La Femme de trente ans

La Femme de trente ans

d’ Honoré de Balzac

DÉDIÉ À LOUIS BOULANGER, PEINTRE.

Chapitre 1 PREMIÈRES FAUTES

Au commencement du mois d’avril 1813, il y eut un dimanche dont la matinée promettait un de ces beaux jours où les Parisiens voient pour la première fois de l’année leurs pavés sans boue et leur ciel sans nuages. Avant midi un cabriolet à pompe attelé de deux chevaux fringants déboucha dans la rue de Rivoli par la rue Castiglione, et s’arrêta derrière plusieurs équipages stationnés à la grille nouvellement ouverte au milieu de la terrasse des Feuillants. Cette leste voiture était conduite par un homme en apparence soucieux et maladif; des cheveux grisonnants couvraient à peine son crâne jaune et le faisaient vieux avant le temps&|160;; il jeta les rênes au laquais à cheval qui suivait sa voiture, et descendit pour prendre dans ses bras une jeune fille dont la beauté mignonne attira l’attention des oisifs en promenade sur la terrasse. La petite personne se laissa complaisamment saisir par la taille quand elle fut debout sur le bord de la voiture, et passa ses bras autour du cou de son guide, qui la posa sur le trottoir, sans avoir chiffonné la garniture de sa robe en reps vert. Un amant n’aurait pas eu tant de soin. L’inconnu devait être le père de cette enfant qui, sans le remercier, lui prit familièrement le bras et l’entraîna brusquement dans le jardin. Le vieux père remarqua les regards émerveillés de quelques jeunes gens, et la tristesse empreinte sur son visage s’effaça pour un moment. Quoiqu’il fût arrivé depuis long-temps à l’âge où les hommes doivent se contenter des trompeuses jouissances que donne la vanité, il se mit à sourire.

L’on te croit ma femme, dit-il à l’oreille de la jeune personne en se redressant et marchant avec une lenteur qui la désespéra.

Il semblait avoir de la coquetterie pour sa fille et jouissaitpeut-être plus qu’elle des œillades que les curieux lançaient surses petits pieds chaussés de brodequins en prunelle puce, sur unetaille délicieuse dessinée par une robe à guimpe, et sur le coufrais qu’une collerette brodée ne cachait pas entièrement. Lesmouvements de la marche relevaient par instants la robe de la jeunefille, et permettaient de voir, au-dessus des brodequins, larondeur d’une jambe finement moulée par un bas de soie à jours.Aussi, plus d’un promeneur dépassa-t-il le couple pour admirer oupour revoir la jeune figure autour de laquelle se jouaient quelquesrouleaux de cheveux bruns, et dont la blancheur et l’incarnatétaient rehaussés autant par les reflets du satin rose qui doublaitune élégante capote, que par le désir et l’impatience quipétillaient dans tous les traits de cette jolie personne. Une doucemalice animait ses beaux yeux noirs, fendus en amande, surmontés desourcils bien arqués, bordés de longs cils, et qui nageaient dansun fluide pur. La vie et la jeunesse étalaient leurs trésors sur cevisage mutin et sur un buste, gracieux encore, malgré la ceinturealors placée sous le sein. Insensible aux hommages, la jeune filleregardait avec une espèce d’anxiété le château des Tuileries, sansdoute le but de sa pétulante promenade. Il était midi moins unquart. Quelque matinale que fût cette heure, plusieurs femmes, quitoutes avaient voulu se montrer en toilette, revenaient du château,non sans retourner la tête d’un air boudeur, comme si elles serepentaient d’être venues trop tard pour jouir d’un spectacledésiré. Quelques mots échappés à la mauvaise humeur de ces bellespromeneuses désappointées et saisis au vol par la jolie inconnue,l’avaient singulièrement inquiétée. Le vieillard épiait d’un œilplus curieux que moqueur les signes d’impatience et de crainte quise jouaient sur le charmant visage de sa compagne, et l’observaitpeut-être avec trop de soin pour ne pas avoir quelquearrière-pensée paternelle.

Ce dimanche était le treizième de l’année 1813. Le surlendemain,Napoléon partait pour cette fatale campagne pendant laquelle ilallait perdre successivement Bessières et Duroc, gagner lesmémorables batailles de Lutzen et de Bautzen, se voir trahi parl’Autriche, la Saxe, la Bavière, par Bernadotte, et disputer laterrible bataille de Leipsick. La magnifique parade commandée parl’empereur devait être la dernière de celles qui excitèrent silong-temps l’admiration des Parisiens et des étrangers. La vieillegarde allait exécuter pour la dernière fois les savantes manœuvresdont la pompe et la précision étonnèrent quelquefois jusqu’à cegéant lui-même, qui s’apprêtait alors à son duel avec l’Europe. Unsentiment triste amenait aux Tuileries une brillante et curieusepopulation. Chacun semblait deviner l’avenir, et pressentaitpeut-être que plus d’une fois l’imagination aurait à retracer letableau de cette scène, quand ces temps héroïques de la Francecontracteraient, comme aujourd’hui, des teintes presquefabuleuses.

–&|160;Allons donc plus vite, mon père, disait la jeune filleavec un air de lutinerie en entraînant le vieillard. J’entends lestambours.

–&|160;C’est les troupes qui entrent aux Tuileries,répondit-il.

–&|160;Ou qui défilent, tout le monde revient&|160;!répliqua-t-elle avec une enfantine amertume qui fit sourire levieillard.

–&|160;La parade ne commence qu’à midi et demi, dit le père quimarchait presque en arrière de son impétueuse fille.

À voir le mouvement qu’elle imprimait à son bras droit, vouseussiez dit qu’elle s’en aidait pour courir. Sa petite main, biengantée, froissait impatiemment un mouchoir, et ressemblait à larame d’une barque qui fend les ondes. Le vieillard souriait parmoments&|160;; mais parfois aussi des expressions soucieusesattristaient passagèrement sa figure desséchée. Son amour pourcette belle créature lui faisait autant admirer le présent quecraindre l’avenir. Il semblait se dire&|160;: – Elle est heureuseaujourd’hui, le sera-t-elle toujours&|160;? Car les vieillards sontassez enclins à doter de leurs chagrins l’avenir des jeunes gens.Quand le père et la fille arrivèrent sous le péristyle du pavillonau sommet duquel flottait le drapeau tricolore, et par où lespromeneurs vont et viennent du jardin des Tuileries dans leCarrousel, les factionnaires leur crièrent d’une voix grave&|160;:– On ne passe plus&|160;!

L’enfant se haussa sur la pointe des pieds, et put entrevoir unefoule de femmes parées qui encombrait les deux côtés de la vieillearcade en marbre par où l’empereur devait sortir.

–&|160;Tu le vois bien, mon père, nous sommes partis troptard.

Sa petite moue chagrine trahissait l’importance qu’elle avaitmise à se trouver à cette revue.

–&|160;Eh&|160;! bien, Julie, allons-nous-en, tu n’aimes pas àêtre foulée.

–&|160;Restons, mon père. D’ici je puis encore apercevoirl’empereur. S’il périssait pendant la campagne, je ne l’auraisjamais vu.

