Un crime

II

– Le papier est un peu moche, je ne dis pas, fit le garçon avec une dignité mélancolique, mais on n’écrit jamais ici, ou presque. La gare n’est pas trop passante, une vraie saleté…

Il expliqua qu’il avait servi jadis au café du Dôme, à Bayonne.

– Mon estomac ne supporte pas la ville, la ville est trop échauffante, on fait des excès malgré soi. D’ailleurs je suis un gazé, reprit-il fièrement, j’ai une pension. Si je bibelote, c’est pour m’occuper, voilà tout.

Il éleva l’encrier jusqu’à son œil jaune et triste, passa sur la plume un pouce expert et resta debout, immobile.

– Madame reprend l’omnibus de 9 h. 18, vers Quincy ? Départ 9 h. 18, arrivée 11 h. 15. C’est malheureux de voir un tacot pareil ! De Bayonne ici, quatre heures, quatre et deux font six. Six heures pour 180 kilomètres, vous parlez d’une moyenne ! Les gars du Tour de France font mieux… Pain-beurre ou croissant ?

– Rien du tout. Du café noir.

– Café noir… café noir… (l’œil jaune parut s’attrister encore). Je serai forcé de vous servir « un spécial », « l’express » ne marche que plus tard, rapport à la pression… Si Madame voulait, je…

– Mon ami, dit la voyageuse sans se retourner, d’une voix douce bien qu’étrangement voilée, je voudrais seulement que vous me fichiez la paix.

Elle trempa sa plume dans l’encre et commença d’écrire avant que le garçon eût trouvé sa réplique.

Jugeant la partie perdue et sa dignité compromise, il prit le parti de s’éloigner en traînant ostensiblement ses savates, avec un profond mépris.

Pour Mlle Évangeline Souricet, Châteauroux (aux soins discrets de M. l’abbé Capdevieille, aumônier des Sœurs de la Repentance).

« Mon amie, je ne vous verrai plus. Cela ne m’étonne pas de l’écrire, et vous ne vous étonnerez pas non plus de le lire. Je me souviens de notre première rencontre à Châteauroux, dans cette petite chapelle de nonnes, toute grise. Vous aviez votre mine des mauvais jours, couleur de pluie, votre pauvre petit sourire bêta… En revenant ensemble, le long de la rue des Grainetiers, entre deux hauts murs, parmi ces jardins invisibles, nous n’avons pas échangé dix paroles. Ce n’est pas que vous aimez le silence, mais il vous fascine. Moi, je l’aime. Tout ce que j’aime a sur vous ce pouvoir de fascination. C’est pourquoi vous avez cru m’aimer, moi aussi. Et vous le croirez jusqu’au jour…

« Mais non. Ce jour ne viendra pas… Rien ne m’effacera, je le sais. Après moi, pour vous, il n’y a rien. Cette solitude dont je vous ai tirée, ces longues années de solitude, ces années vaines, votre jeunesse, – la seule que vous fussiez capable de vivre, tour à tour brûlante et glacée, – ces années secrètes, n’auront été que pour moi. Pour moi seule, votre attente, car désormais vous n’attendrez plus personne. Il faudrait beaucoup plus qu’une vie de femme pour reformer en vous, au profit d’un autre être qui me vaille, ce que vous n’aurez prodigué, dissipé, anéanti que pour moi.

