Un crime

I

L’unique hôtel de Mégère emprunte son nom aux vieux arbres rangés devant sa façade, et dont les branches, savamment taillées, s’enchevêtrent pour lui faire, la saison venue, un bizarre mur de feuillage, hissé sur quatre troncs d’un vert pâle et, même au cœur de l’été, comme hivernal. D’ailleurs l’hôtel des Quatre-Tilleuls n’a guère d’hôtel que le nom. Mme Simplicie et ses deux filles quinquagénaires donnent tous leurs soins au beau magasin d’épicerie qu’elles tinrent jadis des libéralités d’un très vieux monsieur, notaire révoqué disait-on, et que les anciens du pays se souviennent d’avoir rencontré bien des fois, tordu plus qu’un cep dans sa longue redingote de drap soyeux, les mains crispées à deux cannes jumelles au bec d’ivoire, mais l’œil vif, la bouche nerveuse toujours humide, aussi vermeille que celle d’un petit enfant, et comme flamboyante dans un visage mort. En prenant de l’âge, Mme Simplicie a fini par ressembler à cet octogénaire suspect, depuis longtemps sous la terre.

Les trois femmes, dont l’avarice est fameuse, occupaient bourgeoisement jadis toute la maison que la sollicitude notariale avait garnie d’un grand nombre d’armoires à glace en palissandre et de meubles d’acajou massif, couverts de reps. L’avarice, ainsi qu’un jeune animal encore inconscient de sa force et de son appétit, grandit d’abord paisiblement là même où elle était née – la pièce fraîche, obscure, presque tout entière remplie par un coffre-fort aux flancs énormes. Puis elle en était sortie un jour, faisant reculer devant elle pas à pas, ses trois victimes, réduites aujourd’hui à la possession d’une cuisine et de deux cabinets sans fenêtres. Les chambres du premier étage, desservies par un étroit couloir, sont louées à une clientèle de passage, composée surtout de placiers lyonnais.

La chambre de M. le juge d’instruction est la plus vaste. Elle se trouve malheureusement juste au-dessus du magasin, et les tapis, la tenture, la muraille même sont imprégnés de cette odeur rance et miellée, indéfinissable, écœurante, des épiceries de campagne. De plus – car ces demoiselles débitent aussi du genièvre en cachette – dès cinq heures du matin, la porte bat sans cesse. Puis tombent brusquement, de l’église toute proche, les rafales de l’Angélus. Quand le dernier coup finit de rouler à travers la vallée son tonnerre, le ciel tremble encore et met longtemps à s’apaiser.

Néanmoins M. le juge s’attarde un peu ce matin sous l’édredon d’andrinople dont le discret parfum lui rappelle son enfance. Il a plu toute la nuit et l’eau fume encore au flanc de toutes les pentes, pompée par le soleil. La journée qui commence sera belle. Celle d’hier compte parmi les plus lugubres de sa vie. La mauvaise volonté du procureur complique à plaisir les choses les plus simples et l’enquête à peine commencée ressemble à un feu qui va s’éteindre. Elle s’étouffe, comme disent les policiers dans leur jargon. Sans doute le moindre petit fait heureux lui donnerait de l’air, on la verrait flamber de nouveau… Mais rien. Il ne se passe rien. Le village lui-même, un moment tiré de sa torpeur, se rendort. Pour tous, le crime a été commis par un vagabond, un étranger, qui a joué sa chance, un contre dix, et a gagné par miracle, du premier coup. Personne ne se sent sous le coup d’une inculpation possible, l’affaire semble déjà classée. Si seulement…

Quelques heures ont suffi pour mettre Mme Louise hors de cause. Le coup terrible qui a brisé l’échine de la dame de Mégère n’a pas été porté par un manchot… Une femme peut-être, mais assurément une femme dans la force de l’âge et certainement exaltée par la haine ou par tout autre sentiment d’une égale violence. Ni l’ancienne religieuse ni la servante ne sauraient être soupçonnées.

L’inconnu, lui, est mort hier, au coucher du soleil. Il n’aura survécu qu’un petit nombre d’heures à son crime. L’a-t-il commis, en effet ?… Le spécialiste venu de Grenoble n’a pas achevé l’examen des empreintes recueillies dans la chambre du meurtre mais se dit déjà en mesure d’affirmer qu’il n’a relevé nulle part celles du mystérieux vagabond. Pis encore : les fiches de l’identité judiciaire semblent ne devoir rien révéler non plus de certain.

Étrange vagabond ! Son visage, avec celui du curé de Mégère, ne cesse de hanter le juge, et ils sont revenus vingt fois, cette nuit, dans ses rêves. Obsession d’ailleurs trop naturelle. Le petit juge a vu l’homme mourir – ce visage entrer lentement dans les ténèbres, surgir un moment de leurs profondeurs, puis glisser de nouveau, s’effacer… Personne que lui n’a prêté beaucoup d’attention à une agonie en somme si douce, si tranquille, une véritable agonie de chemineau qui passe d’un somme à l’autre, épuisé, au revers d’un talus, par une aube froide et limpide d’hiver, éclatante, impitoyable. Le sordide ameublement de la salle de mairie où on l’avait déposé, avec ses banquettes de velours grenat tout crevé, perdant leur crin végétal par maintes blessures, faisait un décor inattendu, dérisoire. Sacrée lumière électrique sur cette face jeune et déjà usée ! La pluie battait aux vitres, le crépuscule tombait du ciel comme une cendre, les rares devantures s’allumaient une à une… Les misérables ne meurent d’habitude qu’au petit jour.

Oui, certes, l’étrange vagabond ! En prévision du transport à l’hôpital, on l’avait affublé d’une chemise de grosse toile, fermée dans le dos par une ganse. Les mains, qu’il tenait croisées sur son ventre, gardaient, bien que grossières, quelque chose de l’enfance, on ne sait quelle gaucherie, quelle candeur… Le petit juge se vante volontiers de déchiffrer une main comme un visage. Ce n’étaient pas des mains d’assassin.