Le père tressaillit en entendant ces paroles, car sa fille avaitdes larmes dans la voix&|160;; il la regarda, et crut remarquersous ses paupières abaissées quelques pleurs causés moins par ledépit que par un de ces premiers chagrins dont le secret est facileà deviner pour un vieux père. Tout à coup Julie rougit, et jeta uneexclamation dont le sens ne fut compris ni par les sentinelles, nipar le vieillard. À ce cri, un officier qui s’élançait de la courvers l’escalier se retourna vivement, s’avança jusqu’à l’arcade dujardin, reconnut la jeune personne un moment cachée par les grosbonnets à poil des grenadiers, et fit fléchir aussitôt, pour elleet pour son père, la consigne qu’il avait donnée lui-même&|160;;puis, sans se mettre en peine des murmures de la foule élégante quiassiégeait l’arcade, il attira doucement à lui l’enfantenchantée.

–&|160;Je ne m’étonne plus de sa colère ni de son empressement,puisque tu étais de service, dit le vieillard à l’officier d’un airaussi sérieux que railleur.

–&|160;Monsieur, répondit le jeune homme, si vous voulez êtrebien placés, ne nous amusons point à causer. L’empereur n’aime pasà attendre, et je suis chargé par le maréchal d’allerl’avertir.

Tout en parlant, il avait pris, avec une sorte de familiarité,le bras de Julie, et l’entraînait rapidement vers le Carrousel.Julie aperçut avec étonnement une foule immense qui se pressaitdans le petit espace compris entre les murailles grises du palaiset les bornes réunies par des chaînes qui dessinent de grandscarrés sablés au milieu de la cour des Tuileries. Le cordon desentinelles, établi pour laisser un passage libre à l’empereur et àson état-major, avait beaucoup de peine à ne pas être débordé parcette foule empressée et bourdonnant comme un essaim.

–&|160;Cela sera donc bien beau, demanda Julie en souriant.

–&|160;Prenez donc garde, s’écria l’officier qui saisit Juliepar la taille et la souleva avec autant de vigueur que de rapiditépour la transporter près d’une colonne.

Sans ce brusque enlèvement, sa curieuse parente allait êtrefroissée par la croupe du cheval blanc, harnaché d’une selle envelours vert et or, que le Mameluck de Napoléon tenait par labride, presque sous l’arcade, à dix pas en arrière de tous leschevaux qui attendaient les grands-officiers, compagnons del’empereur. Le jeune homme plaça le père et la fille près de lapremière borne de droite, devant la foule, et les recommanda par unsigne de tête aux deux vieux grenadiers entre lesquels ils setrouvèrent. Quand l’officier revint au palais, un air de bonheur etde joie avait succédé sur sa figure au subit effroi que la reculadedu cheval y avait imprimé&|160;; Julie lui avait serrémystérieusement la main, soit pour le remercier du petit servicequ’il venait de lui rendre, soit pour lui dire&|160;: – Enfin jevais donc vous voir&|160;! Elle inclina même doucement la tête enréponse au salut respectueux que l’officier lui fit, ainsi qu’à sonpère, avant de disparaître avec prestesse. Le vieillard, quisemblait avoir exprès laissé les deux jeunes gens ensemble, restaitdans une attitude grave, un peu en arrière de sa fille&|160;; maisil l’observait à la dérobée, et tâchait de lui inspirer une faussesécurité en paraissant absorbé dans la contemplation du magnifiquespectacle qu’offrait le Carrousel. Quand Julie reporta sur son pèrele regard d’un écolier inquiet de son maître, le vieillard luirépondit même par un sourire de gaieté bienveillante&|160;; maisson œil perçant avait suivi l’officier jusque sous l’arcade, etaucun événement de cette scène rapide ne lui avait échappé.

–&|160;Quel beau spectacle&|160;! dit Julie à voix basse enpressant la main de son père.

L’aspect pittoresque et grandiose que présentait en ce moment leCarrousel faisait prononcer cette exclamation par des milliers despectateurs dont toutes les figures étaient béantes d’admiration.Une autre rangée de monde, tout aussi pressée que celle où levieillard et sa fille se tenaient, occupait, sur une ligneparallèle au château, l’espace étroit et pavé qui longe la grilledu Carrousel. Cette foule achevait de dessiner fortement, par lavariété des toilettes de femmes, l’immense carré long que formentles bâtiments des Tuileries et cette grille alors nouvellementposée. Les régiments de la vieille garde qui allaient être passésen revue remplissaient ce vaste terrain, où ils figuraient en facedu palais d’imposantes lignes bleues de dix rangs de profondeur. Audelà de l’enceinte, et dans le Carrousel, se trouvaient, surd’autres lignes parallèles, plusieurs régiments d’infanterie et decavalerie prêts à défiler sous l’arc triomphal qui orne le milieude la grille, et sur le faîte duquel se voyaient, à cette époque,les magnifiques chevaux de Venise. La musique des régiments placéeau bas des galeries du Louvre, était masquée par les lancierspolonais de service. Une grande partie du carré sablé restait videcomme une arène préparée pour les mouvements de ses corpssilencieux dont les masses, disposées avec la symétrie de l’artmilitaire, réfléchissaient les rayons du soleil dans les feuxtriangulaires de dix mille baïonnettes. L’air, en agitant lesplumets des soldats, les faisait ondoyer comme les arbres d’uneforêt courbés sous un vent impétueux. Ces vieilles bandes, muetteset brillantes, offraient mille contrastes de couleurs dus à ladiversité des uniformes, des parements, des armes et desaiguillettes. Cet immense tableau, miniature d’un champ de batailleavant le combat, était poétiquement encadré, avec tous sesaccessoires et ses accidents bizarres, par les hauts bâtimentsmajestueux, dont l’immobilité semblait imitée par les chefs et lessoldats. Le spectateur comparait involontairement ses murs d’hommesà ces murs de pierre. Le soleil du printemps, qui jetaitprofusément sa lumière sur les murs blancs bâtis de la veille etsur les murs séculaires, éclairait pleinement ces innombrablesfigures basanées qui toutes racontaient des périls passés etattendaient gravement les périls à venir. Les colonels de chaquerégiment allaient et venaient seuls devant les fronts que formaientces hommes héroïques. Puis, derrière les masses carrées de cestroupes bariolées d’argent, d’azur, de pourpre et d’or, les curieuxpouvaient apercevoir les banderoles tricolores attachées aux lancesde six infatigables cavaliers polonais, qui, semblables aux chiensconduisant un troupeau le long d’un champ, voltigeaient sans cesseentre les troupes et les curieux, pour empêcher ces derniers dedépasser le petit espace de terrain qui leur était concédé auprèsde la grille impériale. À ces mouvements près, on aurait pu secroire dans le palais de la Belle au bois dormant. La brise duprintemps, qui passait sur les bonnets à longs poils desgrenadiers, attestait l’immobilité des soldats, de même que lesourd murmure de la foule accusait leur silence. Parfois seulementle retentissement d’un chapeau chinois, ou quelque léger coupfrappé par inadvertance sur une grosse caisse et répété par leséchos du palais impérial, ressemblait à ces coups de tonnerrelointains qui annoncent un orage. Un enthousiasme indescriptibleéclatait dans l’attente de la multitude. La France allait faire sesadieux à Napoléon, à la veille d’une campagne dont les dangersétaient prévus par le moindre citoyen. Il s’agissait, cette fois,pour l’Empire Français, d’être ou de ne pas être. Cette penséesemblait animer la population citadine et la population armée quise pressaient, également silencieuses, dans l’enceinte où planaientl’aigle et le génie de Napoléon. Ces soldats, espoir de la France,ces soldats, sa dernière goutte de sang, entraient aussi pourbeaucoup dans l’inquiète curiosité des spectateurs. Entre laplupart des assistants et des militaires, il se disait des adieuxpeut-être éternels&|160;; mais tous les cœurs, même les plushostiles à l’empereur, adressaient au ciel des vœux ardents pour lagloire de la patrie. Les hommes les plus fatigués de la luttecommencée entre l’Europe et la France avaient tous déposé leurshaines en passant sous l’arc de triomphe, comprenant qu’au jour dudanger Napoléon était toute la France. L’horloge du château sonnaune demi-heure. En ce moment les bourdonnements de la foulecessèrent, et le silence devint si profond, que l’on eût entendu laparole d’un enfant. Le vieillard et sa fille, qui semblaient nevivre que par les yeux, distinguèrent alors un bruit d’éperons etun cliquetis d’épées qui retentirent sous le sonore péristyle duchâteau.