« Vous m’avez craint, mon amie. Il n’y a pas d’amour sans crainte. En ce moment vous me craignez encore – que cette pensée m’est douce ! Vous me craindrez longtemps encore, toujours peut-être… Souvenez-vous ! Souvenez-vous ! Dès la première minute, ou le premier mot échangé, quand nous discutions si paisiblement du prix de ma pension, de vos habitudes et des miennes, que nous parlions modestement d’un simple essai de vie commune, votre regard exprimait déjà cette crainte et depuis… Combien de fois m’avez-vous dit : « Je ne sais rien de toi, de ton passé. » Mais qu’aviez-vous besoin de savoir ? Notre sécurité, notre repos, notre bonheur étaient justement au fond, au plus profond de ce secret où je vous entraînais peu à peu. Appelez-le, si vous voulez, mensonge, qu’importe ! Quand nous aurions couru le monde, les sleepings, les palaces, mené cette vie errante, quotidienne – la fuite sans but, complice de tant d’amours, nous aurait-elle plus séparées des hommes que les murs de votre petite maison, ces murs qu’un enfant eût escaladés sans peine ? Notre maison !… D’autres que moi vous en eussent arrachée. Mais je savais, moi, que les joies les moins attendues, celles qui nous semblent comme tombées du ciel, un peu hagardes, ainsi que des cygnes sauvages, ont été longtemps couvées en nous, à notre insu. L’ennui, le médiocre ennui, haï de tous, l’ennui qu’on croit stérile est l’humus profond, gras et noir, où longtemps d’avance, le hasard sème le grain d’où germera la joie. Osez dire que nous aurions connu la nôtre ailleurs que dans cette ville sordide, où vous aviez bâillé dix ans auprès d’un vieil homme dévot, entre ces prêtres et ces nonnes, au son de la cloche des Dames de la Repentance avec son joli timbre si doux, si pur ?… Oui, rien ne semblait changé, en apparence, à votre ancienne vie, sinon que je la partageais avec vous… Nous étions seules, tout à fait seules, d’une solitude miraculeuse que nous aurions inutilement cherchée à des milliers de lieues au-delà des mers. Car jour et nuit veillait à notre porte la plus vigilante et la plus sûre des sentinelles : cette fausse image que le monde se formait de nous… « Comme vous aimez le mensonge ! » me disiez-vous. Oui, j’ai aimé le mensonge. Non pas ce mensonge utilitaire, cette forme abjecte du mensonge qui n’est qu’un moyen de défense comme un autre, employé à regret, honteusement… J’ai aimé le mensonge, et il me l’a bien rendu. Il m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer. Il me tue.

« C’est tout de même quelque chose d’avoir échappé tant d’années à la sinistre curiosité des hommes, à toutes les sollicitudes carnassières auxquelles les faibles abandonnent leur pauvre vie. Elles n’auront rien eu de moi que les apparences, et je doute qu’elles en aient tiré beaucoup de profit. Je n’ai engraissé la pitié de personne. Et au moment même où allaient peut-être s’exercer sur moi toutes ces gencives, je vais être dévorée d’un seul coup.

« Vous voyez, mon amie, que je parle de moi aujourd’hui avec une franchise insolite qui doit sûrement vous inspirer quelque méfiance. Depuis mon départ de Châteauroux, au long de ces trois semaines dont vous ne saurez probablement jamais l’histoire, j’ai passé par des alternatives de rage et d’espoir également démentielles, je vous ai bien haïe. J’ai su votre trahison dès le premier jour – oui, ma chérie, dès le premier jour – car vous ne me pouvez rien cacher. Que m’importait, après tout ? Je savais, je sais encore que je n’aurais qu’à paraître… Mais je ne reparaîtrai pas. Un moment, il est vrai, j’avais fait ce projet stupide de fuir avec vous. Il ne nous manquait que l’argent, et j’avais le moyen de vous faire riche… Vous l’êtes et… »

Elle resta longtemps la plume suspendue au-dessus du papier, le regard vague, avec une grimace terrible de la bouche. Puis elle raya soigneusement le paragraphe, à l’exception des trois premières lignes.

