Chapitre 6
LE trouble qui m’avait envahi au début de notre entretien avaitfini par se dissiper ; à présent, j’étais surpris de leconnaître, sans plus. Certes, je n’aimais pas le petit sourirenarquois qui errait au coin des lèvres de M. le baron, quand il meposait des questions, ni ses yeux inquisiteurs qui me perçaientcomme des vrilles… Il y avait, en même temps, dans son regard,quelque chose de cruel et de protecteur… quelque chose d’effrayant.Ce regard-là, je ne l’avais jamais vu en rêve.
Curieux visage que le sien : usé, défraîchi, fatigué et jeunepourtant, désagréablement jeune ! En outre, mon « autre père »ne portait pas au front la cicatrice profonde qui barrait celui dubaron et que je n’avais pas remarquée au début de notreconversation.
À peine avais-je eu le temps d’indiquer à ma nouvelleconnaissance le nom de notre rue et le numéro de la maison qu’ungrand nègre, enveloppé dans une cape, qui lui dissimulait tout lebas du visage, s’approcha, par-derrière, de mon voisin et luitoucha l’épaule. L’autre se retourna en murmurant :
« Ah ! ah ! Enfin ! »
Puis il me salua d’un léger signe de tête et disparut àl’intérieur de l’établissement, avec le nègre.
Je résolus d’attendre son retour : non pas pour lui parler (jene savais même plus quoi lui dire), mais pour vérifier monimpression première. Une demi-heure passa, puis une heure… Point debaron… Je partis à sa recherche, traversai tous les salons, mais nele trouvai nulle part : il avait dû partir depuis longtemps, avecson nègre, par la porte de derrière.
Souffrant d’un léger mal de tête, je décidai de prendre l’air etlongeai le quai jusqu’aux frondaisons du parc municipal, planté làdepuis quelque deux siècles. Après avoir erré près de deux heuressous les grands platanes, je revins chez moi.