Un petit homme assez gras, vêtu d’un uniforme vert, d’uneculotte blanche, et chaussé de bottes à l’écuyère, parut tout àcoup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussiprestigieux que cet homme lui-même. Le large ruban rouge de laLégion-d’Honneur flottait sur sa poitrine. Une petite épée était àson côté. L’homme fut aperçu par tous les yeux, et à la fois, detous les points dans la place. Aussitôt, les tambours battirent auxchamps, les deux orchestres débutèrent par une phrase dontl’expression guerrière fut répétée sur tous les instruments, depuisla plus douce des flûtes jusqu’à la grosse caisse. À ce belliqueuxappel, les âmes tressaillirent, les drapeaux saluèrent, les soldatsprésentèrent les armes par un mouvement unanime et régulier quiagita les fusils depuis le premier rang jusqu’au dernier dans leCarrousel. Des mots de commandement s’élancèrent de rang en rangcomme des échos. Des cris de&|160;: Vive l’empereur&|160;! furentpoussés par la multitude enthousiasmée. Enfin tout frissonna, toutremua, tout s’ébranla. Napoléon était monté à cheval. Ce mouvementavait imprimé la vie à ces masses silencieuses, avait donné unevoix aux instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, uneémotion à toutes les figures. Les murs des hautes galeries de cevieux palais semblaient crier aussi&|160;: Vive l’empereur&|160;!Ce ne fut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, unsimulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive image de cerègne si fugitif. L’homme entouré de tant d’amour, d’enthousiasme,de dévouement, de vœux, pour qui le soleil avait chassé les nuagesdu ciel, resta sur son cheval, à trois pas en avant du petitescadron doré qui le suivait, ayant le grand-maréchal à sa gauche,le maréchal de service à sa droite. Au sein de tant d’émotionsexcitées par lui, aucun trait de son visage ne paruts’émouvoir.

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu, oui. À Wagram au milieu du feu, à laMoscowa parmi les morts, il est toujours tranquille comme Baptiste,lui&|160;

Cette réponse à de nombreuses interrogations était faite par legrenadier qui se trouvait auprès de la jeune fille. Julie futpendant un moment absorbée par la contemplation de cette figure,dont le calme indiquait une si grande sécurité de puissance.L’empereur se pencha vers Duroc, auquel il dit une phrase courtequi fit sourire le grand-maréchal. Les manœuvres commencèrent. Sijusqu’alors la jeune personne avait partagé son attention entre lafigure impassible de Napoléon et les lignes bleues, vertes etrouges des troupes, en ce moment elle s’occupa presqueexclusivement, au milieu des mouvements rapides et réguliersexécutés par ces vieux soldats, d’un jeune officier qui courait àcheval parmi les lignes mouvantes, et revenait avec une infatigableactivité vers le groupe à la tête duquel brillait le simpleNapoléon. Cet officier montait un superbe cheval noir, et sefaisait distinguer, au sein de cette multitude chamarrée, par lebel uniforme bleu de ciel des officiers d’ordonnance de l’empereur.Ses broderies pétillaient si vivement au soleil, et l’aigrette deson schako étroit et long en recevait de si fortes lueurs, que lesspectateurs durent le comparer à un feu follet, à une âme invisiblechargée par l’empereur d’animer, de conduire ces bataillons dontles armes ondoyantes jetaient des flammes, quand, sur un seul signede ses yeux, ils se brisaient, se rassemblaient, tournoyaient commeles ondes d’un gouffre, ou passaient devant lui comme ces lameslongues, droites et hautes que l’Océan courroucé dirige sur sesrivages.

Quand les manœuvres furent terminées, l’officier d’ordonnanceaccourut à bride abattue, et s’arrêta devant l’empereur pour enattendre les ordres. En ce moment, il était à vingt pas de Julie,en face du groupe impérial, dans une attitude assez semblable àcelle que Gérard a donnée au général Rapp dans le tableau de laBataille d’Austerlitz. Il fut permis alors à la jeune filled’admirer son amant dans toute sa splendeur militaire. Le colonelVictor d’Aiglemont à peine âgé de trente ans, était grand, bienfait, svelte&|160;; et ses heureuses proportions ne ressortaientjamais mieux que quand il employait sa force à gouverner un chevaldont le dos élégant et souple paraissait plier sous lui. Sa figuremâle et brune possédait ce charme inexplicable qu’une parfaiterégularité de traits communique à de jeunes visages. Son frontétait large et haut. Ses yeux de feu, ombragés de sourcils épais etbordés de longs cils, se dessinaient comme deux ovales blancs entredeux lignes noires. Son nez offrait la gracieuse courbure d’un becd’aigle. La pourpre de ses lèvres était rehaussée par lessinuosités de l’inévitable moustache noire. Ses joues larges etfortement colorées offraient des tons bruns et jaunes quidénotaient une vigueur extraordinaire. Sa figure, une de celles quela bravoure a marquées de son cachet, offrait le type que chercheaujourd’hui l’artiste quand il songe à représenter un des héros dela France impériale. Le cheval trempé de sueur, et dont la têteagitée exprimait une extrême impatience, les deux pieds de devantécartés et arrêtés sur une même ligne sans que l’un dépassâtl’autre, faisait flotter les longs crins de sa queue fournie&|160;;et son dévouement offrait une matérielle image de celui que sonmaître avait pour l’empereur. En voyant son amant si occupé desaisir les regards de Napoléon, Julie éprouva un moment de jalousieen pensant qu’il ne l’avait pas encore regardée. Tout à coup, unmot est prononcé par le souverain, Victor presse les flancs de soncheval, et part au galop&|160;; mais l’ombre d’une borne projetéesur le sable effraie l’animal qui s’effarouche, recule, se dresse,et si brusquement que le cavalier semble en danger. Julie jette uncri, elle pâlit&|160;; chacun la regarde avec curiosité&|160;; ellene voit personne&|160;; ses yeux sont attachés sur ce cheval tropfougueux, que l’officier châtie tout en courant redire les ordresde Napoléon. Ces étourdissants tableaux absorbaient si bien Julie,qu’à son insu elle s’était cramponnée au bras de son père à quielle révélait involontairement ses pensées par la pression plus oumoins vive de ses doigts. Quand Victor fut sur le point d’êtrerenversé par le cheval, elle s’accrocha plus violemment encore àson père, comme si elle-même eût été en danger de tomber. Levieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude levisage épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, dejalousie, des regrets même, se glissèrent dans toutes ses ridescontractées. Mais quand l’éclat inaccoutumé des yeux de Julie, lecri qu’elle venait de pousser et le mouvement convulsif de sesdoigts, achevèrent de lui dévoiler un amour secret&|160;; certes,il dut avoir quelques tristes révélations de l’avenir, car safigure offrit alors une expression sinistre. En ce moment, l’âme deJulie semblait avoir passé dans celle de l’officier. Une penséeplus cruelle que toutes celles qui avaient effrayé le vieillardcrispa les traits de son visage souffrant, quand il vit d’Aiglemontéchangeant, en passant devant eux, un regard d’intelligence avecJulie dont les yeux étaient humides, et dont le teint avaitcontracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquement safille dans le jardin des Tuileries.