« … Depuis mon départ de Châteauroux, je me demande encore si je vais disparaître ou non… Il y a d’ailleurs plus d’un sens au mot disparaître. Je préfère vous laisser le choix. Votre misérable vie – elle effaça le mot misérable – votre vie me reste ouverte : je la forcerai quand il me plaira. De toute manière, vous êtes demeurée la ridicule petite dévote sournoise, empoisonnée de silence et de solitude, qui allait chaque jeudi et chaque samedi, après la messe, porter au Petit Berrichon la fameuse annonce dont nous avons ri tant de fois, vous souvenez-vous ? « Orpheline vivant seule demande compagne, excellente éducation, bonne famille, catholique, artiste, physique agréable, pour existence commune. Indemnité convenable. » Oui, nous avons ri ensemble de cet appel discret, dont votre naïveté ne soupçonnait même pas l’équivoque. Mais je crains maintenant que vous ne tiriez quelque gloriole de croire m’avoir ainsi appelée. Il faut que je vous détrompe aujourd’hui. Vous ne m’avez pas révélé votre existence : elle m’était connue, jusque dans ses moindres détails. Je savais tout de vous, petite vipère ! Et retenez encore ceci : bien avant que fût née en moi cette tendresse dont vous n’étiez pas digne – heureusement, d’ailleurs, car je n’aurais que faire d’une égale ! – j’avais résolu de vous approcher coûte que coûte. Et pourquoi ? Parce que je vous savais seule, faible, une proie facile et l’héritière probable d’une vieille avare de quatre-vingts ans… Une proie, vous dis-je ? Rien qu’une proie ! »

Elle appuya si fortement sur le papier que la plume grinça et cracha.

« … C’est pourquoi vous auriez tort de vous prévaloir de mon amitié, même auprès de votre amant. Cela serait inutile et peut-être dangereux. Je suis une aventurière, ma chérie… Excellente éducation, bonne famille. Elle est jolie, ma famille ! Je n’ai pas de père, et je suis fille d’une… »

Depuis un instant, la même grimace contractait sa bouche et semblait gagner le visage entier, dont l’expression devint peu à peu effrayante. La main qu’elle tenait posée à plat sur le papier se ferma tout à coup, et elle resta longtemps appuyée d’un coude sur la table, l’autre bras pendant jusqu’à terre, pétrissant rageusement la feuille entre ses doigts.

Lorsqu’elle prit de nouveau la plume, ses traits avaient encore une sorte de frémissement imperceptible, puis ils se figèrent instantanément comme si elle venait d’entrevoir une issue, un rayon de lumière au plus profond de la fosse où elle souffrait depuis des heures, toutes les humiliations et les tortures d’un vaste orgueil à l’agonie.

Elle détacha du bloc un nouveau feuillet, commença d’une écriture plus large, plus régulière, son écriture des grands jours, des jours décisifs de sa dure vie.

« Ma chère enfant, vous recevrez sans doute la visite d’un jeune homme auquel je m’intéresse beaucoup. Je dis sans doute car nous nous sommes quittés un peu brusquement, lui et moi, avant-hier soir, après une conversation pénible. Ce garçon – c’est presque un enfant – vous parlera de moi. Vous jugerez peut-être, dans votre petite sagesse, ma confiance assez mal placée, mais j’ai passé ma vie, vous le savez, à commettre des imprudences et je les ai toujours commises gratuitement. Vous m’avez dégoûtée du mensonge, à peu près pour la même raison que les poètes médiocres nous dégoûtent de la poésie. Mais vous n’avez certainement pas assez d’importance en ce monde pour me donner le goût de la vérité. Mon protégé fera, s’il le juge convenable, ce que je ne me sens pas le courage de faire moi-même. Je me fie à lui en tout, car il ressemble étrangement à ce que j’étais à son âge. S’il n’est déjà pas facile de savoir ce qui se passe dans ces petites têtes-là, il est absolument impossible de prévoir ce qui s’y passera. »

Elle mordit violemment son porte-plume et en travers de la marge jeta, plutôt qu’elle ne la traça, cette menace :

« Il tient votre sort dans ses mains. »

Ses doigts s’étaient mis à trembler si fort que l’écriture était presque indéchiffrable. Elle passa convulsivement la paume sur l’encre fraîche et respira longuement, comme si d’avoir tracé ces lignes, pour elle seule, venait de la délivrer d’une contrainte intolérable.

« Je vous prie d’être bonne envers lui, généreuse même, puisque vous voilà riche… Ne croyez pas avoir affaire à un maître chanteur. Si profondément que vous m’ayez offensée, je ne voudrais pas tirer de vous, ni surtout de votre amant, une vengeance aussi basse. Il me plaît beaucoup seulement de vous laisser, de laisser dans votre vie un être si semblable à moi, d’une race si proche de la mienne, si familière, que je l’ai reconnue du premier coup… Et retenez encore ceci : entre vos mains, il sera inoffensif, comme je l’étais moi-même. Entre vos mains – mon amie – je dis les vôtres.

