosité :

– Probable qu’il y a du roman dans la vie de cet homme-là, pas vrai ? Un si joli garçon ! Je connais plus d’une femme qui se contenterait de sa figure. Et des mains ! Sûr qu’elles n’ont pas remué beaucoup la terre. Qu’est-ce que tu dis, garçon ?

– Moi, je ne dis rien, répliqua l’enfant, toujours sombre. Vous parlez tout le temps, madame Pouce.

– Oh ! on ne peut pas te reprocher d’être bavard, fit-elle avec une admiration naïve. Il te fait donc un peu peur, ton oncle ? Ou quoi ?

– Non ! protesta l’enfant, le regard dur. Je n’ai peur de personne, madame Pouce.

– Voyez-vous ça ! Allons, petit, garde tes secrets. N’empêche que si j’étais ta mère…

– Je vous ai déjà dit que je n’avais ni père ni mère, madame Pouce !

– Tu l’aimes donc bien ? reprit-elle après un silence.

Mais l’enfant pencha le buste hors de la fenêtre sans répondre et ses deux pieds quittant le sol, elle poussa un cri de terreur.

– Tu pourrais te tuer, galopin, fit-elle.

La voix du clergeon lui arrivait du dehors, curieusement déformée par la sonorité de l’abîme.

– Tout le monde l’aime, dit-il avec un rire amer.

– Jaloux ! Avoue que tu es jaloux de ton oncle, jaloux comme une fille : d’ailleurs je m’en suis aperçue tout de suite, il suffit de vous voir ensemble… Mais c’est vrai, aussi, qu’on s’attache à lui, on est pris sans seulement y avoir pensé. Tiens, dès le premier soir, rien que sa façon de me parler de mon pays, de Toulouse… Une belle ville, Toulouse, mais faut la comprendre… Et lui, un homme du Nord, hein ? des Ardennes ?…

L’enfant se dressa sur les poignets, la tête et le buste rejetés en arrière, la pointe de ses souliers battant le mur. Le vent faisait flotter ses cheveux blonds.

– À Toulouse ! fit-il d’une voix sifflante. Croyez-vous qu’il soit jamais allé à Toulouse ? Il a raconté ça pour rien, pour vous faire plaisir. Et les gens le croient. On le croit toujours.

– Tu ne vas pas dire que ton oncle est un menteur ?… insinua l’hôtesse, les yeux brillants.

Mais elle ne tira pas un mot de plus du petit clergeon qui, refermant la fenêtre, alla s’asseoir sur le lit où il demeura, le regard au plafond, les jambes ballantes, jusqu’à ce que, de guerre lasse, Mme Pouce cédât la place en maugréant…

– Monsieur l’abbé, commença le curé de Mégère, je m’étonne un peu…

Il distinguait mal le prêtre inconnu qui, sorti à sa rencontre, l’attendait au bord du sentier, debout contre un mur, le visage dans l’ombre. Comme s’il devinait sa pensée, celui-ci fit un pas en avant. Quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face sans un mot.

– Pardonnez mon insistance, dit le visiteur, d’une voix rauque. Personnellement j’avais le plus grand désir de vous connaître. Depuis l’année dernière je remplis un modeste emploi auprès de Monseigneur, mais ma maison natale, où je vais presque chaque semaine, se trouve à Castet, derrière cette colline, tout près. Nous sommes donc un peu voisins.

Derrière une des fenêtres de l’hôtel la face jaune du patron apparut, collée à la vitre et déjà d’une couleur et d’une immobilité d’expression si peu humaines qu’elle faisait penser à quelque monstrueuse excroissance végétale.

– C’est pour lui que j’ai pris la liberté de vous attendre au dehors, fit l’inconnu qui avait sans doute surpris le regard du curé de Mégère. Pauvre monsieur ! Cet affreux mal le travaille jour et nuit, ne lui laisse aucun repos, et il passe son temps à guetter les passants, ou même, hélas ! à écouter aux portes. Les rares clients de Mme Pouce se plaignent de l’avoir surpris plus d’une fois l’œil au trou de la serrure, comme un enfant. Nous n’aurions pu causer librement.

– Je ne pensais pas, dit le curé de Mégère, que nous ayons à nous entretenir de secrets bien importants…

Il haussa les épaules et reprit sa marche tête basse, l’air aussi indifférent que s’il eût fait seul cette promenade au bord de la falaise, comme chaque soir.