–&|160;Mais, mon père, disait-elle, il y a encore sur la placedu Carrousel des régiments qui vont manœuvrer.

–&|160;Non, mon enfant, toutes les troupes défilent.

–&|160;Je pense, mon père, que vous vous trompez. Monsieurd’Aiglemont a dû les faire avancer…

–&|160;Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester.

Julie n’eut pas de peine à croire son père quand elle eut jetéles yeux sur ce visage, auquel de paternelles inquiétudes donnaientun air abattu.

–&|160;Souffrez-vous beaucoup&|160;? demanda-t-elle avecindifférence, tant elle était préoccupée.

–&|160;Chaque jour n’est-il pas un jour de grâce pour moi&|160;?répondit le vieillard.

–&|160;Vous allez donc encore m’affliger en me parlant de votremort. J’étais si gaie&|160;! Voulez-vous bien chasser vos vilainesidées noires.

–&|160;Ah&|160;! s’écria le père en poussant un soupir, enfantgâté&|160;! les meilleurs cœurs sont quelquefois bien cruels. Vousconsacrer notre vie, ne penser qu’à vous, préparer votre bien-être,sacrifier nos goûts à vos fantaisies, vous adorer, vous donner mêmenotre sang, ce n’est donc rien&|160;? Hélas&|160;! oui, vousacceptez tout avec insouciance. Pour toujours obtenir vos sourireset votre dédaigneux amour, il faudrait avoir la puissance de Dieu.Puis enfin un autre arrive&|160;! un amant, un mari nous ravissentvos cœurs.

Julie étonnée regarda son père qui marchait lentement, et quijetait sur elle des regards sans lueur.

–&|160;Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-êtreaussi de vous-même…

–&|160;Que dites-vous donc, mon père&|160;?

–&|160;Je pense, Julie, que vous avez des secrets pour moi. – Tuaimes, reprit vivement le vieillard en s’apercevant que sa fillevenait de rougir. Ah&|160;! j’espérais te voir fidèle à ton vieuxpère jusqu’à sa mort, j’espérais te conserver près de moi heureuseet brillante&|160;! t’admirer comme tu étais encore naguère. Enignorant ton sort, j’aurais pu croire à un avenir tranquille pourtoi&|160;; mais maintenant il est impossible que j’emporte uneespérance de bonheur pour ta vie, car tu aimes encore plus lecolonel que tu n’aimes le cousin. Je n’en puis plus douter.

–&|160;Pourquoi me serait-il interdit de l’aimer&|160;?s’écria-t-elle avec une vive expression de curiosité.

–&|160;Ah&|160;! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, réponditle père en soupirant.

–&|160;Dites toujours&|160;; reprit-elle en laissant échapper unmouvement de mutinerie.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon enfant, écoute-moi. Les jeunes fillesse créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figurestout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes,sur les sentiments, sur le monde&|160;; puis elles attribuentinnocemment à un caractère les perfections qu’elles ont rêvées, ets’y confient&|160;; elles aiment dans l’homme de leur choix cettecréature imaginaire&|160;; mais plus tard, quand il n’est plustemps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’ellesont embellie, leur première idole enfin se change en un squeletteodieux. Julie, j’aimerais mieux te savoir amoureuse d’un vieillardque de te voir aimant le colonel. Ah&|160;! si tu pouvais te placerà dix ans d’ici dans la vie, tu rendrais justice à mon expérience.Je connais Victor&|160;: sa gaieté est une gaieté sans esprit, unegaieté de caserne, il est sans talent et dépensier. C’est un de ceshommes que le ciel a créés pour prendre et digérer quatre repas parjour, dormir, aimer la première venue et se battre. Il n’entend pasla vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l’entraînera peut-être àdonner sa bourse à un malheureux, à un camarade&|160;; mais il estinsouciant, mais il n’est pas doué de cette délicatesse de cœur quinous rend esclaves du bonheur d’une femme&|160;; mais il estignorant, égoïste… Il y a beaucoup de mais.

–&|160;Cependant, mon père, il faut bien qu’il ait de l’espritet des moyens pour avoir été fait colonel…

–&|160;Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. Je n’aiencore vu personne qui m’ait paru digne de toi, reprit le vieuxpère avec une sorte d’enthousiasme. Il s’arrêta un moment,contempla sa fille, et ajouta&|160;: – Mais, ma pauvre Julie, tu esencore trop jeune, trop faible, trop délicate pour supporter leschagrins et les tracas du mariage. D’Aiglemont a été gâté par sesparents, de même que tu l’as été par ta mère et par moi. Commentespérer que vous pourrez vous entendre tous deux avec des volontésdifférentes dont les tyrannies seront inconciliables&|160;? Tuseras ou victime ou tyran. L’une ou l’autre alternative apporte uneégale somme de malheurs dans la vie d’une femme. Mais tu es douceet modeste, tu plieras d’abord. Enfin tu as, dit-il d’une voixaltérée, une grâce de sentiment qui sera méconnue, et alors… Iln’acheva pas, les larmes le gagnèrent. – Victor, reprit-il aprèsune pause, blessera les naïves qualités de ta jeune âme. Je connaisles militaires, ma Julie&|160;; j’ai vécu aux armées. Il est rareque le cœur de ces gens-là puisse triompher des habitudes produitesou par les malheurs au sein desquels ils vivent, ou par les hasardsde leur vie aventurière.

–&|160;Vous voulez donc, mon père, répliqua Julie d’un ton quitenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, contrariermes sentiments, me marier pour vous et non pour moi&|160;?

–&|160;Te marier pour moi&|160;! s’écria le père avec unmouvement de surprise, pour moi, ma fille, de qui tu n’entendrasbientôt plus la voix si amicalement grondeuse. J’ai toujours vu lesenfants attribuant à un sentiment personnel les sacrifices que leurfont les parents&|160;! Épouse Victor, ma Julie. Un jour tudéploreras amèrement sa nullité, son défaut d’ordre, son égoïsme,son indélicatesse, son ineptie en amour, et mille autres chagrinsqui te viendront par lui. Alors, souviens-toi que, sous ces arbres,la voix prophétique de ton vieux père a retenti vainement à tesoreilles&|160;!