« Ne cherchez pas à lire entre les lignes de cette lettre (c’est la troisième que je commence, et je ne suis pas sûre de me décider à l’envoyer). Ne croyez pas non plus que j’exécute aujourd’hui un dessein dès longtemps médité. Car vous me jugez perfide, alors que je n’ai jamais fait que ce qui m’a plu, dans le moment où cela m’a plu. Au lieu que les perfides sont les martyrs de leur propre perfidie et paient très cher, horriblement cher, le court plaisir savouré dans le moment où ils l’ont conçue. Les masques que j’ai portés, je les ai toujours choisis à ma fantaisie et fût-ce pour sauver ma tête, je ne les eusse pas gardés une minute de trop. Il a fallu bien des circonstances extraordinaires pour que je rencontrasse ce petit compagnon et plus extraordinaires encore pour que j’éprouvasse tout à coup le besoin obscur de lui laisser, avant de disparaître, quelque chose de moi, de me survivre en lui. Que je ne comptasse plus dans votre vie, c’était trop ! D’ailleurs je n’avais pas le choix, mon amie. Moi morte, le pauvre enfant tombait entre des mains expertes qui eussent profité de son ignorance même pour lui tirer les vers du nez. Au lieu que prévenu par moi… Ils le scieraient plutôt entre deux planches ! Et comme ils ne sauront rien par vous, je suis sûre d’entrer dans la mort, au nez de ces imbéciles, sous un faux visage et sous un faux nom.

« Si je ne vous en dis pas plus long, ce n’est pas pour le vain plaisir de tenir suspendu au-dessus de vos têtes, de vos deux têtes… »

Elle lâcha la plume et jeta la tête en arrière, portant la main à sa gorge, comme si l’air lui eût manqué tout à coup. Un moment, elle tourna et retourna la langue dans sa bouche sèche, sans trouver assez de salive pour mettre fin au terrible spasme de la glotte qui faisait vaciller d’angoisse son regard.

« … une ridicule menace. Si incroyable que cela vous paraisse, je suis aussi ignorante que vous des projets de mon petit compagnon. Notre dernière conversation n’a duré que peu d’instants : il m’a écoutée en silence, et il est parti sans un mot. Je ne l’ai pas revu. J’ai laissé une lettre pour lui, sur ma table, et tout ce que je possédais – un peu plus de sept mille francs. Il a dû trouver cela au réveil. Car j’ai gagné moi-même la gare en pleine nuit, à deux heures du matin – une heure où il arrive aux sages de devenir fous, mais où les fous ne deviennent jamais sages… »

– Madame va rater son train, déclara le garçon magnanime. Je me permets de le dire à Madame, qui veut qu’on lui fiche la paix.

Il prit la monnaie éparse sur la table, et revint à pas lents vers le percolateur, en savourant sa juste revanche.

– Mince de papiers ! fit-il tandis que la porte se refermait derrière son étrange cliente. Encore une tapée qu’écrit des pages et des pages à son gigolo qui sait peut-être seulement pas lire.

La minuscule gare de Quincy, pas beaucoup plus grande qu’une maisonnette de garde-barrière, est flanquée d’une rangée de tilleuls assez malingres au pied desquels pousse une herbe rare, grillée dès le printemps, et qui ne retrouve quelque fraîcheur qu’à l’arrière-automne au moment où les brises du nord vont la jaunir de nouveau. À leur vue, la voyageuse solitaire sursauta et parut les compter du regard. Quatre. Quatre Tilleuls… Elle eut un sourire ambigu.

La marchande de journaux traversait la place, poussant devant elle sa voiture. C’était une de ces vieilles Landaises au visage doré, aux yeux pâles. Elle tendit vers la passante la dernière édition du Courrier de Bayonne que celle-ci prit machinalement, après avoir glissé vingt francs dans la petite main crochue, grasse d’encre. Cette libéralité lui fit souvenir qu’elle ne devait avoir en poche que quelques sous. Elle les jeta un peu plus loin, dans un champ, à la volée. Dès ce moment elle n’avait plus besoin de rien.

