Un crime

III

– Il n’y aura pas de messe ce matin, que je te dis, Sainte Nitouche ! Et peut-être pas avant dimanche, ainsi !

– Et pourquoi ça, mademoiselle Céleste ? On va sûrement me le demander…

– Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien.

Le petit clergeon fait docilement « oui » de la tête. C’est le fils de Mme Gaspard, une veuve, et il doit rentrer à l’automne au séminaire de Gap, à l’école des prêtres. Ses traits charmants ont une gravité précoce. La vieille déteste, sans d’ailleurs savoir pourquoi, les beaux yeux longs, toujours cernés d’une ombre bleue, la bouche pâle, la double fossette du menton, aussi doux que celui d’une femme. Quand il sourit, ses narines battent, comme ses paupières bistrées, à la même cadence.

– Tiens ! dit-elle tout à coup, prends ça, et fiche-moi le camp.

Elle lui a mis dans la main une grosse pomme et le pousse vers la porte, en grognant. Elle ne s’expliquera jamais ce brusque mouvement de pitié, peut-être de tendresse, et lui ne se l’explique pas non plus. Comment devinerait-il qu’elle a cru reconnaître, soudain, en un éclair… Oui, c’est bien ainsi qu’il devait être, voilà quinze ans : un autre petit paysan tout pareil, avec son sourire triste… le nouveau curé de Mégère.

– À qui parlez-vous, Céleste ? demande le prêtre de l’autre côté du mur. Ne craignez rien, je suis réveillé depuis longtemps.

Elle dénoue en hâte le cordon de son tablier, court jusqu’à la porte, et reste sur le seuil, très rouge.

– À l’enfant de chœur, monsieur le curé. Il venait s’informer, rapport à votre messe. Vous pouvez pas dire votre messe aujourd’hui.

– Priez-le d’entrer.

Elle revint dans la cuisine, bourrue. Quel plaisir elle aurait à calotter ce jocrisse ! Mais il ne perdra rien pour attendre !

– M. le curé t’appelle, dit-elle avec un rire forcé ; mouche ton nez, tâche d’être poli, et ne va pas le fatiguer avec tes contes. Pensez ! après une nuit pareille.

Le nouveau curé de Mégère est dans son lit, enveloppé d’une écharpe de laine noire qui se croise à la hauteur de la poitrine et fait plusieurs fois le tour de ses hanches. Une couverture est jetée sur les jambes et il tient son bréviaire d’une main, tandis que l’autre caresse le front de l’enfant, y dessine vaguement une croix.

– Comment vous appelez-vous ? dit-il.

– Gaspard André.

Ce vous fait monter un peu de sang aux joues du petit garçon. L’instituteur lui-même le tutoie toujours, sauf une fois l’an, à la visite de M. l’inspecteur.

– Votre nom de famille ?

– Gaspard.

– Alors vous devez dire André Gaspard. André, je regrette que vous vous soyez dérangé inutilement ce matin. Peut-être savez-vous que…

– Oui, oui, monsieur le curé, commença l’enfant, les yeux brillants de plaisir sous les paupières baissées.

Mais le prêtre mit un doigt sur sa bouche.

– Chut ! ne parlons pas de ces choses horribles. Hélas ! vous ne vous y intéressez que trop. Il faut tâcher d’écarter tout cela de votre pensée, mon ami.

Ses traits se crispèrent douloureusement, tandis qu’il contemplait le mince visage tourné vers lui avec une sorte de compassion paternelle.

– Regardez-moi, fit-il de sa voix calme, regardez-moi dans les yeux, tout droit, n’ayez pas peur. Lorsque Dieu nous met en présence d’un maître, l’avenir peut dépendre d’un premier regard bien franc, bien net. Sinon, que ne risque-t-on pas ! Nous sommes destinés à travailler ensemble, mon enfant. « Destinés », comprenez-vous ? Le destin – réfléchissez un peu à cela – c’est un beau mot, un mot divin, de ces mots qu’un petit garçon doit comprendre ; les mots divins sont faits à son usage, ce sont des mots innocents.

Ses yeux n’avaient pas quitté ceux du clergeon, qui ne les évitait plus, croyait y voir naître et s’effacer peu à peu, ainsi que dans une eau profonde et pure, chacune de ces paroles dont le sens échappait à son esprit, mais qui réchauffaient si délicieusement son cœur.

– Oui, poursuivit le prêtre, comme s’il répondait à sa pensée secrète, oui, tout cela doit vous paraître très obscur. À votre âge, la vie semble un jeu, une longue série de chances heureuses ou non. L’expérience se chargera de vous détromper. Ce que vous devez graver dès maintenant dans votre âme, c’est l’idée que rien de ce qui arrive n’arrive en vain. Après quoi, nous nous aiderons mutuellement, nous serons amis, amis pour toujours. Savez-vous un peu de latin ?

– Non, monsieur le curé.

– Dommage. Un servant de messe doit aimer le latin, et qui aime le latin finit par l’apprendre, presque à son insu. L’apprendrez-vous ?

– J’irai à Gap, l’automne prochain, étudier pour être…

Une pudeur singulière retint le mot sur ses lèvres. Celui qui parlait un tel langage lui semblait maintenant trop loin de lui, à une hauteur qu’il n’atteindrait jamais, même en rêve.

– Prêtre… dit le curé de Mégère, d’une voix pleine de tendresse.