– M. le curé de Castet se proposait de vous rendre lui-même visite. Ce petit hameau, en effet, dépend de sa paroisse, et…

– J’aurais dû évidemment le devancer…

– Non pas, non pas ! protesta l’inconnu. Peut-être a-t-il craint seulement qu’une démarche trop hâtive prît à vos yeux, en raison de la juridiction qu’il exerce sur ce territoire, un caractère… un caractère désagréable.

– Je vous entends très bien, fit le curé de Mégère. Qui de nous, hors de son diocèse, pourrait se vanter d’être accueilli sans défiance par les confrères ? De séminaire à séminaire, les formations sont parfois très différentes…

– Vous vous moquez de moi, dit l’inconnu de sa voix la plus douce.

Ils firent encore quelques pas, tournant franchement le dos à la route. Le sentier qu’ils suivaient serpente à travers les roches avant de débaucher au flanc même de la paroi de granit où, sur une centaine de pas, il surplombe l’abîme, puis se perd de nouveau dans les pierrailles, s’abaisse lentement vers le fleuve.

– Voyez-vous, monsieur le curé, reprit le Basque après un long silence, il ne faudrait pas nous croire ici plus curieux ou plus soupçonneux qu’ailleurs. Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz sont des villes très fréquentées, très ouvertes et moi-même, bien que la fonction que j’exerce m’impose quelque vigilance, je dois fermer souvent les yeux. Quelques imprudences, Dieu merci, ne peuvent sérieusement compromettre le renom d’un clergé qui passe, à juste titre, pour le plus sain de France : il suffit de n’attirer l’attention de personne. Comme toutes les administrations, la nôtre redoute ce qu’on appelle, d’ailleurs bien improprement, « les histoires »…

Ils rirent ensemble d’un petit rire que le curé de Mégère prolongea un peu plus qu’il n’eût fallu, avec une sorte d’ironie dont son compagnon eut à peine le temps de mesurer l’insolence car ce faible bruit des lèvres prit tout à coup dans cette solitude envahie à la fois par l’haleine glacée du fleuve et par l’ombre, une signification tragique.

– Un prêtre en partie fine, dit-il. Ces messieurs croient en voir partout. Et qui sait ? Peut-être Mme Pouce a-t-elle eu d’abord quelque doute sur… sur le véritable sexe de mon petit compagnon ?

– J’allais vous raconter la chose, répliqua le Basque, impassible. Mais ce n’était qu’une bagatelle : nous n’avons fait qu’en rire. Si vous aviez eu l’idée d’une fugue de cette sorte, il eût été bien ridicule de déguiser une fille en garçon, alors qu’il vous eût été plus facile… plus facile de quitter cet habit.

– Sans doute. Et j’avoue même qu’en raison des circonstances exceptionnelles que je traverse, j’étais assez disposé à prendre cette précaution contre la malveillance. Mais la présence auprès de moi de…

– De votre neveu ?

– Il n’est pas mon neveu, dit le curé de Mégère avec le plus grand calme. Et d’ailleurs, monsieur, vous le savez.

– Je le savais en effet, répliqua l’autre sur le même ton. De toute manière, cela ne regarde que vous. Mais je ne vous suis pas moins reconnaissant d’une franchise qui me met à l’aise pour vous dire que je considère comme remplie la mission particulière dont m’avaient chargé mes supérieurs. Que voulez-vous ? Je ne m’attendais pas à rencontrer ici un homme de votre qualité. Il m’est agréable de pouvoir vous parler désormais en mon nom.

– Je vous crois, dit le curé de Mégère. Je crains seulement que votre bonne volonté n’intervienne un peu tard, et vous allez vous compromettre pour rien.

– Il n’est jamais utile de se compromettre, remarqua le Basque, en secouant la tête. On ne se compromet que pour son plaisir. J’ai beaucoup vécu dans le monde, monsieur, je ne suis entré au séminaire qu’à trente ans passés, cela compte ! Si je croyais me trouver en présence de quelque jeune prêtre étourdi… Mais il suffit de vous voir, de vous entendre… L’épreuve que vous traversez doit être des plus graves, des plus angoissantes…

– Elle l’était, monsieur. On peut maintenant parler d’elle au passé. Car l’incertitude est le pire de nos maux et probablement même le seul.

– Soit. Pourtant il ne peut vous être inutile de savoir à quelle sorte de curiosité vous avez affaire. Celle des prêtres, aisément éveillée, s’apaise aussi vite…

Il posa le bout des doigts sur la manche du curé de Mégère, et dit lentement :

– Connaissez-vous un certain M. de Frescheville, ou Frescheville ?