Elle fit le geste de jeter aussi le journal, et se ravisa. Tandis qu’elle examinait la feuille encore pliée, le même sourire ambigu reparut sur ses lèvres et y resta longtemps.

Le chemin qu’elle suivait rejoint la route de Pauriac, mais elle tourna délibérément le dos au village et reprit sa marche vers le nord-est, à travers un paysage d’une monotonie écœurante sous un ciel gris. Elle allait d’un pas égal, d’un pas d’homme, et lorsque les maisons de Genoude lui apparurent, à la corne d’une pinède dont les derniers incendies avaient fait une espèce de lande difforme hérissée de troncs noirs, elle regarda l’heure et constata, non sans surprise, qu’elle était en avance de vingt minutes. Détachant la montre de son poignet, elle la lança dans les broussailles, au loin.

Un suprême effort l’amena jusqu’à la ligne de chemin de fer, beaucoup moins proche qu’elle ne l’avait cru, car à la sortie de Genoude, la voie fait une large courbe et elle l’avait longée sans la voir. Elle s’assit sur le remblai, en frissonnant. Depuis l’avant-veille, elle avait peu mangé, point dormi, et la certitude d’atteindre enfin le but la laissait brisée, avec un immense besoin de sommeil. Mais dès qu’elle fermait les yeux pour se donner au moins la brève illusion du repos, les images écartées si péniblement au cours des heures ultimes revenaient vers elle comme des bêtes, si réelles, si vivantes qu’elle eût cru pouvoir les repousser de la main.

Elle revoyait sa triste enfance, les visages haïs de ses nourrices, toujours changeantes car l’ancienne religieuse sa mère, réduite pour vivre à de médiocres emplois de gouvernante errait de place en place et de ville en ville, poursuivie par la crainte maladive d’être reconnue et démasquée. Cette crainte avait d’ailleurs pris peu à peu le caractère d’une véritable obsession que sa fille partagea bientôt obscurément, par ce mimétisme nerveux si remarquable chez les enfants. De la foi qu’elle avait perdue la malheureuse défroquée n’avait gardé que des habitudes indéracinables, le goût des « foyers chrétiens », une méfiance insurmontable des impies, des mal-pensants. Le service de tels maîtres lui eût paru le comble de la déchéance et leur indulgence dédaigneuse, ou peut-être leur approbation, l’aurait moins humiliée à ses yeux que déclassée, – déclassement, dernier cercle de l’enfer bourgeois, damnation sans recours !… En vain se jurait-elle chaque fois de garder le silence sur son passé. Dès qu’elle avait respiré de nouveau cet air tiède, un peu fade, détendu ses nerfs surmenés, il semblait qu’une force inconnue triomphât de sa volonté, de ses terreurs, et tout à coup, sous le plus futile prétexte, la confidence sortait d’elle-même, aggravée de réticences et de mystère, la parole irréparable, une allusion d’abord discrète, puis plus claire à l’ancienne vie, au paisible paradis perdu. Délivrance précaire, hélas ! Car à peine échappée cette part de son secret, elle ne respirait plus que dans la crainte qu’un hasard le révélât tout entier. Alors elle multipliait fébrilement les mensonges, s’acharnait à brouiller sa piste jusqu’au jour où se jugeant prise à son propre piège, elle demandait son compte, et s’enfuyait comme on fonce, traînant à sa suite avec des précautions et des ruses de ravisseuse d’enfant, la petite fille, son remords vivant, dont elle eût été incapable de se séparer tout à fait. Après avoir ainsi connu vingt foyers de hasard – les pauvres maisons paysannes où sa mère allait la visiter en grand mystère – la malheureuse enfant dut courir encore d’école en école jusqu’au jour où – Évangeline avait alors dix-sept ans – l’ancienne religieuse laissa échapper son secret. Elles ne devaient se revoir que dix ans plus tard, à Mégère.