– Je l’avais deviné au premier coup d’œil, reprit-il après un long silence. Mon enfant, vous saurez plus tard comme un prêtre est seul, reste seul, même dans une bonne et honnête paroisse comme celle-ci. Alors vous comprendrez combien votre rencontre aujourd’hui m’a été douce, car je suis peut-être plus seul qu’un autre – je veux dire que vous me trouverez sans doute un peu différent de… des…

– Oh ! oui, s’écria passionnément l’enfant.

Le curé de Mégère sourit.

– Voyez-vous, le petit flatteur, dit-il. Différent ne signifie pas meilleur, hélas ! Les curés que vous connaissez sont plus… un peu plus rudes que moi, sans doute. C’est qu’ils ont travaillé, souffert. Rudes – et non pas durs. Respectez cette rudesse, mon petit, et même leurs défauts, s’ils en ont. Ces défauts-là, le temps, le travail, les déceptions, les injustices les ont imprimés en eux, ce sont les rides de l’âme. Aimez-vous moins votre mère parce que son visage n’est plus aussi pur et aussi lisse que le vôtre ?

Il ramena les pointes de son châle en frissonnant.

– Je regrette de ne pouvoir aller maintenant jusqu’à l’église, il me semble que ce ne serait guère prudent. J’ai sûrement pris la fièvre cette nuit.

– Voilà le grog de M. le curé, dit la voix de Céleste dans le couloir. Et ne vous fatiguez pas tant !

Elle posa sur la table le bol bouillant, toisa le clergeon du même regard empirique, infaillible dont elle estimait le poids d’un poulet de grain, haussa les épaules et sortit. Le curé de Mégère attendit patiemment que le bruit des socques sur le pavé l’avertît que la servante avait quitté son poste d’observation derrière la porte.

– Il faudra vous réconcilier avec Mlle Céleste, dit-il avec un sourire complice. Je vous y aiderai. Les vieilles gens sont plus faciles à séduire qu’on pense. Il suffit de paraître tenir compte de leur avis sans… oh ! ce n’est qu’une ruse innocente. Ici, André, vous n’aurez pas d’autre maître que moi.

Sa main caressa de nouveau le front de l’enfant, ses joues.

– Ainsi notre gouvernante, poursuivit-il avec espièglerie, voudra sûrement nous consigner à la chambre. Je n’aurai pas la cruauté de la contredire – à quoi bon ? Rien n’est plus facile que sortir d’ici. Mais je n’aurai pas de secrets pour vous, aucun secret…

– À la brune, reprit-il, j’irai certainement jusqu’à l’église. Y allez-vous très souvent ?

– Quelquefois.

– Ce n’est pas assez. Nous sommes de pauvres gens, de très pauvres gens, nous n’aimons pas le bon Dieu aussi naturellement que nous nous aimons nous-mêmes, le péché originel le veut ainsi : s’en irriter ne servirait à rien. Mais nous pouvons prendre l’habitude de la prière, la prière devient une habitude – une chère – la plus chère de nos habitudes. Quand vous serez prêtre…

Il s’arrêta sur ce mot, comme s’y était arrêté le petit clergeon et avec la même pudeur émouvante. Il reprit à voix plus basse encore :

– Vous m’attendrez à l’entrée du jardin dès la tombée du jour. C’est l’heure à laquelle Mlle Céleste fait ses courses, si je l’en crois du moins. Ne vous parais-je pas bien craintif ?

– Oh ! non, se récria l’enfant. Vous n’avez pas l’air de ça. Je voudrais…

Il avait commencé dans un élan de tout son être et s’arrêta brusquement, rouge de honte et de plaisir. Une fois de plus, il croyait lire sa pensée au fond du regard si calme.

– Je voudrais vous ressembler un jour, termina tranquillement le curé de Mégère. N’est-ce pas cela que vous alliez dire ?

– Oui, balbutia le petit clergeon.

Il cherchait une parole qui exprimât sa merveilleuse surprise et ne la trouvait pas. La solitude exaltée où s’était nourri si longtemps son jeune orgueil parmi ces hommes grossiers qu’il redoutait et méprisait à la fois, ne serait pas rompue en un jour, mais il la sentait toute prête à céder, à s’ouvrir, ainsi qu’un mur battu par la mer. Toute parole eût d’ailleurs paru vile à son cœur comblé. Ses longs yeux s’emplirent de larmes.

Le prêtre parut ne pas les voir, et aussitôt l’enfant ne put les retenir, elles inondèrent ses joues. Il se pencha sur la main du curé de Mégère, la baisa. Puis il resta la face enfouie dans les plis de la couverture sans oser faire un mouvement.

– Et maintenant, reprit le prêtre après un long silence, je puis vous parler plus librement de… des… enfin de ce drame affreux… Madame… mademoiselle… notre sonneuse, je crois ?

– Mamzelle Phémie ?

– C’est cela même. Mlle Phémie est venue nous apprendre au petit jour que la police avait découvert deux cadavres. Deux cadavres ! Dieu l’a ainsi voulu. Comment aurais-je pu intervenir plus tôt ?

– Deux cadavres, répéta l’enfant. Je croyais…

Le curé de Mégère l’interrogea du regard.

– Que croyez-vous ?

– Ils disaient tout à l’heure que… que l’homme était encore en vie.

– En vie !… reprit le prêtre d’une voix profonde, presque sinistre. Madame Céleste !

La servante parut aussitôt.

– Madame Céleste, est-il vrai que…

Il n’eut pas besoin d’ajouter un mot. La vieille fille, après avoir jeté sur le plafond un regard suppliant, se mit à trembler comme la feuille.

– Vous m’avez menti, continua le prêtre, vous le saviez…

– Ce n’était qu’un bruit, balbutia la pauvre femme, on dit tant de choses. La gendarmerie est sur les lieux depuis cinq heures. Paraît qu’on ne laisse plus passer personne.