Le vieillard se tut, il avait surpris sa fille agitant la têted’une manière mutine. Tous deux firent quelques pas vers la grilleoù leur voiture était arrêtée. Pendant cette marche silencieuse, lajeune fille examina furtivement le visage de son père et quitta pardegrés sa mine boudeuse. La profonde douleur gravée sur ce frontpenché vers la terre lui fit une vive impression.

–&|160;Je vous promets, mon père, dit-elle d’une voix douce etaltérée, de ne pas vous parler de Victor avant que vous ne soyezrevenu de vos préventions contre lui.

Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. Deux larmes quiroulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses joues ridées. Ilne put embrasser Julie devant la foule qui les environnait, mais illui pressa tendrement la main. Quand il remonta en voiture, toutesles pensées soucieuses qui s’étaient amassées sur son front avaientcomplétement disparu. L’attitude un peu triste de sa fillel’inquiétait alors bien moins que la joie innocente dont le secretavait échappé pendant la revue à Julie.

Dans les premiers jours du mois de mars 1814, un peu moins d’unan après cette revue de l’empereur, une calèche roulait sur laroute d’Amboise à Tours. En quittant le dôme vert des noyers souslesquels se cachait la poste de la Frillière, cette voiture futentraînée avec une telle rapidité qu’en un moment elle arriva aupont bâti sur la Cise, à l’embouchure de cette rivière dans laLoire, et s’y arrêta. Un trait venait de se briser par suite dumouvement impétueux que, sur l’ordre de son maître, un jeunepostillon avait imprimé à quatre des plus vigoureux chevaux durelais. Ainsi, par un effet du hasard, les deux personnes qui setrouvaient dans la calèche eurent le loisir de contempler à leurréveil un des plus beaux sites que puissent présenter lesséduisantes rives de la Loire. À sa droite, le voyageur embrassed’un regard toutes les sinuosités de la Cise, qui se roule, commeun serpent argenté, dans l’herbe des prairies auxquelles lespremières pousses du printemps donnaient alors les couleurs del’émeraude. À gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence.Les innombrables facettes de quelques roulées, produitespar une brise matinale un peu froide, réfléchissaient lesscintillements du soleil sur les vastes nappes que déploie cettemajestueuse rivière. Çà et là des îles verdoyantes se succèdentdans l’étendue des eaux, comme les chatons d’un collier. De l’autrecôté du fleuve, les plus belles campagnes de la Touraine déroulentleurs trésors à perte de vue. Dans le lointain, l’œil ne rencontred’autres bornes que les collines du Cher, dont les cimesdessinaient en ce moment des lignes lumineuses sur le transparentazur du ciel. À travers le tendre feuillage des îles, au fond dutableau, Tours semble, comme Venise, sortir du sein des eaux. Lescampaniles de sa vieille cathédrale s’élancent dans les airs, oùils se confondaient alors avec les créations fantastiques dequelques nuages blanchâtres. Au delà du pont sur lequel la voitureétait arrêtée, le voyageur aperçoit devant lui, le long de la Loirejusqu’à Tours, une chaîne de rochers qui, par une fantaisie de lanature, paraît avoir été posée pour encaisser le fleuve dont lesflots minent incessamment la pierre, spectacle qui fait toujoursl’étonnement du voyageur. Le village de Vouvray se trouve commeniché dans les gorges et les éboulements de ces roches, quicommencent à décrire un coude devant le pont de la Cise. Puis, deVouvray jusqu’à Tours, les effrayantes anfractuosités de cettecolline déchirée sont habitées par une population de vignerons. Enplus d’un endroit il existe trois étages de maisons, creusées dansle roc et réunies par de dangereux escaliers taillés à même lapierre. Au sommet d’un toit, une jeune fille en jupon rouge court àson jardin. La fumée d’une cheminée s’élève entre les sarments etle pampre naissant d’une vigne. Des closiers labourent des champsperpendiculaires. Une vieille femme, tranquille sur un quartier deroche éboulée, tourne son rouet sous les fleurs d’un amandier, etregarde passer les voyageurs à ses pieds en souriant de leureffroi. Elle ne s’inquiète pas plus des crevasses du sol que de laruine pendante d’un vieux mur dont les assises ne sont plusretenues que par les tortueuses racines d’un manteau de lierre. Lemarteau des tonneliers fait retentir les voûtes de caves aériennes.Enfin, la terre est partout cultivée et partout féconde, là où lanature a refusé de la terre à l’industrie humaine. Aussi rienn’est-il comparable, dans le cours de la Loire, au riche panoramaque la Touraine présente alors aux yeux du voyageur. Le tripletableau de cette scène, dont les aspects sont à peine indiqués,procure à l’âme un de ces spectacles qu’elle inscrit à jamais dansson souvenir&|160;; et, quand un poète en a joui, ses rêvesviennent souvent lui en reconstruire fabuleusement les effetsromantiques. Au moment où la voiture parvint sur le pont de laCise, plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les îles de laLoire, et donnèrent une nouvelle harmonie à ce site harmonieux. Lasenteur des saules qui bordent le fleuve ajoutait de pénétrantsparfums au goût de la brise humide. Les oiseaux faisaient entendreleurs prolixes concerts&|160;; le chant monotone d’un gardeur dechèvres y joignait une sorte de mélancolie, tandis que les cris desmariniers annonçaient une agitation lointaine. De molles vapeurs,capricieusement arrêtées autour des arbres épars dans ce vastepaysage, y imprimaient une dernière grâce. C’était la Touraine danstoute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. Cette partiede la France, la seule que les armées étrangères ne devaient pointtroubler, était en ce moment la seule qui fût tranquille, et l’oneût dit qu’elle défiait l’Invasion.

Une tête coiffée d’un bonnet de police se montra hors de lacalèche aussitôt qu’elle ne roula plus&|160;; bientôt un militaireimpatient en ouvrit lui-même la portière, et sauta sur la routecomme pour aller quereller le postillon. L’intelligence aveclaquelle ce Tourangeau raccommodait le trait cassé rassura lecolonel comte d’Aiglemont, qui revint vers la portière en étendantses bras comme pour détirer ses muscles endormis&|160;; il bâilla,regarda le paysage, et posa la main sur le bras d’une jeune femmesoigneusement enveloppée dans un vitchoura.

–&|160;Tiens, Julie, lui dit-il d’une voix enrouée, réveille-toidonc pour examiner le pays&|160;! Il est magnifique.

Julie avança la tête hors de la calèche. Un bonnet de martre luiservait de coiffure, et les plis du manteau fourré dans lequel elleétait enveloppée déguisaient si bien ses formes qu’on ne pouvaitplus voir que sa figure. Julie d’Aiglemont ne ressemblait déjà plusà la jeune fille qui courait naguère avec joie et bonheur à larevue des Tuileries. Son visage, toujours délicat, était privé descouleurs roses qui jadis lui donnaient un si riche éclat. Lestouffes noires de quelques cheveux défrisés par l’humidité de lanuit faisaient ressortir la blancheur mate de sa tête, dont lavivacité semblait engourdie. Cependant ses yeux brillaient d’un feusurnaturel&|160;; mais au-dessous de leurs paupières, quelquesteintes violettes se dessinaient sur les joues fatiguées. Elleexamina d’un œil indifférent les campagnes du Cher, la Loire et sesîles, Tours et les longs rochers de Vouvray&|160;; puis, sansvouloir regarder la ravissante vallée de la Cise, elle se rejetapromptement dans le fond de la calèche, et dit d’une voix qui enplein air paraissait d’une extrême faiblesse&|160;: – Oui, c’estadmirable. Elle avait comme on le voit pour son malheur triomphé deson père.