D’un geste machinal, elle éleva son poignet à la hauteur de ses yeux, se rappela soudain qu’elle avait jeté sa montre, et son cœur se serra tandis qu’elle jetait un regard vers l’horizon gris d’où s’élèverait bientôt le panache de fumée qui allait fixer son destin. Mégère !… Au souvenir de l’aventure incroyable, elle eut ce furtif sursaut d’attention qu’éveille en vous le titre d’un livre lu jadis, et qui vous a passionné. Rien de plus. Le meurtre de la vieille dame n’était pour elle, à ce moment, qu’une sorte d’accident presque négligeable, une péripétie sans grand intérêt au regard de ce qui l’avait suivi. Elle n’avait d’ailleurs pas prémédité ce crime, ou si peu. Parmi tant de mensonges, un passage de la lettre qu’elle venait d’écrire n’exprimait que la vérité, si invraisemblable qu’elle fût. C’était réellement Mme Louise qui, désespérant d’arracher à sa maîtresse plus qu’un legs médiocre et banal, avait rêvé de placer sa fille auprès de l’héritière. Ainsi croyait-elle lui assurer pour longtemps, pour toujours peut-être, cette sécurité qu’elle avait poursuivie elle-même sans l’atteindre. Il était peu probable, en effet, que la faible orpheline échappât jamais au pouvoir de la femme audacieuse et lucide qui avait forcé sa solitude. Mais c’est l’héritage lui-même qui avait failli tomber en d’autres mains ! L’ancienne religieuse prévenue par l’homme d’affaires même de l’archevêché, principal artisan de l’intrigue, s’était efforcée d’obtenir de sa fille qu’elle tentât, au nom, bien qu’à l’insu, de la petite-nièce, une démarche désespérée dont elle eût pu attendre la réconciliation des deux femmes, si éloignées l’une de l’autre par l’âge, les habitudes, une ignorance réciproque de leur véritable nature et un orgueil démesuré… Le seul hasard avait fait le reste.

Non ! elle n’éprouvait décidément aucun remords de ce crime fortuit. L’atroce jalousie qui la déchirait depuis des semaines, depuis que la trahison lui était apparue certaine et qu’était entrée en elle, au plus profond de ses entrailles, la conviction d’avoir à lâcher un jour ou l’autre sa jeune proie, semblait elle-même s’éteindre, faute d’aliment. L’obscure fierté d’avoir joué jusqu’au bout, de jouer au-delà de la mort, un rôle extraordinaire, fait à sa mesure, à la mesure de sa puissance de dissimulation et de mensonge, l’emportait sur tout autre sentiment. Ce rôle, les circonstances le lui avaient imposé sans doute, car s’étant trouvée de nouveau face à face – deux fois dans le même jour – avec l’infortuné prêtre, et reconnue, il ne lui restait pas d’autre chance d’échapper – provisoirement du moins – au désastre où elle eût entraîné sa mère et son amie toujours chérie. Mais enfin, elle avait tenu l’impossible gageure. Et aucun raisonnement n’eût été capable d’abattre en ce moment sa fierté : car elle ignorerait toujours, elle n’aurait pu comprendre, elle n’eût jamais voulu convenir que, croyant tout devoir à son énergie et à sa ruse, elle avait réellement vécu tout éveillée un sinistre cauchemar, où de plus lucides eussent reconnu une à une les images aberrantes nées du remords maternel, cette obsession du prêtre, de ses manières, de son langage qui avait empoisonné tant d’années la conscience bourrelée de l’ancienne religieuse.

Elle descendit du remblai, fit quelques pas, s’assit lentement sur les rails, puis dépliant son journal, l’étendit avec un sourire à la place même où elle allait poser sa tête. Et sa joue se posa comme d’elle-même sur le titre, imprimé en lettres grasses, d’un simple fait divers dont les lecteurs du Courrier de Bayonne prenaient sans doute à la même heure connaissance, mais qu’elle ne devait jamais lire.

ACCIDENT, CRIME, OU SUICIDE ?

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On a retrouvé hier dans la Bidassoa, le cadavre défiguré d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années que le courant a sans doute roulé sur une grande distance, et dont on désespère de pouvoir établir l’identité.

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