Tandis qu’elle parlait, le curé de Mégère enfilait ses gros souliers encore humides. Ainsi vêtu d’un maillot de laine beaucoup trop large pour lui, dont les plis tombaient sur sa poitrine et d’un pantalon gris serré aux genoux, il n’était pas très différent d’un de ces sportifs sans âge que le village voyait revenir chaque année à la fin du printemps et qui – n’étaient leurs visages marqués de rides volontaires – ressemblaient assez à des demoiselles. Toujours aussi simplement, sans mot dire, il alla chercher sa soutane qu’il avait pliée soigneusement sur le dossier de l’unique chaise. Au moment de sortir, il s’arrêta devant la servante et brusquement le sourire revint sur ses lèvres.

– Je vais déjà mieux, dit-il, ne vous faites pas de souci.

D’un regard, il fit au petit clergeon signe de le suivre. Et sur le seuil, se retournant encore :

– Mon devoir, commença-t-il…

Mais ce qu’il lut de crainte, d’humiliation, de véritable souffrance sur les traits bouleversés de Mlle Céleste parut le surprendre. Il fit un geste amical de la main et, désespérant sans doute de se faire comprendre de cette inoffensive créature en un tel moment, il secoua la tête d’un air de compassion et d’impuissance, noua son écharpe autour de son cou, sortit.

– Menez-moi là-bas par le plus court, dit-il à l’enfant. Est-il possible d’éviter le village ? Je ne veux pas qu’on me croie capable de favoriser une opération de police, quelle qu’elle soit.

Ils prirent à travers les prés. Un peu plus loin la terre s’appauvrit, le rocher affleure, la pente se couvre de bruyères et d’ajoncs dans lesquels s’embarrassait son ample soutane. Au sommet de la colline, il était visiblement à bout de forces, livide. Il dut s’asseoir sur une pierre, pressant des deux mains sa poitrine. Au-dessous d’eux, la maison des Drumeau, cachée par un repli du terrain, se voyait à peine, mais des gens allaient et venaient sur la route. Ils reconnurent les képis galonnés des gendarmes.

– Courage ! murmura le curé de Mégère, comme s’il se fût parlé à lui-même.

Il se remit sur ses jambes avec un gémissement de douleur. Inconsciemment ou non, sa main cherchait celle du petit clergeon, qui la sentit sèche et brûlante.

– Distinguez-vous clairement la route ? dit-il. Mes yeux se troublent, j’ai horriblement mal à la tête.

– Il y a beaucoup de monde en bas, sur la route, et un autre groupe un peu plus haut, dans le taillis. D’où nous sommes, il n’est pas possible de voir le château.

– Allons.

Ils eurent beaucoup de peine à se frayer un chemin. L’espèce de sentier qu’ils suivaient était encombré de grosses pierres, roulées là par les crues d’avril.

– Vous pourriez vous reposer un moment chez Drumeau, monsieur le curé. La maison n’est pas loin, à présent, sur notre gauche.

– Non, dit le prêtre entre ses dents, avec une énergie farouche.

Ce fut Claude Heurtebise qui les aperçut le premier. Ils le virent échanger quelques mots avec un gendarme, mais la distance était encore trop grande pour qu’ils pussent rien entendre. Le gendarme, d’ailleurs, se remit aussitôt à son travail. Il semblait mesurer avec beaucoup de soin la largeur de la route, d’un arbre à l’autre.

Le maire sortit si brusquement du fourré que l’enfant poussa un cri de terreur. À la vue du prêtre, la figure poupine exprima moins de surprise que d’ennui.

– Qui aurait pu croire ? répétait-il, en passant son énorme mouchoir sur son front ruisselant de sueur, malgré le froid. C’est pas croyable !

Mais le curé de Mégère, encore livide, avait retrouvé cet air d’attention courtoise, de conviction grave et douce qui rendait courage à tous. Les yeux du gros homme s’éclairèrent instantanément.

– Bah ! monsieur le curé, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Pour moi, les gendarmes bafouillent. Ils vont, ils viennent, arpentent le chemin, comptent les pierres, sacrés farceurs ! Auraient-ils pas mieux fait de battre le pays tout de suite ? Sûr que l’assassin a des complices.

– Vit-il encore vraiment ? Cette nuit, notre sonneuse avait parlé de deux cadavres.

– Oh ! vivre… enfin ça vit si on veut, j’appelle pas ça vivre, non. Mettons qu’il râle un coup ou deux par-ci par-là.

– Comment ne m’a-t-on pas prévenu ? dit le prêtre d’un air sombre. Je ne puis être d’aucun secours à l’enquête sinon par le témoignage que vous savez. Mais il ne s’agit pas de témoignage. Aux yeux d’un prêtre, monsieur le maire, il n’y a pas d’assassin, je ne connais que le mourant.

Il prononça ces paroles qui eussent pu prêter à quelque emphase, avec une telle simplicité que le maire reconnut plus tard – selon sa propre expression – en avoir eu « la larme à l’œil ».

Le curé de Mégère n’eut pas besoin d’écarter les rangs pressés des spectateurs, ils s’ouvrirent d’eux-mêmes aussitôt que sa longue silhouette noire apparut dans le taillis. Un gendarme détourna la tête en sifflant, l’autre souleva son képi.