Les traits, aussi, gardaient leur secret, l’auront gardé jusqu’à la fin. Ceux d’un paysan, c’est sûr, non pas d’un vagabond des faubourgs, d’un batteur de pavés. Impossible d’examiner les yeux, car on avait beau tirer de force en haut les paupières, ils ne donnaient aucun regard… Mais la bouche, aussi, semblait honnête. Drôle de bouche ! Les lèvres s’ouvraient et se fermaient sans cesse. En collant l’oreille tout auprès, on y surprenait une sorte de murmure très doux, tranquille, monotone, comme si elles continuaient de réciter une leçon dès longtemps apprise, familière. Difficile d’appeler ça un râle. Pauvres lèvres ! Il est vrai qu’elles n’ont cessé de se couvrir d’une écume mêlée de terre car, en dépit des efforts du docteur, de l’agilité professionnelle de ses doigts, la gorge n’a pu être dégagée tout à fait de la boue qui l’obstruait. Encore une chose bien singulière ! Comment ce blessé, trouvé couché sur le dos, et sans doute à la place même où l’avait atteint le coup mortel, a-t-il pu avaler tant de terre ?

L’examen des vêtements, lui aussi, fait réfléchir. Les vagabonds se couvrent comme ils peuvent, soit. Mais ils se couvrent. En novembre, il est rare d’en rencontrer vêtus d’un pantalon, d’une chemise, d’un gilet de laine, et les pieds nus dans des chaussettes de coton. Évidemment le procureur – qui a des explications pour tout – suggère que l’assassin, mis au courant par hasard des habitudes de la dame de Mégère a pu entrer en passant, sitôt le départ de Mme Louise et de la servante qui, chaque soir, à cinq heures, vont faire leurs emplettes au village et ne reviennent qu’à la nuit close. Une fois dans la place, possible qu’il ait quitté une partie de ses vêtements, ses chaussures ?… Sans doute ignorait-il que la dame de Mégère fût sourde. Les chaussures d’un vagabond, même dépourvues de leurs semelles, ne sont pas faites pour traîner sur les dalles cirées, lisses comme la glace. Sans doute, sans doute… Mais pourquoi n’a-t-on retrouvé trace nulle part de la veste ni des chaussures ? Pas même une simple casquette !… Il faudrait faire curer le puits. Quarante mètres de profondeur et probablement cinq ou six pieds d’argile… Un joli travail !

L’ancienne religieuse n’a pas commis le crime, soit. L’a-t-elle inspiré ? Dans quel but ? Un ancien testament de la dame de Mégère assurait à sa gouvernante une pension de dix mille francs par an. De nouvelles dispositions portent cette somme à quinze mille au cas où : « la sollicitude de ma fidèle garde-malade me permettrait d’atteindre l’âge de mon père – c’est-à-dire ma quatre-vingt-septième année ». Ce codicille n’était pas inconnu de Mme Louise, et sa maîtresse, par une coïncidence funèbre, venait de fêter son quatre-vingt-cinquième anniversaire, la veille même du crime. Comment croire que la gouvernante, d’ailleurs jusque-là irréprochable, eût couru un tel risque pour le seul avantage de perdre le bénéfice d’une mesure avantageuse ?

En somme, une seule personne au monde doit tirer profit du meurtre, l’héritière. Sur celle-ci l’enquête n’a encore fourni que des renseignements un peu contradictoires, mais généralement favorables ou même excellents. Mlle Évangéline Souricet, petite-nièce de la victime, habite Châteauroux. Son père, ancien officier d’artillerie coloniale, veuf depuis 1906, s’était, l’heure de la retraite sonnée, fixé dans cette ville funèbre où il avait mené douze ans une vie exemplaire. Il passait pour le meilleur paroissien de l’église Saint-Expédit où son zèle dévot l’avait élevé au rang de marguillier. Membre, puis président de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, auxiliaire bénévole du curé, commensal du vieil archevêque de Bourges, il avait trouvé dans sa fille une collaboratrice passionnée. Devenue orpheline, elle parut, contre toute attente, et pour la déception du diocèse, se désintéresser peu à peu des œuvres, vécut dans sa petite maison de la rue des Grainetiers une vie dont la discrète austérité fit l’édification de toute la ville. Bien qu’elle consentît encore à recevoir ou à rendre quelques visites, on ne la vit plus guère qu’aux offices de la chapelle des Dames de la Repentance, voisine de sa demeure. Une amie était venue d’ailleurs partager sa solitude et ses dévotions.

Celle-ci passait pour sa nièce, bien que d’âge sensiblement égal. De cette étrangère, Châteauroux s’était résigné à ne rien savoir, les deux femmes ayant décidé très vite de renvoyer l’unique servante, et vaquant désormais elles-mêmes aux soins du ménage. On remarquait néanmoins qu’elles montraient généralement l’une envers l’autre, malgré leur intimité fraternelle, une réserve presque excessive. Quelques jeunes gens, plus persévérants ou plus naïfs que leurs camarades, suivaient seuls encore du regard à travers les tristes rues de la ville, la mince silhouette de Mlle Évangéline, drapée de noir, ou tâchaient de surprendre, sous l’épaisse voilette toujours baissée, un visage que peu d’entre eux pouvaient se vanter d’avoir vu en pleine lumière, mais qu’on disait charmant.

Jamais la dame de Mégère n’avait accepté de recevoir sa petite-nièce. Elle ne pardonnait pas, disait-elle, au père « d’être devenu si tard une espèce de jésuite, ayant d’ailleurs été toute sa vie, et en dépit de l’uniforme, un Nicodème ». Car la vieille châtelaine affectait volontiers des convictions voltairiennes, bien qu’elle continuât d’entretenir avec les curés du voisinage des relations qui ne semblaient pas seulement de pure courtoisie. Ne devait-on pas chercher une raison plus profonde, plus secrète, à un désaccord qui avait duré tant d’années ? Le petit juge croyait voir encore devant lui le singulier visage de la morte, le creux de sa bouche mince, son indéfinissable sourire. Que savait-on, après tout, de l’octogénaire terminant au fond d’un village obscur une carrière sans doute aventureuse, et dont le regard, aujourd’hui éteint, s’était posé sur des horizons inconnus, là-bas, de l’autre côté de la terre ? Pour quel motif n’avait-elle pas simplement déshérité une parente, en somme assez lointaine, fille d’un homme qu’elle semblait avoir haï ?…

Le ciel s’était couvert de nouveau bien que par chaque brèche un moment ouverte au flanc des brumes, le soleil lançât un bref rayon oblique qui semblait courir d’une extrémité à l’autre de l’immense paysage, ainsi que l’éclair d’un phare. Alors une pluie rageuse crépitait comme une grêle sur les vitres, et s’éloignait avec lui.

