Un Rêve

Chapitre 9

 

— Écoute bien ce que je vais te dire… Tu n’es plus un enfant, etil est temps que tu saches tout… Autrefois, j’avais une grandeamie… Elle épousa un homme dont elle était passionnément amoureuse,et ils vécurent heureux. Dès la première année de leur union, ilsrésolurent de se rendre à Saint-Pétersbourg, pour quelquessemaines, afin de se divertir un peu. Descendus dans un grandhôtel, ils passèrent toutes leurs soirées au théâtre ou au bal. Monamie était assez bien faite de sa personne, on la remarquait et lesjeunes gens lui faisaient la cour, un jeune homme surtout… unofficier. Il la suivait comme son ombre et partout où elle allait,la jeune femme sentait peser sur elle le regard de ses yeux noirs,cruels, épineux. Jamais il ne chercha à lui être présenté, ni à luiadresser la parole, se contentant de la fixer avec une insolencenarquoise.

Lasse de supporter cette singulière persécution, mon amie se mità supplier son mari de partir, car les plaisirs de la capitale nela tentaient plus.

Un soir, elle resta seule, pour la première fois, son épouxs’étant laissé entraîner dans un club par un groupe d’officiers dumême régiment que l’homme aux yeux cruels… D’abord, elle décidad’attendre le retour de son compagnon, puis, voyant qu’il tardait,elle renvoya sa camériste et se mit au lit… Tout à coup, elle futenvahie par une étrange sensation de frayeur et commença àgrelotter de tous ses membres. Elle avait cru percevoir un bruitléger derrière le mur, comme un chien qui gratterait à une porte.Elle tourna les yeux. Une veilleuse clignotait dans l’angleopposé ; tous les murs étaient couverts d’étoffe… Subitement,le tissu remua, se souleva, se déplaça… Et l’homme aux yeux cruelsparut sortir du mur, tout de noir vêtu !

Elle voulut crier, mais pas un son ne sortit de sa gorge,paralysée par la terreur. L’homme bondit sur elle, comme un fauve,et lui jeta quelque chose sur la tête, quelque chose d’étouffant,de lourd, de couleur blanche… Que s’est-il passé ensuite ?… Jene m’en souviens plus… je ne me souviens plus de rien !… Celaressemblait à un meurtre… Quand le brouillard se fût dissipé et queje… que mon amie eût retrouvé ses sens, il n’y avait plus personnedans la pièce. Longtemps, elle n’eut pas la force de crier… Enfin,elle poussa un hurlement strident… et tout se brouilla denouveau…

Elle reconnut le visage de son mari penché sur elle, anxieux…Ses compagnons l’avaient retenu au club jusqu’à deux heures dumatin… Il commença à l’interroger, mais elle ne voulut rien luidire… Puis elle se sentit mal… Toutefois, restée seule dans lachambre, elle eut la force d’examiner le mur et découvrit une portedérobée derrière l’étoffe…

Soudain, elle s’aperçut qu’elle n’avait plus son alliance, unevieille relique familiale, un curieux anneau, orné de sept étoilesd’or alternant avec des étoiles d’argent.

Son mari le remarqua également et lui demanda ce qu’étaitdevenue la bague ; comme elle ne put évidemment rien luirépondre, il crut qu’elle l’avait égarée, la chercha dans tous lescoins et ne la trouva pas. Fortement affectés par les derniersévénements, ils décidèrent de quitter la capitale au plus vite etse mirent en route aussitôt que le médecin eut permis à mon amie dese déplacer…

Mais imagine-toi !… Le jour même de leur départ, ilscroisèrent, dans la rue, deux infirmiers portant sur un brancard unhomme qui venait d’avoir eu le crâne fendu d’un coup de sabre… Etla victime n’était autre que l’étrange visiteur nocturne… Onl’avait tué au cours d’une partie de cartes !

Mon amie se réfugia à la campagne, devint mère pour la premièrefois… vécut quelques années encore avec son mari. Il ne sut jamaisrien. D’ailleurs, que pouvait-elle lui dire : elle ignorait toutelle-même…

Mais ils ne goûtèrent plus jamais le bonheur d’autrefois : unpoids inexplicable, une tristesse sans nom assombrissait leurexistence… Ils n’eurent pas d’autres enfants… et ce fils…

Ma mère frissonna, et cacha son visage entre ses mains.

« Dis-moi en toute franchise, reprit-elle avec une énergieredoublée, est-ce que mon amie était coupable ? Est ce qu’ellepouvait se reprocher quelque chose ? Elle était punie, maisn’avait-elle pas le droit de clamer à la face de Dieu lui-même quele châtiment était immérité ?… Pourquoi se fait-il doncqu’elle soit dévorée de remords, comme une criminelle, et qu’aprèsde longues années son passé l’effraie encore ?… Macbeth avaittué Banco — rien d’étonnant à ce que le spectre de sa victime n’eûtjamais cessé de le persécuter… tandis que moi… »

Là dessus, ses propos devinrent tellement confus que je n’y puscomprendre goutte… À présent, elle délirait ; je n’en doutaisplus.

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