– Fort bien, répliqua le curé de Mégère, sans sourciller.

– Que pensez-vous de lui ?

– C’est un imbécile, poursuivit le prêtre de sa voix toujours égale. Mais il a de la suite dans les idées, je le crois donc un imbécile assez dangereux.

– Hé bien, le hasard…

– Il n’y a pas de hasard, monsieur.

– C’est du moins le nom que je donne à la Providence lorsqu’elle me paraît compliquer les choses au lieu de les simplifier. Bref, ce juge d’instruction par le plus grand des hasards est venu achever à Bayonne la convalescence d’une grippe infectieuse fort grave. Et c’est justement chez moi qu’il a rencontré M. le curé de Castet. Vous m’avouerez que l’aventure est singulière.

Ils continuaient à marcher côte à côte et bien que le soleil fût encore au-dessus de l’horizon, la brume funèbre montait, invisible, mais dénoncée par son âcre parfum.

La brise fraîchit tout à coup.

– Ce que je sais m’inspire un grand intérêt pour vous, monsieur. J’ajoute que la justice et les gens de justice, au contraire…

Il essaya de rire et s’arrêta stupéfait comme si ce grelottement de pauvre gaieté lui eût paru à lui-même, dans ce lieu désert et à cette heure sauvage du crépuscule, un bruit trop insolite, intolérable.

– Ce M. Frescheville désirait vous voir, et je me permets de vous faire part de ce désir, à ma manière. À ma manière, comprenez-vous ?

– Je vous remercie, dit le curé de Mégère sans quitter des yeux les lèvres de son interlocuteur comme s’il eût prétendu y lire sa secrète pensée.

– Vous auriez tort de croire que je me serais associé à quoi que ce fût qui ressemblât à une enquête policière. M. Frescheville est réellement ici en congé. L’affaire que vous savez ne l’intéresse plus qu’à titre privé. Elle a suivi d’ailleurs son cours et s’achemine, à ce qu’il prétend, vers une solution banale. Après tout, si j’ai bien compris, l’auteur du crime est mort, je me demande ce qu’ils peuvent souhaiter de plus.

Il passa son bras sous celui du curé de Mégère.

– Je sais ce que c’est qu’un jeune prêtre. À votre âge, il ne déplaît pas de se trouver en contradiction avec la lettre, au nom de l’esprit. Je ne vous blâme pas, certes, mais croyez-en mon expérience : si vous prétendez lutter seul, le dénouement m’est connu d’avance : la lettre vous tuera. Interrogez-vous, monsieur, pesez vos chances. Vous déciderez alors, soit de vous mettre sous la protection de vos supérieurs, qui ne vous le feront pas payer trop cher, je l’espère, soit…

Il interrogea un moment l’horizon gris, derrière lequel un pic inconnu, touché par un dernier rayon de soleil explosa tout à coup, jeta dans l’espace un éclair fulgurant, une sorte d’appel lumineux, s’éteignit.

– Disparaître de nouveau, conclut le prêtre à voix basse. La sympathie que vous m’inspirez…

Mais il n’acheva pas. Le visage du curé de Mégère venait de se plisser de bas en haut, parut se froncer tandis que les yeux mi-clos ne laissaient passer qu’un trait oblique. Il ressemblait à celui d’un chat.

– Ne parlez pas de sympathie, fit-il. J’attendais le mot, le mot seulement, car la chose était déjà venue. Elle vient toujours. Parce que vous l’avez sentie naître en vous dès le premier regard, n’est-ce pas ? Que ne l’avez-vous ravalée ! Mais vous ne l’auriez pas pu. J’éveille la sympathie – quelle expression ignoble ! – je pense l’avoir éveillée dès le berceau, bien avant de savoir ce que c’était. Le sais-je même encore aujourd’hui ? Car j’ai subi cette fatalité sans la comprendre. Vous n’êtes certes pas un homme ordinaire, monsieur, peut-être finiriez-vous par me haïr ? Mais je n’ai plus le temps ni le courage de courir cette dernière chance. Mieux vaut que nous en restions là, vous et moi.

– Je ne pourrais vous haïr, dit le prêtre d’une voix sourde. Je ne me permettrais pas de vous plaindre. Pour quelque cause que ce soit, vous vous trouvez en ce moment à l’extrême limite de vos forces. Quand l’équilibriste est sur sa corde raide, au passage le plus difficile, on retient son souffle, on se tait.

Le curé de Mégère le regarda, d’un air surpris.

– Votre comparaison n’est pas mauvaise, dit-il.