De ces renseignements qu’il avait obtenus la veille de Châteauroux par téléphone, le juge se sentait incapable de rien tirer. Presque insignifiants en apparence, ils obscurcissaient encore une affaire déjà ténébreuse, lui apportaient il ne savait quoi de trouble, de suspect. Impression subjective, se répétait le magistrat. Mais il s’irritait de ne pouvoir se dégager tout à fait de l’espèce de rumination monotone poursuivie toute la nuit même en rêve. Quels rêves ? Des hypothèses – dont il n’avait d’ailleurs pas eu, peut-être, claire conscience – des voix, des visages qui avaient sûrement hanté son sommeil, il n’avait rien retenu. Parfois, il est vrai, un souvenir semblait prêt à surgir, tremblait un moment comme au bord de la mémoire, puis s’enfonçait de nouveau, sans avoir pu réussir à fixer en traits distincts, reconnaissables, ses confuses vapeurs. Insoucieux du temps perdu, la tête enfoncée sous les draps, le petit juge s’absorbait dans cette recherche vaine, il y trouvait un étrange plaisir. N’avait-il pas tenu le mot de l’énigme alors que sa raison et sa volonté engourdies laissaient passer sans contrôle les imaginations les plus absurdes. Parmi celles-ci, une seule… Une seule, peut-être – la vraie, l’authentique – et il l’avait laissée fuir, se perdre à jamais !…

Cette pensée l’éveilla si brusquement qu’il se retrouva tout à coup assis au bord du lit, jambes pendantes, et les couvertures jetées en désordre sur le plancher. À défaut du souvenir rebelle un visage venait de lui apparaître avec une force, une netteté incomparable : c’était celui du curé de Mégère.

Il haussa les épaules et commença distraitement sa toilette. Entre tant de personnages médiocres, le prêtre restait le seul dont il pût attendre quelque chose. Du moins semblait-il sincère. Un menteur cherche d’abord à donner l’impression qu’il ne laisse rien de lui-même dans l’ombre, qu’il se livre. L’extrême réserve de cet homme si jeune, si sensible, si peu maître, en somme, de ses nerfs, devait inspirer confiance à un professionnel depuis longtemps fixé sur la valeur de certaines protestations de franchise qui ne rassurent que les imbéciles. Nul doute que le curé de Mégère n’eût son opinion sur l’affaire… Laquelle ? Nul doute encore qu’il gardât pour lui le secret de son entretien avec la gouvernante. Quel secret ? Peut-être l’un de ceux qu’un prêtre ne saurait livrer sans forfaiture, qu’il ne livre jamais. Et d’ailleurs les scrupules d’une religieuse ne sont-ils pas le plus souvent puérils ? À moins que…

La rumeur qui montait du magasin au travers du mince parquet en même temps que l’agaçant grelottement de la sonnette à chaque entrée d’un nouveau client, s’enfla tout à coup et le magistrat, repoussant son blaireau, prêta l’oreille. Presque aussitôt l’escalier trembla sous un pas qu’il crut reconnaître. Il eut à peine le temps de courir à la porte et s’y trouva nez à nez avec le brigadier qui, s’arrêtant sur le seuil, porta deux doigts à son képi.

– Que se passe-t-il, Desbordes ?

– Le curé – il se reprit – M. le curé vient de foutre le camp.

La voix dut porter jusqu’en bas et le petit juge reçut en plein visage une haleine un peu forte, barbouillée de genièvre et de tabac.

– Entrez d’abord, idiot !

Il se sentait ridicule, vêtu seulement d’un pantalon de pyjama que de nombreuses lessives avaient fait d’un bleu pâle, céleste.

– Vous pourriez vous dispenser d’ameuter le village, continua-t-il furieux. Bonne ou mauvaise, cette nouvelle ne regarde que moi. D’ailleurs, M. le curé de Mégère a le droit d’aller et venir comme il lui plaît, je suppose. Il n’est pas sous mandat d’arrêt, que je sache ? De plus, je vous prie de garder pour vous vos expressions de corps de garde. On ne parle pas sur ce ton à un supérieur, mon ami.

Ce disant, il avait enfilé son veston, ses pantoufles. Le gendarme écoutait, bouche bée.

– L’absence, probablement momentanée, de ce témoin ne devrait pas vous faire perdre votre sang-froid, conclut-il, radouci. Expliquez-vous.

– Je ne crois pas outrepasser le mandat de mes fonctions, dit le brigadier sur un ton de reproche, en affirmant à Monsieur le juge que les circonstances de ce départ paraissent suspectes.

– Pourquoi suspectes ?

– Je dois faire remarquer à Monsieur le juge que le… que M. le curé de Mégère gardait la chambre se disant malade.

– Se disant malade ? M. le curé de Mégère a eu devant moi, hier, une syncope.

– Il a dispa… il s’est absenté sans avoir même prévenu Mme Céleste.

– À quelle heure ?

– Impossible de le savoir exactement. La servante l’a vu pour la dernière fois dans la soirée, en lui portant de la tisane pour la nuit. Elle l’avait trouvé plutôt mal. Si mal qu’elle lui a offert de coucher. Il n’a pas voulu. Ce matin, porte close, personne. Elle a dû entrer par le bûcher. Puis elle est retournée chez elle. Le lit n’était même pas défait.

– Qui peut savoir si M. le curé n’est pas dans le village, à l’église ? Ou simplement sorti pour un tour de promenade ?

Le gendarme eut malgré lui le vague sourire de condescendance dont il accueillait chaque soir le rapport de ses hommes, et qu’ils appelaient entre eux – irrespectueusement – le sourire détective.