Le moribond semblait dormir. Le pansement fait récemment en hâte par le docteur et encore immaculé, bombait fortement autour du torse nu. Sa mauvaise culotte rabattue sur les genoux découvrait le ventre sur lequel on avait jeté une serviette tachée de sang. Les pieds étaient nus dans les chaussettes, car en dépit de toutes les recherches, les sabots, probablement abandonnés au cours de sa fuite à travers le parc, étaient restés introuvables. Le râle, dont le maire avait parlé, ne s’entendait plus : il se devinait seulement au frémissement et au crépitement de l’écume sur les lèvres bleues.

– Docteur Niclausse, dit une voix, d’un ton de brièveté militaire.

Le curé de Mégère se retourna brusquement.

– Comment est votre blessé ? fit-il.

– Coma. Nous attendons l’ambulance depuis deux heures. Dans l’état où il est, je redoute de le faire transporter sur un brancard de fortune, par ces maladroits.

– Sans connaissance ?

– Coma, répliqua l’autre avec une brusquerie sans doute affectée (il grelottait de froid sous son léger pardessus). Ce n’est probablement pas la même chose. On ne sait rien. Qu’il ne voie pas, sûr, pour la bonne raison que le muscle des paupières ne sera maintenant détendu que par la mort. Mais il est possible qu’il entende aussi bien que vous ou moi.

Le prêtre soupira mais garda le silence. Parmi tous ces hommes empressés autour du misérable vaincu, et si malhabiles à déguiser la curiosité sauvage qui donnait à leurs visages, d’ordinaire insignifiants, une expression de férocité sournoise, il semblait faire effort pour cacher son dégoût. Les yeux se baissaient d’eux-mêmes, dès qu’il appuyait un moment sur eux son regard vague et triste. Toujours en silence, il s’approcha du moribond, s’agenouilla et commença de prier. D’un accord tacite, ils s’écartèrent tous, les uns après les autres. Le médecin de Mégère lui-même, tirant une cigarette de son étui, s’éloigna dans la direction de la route. Quelques minutes se passèrent.

– Docteur, appela le prêtre tout à coup.

Sa voix était plus grave.

– Il est mort, reprit-il, du moins je le crois.

Le maire fut près de lui le premier. Bien qu’il essayât de le dissimuler, son soulagement était visible. Il demanda sur un ton que le tragique des circonstances empêchait seul d’être comique.

– Il est bien mort ? En êtes-vous sûr ?

Le prêtre lui tourna le dos.

– Je m’y attendais, fit le médecin de Mégère.

Il ausculta le cœur un long moment, releva la tête et dit, exagérant encore sa froideur professionnelle :

– Pas mort. Il y a même dans tout cela une chose qui m’échappe, poursuivit-il à voix basse, et presque à l’oreille du curé de Mégère… La respiration doit être embarrassée par quelque caillot, le cœur se défend bien.

– On ne peut quand même pas le laisser là, remarqua l’un des gendarmes avec un regard de biais vers le prêtre, sans doute dans l’espoir d’être approuvé.

La petite moustache blonde du docteur trembla de colère.

– Monsieur le gendarme, dit-il, vous parlez comme un imbécile. Le moribond est intransportable, in-trans-por-ta-ble, comprenez-vous ?

Il pirouetta sur les talons et interrogea des yeux le grand Heurtebise qui accourait du château, tout essoufflé :

– M. le juge d’instruction nous demande tous là-haut ! Rassemblement !

Ils remontèrent la pente. Après avoir hésité un moment, le curé de Mégère les suivit comme à regret.

– Messieurs, dit le magistrat sitôt qu’ils se furent groupés autour de la table sur laquelle le greffier étalait son maigre dossier, il importe que nous restions ici entre nous. On ne laissera désormais passer personne, sous quelque prétexte que ce soit. Il y a eu déjà dans ce parc beaucoup trop d’allées et venues, monsieur le maire, et si vous laissez faire, nous aurons bientôt tout le village sur le dos. Je ne veux près de moi que les premiers témoins. Procédons par ordre.

Il se courba poliment sur sa chaise et dit :

– Monsieur le desservant d’abord… Et qu’est-ce que tu fiches là, toi, galopin ?

– Mon enfant de chœur, intervint doucement le curé de Mégère. Partez, André, vous voudrez bien prévenir ma gouvernante que je serai de retour dans vingt minutes ; j’irai seul, je connais maintenant le chemin. Monsieur le juge d’instruction, ma déposition sera courte. J’ai quitté Grenoble à trois heures environ et…

– Plutôt quatre heures, rectifia le magistrat en souriant. Dès le coup de téléphone, je me suis permis de m’informer avant mon départ. Je sais donc que vous êtes arrivé par le train de dix heures, que vous avez pris votre repas de midi à l’hôtel de l’Univers, que vous avez manqué la patache, fait une partie de la route avec un industriel connu de Lyon, et le reste du voyage dans la carriole de Mathurin dont une première déposition a déjà été recueillie qui sera d’ailleurs complétée, car elle signale un fait curieux – très curieux, que vous ne pouvez connaître. Mais tout cela n’a qu’une importance secondaire. Votre arrivée est antérieure au crime de plus d’une heure et demie. Laissez-moi vous exprimer mon regret de vous déranger de si bon matin après une journée qui n’a été que trop bien remplie. Je dois vous remercier encore du concours précieux que vous avez apporté, que vous apporterez à l’œuvre de la justice.

Le visage si jeune – l’émotion et la fatigue en accusaient encore l’extraordinaire finesse – se durcit.