–&|160;Julie, n’aimerais-tu pas à vivre ici&|160;?

–&|160;Oh&|160;! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance.

–&|160;Souffres-tu&|160;? lui demanda le coloneld’Aiglemont.

–&|160;Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacitémomentanée.

Elle contempla son mari en souriant et ajouta&|160;: – J’aienvie de dormir.

Le galop d’un cheval retentit soudain. Victor d’Aiglemont laissala main de sa femme et tourna la tête vers le coude que la routefait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut plus vue par lecolonel, l’expression de gaieté qu’elle avait imprimée à son pâlevisage disparut comme si quelque lueur eût cessé de l’éclairer.N’éprouvant ni le désir de revoir le paysage ni la curiosité desavoir quel était le cavalier dont le cheval galopait sifurieusement, elle se replaça dans le coin de la calèche, et sesyeux se fixèrent sur la croupe des chevaux sans trahir aucuneespèce de sentiment. Elle eut un air aussi stupide que peut l’êtrecelui d’un paysan breton écoutant le prône de son curé. Un jeunehomme, monté sur un cheval de prix sortit tout à coup d’un bouquetde peupliers et d’aubépines en fleurs.

–&|160;C’est un Anglais dit le colonel.

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu oui, mon général, répliqua lepostillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, mangerla France.

L’inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur lecontinent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représaillesde l’attentat commis envers le droit des gens par le cabinet deSaint-James lors de la rupture du traité d’Amiens. Soumis aucaprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrent pas tousdans les résidences où ils furent saisis ni dans celles qu’ilseurent d’abord la liberté de choisir. La plupart de ceux quihabitaient en ce moment la Touraine y furent transférés de diverspoints de l’empire où leur séjour avait paru compromettre lesintérêts de la politique continentale. Le jeune captif quipromenait en ce moment son ennui matinal était une victime de lapuissance bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti duministère des Relations Extérieures l’avait arraché au climat deMontpellier où la rupture de la paix le surprit autrefois cherchantà se guérir d’une affection de poitrine. Du moment où ce jeunehomme reconnut un militaire dans la personne du comte d’Aiglemont,il s’empressa d’en éviter les regards en tournant assez brusquementla tête vers les prairies de la Cise.

–&|160;Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe leurappartenait, dit le colonel en murmurant. Heureusement, Soult valeur donner les étrivières.

Quand le prisonnier passa devant la calèche il y jeta les yeux.Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer l’expressionde mélancolie qui donnait à la figure pensive de la comtesse je nesais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoup d’hommes dont lecœur est puissamment ému par la seule apparence de la souffrancechez une femme&|160;: pour eux la douleur semble être une promessede constance ou d’amour. Entièrement absorbée dans la contemplationd’un coussin de sa calèche, Julie ne fit attention ni au cheval niau cavalier. Le trait avait été solidement et promptement rajusté.Le comte remonta en voiture. Le postillon s’efforça de regagner letemps perdu, et mena rapidement les deux voyageurs sur la partie dela levée que bordent les rochers suspendus au sein desquelsmûrissent les vins de Vouvray, d’où s’élancent tant de joliesmaisons, où apparaissent dans le lointain les ruines de cette sicélèbre abbaye de Marmoutiers, la retraite de saint Martin.

–&|160;Que nous veut donc ce milord diaphane&|160;? s’écria lecolonel en tournant la tête pour s’assurer que le cavalier quidepuis le pont de la Cise suivait sa voiture était le jeuneAnglais.

Comme l’inconnu ne violait aucune convenance de politesse en sepromenant sur la berme de la levée, le colonel se remit dans lecoin de sa calèche après avoir jeté un regard menaçant surl’Anglais. Mais il ne put malgré son involontaire inimitié,s’empêcher de remarquer la beauté du cheval et la grâce ducavalier. Le jeune homme avait une de ces figures britanniques dontle teint est si fin, la peau si douce et si blanche qu’on estquelquefois tenté de supposer qu’elles appartiennent au corpsdélicat d’une jeune fille. Il était blond, mince et grand. Soncostume avait ce caractère de recherche et de propreté quidistingue les fashionables de la prude Angleterre. On eût dit qu’ilrougissait plus par pudeur que par plaisir à l’aspect de lacomtesse. Une seule fois Julie leva les yeux sur l’étranger&|160;;mais elle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulaitlui faire admirer les jambes d’un cheval de race pure. Les yeux deJulie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. Dès ce moment legentilhomme, au lieu de faire marcher son cheval près de lacalèche, la suivit à quelques pas de distance. À peine la comtesseregarda-t-elle l’inconnu. Elle n’aperçut aucune des perfectionshumaines et chevalines qui lui étaient signalées, et se rejeta aufond de la voiture après avoir laissé échapper un léger mouvementde sourcils comme pour approuver son mari. Le colonel se rendormit,et les deux époux arrivèrent à Tours sans s’être dit une seuleparole et sans que les ravissants paysages de la changeante scèneau sein de laquelle ils voyageaient attirassent une seule foisl’attention de Julie. Quand son mari sommeilla, madame d’Aiglemontle contempla à plusieurs reprises. Au dernier regard qu’elle luijeta, un cahot fit tomber sur les genoux de la jeune femme unmédaillon suspendu à son cou par une chaîne de deuil, et leportrait de son père lui apparut soudain. À cet aspect, des larmes,jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. L’Anglais vitpeut-être les traces humides et brillantes que ces pleurslaissèrent un moment sur les joues pâles de la comtesse, mais quel’air sécha promptement. Chargé par l’empereur de porter des ordresau maréchal Soult, qui avait à défendre la France de l’invasionfaite par les Anglais dans le Béarn, le colonel d’Aiglemontprofitait de sa mission pour soustraire sa femme aux dangers quimenaçaient alors Paris, et la conduisait à Tours chez une vieilleparente à lui. Bientôt la voiture roula sur le pavé de Tours, surle pont, dans la Grande-Rue, et s’arrêta devant l’hôtel antique oùdemeurait la ci-devant comtesse de Listomère-Landon.

La comtesse de Listomère-Landon était une de ces belles vieillesfemmes au teint pâle, à cheveux blancs, qui ont un sourire fin, quisemblent porter des paniers, et sont coiffées d’un bonnet dont lamode est inconnue. Portraits septuagénaires du siècle de Louis XV,ces femmes sont presque toujours caressantes, comme si ellesaimaient encore, moins pieuses que dévotes, et moins dévotesqu’elles n’en ont l’air&|160;; toujours exhalant la poudre à lamaréchale, contant bien, causant mieux, et riant plus d’un souvenirque d’une plaisanterie. L’actualité leur déplaît. Quand une vieillefemme de chambre vint annoncer à la comtesse (car elle devaitbientôt reprendre son titre) la visite d’un neveu qu’elle n’avaitpas vu depuis le commencement de la guerre d’Espagne, elle ôtavivement ses lunettes, ferma la Galerie de l’anciennecour, son livre favori&|160;; puis elle retrouva une sorted’agilité pour arriver sur son perron au moment où les deux épouxen montaient les marches.