– Monsieur le juge doit comprendre que je ne l’aurais pas dérangé sans motif. Le curé n’est pas dans le village, sûr. De plus, il a emporté une petite valise que Mme Céleste avait rangée elle-même au fond d’un placard – oh ! une valise de rien. Et enfin…

Il s’efforçait de donner à ses traits, par habitude professionnelle, un air d’attention déférente comme si, soucieux seulement de rapporter exactement les faits, il attendait avec une confiance aveugle les infaillibles déductions de son supérieur. Mais l’impatience et une juste fierté faisaient trembler sa grosse moustache.

– Faut d’abord vous dire que Mme Céleste, hier soir, l’a laissé en conversation avec le petit Gaspard, l’enfant de chœur. Aussi l’idée m’est venue, naturellement, d’aller me renseigner auprès de ce jeune homme. Je me suis donc rendu à son domicile, ou plutôt à celui de sa tante, et j’ai eu la surprise d’apprendre que le garçon, sorti la veille passé huit heures, n’était pas rentré ce matin. Il est parti avec sa bicyclette.

En dépit de ses efforts, la curiosité du petit juge se marquait à ce signe qu’il oubliait d’essuyer ses joues où la mousse de savon soulignait chaque ligne d’un trait grisâtre.

– Écoutez, mon ami, reprit-il enfin, la chose peut être intéressante. Elle l’est sans doute moins que vous le pensez. Soit dit pour votre gouverne, M. le curé a ses raisons de s’absenter : il devait même quitter Mégère aujourd’hui ou demain, je le savais. Au point où nous en sommes, d’ailleurs, je crois inutile, dangereux même, d’échauffer les imaginations. Cela crée du désordre dans les esprits, les langues iront leur train, nous nous perdrons en bavardages. Faites-moi donc le plaisir de prendre en descendant, au comptoir des demoiselles Simplicie, un nouveau verre de genièvre, le dernier. Vous trouverez bien le moyen de glisser une phrase apaisante, n’importe quoi, je me fie à votre jugement. Quand le gosse sera revenu, nous tirerons la chose au clair…

Il s’habilla rapidement, ouvrit la fenêtre, s’y accouda, pensif. La clientèle matinale désertait peu à peu l’épicerie, et l’une des sœurs, un pan du cotillon passé dans la ceinture, faisait à grands seaux d’eau claire la toilette de la devanture. Au-dessous de lui, la place minuscule, avec ses arbres rabougris, son vieux banc de pierre et les quatre marches du monument aux Morts, formait un tableau paisible et si familier que le magistrat croyait le reconnaître, l’associait malgré lui à de vagues souvenirs d’enfance. L’image du curé de Mégère, elle aussi, semblait monter des profondeurs de sa mémoire. L’image tout entière, ou quelque singularité du regard, de la voix, du geste ?… Impossible d’évoquer la personne même du prêtre sans qu’une ombre s’y ajoutât sur-le-champ, presque exactement superposable, et néanmoins distincte – trop vague, hélas ! Dès la première minute, le petit juge avait souffert de ce malaise bizarre, mais il venait seulement de s’en expliquer la cause. Quelle que fût sa sympathie pour cet homme étrange, une part de son être lui échappait toujours, au point que leurs conversations mêmes ne lui laissaient qu’une impression confuse, comme si entre les demandes et les réponses, un témoin invisible s’était glissé sans cesse, poursuivant, pour lui seul, un monologue mystérieux. Aussi ne réussissait-il déjà plus à éprouver aucune surprise, aucun dépit de cette disparition soudaine. La sottise eût été de croire que le curé de Mégère poursuivrait longtemps avec lui une route commune, ou seulement parallèle. Et d’ailleurs le curé de Mégère suivait-il aucune route, commune ou non ?

Il essaya son chapeau devant la glace, le jeta rageusement sur le lit, se coiffa d’un béret basque, sortit. L’air lui parut d’abord exagérément doux, écœurant, puis l’humidité le saisit tout à coup et avant qu’il eût atteint l’extrémité de la place il se sentit glacé jusqu’aux moelles.

L’idée lui était venue brusquement de gagner le presbytère par un chemin remarqué la veille et qui d’ailleurs sans issue aboutit à un terrain vague que les villageois nomment encore « le Marais » bien qu’il n’y subsiste, de l’ancien étang disparu, qu’une mare boueuse à peine visible sous l’amas de feuilles mortes. Du point le plus élevé le regard peut plonger dans le petit jardin de la cure, clos seulement d’une haie jadis assez épaisse, mais que le bétail a crevée en maints endroits et si maltraitée qu’on a dû la renforcer d’un double treillage de fils de fer. La maison, il est vrai, reste presque tout entière invisible derrière son maigre massif de lauriers, et même en se tenant le plus exactement possible dans l’axe de la grande allée, on ne distingue guère que la porte principale, et son ridicule perron.

Le juge resta longtemps immobile, les yeux fixés sur les marches. Assurément le presbytère était vide, et Mme Céleste n’en eût pu refuser les clefs, mais il était dangereux de compter sur la discrétion de la vieille servante, et une visite officielle justifiait les pires soupçons, risquerait de compromettre irréparablement le curé de Mégère. « Pourquoi traiter en suspect un homme qui m’a prêté jusqu’ici tout le concours dont il était capable – pensait le magistrat. Je n’en obtiendrai rien par violence. » Mais un autre scrupule le retenait encore, auquel il n’aurait su donner un nom.

Il passa une jambe par-dessus la haie et se sentit aussitôt trempé jusqu’au ventre. L’eau ruisselait des branches et l’effort qu’il fit pour les écarter ne réussit qu’à glacer ses bras, sa poitrine. Rageusement il sauta dans le verger, où ses deux pieds, en se posant, firent gicler la boue à la hauteur de ses hanches. La maison lui apparaissait maintenant tout entière et si proche qu’il crut rêver. Avec ses étroites plates-bandes bordées de buis, ses allées minuscules, les poiriers galeux taillés en quenouille, le jardin semblait dessiné en trompe-l’œil par quelque rapin facétieux. Une bêche oubliée dont le fer luisait encore sous la pluie, paraissait presque énorme. Le petit juge la ramassa d’un geste machinal, puis la repoussa contre la haie, en sifflotant.