– Pardon, dit le prêtre posément. J’ai fait de mon mieux pour prévenir un malheur, je déplore de n’avoir pas réussi. Mon rôle devrait finir là. Nouveau venu dans cette paroisse, je me crois tenu à une très grande réserve ; je ne pourrais accepter d’inaugurer un modeste ministère, déjà rendu difficile, par une collaboration avec…

– La police, conclut le juge. Ce scrupule vous honore, monsieur le desservant. Néanmoins, vous devez comprendre…

– Il sait ce qu’il veut, le gars, dit tout bas le grand Claude à l’oreille de son frère, avec admiration.

– Toute enquête de police est susceptible de s’égarer sur ce que nous appelons des fausses pistes, continua le prêtre. La justice des hommes, monsieur, ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne.

– Bon ! fit le magistrat d’une voix sèche, bien qu’il ne cessât pas de sourire. Tenons-nous-en à l’essentiel. Vous avez été réveillé par…

– Je n’ai pas été réveillé. J’avais mis beaucoup de temps à ouvrir mes malles, à mettre en ordre mes livres, bref à m’installer dans une chambre que je ne connaissais pas. Je venais seulement de m’étendre sur mon lit. Peut-être y ai-je fermé les yeux quelques minutes, c’est tout. J’ai donc entendu très distinctement plusieurs cris, suivis d’un claquement sec que j’ai pris pour un coup de pistolet. Madame… Madame… Bon… je ne me souviens plus du nom de la propriétaire de ce château.

– Beauchamp, fit le maire. Mme Beauchamp.

– Mme Beauchamp a dû…

– La victime a été assommée par derrière, et, d’après nos premières constatations, alors qu’elle tournait le dos à la porte du cabinet de toilette où devait se trouver caché l’assassin. On a pu relever, en effet, au fond d’un placard très profond, sur une pile de linge sale, la marque très reconnaissable d’un corps qui a dû y rester longtemps accroupi.

D’un coup d’œil, il réprima le murmure qui s’élevait du groupe des témoins.

– Inutile d’exprimer vos sentiments. Nous ne sommes pas au cinéma. De plus, continua-t-il, les persiennes de la chambre et du cabinet semblent être restées closes. Je dis « semblent » parce que, après tout, rien n’interdit de supposer qu’elles ont été fermées après le crime. Du troisième et probable acteur du drame, nous ne savons rien et l’hypothèse invraisemblable peut être la bonne.

Il tapota distraitement la table de ses doigts.

– Bref, reprit-il après un long silence, les cris que vous avez entendus, monsieur le desservant, n’ont probablement pas été poussés par la personne dont vous venez de prononcer le nom. Les vérifications seront faites ultérieurement, d’ailleurs. Mais au premier examen, la distance de cette maison à la vôtre, l’épaisseur du taillis, ne lui auraient pas permis de se faire entendre. Il y a eu deux crimes, monsieur, et jusqu’ici je ne saurais même affirmer qu’ils soient de la même main.

Le prêtre fit un geste d’indifférence.

– Ce que je puis assurer, dit-il simplement, c’est qu’une femme – oui, c’était une voix de femme ou de très jeune homme peut-être – a appelé au secours, cette nuit, vers deux heures. J’ai cru aussi entendre un coup de feu.

Il réfléchit un instant.

– Me serait-il permis de me rendre compte de l’orientation des deux pièces ? Je ne connais pas le pays, et il me serait impossible de dire dans quelle direction se trouve mon presbytère.

– J’allais justement vous le proposer, dit le juge.

La vieille dame sourit toujours, mais on lui a mis un bonnet neuf, et ses mâchoires sont maintenues par une mentonnière étroitement serrée. La piété de la gouvernante a déjà disposé au pied du lit la table rituelle recouverte d’une nappe blanche, la soucoupe d’eau bénite, le brin de buis, un crucifix. À l’entrée des deux hommes, elle se lève et ils échangent un grave salut.

– La façade de votre presbytère est orientée vers le sud, nous ne pouvons donc l’apercevoir que de profil, et encore vous verrez tout juste l’angle gauche du toit, derrière les arbres.

– La distance est grande, en effet, reconnaît le prêtre d’une voix rêveuse.

Il revient s’agenouiller près du lit, prie longuement la tête dans ses mains. Le juge s’affaire dans le cabinet ; Mme Louise s’approche, se penche.

– J’irai vous voir, monsieur le curé, dit-elle à voix si basse qu’il eût pu douter de l’avoir réellement entendue.

Lorsqu’il tourne la tête, elle a déjà repris sa place au fond du grand fauteuil, égrène son chapelet, sans paraître avoir remarqué le salut discret du juge qui grommelle dans l’escalier.

– Une ancienne religieuse sécularisée, la gouvernante… Insoupçonnable, mais suspecte. Voyez-vous, reprit-il en débouchant sur le perron, vous êtes jeune, monsieur le desservant, très jeune, et néanmoins il est clair que vous avez l’expérience des hommes, moi aussi.

– Ce n’est peut-être pas tout à fait la même.

– D’accord. La mienne est plutôt – soyons francs – pessimiste. Ce… ce pessimisme – je regrette de ne pas trouver un autre mot – m’a permis de résoudre un certain nombre d’affaires en apparence compliquées – en apparence seulement – et il en a embrouillé d’autres, parfois d’une manière irréparable. La méfiance, dans mon état, est une bonne chose, excellente même, aussi longtemps qu’elle excite le jugement mais ne le commande pas, ne devient pas un simple réflexe. Le danger, c’est que l’homme méfiant finit par se méfier de sa méfiance. Il n’a plus alors la liberté d’esprit nécessaire.

Il rougit un peu sous le regard froidement interrogateur du prêtre.