La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d’œil.

–&|160;Bonjour, ma chère tante, s’écria le colonel en saisissantla vieille femme et l’embrassant avec précipitation. Je vous amèneune jeune personne à garder. Je viens vous confier mon trésor. MaJulie n’est ni coquette ni jalouse, elle a une douceur d’ange… Maiselle ne se gâtera pas ici, j’espère, dit-il en s’interrompant.

–&|160;Mauvais sujet&|160;! répondit la comtesse en lui lançantun regard moqueur.

Elle s’offrit, la première, avec une certaine grâce aimable, àembrasser Julie qui restait pensive et paraissait plus embarrasséeque curieuse.

–&|160;Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur&|160;?reprit la comtesse. Ne vous effrayez pas trop de moi, je tâche den’être jamais vieille avec les jeunes gens.

Avant d’arriver au salon, la marquise avait déjà, suivantl’habitude des provinces, commandé à déjeuner pour ses deuxhôtes&|160;; mais le comte arrêta l’éloquence de sa tante en luidisant d’un ton sérieux qu’il ne pouvait pas lui donner plus detemps que la poste n’en mettrait à relayer. Les trois parentsentrèrent donc au plus vite dans le salon, et le colonel eut àpeine le temps de raconter à sa grand’tante les événementspolitiques et militaires qui l’obligeaient à lui demander un asilepour sa jeune femme. Pendant ce récit, la tante regardaitalternativement et son neveu qui parlait sans être interrompu, etsa nièce dont la pâleur et la tristesse lui parurent causées parcette séparation forcée. Elle avait l’air de se dire&|160;: –Hé&|160;! hé&|160;! ces jeunes gens-là s’aiment.

En ce moment, des claquements de fouet retentirent dans lavieille cour silencieuse dont les pavés étaient dessinés par desbouquets d’herbes, Victor embrassa derechef la comtesse, ets’élança hors du logis.

–&|160;Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme quil’avait suivi jusqu’à la voiture.

–&|160;Oh&|160;! Victor, laisse-moi t’accompagner plus loinencore, dit-elle d’une voix caressante, je ne voudrais pas tequitter…

–&|160;Y penses-tu&|160;?

–&|160;Eh&|160;! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu leveux.

La voiture disparut.

–&|160;Vous aimez donc bien mon pauvre Victor&|160;? demanda lacomtesse à sa nièce en l’interrogeant par un de ces savants regardsque les vieilles femmes jettent aux jeunes.

–&|160;Hélas&|160;! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bienaimer un homme pour l’épouser&|160;?

Cette dernière phrase fut accentuée par un ton de naïveté quitrahissait tout à la fois un cœur pur ou de profonds mystères. Or,il était bien difficile à une femme amie de Duclos et du maréchalde Richelieu de ne pas chercher à deviner le secret de ce jeuneménage. La tante et la nièce étaient en ce moment sur le seuil dela porte cochère, occupées à regarder la calèche qui fuyait. Lesyeux de la comtesse n’exprimaient pas l’amour comme la marquise lecomprenait. La bonne dame était Provençale, et ses passions avaientété vives.

–&|160;Vous vous êtes donc laissé prendre par mon vaurien deneveu&|160;? demanda-t-elle à sa nièce.

La comtesse tressaillit involontairement, car l’accent et leregard de cette vieille coquette semblèrent lui annoncer uneconnaissance du caractère de Victor plus approfondie peut-être quene l’était la sienne. Madame d’Aiglemont, inquiète, s’enveloppadonc dans cette dissimulation maladroite, premier refuge des cœursnaïfs et souffrants. Madame de Listomère se contenta des réponsesde Julie&|160;; mais elle pensa joyeusement que sa solitude allaitêtre réjouie par quelque secret d’amour, car sa nièce lui parutavoir quelque intrigue amusante à conduire. Quand madamed’Aiglemont se trouva dans un grand salon, tendu de tapisseriesencadrées par des baguettes dorées, qu’elle fut assise devant ungrand feu, abritée des bises fenestrales par un paraventchinois, sa tristesse ne put guère se dissiper. Il était difficileque la gaieté naquît sous de si vieux lambris, entre des meublesséculaires. Néanmoins la jeune Parisienne prit une sorte de plaisirà entrer dans cette solitude profonde, et dans le silence solennelde la province. Après avoir échangé quelques mots avec cette tante,à laquelle elle avait écrit naguère une lettre de nouvelle mariée,elle resta silencieuse comme si elle eût écouté la musique d’unopéra. Ce ne fut qu’après deux heures d’un calme digne de la Trappequ’elle s’aperçut de son impolitesse envers sa tante, elle sesouvint de ne lui avoir fait que de froides réponses. La vieillefemme avait respecté le caprice de sa nièce par cet instinct pleinde grâce qui caractérise les gens de l’ancien temps. En ce momentla douairière tricotait. Elle s’était, à la vérité, absentéeplusieurs fois pour s’occuper d’une certaine chambre verte oùdevait coucher la comtesse et où les gens de la maison plaçaientles bagages&|160;; mais alors elle avait repris sa place dans ungrand fauteuil, et regardait la jeune femme à la dérobée. Honteusede s’être abandonnée à son irrésistible méditation, Julie essaya dese la faire pardonner en s’en moquant.

–&|160;Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veuves,répondit la tante.

Il fallait avoir quarante ans pour deviner l’ironiequ’exprimèrent les lèvres de la vieille dame. Le lendemain, lacomtesse fut beaucoup mieux, elle causa. Madame de Listomère nedésespéra plus d’apprivoiser cette nouvelle mariée, qu’elle avaitd’abord jugée comme un être sauvage et stupide&|160;; ellel’entretint des joies du pays, des bals et des maisons où ellespouvaient aller. Toutes les questions de la marquise furent,pendant cette journée, autant de piéges que, par une anciennehabitude de cour, elle ne put s’empêcher de tendre à sa nièce pouren deviner le caractère. Julie résista à toutes les instances quilui furent faites pendant quelques jours d’aller chercher desdistractions au dehors. Aussi, malgré l’envie qu’avait la vieilledame de promener orgueilleusement sa jolie nièce, finit-elle parrenoncer à vouloir la mener dans le monde. La comtesse avait trouvéun prétexte à sa solitude et à sa tristesse dans le chagrin que luiavait causé la mort de son père, de qui elle portait encore ledeuil. Au bout de huit jours, la douairière admira la douceurangélique, les grâces modestes, l’esprit indulgent de Julie, ets’intéressa, dès lors, prodigieusement à la mystérieuse mélancoliequi rongeait ce jeune cœur. La comtesse était une de ces femmesnées pour être aimables, et qui semblent apporter avec elles lebonheur. Sa société devint si douce et si précieuse à madame deListomère, qu’elle s’affola de sa nièce, et désira ne plus laquitter. Un mois suffit pour établir entre elles une éternelleamitié. La vieille dame remarqua, non sans surprise, leschangements qui se firent dans la physionomie de madamed’Aiglemont. Les couleurs vives qui embrasaient le teints’éteignirent insensiblement, et la figure prit des tons mats etpâles. En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste.Parfois la douairière réveillait chez sa jeune parente des élans degaieté, ou des rires folâtres bientôt réprimés par une penséeimportune. Elle devina que ni le souvenir paternel ni l’absence deVictor n’étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait unvoile sur la vie de sa nièce&|160;; puis elle eut tant de mauvaissoupçons, qu’il lui fut difficile de s’arrêter à la véritable causedu mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que par hasard.Un jour, enfin, Julie fit briller aux yeux de sa tante étonnée unoubli complet du mariage, une folie de jeune fille étourdie, unecandeur d’esprit, un enfantillage digne du premier âge, tout cetesprit délicat, et parfois si profond, qui distingue les jeunespersonnes en France. Madame de Listomère résolut alors de sonderles mystères de cette âme dont le naturel extrême équivalait à uneimpénétrable dissimulation. La nuit approchait, les deux damesétaient assises devant une croisée qui donnait sur la rue, Julieavait repris un air pensif, un homme à cheval vint à passer.