Il s’étonnait d’avoir fait si vite le chemin de son hôtel au presbytère, avec l’impression vague d’être dupe d’on ne sait quel ingénieux truquage. Sacré pays ! Dès qu’on met le pied hors des routes, d’ailleurs étrangement zigzagantes, toute sérieuse estimation de distance devient impossible, et le plus habile y circule comme à travers un labyrinthe. Sa surprise n’était pas moins grande de ne plus rien découvrir du village, pourtant si proche, de se trouver là ainsi qu’au fond d’une cuvette, alors que depuis sa sortie des Quatre-Tilleuls, il n’avait cessé de grimper. Rien – pas même l’angle d’un toit, une fumée… Se pouvait-il que même du premier étage de cette bicoque, le regard portât aussi loin que l’avaient prétendu ensemble Mme Céleste et le curé de Mégère ?

Il fit quelques pas, se trouva au pied du perron. L’eau coulait goutte à goutte d’un chéneau invisible avec une plainte étrange, une sorte de tintement cristallin, pareil à l’appel du crapaud. C’était le seul bruit qui troublât le silence, car la brise du sud, toujours légère en cette saison, venait de tomber tout à fait. La main du magistrat se posa doucement sur la porte close, puis sur la poignée de cuivre, qu’il manœuvra presque à son insu. Il entendit claquer le loquet, perdit l’équilibre, cogna du genou les marches glissantes. Une seconde encore il hésita devant le corridor ténébreux, puis après un dernier coup d’œil au jardin solitaire, il entra.

– Qu’est-ce que tu fiches ici, galopin ? dit-il. On te cherche partout.

Le visage du petit clergeon venait d’apparaître et de disparaître aussitôt, mais l’enfant jugea sans doute inutile de lutter plus longtemps avec un aussi rude adversaire, et il sortit de la chambre fixant sur l’intrus un regard pensif. Les persiennes closes ne laissaient passer qu’un jour trouble et sans couleur. Avec une vivacité surprenante, le juge s’était accroupi devant le foyer, retournait de la main les cendres brûlantes.

– Sais-tu que ça pourrait te coûter cher, imbécile ? De quoi te mêles-tu ?

Il s’essuya les doigts à sa manche, en grimaçant de douleur, et vint lentement se placer entre le seuil et sa victime, lui coupant ainsi toute retraite. Le garçon, d’ailleurs, ne cherchait pas à fuir. Il se rapprochait au contraire à pas mesurés, s’efforçant de donner à ses traits puérils une expression d’énergie et de gravité.

– Ne fais pas le malin, ne va pas te monter la tête. Et d’abord jette un peu de bois sur le feu. Nous avons besoin de causer, toi et moi.

Mais les mains du petit tremblaient si fort qu’il ne réussissait pas à délier le fagot. Le juge dut lui venir en aide, disposa lui-même les brindilles avec une lenteur voulue. Ils étaient agenouillés côte à côte ainsi que deux camarades à l’étape, préparant leur gîte pour la nuit. Les branches humides écumaient et sifflaient dans l’âtre sans flamber.

– Sais-tu où est le bidon de pétrole ? Apporte-le-moi.

Docilement, le clergeon sortit, alla vers la resserre, dont on entendit grincer la sourde porte de chêne. Déjà le bras du juge se glissait entre le coffre à bois et la muraille, ramenait au jour un vieux portefeuille dont le contenu disparut en un clin d’œil dans la poche de son veston, tandis qu’il repoussait de l’autre main l’étui vide.

– Pas besoin de pétrole, dit-il sans tourner la tête. Les bûches commencent à flamber.

Debout maintenant, il tendait vers le foyer la jambe de son pantalon, raide de boue. L’enfant s’était assis à ses pieds, la tête inclinée sur sa poitrine, et le juge voyait frémir ses maigres épaules.

– M. le curé t’a-t-il demandé de brûler tout ce que tu trouverais encore dans sa chambre ou l’as-tu fait sans son ordre, de toi-même ? Réponds !

– De moi-même, répliqua le petit d’une voix presque inintelligible. Mais vous pouvez m’interroger tant que vous voudrez, je ne sais rien.

– Écoute, André, continua doucement le juge, me crois-tu réellement ton ennemi ? Regarde-moi en face, n’aie pas peur.

Il prit entre les mains la nuque délicate, tourna de force, vers lui, un pâle visage exténué aux paupières closes.

– Je vais te parler comme à un homme. Je ne te reproche pas de l’aimer. Vous vous ressemblez. Voilà dix ou quinze ans, il devait être un petit garçon comme toi, aussi méfiant, aussi fier, aussi passionné. Tu seras bientôt prêtre comme lui.

Les paupières du petit battirent et laissèrent filtrer entre les cils un regard que le juge ne put soutenir. Il détourna le sien, rougit.

– Crois-tu qu’ils me plaisent plus qu’à toi, les gens d’ici ? Je les connais, va ! Des brutes. Pas moyen de raisonner avec des brutes. Il s’agit de tenir bon, voilà tout. C’est comme les bêtes. Ne tourne jamais le dos à un chien, il te sautera dessus. Pourquoi notre ami a-t-il tourné le dos ! Je ne demande qu’à respecter son secret, s’il en a un. Les prêtres sont les prêtres. J’ai servi jadis la messe, moi aussi, j’étais un bonhomme très sage, très pieux, dans ton genre. Ne me prends pas pour un de ces francs-maçons que tu vois dans le Pèlerin, le nez en banane et le tablier sur le ventre, hé ! Retiens donc bien ce que je vais te dire, ouvre tes oreilles. Dans une heure ou deux, je serai redevenu juge d’instruction, et si nous nous parlons de nouveau, ce sera nécessairement sur un autre ton. Hé bien, j’étais si loin de m’opposer au départ de ton ami que nous avions convenu ensemble du jour, de l’heure. Oui, mon garçon, je lui rendais sa liberté aujourd’hui même sans doute, demain sûrement, et j’aurais trouvé un prétexte plausible, de quoi faire taire les mauvaises langues. Bref, je lui avais donné ma parole de fermer les yeux, tu comprends ? Et le voilà qui nous file entre les pattes, risque de mettre le pays sens dessus dessous ! Tu lui as donné ton cœur, tu veux lui rester fidèle coûte que coûte, soit. Mais tu ne vas tout de même pas te croire capable de soutenir un interrogatoire, un vrai ! Tu finiras toujours par dire des bêtises, tu le compromettras malgré toi. Je ne veux pas de ça, moi, entends-tu ! Et dans l’intérêt de la justice d’abord. Au point où nous en sommes, la moindre gaffe est irréparable. Tu ne sais pas ce que c’est qu’une instruction criminelle, mon petit. La machine est difficile à mettre en route, mais d’un brutal ! Une fois partie dans un sens ou dans l’autre, sauve qui peut, je n’en serai plus maître.