Il tourna le dos, fit quelques pas, et resta longtemps immobile, tête basse, puis il revint brusquement vers le prêtre.

– Je suis à la disposition de M. Frescheville, fit-il. Qu’il vienne ici quand il voudra. Je ne sors jamais.

Au premier regard, la soupente lui parut vide, et il dut pousser la lucarne pour apercevoir son petit compagnon, couché en travers du grabat, la tête entre ses mains et probablement endormi. S’approchant doucement, il lui mit la main sur le front. Mais l’enfant se dressa tout à coup, tournant vers lui un visage convulsé de frayeur et de colère.

– Qu’avez-vous ? Pourquoi ne me parlez-vous plus depuis ce matin ?

– À quoi bon parler, dit le clergeon, faisant pour articuler distinctement chaque mot un effort immense. Je sais que vous êtes un menteur. Oui, continua-t-il d’une voix discordante, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu, vous m’aviez promis de ne pas m’abandonner et…

– Qui parle de vous abandonner, fou que vous êtes ! Je vous ai dit seulement que certaines circonstances… Hé bien, ce que j’attendais est venu. Pour quelques jours, quelques semaines au plus…

Il n’eut pas le courage d’achever. Son regard, un instant durci, eut une expression de pitié tendre, une sorte de sourire funèbre.

– Je pourrais d’ailleurs maintenant tout vous dire, fit-il, cela n’aurait plus aucune importance…

– Dites-le, supplia l’enfant, avec une résignation farouche. Vous vous êtes assez longtemps joué de moi. Mais que vous importe à présent ?

– Sot ! dit le curé de Mégère, sot que vous êtes !

Il haussa les épaules, et reprit sa marche à travers la chambre. Par la lucarne restée ouverte montait, à chaque bouffée de vent, l’odeur écœurante des eaux.

– La vérité ne vous servirait guère, continua le prêtre. À quoi bon ? Peut-être même vous perdrait-elle à jamais. Car je vous connais, André… Ce que vous appelez mes mensonges étaient comme faits pour vous. Il convient que je disparaisse avec eux. Et vous pourrez dire que vous m’avez accompagné jusqu’au bout de la route, car désormais, devant moi, il n’y a plus de route.

Les yeux du clergeon ne quittaient pas les siens et l’extraordinaire immobilité du petit visage eût été parfaite sans l’imperceptible grimace de la bouche, chaque fois que l’enfant ravalait ses larmes.

– Vous partirez demain, fit le prêtre d’une voix saccadée. Je le veux. Écoutez-moi, André.

Posant les deux mains sur ses épaules, il le fit reculer lentement jusqu’au mur où il le maintint une seconde. Mais dès que l’enfant sentit se relâcher l’étreinte, il glissa hors des bras du prêtre, fut d’un bond à l’autre extrémité de la pièce où il attendit, ramassé sur lui-même, tête basse, ainsi qu’un animal traqué.

– Assez de sottises ! fit le curé de Mégère. Vous m’obéirez, sinon… Voulez-vous que je vous fasse reconduire chez vous par la police ?

– La police ! répéta le petit d’une voix rauque. (Et il s’efforçait de rire sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’une espèce de gémissement.) Vous devez craindre la police plus que moi. Je vous ai suivi tout à l’heure. J’ai tout entendu.

– Ah ! dit simplement le curé de Mégère.

Il posa la main sur l’épaule du clergeon qui, cette fois, ne se déroba pas.

– Où ne vous aurais-je pas suivi ? reprit l’enfant à demi vaincu. (Les larmes commençaient à ruisseler sur ses joues bien que son visage restât convulsé de colère.) Je vous aurais suivi n’importe où. Et pour obéir à cet affreux prêtre vous allez… vous allez vous rendre demain au juge comme un… comme un lâche…

– Me rendre ? Que pouvez-vous bien entendre par là ? Me prenez-vous pour un voleur ?

Le regard du petit glissa entre ses cils avec une expression indéfinissable de désespoir, d’orgueil, d’une sorte d’entêtement inflexible. Puis il se tourna vers l’angle le plus obscur de la soupente où brillait la ferrure nickelée d’un sac de cuir. Si rapide et si furtif que fût ce regard, celui du prêtre l’avait comme saisi au vol.

– Vous mériteriez d’être fouetté, dit-il sèchement. Qu’avez-vous fait de mes lettres ?

Du menton, l’enfant montra la lucarne ouverte. Le visage du curé de Mégère avait brusquement pâli.

– Allons-nous-en ! fit-il de la même voix dure, sans réplique.