– Savez-vous que vous m’embarrassez, dit-il avec un sourire fin. On ne m’embarrasse pas facilement.

Il essuya son binocle, l’ajusta soigneusement sur son petit nez rose et court, qui le faisait ressembler à Balzac.

– J’approuve vos scrupules, notez-le bien. Nos montagnards sont méfiants, ils ne vous pardonneraient pas la moindre indiscrétion dont nous pourrions tirer profit. Soit. Mais vous ne me refuserez pas le plaisir, l’avantage, le bénéfice intellectuel de vous tenir au courant de mon enquête, à titre purement amical, bien entendu. Le prêtre fit un signe équivoque des épaules, comme s’il ne comprenait pas.

– Vous m’apportez quelque chose de très précieux, d’incomparable, un regard neuf. Ces gens me sont trop connus, à peine arrivons-nous à les distinguer les uns des autres. Un seul mot de vous peut me mettre en garde, m’épargner une faute, une imprudence, une injustice. Car j’avoue avoir déjà mon opinion sur cette affaire.

– Laquelle ? demanda le prêtre.

Le groupe formé autour de la table contemplait avec une curiosité mêlée de stupeur le magistrat aux cheveux gris s’entretenant avec ce jeune prêtre inconnu sur un ton d’empressement et de déférence.

– L’auteur du crime – je veux dire l’auteur principal – est un habitant de Mégère, fit-il en donnant à son visage une expression vague et distraite. De toute manière, nous serons bientôt fixés : on ne sort pas d’un pays comme celui-ci plus facilement qu’on y entre, et, à l’heure actuelle, de Fillière à Dombasle, tous les chemins sont gardés… Permettez ?

Il tourna le dos brusquement, descendit les marches et s’engagea dans l’allée de toute la vitesse de ses courtes jambes.

– Monsieur le procureur de la République…

– Bonjour, Frescheville, dit le nouveau venu. Chien de temps !

Il baissa le col de sa pelisse et ses moustaches gauloises apparurent hérissées de minuscules glaçons.

– Qu’est-ce que c’est ?

Il désignait du menton le prêtre qui, après avoir hésité, remonta les marches et rentra dans la maison.

– Le nouveau curé de Mégère.

– Ah ! On m’en a dit beaucoup de bien. Très jeune. Venu cette nuit, hein ?

– Un homme supérieur, affirma le juge, dont toute la personne, et jusqu’à l’expression, jusqu’au regard, venait de se transformer avec une rapidité surprenante.

– Au travail, messieurs.

Le procureur souleva légèrement son chapeau avec un regard circulaire.

– Enlevez les paperasses ! Pas de paperasses ici ! dit-il au greffier. Parlons d’abord. Causons entre nous à la bonne franquette. Vous grossoyerez après.

Et comme la toux discrète du juge semblait devoir préluder à un exposé méthodique de l’affaire :

– Sais tout. Inutile. Où sont les premiers témoins ? Où est le maire ? C’est vous qui avez trouvé le cadavre ?

– Oui, monsieur le procureur.

– Seul ?

– Non, monsieur le procureur. Mon garde champêtre, les deux Heurtebise et Drumeau.

– Présentez. Bon. Messieurs, veuillez vous rassembler un peu plus loin à l’écart. Merci. Où est la petite bonne ?

– J’aurais désiré que la gouvernante… suggéra timidement le juge.

– Petite bonne, répéta le procureur.

Ses yeux gris où la lumière tremble sans cesse au point de donner la double impression contradictoire du scintillement et de la fixité, comme animés d’une sorte de mouvement brownien, parurent se remplir d’une eau trouble, tandis que la lèvre inférieure projetée en avant ainsi que par la détente d’un ressort invisible découvrait des dents jaunes, carrées, pareilles à celles d’un cheval. Instruit par une longue expérience et résigné à subir tôt ou tard des confidences dont la minutieuse et monotone obscénité eût lassé toute autre servilité que la sienne, le juge ne put néanmoins retenir un soupir.

– Appelez Mlle Philomène, ordonna-t-il de cette voix basse avec laquelle il commandait chaque soir son absinthe au café des Deux-Garçons.

– Philomène Depouilly, dix-sept ans, née à Mégère, en service chez Mme Beauchamp depuis le mois d’août… Bon… j’écoute.

La petite servante chiffonnait le coin de son tablier.

– Vous troublez pas, reprit le procureur. Inutile de regarder M. le maire. Deux mots. Avez-vous un amoureux ?

Il dédaigna de lever les yeux, ainsi qu’un vieil acteur sûr de son effet. Mais la réplique lui fut renvoyée comme une balle :

– Oui, monsieur.

– Nom ?

– Si, m’sieu.

– Demande son nom.

– Comment il s’appelle ? Le fils à Mme Rouart, monsieur.

– Depuis quand ?

– La foire de Molènes.

– Vient ici ?

– Oui, m’sieu.

– Dans la maison ?

– Non, m’sieu.

– Si.

– Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.

– Rendez-vous hier soir ?

– Oui, m’sieu.

– Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi ?

La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.

– Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…

Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.

– Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.

Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.

Il s’inclina distraitement devant le procureur, cherchant le regard du juge qui répondit par un signe imperceptible.

– Vous permettez ? J’accompagne monsieur le curé quelques pas.

– De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui se passe ?

– Je crois que je puis avoir confiance en vous, murmura le prêtre sur le même ton. Je désirerais vous parler. Je ne quitterai pas mon presbytère aujourd’hui.