Il regardait avec une surprise grandissante les deux yeux fixés sur lui, où brillaient les dernières larmes. La méfiance y passait encore parfois comme une ombre, une ride de l’eau, mais ils resplendissaient d’intelligence, de courage, d’une sorte de complicité passionnée. Le juge ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu de pareils, ni qui l’eussent ému si profondément, pour il ne savait quelle contradiction secrète, indéfinissable. Il se sentait les pommettes brûlantes, la gorge sèche.

– Nous devons désormais agir d’accord, reprit-il, en s’efforçant d’affermir sa voix. Réponds maintenant franchement à la question que je t’ai posée tout à l’heure. Oui ou non, M. le curé t’a-t-il chargé de détruire des papiers ou quoi ?

– Non, dit l’enfant. Il m’a demandé seulement de repasser par le presbytère. Il avait emporté la clef de sa chambre et ne voulait pas qu’on eût à forcer la porte. J’ai trouvé des lettres sur le coffre et dessous. Je les ai brûlées sans les lire.

– Sous le coffre à bois ? Montre.

Les paupières du petit clergeon eurent un imperceptible battement qui pouvait passer pour une réponse, et il glissa distraitement son bras dans l’intervalle laissé libre entre la caisse et le plancher. Tout à coup le mince visage parut se creuser, blêmit.

– Qu’est-ce qui te prend ?

La main du juge s’était posée sur le coude de l’enfant, puis remontait le long de la manche. Leurs doigts se refermèrent ensemble sur le portefeuille, mais ceux du clergeon se desserrèrent aussitôt. Ils étaient maintenant debout côte à côte devant l’âtre en flammes.

– Chacun son métier, que veux-tu !

Du bout de sa bottine, il rapprochait les bûches noircissantes.

– À t’entendre, M. le curé ne t’aurait envoyé ici que pour rapporter une clef oubliée. Si tu le dis, personne ne te croira. Il ne faut donc pas le dire. Moi je te crois. Je crois à ton affirmation, parce qu’elle est absurde. Tu es jeune et la jeunesse ne ménage pas ce qu’elle aime. Tu conduirais tout droit ton idole à l’échafaud rien que pour l’honneur d’y monter avec elle ; on ne plaisante pas avec un cœur de quinze ans ! Et ton grand ami te ressemble, il dramatise lui aussi. À vous deux vous finiriez par la réussir, votre catastrophe, vous l’auriez, votre erreur judiciaire ! Sacré nom d’un petit bonhomme, quand vous me mettriez le nez sur la piste, je ne la suivrais pas. Je m’en fiche des secrets du curé de Mégère, entends-tu ! Et voilà ce que j’en fais de ce portefeuille…

Il posa délicatement l’étui de cuir sur les cendres rouges, culbuta par-dessus l’échafaudage des bûches. L’enfant suivait des yeux chacun de ses mouvements avec une attention extraordinaire.

– Le plus dangereux ennemi du curé de Mégère, reprit le juge, c’est lui-même. À la rigueur, un criminel peut espérer jouer au plus fin avec la justice. L’innocent, lui, risque trop : elle lui brise les reins du premier coup. Oh ! je ne te reproche pas d’être fidèle à ton ami. Il le mérite. Crois-tu que s’il n’était à mes yeux qu’un homme ordinaire, nous serions là tous les deux à parler de lui ? Et d’ailleurs, vous vous ressemblez trop, vous deviez finir par vous rencontrer un jour, car il n’y a pas de hasard, mon bon, le hasard est l’alibi des imbéciles. Bref, à ton âge, on croit volontiers qu’une première amitié engage la vie, toute la vie… Parions que tu espères bien qu’il te reprendra, hein ? que vous ne vous quitterez plus ?

Le regard que l’enfant tenait courageusement fixé sur celui du juge eut un bref éclair puis s’assombrit aussitôt, n’exprima plus qu’une méfiance hostile, mêlée de crainte.

– Voyons, réfléchis une seconde, tu vas comprendre. Le curé de Mégère n’est pas libre. Rien ne prouve que ses supérieurs lui permettront de reprendre demain une place qu’il a quittée dans des circonstances un peu… réellement un peu suspectes. Aux yeux des gens d’ici, conviens que ce départ ressemble à une fuite, et dans leurs sacrées caboches où n’entrent jamais deux idées à la fois, le mot de fuite n’évoque pas grand-chose de bon… Évidemment tu pourrais le rejoindre ailleurs. Mais toi non plus, mon garçon, tu n’es pas libre. Je te vois très bien bouclé au fond d’un petit séminaire où il y a peu de chance que tu rencontres, parmi tes professeurs, un autre grand ami, un autre curé de Mégère…

L’enfant écoutait toujours, sans émotion apparente, mais ses mâchoires serrées, le frémissement de ses paupières dénonçaient au regard expert du juge l’angoisse intérieure qu’une frêle volonté tendue à se rompre ne maîtriserait bientôt plus, qui éclaterait tout à l’heure en sanglots convulsifs. Il tourna le dos à sa victime, ouvrit les persiennes. Un jour triste entra dans la pièce, avec l’odeur écœurante du jardin.

– Que dois-je faire ? dit enfin le clergeon d’une voix encore ferme mais si basse que le juge put feindre aisément de ne pas l’entendre.

Et un moment après il sentit sur son poignet le frôlement d’une main glacée.

– Que dois-je faire ? monsieur, reprit l’enfant vaincu.

– Tout dire, répliqua le juge avec douceur. Où est-il ?

– Je ne sais pas.

– Nous discuterons de cela plus tard. Au moins savais-tu qu’il allait quitter Mégère ?

– Non.

– Tu mens. Pourquoi aurais-tu graissé ta bicyclette dès le début de l’après-midi ?

– Parce qu’il m’avait demandé de la tenir prête. Je devais aller faire la course moi-même.