Ils sortirent tous les deux, s’engagèrent dans la direction opposée à celle prise un moment plus tôt par le Basque. D’abord resserré entre ses parois de pierre, le chemin débouche brusquement dans une sorte de cirque où le vent d’ouest, le vent du large, apporte et fait tourner sans cesse, tout au long des interminables automnes, une poussière coupante comme le verre. Parfois la brise fraîchit et le cirque solitaire crache vers le ciel un nuage épais de feuilles mortes qui montent d’abord comme aspirées par le soleil pâle, puis s’éparpillent en un clin d’œil, happées par la gueule géante et glacée du fleuve, tandis que tournoie lentement au-dessus du gouffre une plume de palombe.

Ils s’assirent côte à côte au seuil de l’étroite brèche ouverte sur la Bidassoa. De la rive opposée, seule visible, montait le refrain curieusement scandé d’un douanier espagnol qui, sa journée faite, en bras de chemise, surveillait encore, par habitude, les anses et les criques hantées par les fraudeurs. À cet endroit la falaise s’abaisse, et ils pouvaient entendre, à chaque intervalle du chant, le formidable remous du fleuve, le roulement des galets sur les fonds et lorsqu’une vague plus puissante venait mordre sur l’éperon de granit le déchirement des eaux et le sifflement de l’écume.

– Je ne vous en veux pas, dit le curé de Mégère. Les lettres que vous avez lues, je les aurais détruites ce soir même. Et il ne me déplaît pas que vous ayez appris par vous-même, dès aujourd’hui, ce que vous ne comprendrez que plus tard, si vous le comprenez jamais. Je suis seulement attristé d’avoir troublé votre conscience.

– Ma conscience ! fit l’enfant avec un emportement farouche. Il ne s’agit pas de ma conscience ! Je me moque bien de ma conscience ! Ce n’est pas ma conscience qui… Mais vous allez me mentir encore. Que sais-je de vous ? Au lieu que cette femme…

– Silence ! dit le prêtre à voix basse. Elle non plus ne me connaît guère. Elle me connaîtra moins que vous, car vous me voyez au seul moment de ma vie sans doute où je puis enfin être moi-même. En quoi d’ailleurs vous ai-je menti ? Et d’abord qu’appelez-vous des mensonges ? Le monde est plein de gens qui ne dissimulent rien parce qu’ils n’ont rien à cacher. Ils ne sont rien. Sans doute est-ce pour votre jeunesse une vérité un peu dure, ou qui dépasse votre jugement ! Pour la comprendre, il vous suffirait de réfléchir un peu sur vous-même. N’êtes-vous pas bien différent de l’image que se font de vous les gens de Mégère ? Savaient-ils que vous les méprisiez ? Qu’auriez-vous gagné d’ailleurs à vous découvrir à des êtres d’une autre espèce ? Vous vous êtes tu, soit. Mais le silence même n’aurait pas été longtemps pour vous une protection efficace. Le moment serait venu où vous auriez dû porter un masque, des masques, une infinité de masques, un masque pour chaque jour de votre vie. Dure contrainte, dont un homme digne de ce nom finit par faire un jeu passionnant, parce qu’il est difficile et dangereux. Certes, je vous parle ici d’égal à égal, un langage peu fait pour un adolescent, fût-il aussi sauvage que vous. N’importe ! En vouloir parler un autre serait perdre mon temps, et je n’ai plus beaucoup de temps à vous donner. Retenez du moins encore ceci. L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger. Donnez-moi votre main… (il la prit dans les siennes avec une sorte de méfiance et il la serrait à peine entre ses doigts comme s’il eût craint de blesser une bête fragile et farouche). Votre vie commence. Hélas ! que ne vous ai-je connu plus tôt ! Nous aurions ensemble couru le monde et pour un tel voyage il n’est pas besoin de boussole ni même de navire. Qui nous emporterait plus loin et plus sûrement que nos rêves ?… des rêves où nul autre que nous ne pénètre… Mais peu d’hommes savent rêver. Rêver, c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même il faut d’abord apprendre à mentir à tous.

Il s’arrêta un fragment imperceptible de seconde et son visage eut encore une fois cette expression triste et douce qui lui avait gagné tant de cœurs.

– C’est ce que j’ai fait, dit-il.

L’enfant venait de retirer sa main sans que le prêtre fît aucun effort pour la retenir. Il ne leva même pas les yeux. Il regardait ses paumes vides.

– Je ne suis pas le curé de Mégère, reprit-il après un long silence.

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