Il respirait difficilement, pressant son mouchoir entre ses lèvres. Le juge admira ses mains soignées, aux longs doigts, – des mains d’évêque. Entre deux quintes de toux, le prêtre ajouta :

– Je me sens très mal.

Mme Louise avait recouvert le cadavre d’un voile de gaze, mais le sourire de la vieille dame n’en paraissait que plus ironique. Sa bouche sans dents, effondrée par la contraction musculaire, ne faisait entre la pointe du nez et celle du menton qu’une poche d’ombre encore approfondie par la double et funèbre saillie des pommettes dont l’os semblait prêt à percer la peau. Les vains efforts de la gouvernante pour effacer avec son mouchoir la couche épaisse de fard n’avaient réussi qu’à l’étaler jusqu’aux tempes, donnant à ce visage de petite bourgeoise un air de mascarade funèbre.

– La victime possédait-elle un revolver ? demanda tout à coup le procureur.

À cette question, le juge qui feignait d’examiner attentivement la fenêtre, se retourna brusquement.

– Oui, monsieur, dit l’ancienne religieuse.

Elle alla droit vers le secrétaire, ouvrit un tiroir et de la même voix indifférente :

– Il était là d’ordinaire.

– Il était là, répéta le procureur. Il n’y est plus. Bon ; la victime…

Mais la réponse vint avant qu’il eût achevé sa phrase.

– Mme Beauchamp n’y attachait aucune importance, monsieur le procureur. Elle n’était pas craintive. Nous n’avions d’ailleurs aucune raison de craindre qui que ce fût. La maison nous a toujours paru un peu isolée, voilà tout.

– Votre maîtresse, le cas échéant, eût-elle été capable de se défendre, de se servir d’une arme à feu ?

– Certainement. C’était la femme d’un militaire, elle avait beaucoup voyagé, parfois même dans des contrées peu sûres, au Chili, au Brésil.

– A-t-elle tiré cette nuit ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que je l’aurais entendu. Je dors très peu.

– En somme, vous assuriez vous seule la surveillance et la protection de cette maison ?

– Oui, monsieur. Mme Beauchamp menait dans ces derniers temps une vie très… très distraite. Elle ne recevait plus personne depuis des mois. Elle ne s’occupait jamais de rien. Ce que je faisais était bien fait.

– Alors vous auriez dû savoir que votre petite bonne avait un amoureux qui lui donnait rendez-vous chaque jour dans le parc, à la brune. Il s’y trouvait encore hier soir, mes renseignements sont formels. Hé bien ? Vous saviez ça ?

– Oui, monsieur. Il s’agit du fils Rouart, un bon garçon. Madame s’intéressait à l’établissement de Philomène et je crois qu’elle lui eût fourni une petite dot.

Elle s’arrêta perfidement une seconde, juste assez longtemps pour que le juge dressât l’oreille, et continua d’une voix qui détachait chaque syllabe.

– Nous avons recueilli cette enfant après son passage à Grenoble. Elle y avait souffert au physique et au moral. Le café où elle servait n’était pas, m’a-t-on dit, des plus sûrs ni des mieux famés.

Elle se tut, baissa les yeux. La face du procureur s’empourpra.

– B… Bien, dit-il. J’ai simplement noté les coïncidences. Un homme a été blessé d’un coup de feu. Un revolver qu’on cherche à sa place habituelle ne s’y trouve plus. La bonne a un amant auquel la maison est familière. Or, les circonstances du crime semblent prouver que son auteur, s’il ne connaissait les aîtres, devait avoir été très exactement renseigné. Par qui ?

Le feu qui avait rougi ses joues s’apaisait peu à peu, et il allait de long en large à travers la chambre.

– Je m’étonne, dit-il, que vous n’ayez pas encore eu la curiosité d’aller voir…

– J’attendais qu’on m’en priât. Monsieur le procureur jugera sans doute que j’ai rempli déjà ce matin, de mon mieux, des devoirs assez pénibles. Les forces d’une vieille femme ont des limites, monsieur. Et d’ailleurs, il est peu probable que mon témoignage vous soit utile. Si l’assas… Si le moribond m’était connu, il le serait aussi des gens de Mégère, car Madame ne recevait qu’un très petit nombre d’amis, tous au-dessus du soupçon. Nos fournisseurs sont ceux du village et encore montent-ils rarement au château : je fais les courses nécessaires, chaque matin, après la messe, soit avec Philomène, soit seule. Mais je vous accompagnerai là-bas volontiers, s’il le faut.

Les premiers témoins avaient repris leur place autour de la table. Le juge fit au greffier signe de le suivre, et, s’écartant de quelques pas :

– L’enquête est conduite en dépit du bon sens, fit-il. Jamais vu conduire une enquête comme ça !

Le médecin de Mégère les précédait. Ils le rejoignirent.

– J’ai donné des ordres aux brancardiers… Nous allons le descendre à la mairie provisoirement, dit le docteur, nous verrons plus tard. En somme, l’état ne semble pas s’être beaucoup aggravé jusqu’ici. Le cœur se défend mieux. Je viens de téléphoner à mon confrère de Gesvres. Peut-être réussirons-nous à débarrasser la trachée des caillots qui l’encombrent, – du moins, je le suppose. Car la blessure du poumon n’explique pas les crises aiguës de suffocation que j’observe depuis une heure à peine. Il y a là quelque chose de bizarre.

Le docteur s’accroupit, soulevant la tête du moribond qu’il posa entre ses genoux. La gouvernante, serrant son mouchoir sur sa bouche, s’arrêta devant l’inconnu sans d’abord oser lever les yeux. Puis elle le regarda en silence, et poussa un long soupir.