– Quelle course ?

– Porter une lettre, un paquet, je suppose, enfin rien de bien lourd puisqu’il n’a même pas voulu que je répare mon porte-bagage. À la brune je suis venu avec la machine jusqu’à la mare ; je l’ai laissée là, contre un arbre. Je croyais revenir tout de suite, mais M. le curé m’a fait entrer dans sa chambre, et nous avons parlé comme d’habitude tranquillement…

– De quoi ?

– Oh ! de tout. Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais ça suffit qu’il vous regarde, de ce regard qu’il a, si doux qu’il fait peur. Je l’ai supplié de me garder, de m’emmener avec lui, n’importe où. Alors il est devenu très pâle, il m’a répondu des choses que je n’entendais pas bien parce qu’il tenait ma tête serrée contre sa poitrine. Puis nous sommes sortis dans le jardin, nous avons été jusqu’au bout de la grande pâture, entre les deux grands peupliers, d’où l’on voit la place de Mégère. Il était déjà tard ; il n’y avait plus, aux Quatre-Tilleuls, qu’une seule fenêtre allumée. Il m’a dit que c’était la vôtre, et il est revenu à la maison tout soupirant, tout pensif. Mme Céleste était partie. Alors il m’a commandé brusquement d’aller chercher ma bicyclette et de la conduire moi-même au tournant de la route de Bièvre, de l’attendre là, qu’il me rejoindrait.

– Et il t’a rejoint ?

– Presque aussitôt. Il avait en mains son sac que j’ai ficelé moi-même sur le guidon et je l’ai regardé partir vers…

Le petit juge haussa les épaules.

– Tu mens, mon garçon, fit-il sans colère. Regarde-toi. N’es-tu pas crotté jusqu’aux reins ? Et si d’ailleurs ton ami, pour son malheur, avait pris la direction de Montbars, il n’aurait pas fait deux lieues : tous les carrefours sont gardés. La vérité, je vais te la dire. Tu as conduit le curé de Mégère par les traverses jusqu’à la route des Platanes, huit kilomètres de pierrailles, on lit ça sur tes souliers comme dans un livre. Et l’idée n’était pas bête. Pourtant, il s’en est fallu d’un rien que vous ne donniez du nez sur le poste de Camiers. Une chance qu’il ait pris le vieux sentier, le long de la rivière… Mais quelle gadoue ! Il a dû arriver en bon état à la gare de Presles, pour le train de 5 h. 30… Car c’est ce train-là qu’il a pris. Je le connais bien, le tortillard. Et veux-tu savoir encore à quelle station il est descendu ? À Saint-Romains, mon garçon, inutile d’ouvrir les yeux comme ça. J’ai évidemment peu de lumières sur le curé de Mégère, mais enfin j’ai tout de même appris quelques petites choses, celle-ci par exemple, qu’il m’a cachée, le diable, d’ailleurs, sait pourquoi ? Hé bien, mon garçon, s’il a manqué la patache avant-hier, c’est parce qu’il s’était arrêté à Saint-Romains. Le curé de Saint-Romains est son ami. Alors pas besoin de se creuser beaucoup la tête pour comprendre qu’il aura été lui demander aide et conseil. Car soit dit entre nous, et si j’en crois les premiers renseignements, il ne me paraît pas avoir autant de sympathies dans le diocèse que je l’aurais supposé, notre incomparable curé de Mégère !

Il mit les mains derrière son dos, et commença d’arpenter la chambre. L’enfant s’était écarté de lui, sournoisement, pas à pas, et réfugié maintenant à l’angle de la pièce, il observait son adversaire, tête basse, d’un regard coulé entre ses longs cils.

– Ne guette donc pas la porte, dit tranquillement le petit juge. À quoi bon ? Je n’ai pas l’intention de te mettre en cage, tu me seras plus utile dehors que dedans.

Il revint brusquement vers le clergeon, posa paternellement les deux mains sur ses épaules.

– Écoute-moi bien, nigaud. Je vais te faire donner une bicyclette. Tu la trouveras dans une heure aux Quatre-Tilleuls. Et si le cœur t’en dit, comme je l’espère, tu iras faire un tour à la campagne, du côté de Saint-Romains, par exemple. Oh ! je ne te demanderai pas de me répéter ce que tu auras vu ou entendu ? Rapporte simplement à qui tu sais la conversation que nous venons d’avoir, ni plus ni moins. Tu pourras même ajouter que je n’exige rien de ton ami, sinon qu’il revienne et se tienne tranquille ici, à son poste. Sa présence peut empêcher bien des malheurs. Et pour ses secrets, s’il en a, qu’il les garde, nous n’avons pas trop de temps à perdre en bagatelles. Sortons.

Ils descendirent le jardin, franchirent l’un après l’autre la haie ruisselante. À l’entrée de la seconde pâture, l’enfant ralentit le pas, hésita, puis prenant brusquement son parti, s’enfuit à toutes jambes, disparut.

Le magistrat se retint difficilement de le rappeler. Au cours de l’entretien, il s’était senti plus d’une fois ridicule, mais hors de la salle aux volets clos, sous ce ciel louche, il se demandait s’il n’était pas encore dupe de son imagination, ébranlée par les rêves de la nuit. Entre lui et ce gamin singulier dont le silence ne dissimulait sans doute qu’un sentiment puéril fait de crainte et de vanité, l’ombre du curé de Mégère n’avait cessé de se tenir, présence certaine, efficace. En somme il n’avait tant parlé que pour échapper à l’espèce de gêne qu’éprouve le plus effronté lorsqu’il se croit observé par quelque tiers invisible. Cette gêne évanouie, l’inquiétude persistait, trop vague et d’ailleurs trop humiliante pour qu’il osât discuter franchement avec elle. Non, ce n’était pas seulement le scrupule de compromettre un homme sans doute irréprochable qui le frappait ainsi d’impuissance. Ce trouble datait de plus loin. Il l’avait senti naître en lui dès le premier regard du prêtre, en même temps qu’une sympathie passionnée, inexplicable, plus forte que la curiosité même, car à peine eût-il pu dire encore à cette heure s’il souhaitait ou redoutait de connaître tous les termes du problème dont il poursuivait la solution par simple réflexe professionnel. Avait-il peur ? Mais de qui ? Ou de quoi ?