– Je ne le connais pas, dit-elle. Je ne l’ai jamais vu.

– Drôlement vêtu, remarqua le procureur. Drôlement vêtu pour un voyage en montagne. Bigre ! Une chemise, une vieille culotte, pas de chaussures… Comment expliquez-vous ça ? monsieur le juge d’instruction.

– J’ajoute que la chemise est en flanelle et d’excellente qualité, fit le médecin de Mégère. L’individu portait, en outre, une amulette, une plaque d’identité, ou quelque chose d’approchant, la trace en est visible à la base du cou. Je le prendrais volontiers pour un Italien : il a paru d’ailleurs prononcer quelques mots dans cette langue.

– Italien ou pas Italien, le costume n’est pas ordinaire. Notez aussi que les mains sont sales mais sans déchirures ni calles. Déguisé en vagabond, hein, Frescheville ?

Ils étaient groupés face au mourant, dont le léger râle, entendu par instants, ressemblait au bourdonnement d’une abeille. Du haut de la pente, la voix du grand Heurtebise s’éleva.

– Monsieur le docteur, l’ambulance vient d’arriver. Ils apportent le brancard.

– Déguisement… peuh (il parlait avec embarras et plutôt de l’air d’un homme qui, soucieux seulement d’esquiver une objection embarrassante, garde secrète sa propre opinion). N’oubliez pas qu’une première enquête a relevé les traces d’une assez longue station du meurtrier au fond du placard. J’en puis conclure qu’il a dû circuler à travers la maison avant de trouver sa cachette. Admettons même qu’il s’y soit rendu directement. On ne traverse pas une maison, même habitée par deux vieilles femmes et une enfant, même vaste et partiellement abandonnée comme celle-ci, en paletot de fourrure, avec des souliers ferrés. Pour expliquer la présence ici de l’assassin dans ce costume, il suffit d’imaginer qu’il a été surpris, ou cru l’être, qu’il s’est enfui avant d’avoir pu remettre la main sur le paquet de vêtements probablement dissimulé dans quelque coin du château, ou de ce jardin.

– Très bien, parfait, conclut le procureur. La raison de la fuite précipitée se devine. Le coup de feu a été tiré par la vieille dame et l’assassin ne songeait plus qu’à disparaître au plus vite avec une balle dans la peau. Reste, mon cher Frescheville, que nous n’avons pas encore mis la main sur ce fameux revolver.

– Permettez, commença le docteur qui s’affairait autour du brancard et des porteurs, mais un geste impérieux du petit juge lui coupa la parole, et il termina sa phrase par un bredouillement confus.

Les infirmiers avaient déjà glissé la toile sous le corps inerte. Une dernière fois, le médecin de Mégère approcha le visage de la face obscure, aux paupières closes.

– Tiens, fit-il.

Des doigts, il ouvrait la bouche du moribond et les deux magistrats virent qu’elle était pleine de terre. Entre le pouce et l’index, le docteur élevait à la hauteur de ses yeux un caillou de la grosseur du pouce, souillé d’une bave sanglante. Les yeux du juge jetèrent un éclair, vite éteint.

– Que signifie ? demanda le procureur.

– Oh ! peu de chose, répliqua le docteur, après un regard échangé avec le petit homme. Sans doute, s’est-il débattu un moment, la face contre le sol. Voyez comme il respire mieux maintenant…

Ils remontèrent tous ensemble derrière le brancard, laissant la gouvernante gagner la maison par un autre chemin.

– Monsieur le procureur, dit le juge, je vous demande la permission d’accompagner le blessé jusqu’au village. Il serait utile de nous mettre en communication téléphonique avec la gendarmerie de Grenoble, qui doit avoir terminé les premières vérifications.

Il feignit d’interpréter comme un congé le regard surpris, vaguement soupçonneux de son chef, et sitôt qu’il eut rejoint le docteur il appuya sur son bras une main tremblante, dont l’autre sentit la chaleur à travers sa manche.

– Le procureur rentrera tout à l’heure à Grenoble, fit-il ; c’est moi qui orienterai l’enquête. Pas dommage. Le vieux n’est pas si bête qu’il en a l’air, mais il n’a sûrement pas encore, si bon matin, son compte de morphine. Pauvre diable. Je l’ai connu assez brillant, jadis, à Narbonne, avant la mort de sa femme. La petite bonne l’a mis proprement dans sa poche, hein ? Il l’a connue chez Mme Estève et, le pis, c’est que l’ancienne religieuse le sait. Un magistrat saisi par la débauche, docteur, ne devrait exercer qu’à Paris !

Il attendait une réponse qui ne vint pas et reprit avec une gaieté forcée :

– Le juge d’instruction doit se méfier de tous, et d’abord de son procureur. Voilà pourquoi je me suis permis… Et maintenant, une simple question : la blessure a-t-elle causé une hémorragie immédiate ?

– Certainement.

– Abondante ?

– Probable.

– Bon, dit le petit homme avec un soulagement visible. Or, nous n’avons relevé dans la maison, ni dans le parc, aucune trace de sang. Le type a reçu son compte juste à l’endroit où il est tombé.

– Complice ?

– Chut, fit le juge, un doigt sur la bouche.

Mais ses yeux interrogeaient encore avec inquiétude le visage souriant du médecin de Mégère, qui, d’un air indifférent, laissa tomber tout à coup ces paroles surprenantes :

– Je commence à croire que je sauverai mon bonhomme. Je le souhaite, ne serait-ce que pour apprendre le nom du petit camarade qui lui a fourré ce caillou dans la gorge, hein, cher ami ?…

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