L’air humide, trop doux pour la saison, accablait ses nerfs sans réussir à les apaiser. Il retrouva sa chambre avec dégoût, s’emporta sous le premier prétexte venu au grand scandale d’une des demoiselles Simplicie accourue, et qui à chaque juron penchait un peu plus sur sa poitrine drapée de pilou mauve, un long visage plein de cette résignation effrayante qu’on ne voit qu’au regard des très vieux chevaux. Il finit par la repousser doucement hors de la pièce, et s’approchant de la fenêtre, tira de sa poche les papiers trouvés dans le portefeuille, une demi-douzaine de pages, sans doute arrachées à un agenda et portant le nom et l’adresse de quelques commerçants de Mégère. Il allait en remettre l’examen à plus tard, lorsqu’un mince carré de carton glissa de ses mains jusqu’à terre. Il le ramassa avec un grognement de plaisir.

C’était une photographie vraisemblablement très ancienne, car elle avait cette teinte jaunâtre qui dans les vieux albums familiaux semble la teinte même de l’oubli. L’ayant tournée et retournée entre ses doigts jusqu’à ce que la lumière la frappât de biais, il y vit se dessiner peu à peu l’image d’une jeune fille vêtue de noir, les mains modestement croisées sur le ventre, le dos appuyé à une de ces absurdes balustrades de carton, décor jadis favori des photographes de province.

Une jeune fille d’ailleurs à peine sortie de l’enfance, mais aux traits déjà formés, empreints d’une gravité mystérieuse, encore accentuée par deux rides verticales à chaque coin de la bouche amère. N’était la longue natte de cheveux tressés ramenée sur l’épaule et serrée d’un prétentieux nœud de satin, cette figure extraordinaire eût paru sans sexe et sans âge. Le petit juge ne retint pas un nouveau grognement, cette fois de colère. Ne rencontrerait-il donc, dans cette diabolique aventure, que des visages inclassables, indéchiffrables ? Pour rompre le charme, il s’efforça de penser que l’inconnue n’avait, plus que vraisemblablement, rien de commun avec le curé de Mégère. Une parente de Mme Céleste peut-être ? Mais il ne pouvait plus détacher ses yeux de la photographie qu’il examinait maintenant à la loupe. C’était une de ses coquetteries, de prétendre reconnaître à certains signes infaillibles les acteurs principaux d’un même drame. Certes, il eût été fou d’admettre que la pensionnaire anonyme fût pour quelque chose dans le triste destin de la dame de Mégère et néanmoins le magistrat devait s’avouer, non sans agacement, que l’entrée en scène de ce personnage inattendu l’avait plus troublé que surpris, comme s’il eût appartenu d’avance à ses songes. Quoi de plus naturel, après tout ? Ne lui arrivait-il pas souvent de rencontrer au hasard d’une vie, en somme peu sédentaire, de ces inconnus dont il disait familièrement qu’ils étaient « de sa clientèle » ? Mais ce visage ne pouvait passer cependant pour celui d’une criminelle vulgaire, et il n’eût retenu l’attention d’aucun gendarme. Le seul esprit de révolte s’inscrivait dans chacun de ses traits précocement vieillis, la révolte et aussi une douleur vraie, profonde, de celles réservées peut-être à l’adolescence, qui tiennent comme elle de la Bête et de l’Ange, marquent pour la vie, parfois à l’insu de la victime même, la sensualité et l’orgueil naissants. Et le souvenir lui revint tout à coup d’une affaire instruite plusieurs années auparavant et qui avait été le plus beau succès de sa carrière. Une jeune fille servante chez une riche fermière de Puysienta avait empoisonné sa maîtresse et les soupçons s’étaient portés d’abord sur le beau-fils de la défunte, garçon peu recommandable et qu’on savait perdu de dettes. Il eût été condamné sans le hasard presque miraculeux d’une lettre découverte sous un monceau de gravois – jamais parvenue d’ailleurs à sa destinataire – où la domestique exprimait à la fille de la patronne, âgée de quinze ans, les sentiments qu’elle nourrissait pour elle en secret. Menacée de renvoi, la misérable n’avait pu supporter l’idée d’être séparée de son idole, perpétrant son crime avec une audace, un sang-froid, une perversité incroyables.

Il remit la photographie dans le tiroir et s’aperçut que ses tempes battaient. « J’ai pris la grippe, pensa-t-il, j’aurai du moins pris ça… » Bien qu’il s’inquiétât d’ordinaire du moindre accès de fièvre, il accueillit sans déplaisir l’idée d’un repos forcé. Au diable l’enquête ! Il finissait décidément par avoir trop souvent l’impression de courir lui-même un risque – pis encore : de le partager en quelque mesure avec les auteurs ou les complices inconnus du crime. « Je cherche la vérité, s’avouait-il, mais sans grande envie de la trouver… » L’orgueil le retenait seul de convenir qu’il eût volontiers classé l’affaire… Hélas ! de longues semaines se passeraient avant que la justice s’avouât vaincue.

Un regard jeté sur sa montre l’avertit qu’il pouvait disposer d’une heure encore. Il gagna péniblement son lit et, les yeux déjà clos, ramena l’édredon sur ses jambes. Les mêmes images qui avaient hanté son sommeil surgirent de nouveau et sa volonté engourdie ne choisissait déjà plus, les accueillait ensemble, résignée. Le curé de Mégère, son clergeon, la petite servante, ou l’anonyme pensionnaire, qu’avaient donc de commun entre eux tous ces visages ? La fièvre donnait à cette question un caractère de gravité, d’urgence presque risible, et il se la posait avec angoisse. La réponse vint tout à coup. Si différents qu’ils fussent, soit qu’ils inspirassent la sympathie, la méfiance ou l’aversion, ces visages maintenant familiers se ressemblaient par on ne sait quoi d’inachevé, d’équivoque, ceux des femmes trop tendus, trop durs, presque virils, celui du curé de Mégère marqué d’une mélancolie, d’une sorte de tristesse pathétique dont il avait retrouvé le reflet, non sans une gêne secrète, sur la figure passionnée, féminine de l’enfant de chœur.

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