–&|160;Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame.

Madame d’Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnementmêlé d’inquiétude.

–&|160;C’est un jeune Anglais, un gentilhomme, l’honorableArthur Ormond, fils aîné de lord Grenville. Son histoire estintéressante. Il est venu à Montpellier en 1802, espérant que l’airde ce pays, où il était envoyé par les médecins, le guérirait d’unemaladie de poitrine à laquelle il devait succomber. Comme tous sescompatriotes, il a été arrêté par Bonaparte lors de la guerre, carce monstre-là ne peut se passer de guerroyer. Par distraction, cejeune Anglais s’est mis à étudier sa maladie, que l’on croyaitmortelle. Insensiblement, il a pris goût à l’anatomie, à lamédecine&|160;; il s’est passionné pour ces sortes d’arts, ce quiest fort extraordinaire chez un homme de qualité&|160;; mais leRégent s’est bien occupé de chimie&|160;! Bref, monsieur Arthur afait des progrès étonnants, même pour les professeurs deMontpellier&|160;; l’étude l’a consolé de sa captivité, et, en mêmetemps, il s’est radicalement guéri. On prétend qu’il est resté deuxans sans parler, respirant rarement, demeurant couché dans uneétable, buvant du lait d’une vache venue de Suisse, et vivant decresson. Depuis qu’il est à Tours, il n’a vu personne, il est fiercomme un paon&|160;; mais vous avez certainement fait sa conquête,car ce n’est probablement pas pour moi qu’il passe sous nosfenêtres deux fois par jour depuis que vous êtes ici… Certes, ilvous aime.

Ces derniers mots réveillèrent la comtesse comme par magie. Ellelaissa échapper un geste et un sourire qui surprirent la marquise.Loin de témoigner cette satisfaction instinctive ressentie même parla femme la plus sévère quand elle apprend qu’elle fait unmalheureux, le regard de Julie fut terne et froid. Son visageindiquait un sentiment de répulsion voisin de l’horreur. Cetteproscription n’était pas celle qu’une femme aimante frappe sur lemonde entier au profit d’un seul être&|160;; elle sait alors rireet plaisanter&|160;; non, Julie était en ce moment comme unepersonne à qui le souvenir d’un danger trop vivement présent enfait ressentir encore la douleur. La tante, bien convaincue que sanièce n’aimait pas son neveu, fut stupéfaite en découvrant qu’ellen’aimait personne. Elle trembla d’avoir à reconnaître en Julie uncœur désenchanté, une jeune femme à qui l’expérience d’un jour,d’une nuit peut-être, avait suffi pour apprécier la nullité deVictor.

–&|160;Si elle le connaît, tout est dit, pensa-t-elle, mon neveusubira bientôt les inconvénients du mariage.

Elle se proposait alors de convertir Julie aux doctrinesmonarchiques du siècle de Louis XV&|160;; mais, quelques heuresplus tard, elle apprit, ou plutôt elle devina la situation assezcommune dans le monde à laquelle la comtesse devait sa mélancolie.Julie, devenue tout à coup pensive, se retira chez elle plus tôtque de coutume. Quand sa femme de chambre l’eut déshabillée etl’eut laissée prête à se coucher, elle resta devant le feu, plongéedans une duchesse de velours jaune, meuble antique, aussi favorableaux affligés qu’aux gens heureux&|160;; elle pleura, elle soupira,elle pensa&|160;; puis elle prit une petite table, chercha dupapier, et se mit à écrire. Les heures passèrent rapidement, laconfidence que Julie faisait dans cette lettre paraissait luicoûter beaucoup, chaque phrase amenait de longues rêveries&|160;;tout à coup la jeune femme fondit en larmes et s’arrêta. En cemoment les horloges sonnèrent deux heures. Sa tête, aussi lourdeque celle d’une mourante, s’inclina sur son sein&|160;; puis, quandelle la releva, Julie vit sa tante surgie tout à coup, comme unpersonnage qui se serait détaché de la tapisserie tendue sur lesmurs.

–&|160;Qu’avez-vous donc, ma petite&|160;? lui dit la tante.Pourquoi veiller si tard, et surtout pourquoi pleurer seule, àvotre âge&|160;?

Elle s’assit sans autre cérémonie près de sa nièce et dévora desyeux la lettre commencée.

–&|160;Vous écriviez à votre mari&|160;?

–&|160;Sais-je où il est&|160;? reprit la comtesse.

La tante prit le papier et le lut. Elle avait apporté seslunettes, il y avait préméditation. L’innocente créature laissaprendre la lettre sans faire la moindre observation. Ce n’était niun défaut de dignité, ni quelque sentiment de culpabilité secrètequi lui ôtait ainsi toute énergie&|160;; non, sa tante se rencontralà dans un de ces moments de crise où l’âme est sans ressort, oùtout est indifférent, le bien comme le mal, le silence aussi bienque la confiance. Semblable à une jeune fille vertueuse qui accableun amant de dédains, mais qui, le soir, se trouve si triste, siabandonnée, qu’elle le désire, et veut un cœur où déposer sessouffrances, Julie laissa violer sans mot dire le cachet que ladélicatesse imprime à une lettre ouverte, et resta pensive pendantque la marquise lisait.

«&|160;Ma chère Louisa, pourquoi réclamer tant de foisl’accomplissement de la plus imprudente promesse que puissent sefaire deux jeunes filles ignorantes&|160;? Tu te demandes souvent,m’écris-tu, pourquoi je n’ai pas répondu depuis six mois à tesinterrogations. Si tu n’as pas compris mon silence, aujourd’hui tuen devineras peut-être la raison en apprenant les mystères que jevais trahir. Je les aurais à jamais ensevelis dans le fond de moncœur, si tu ne m’avertissais de ton prochain mariage. Tu vas temarier, Louisa. Cette pensée me fait frémir. Pauvre petite,marie-toi&|160;; puis, dans quelques mois, un de tes plus poignantsregrets viendra du souvenir de ce que nous étions naguère, quand unsoir, à Écouen, parvenues toutes deux sous les plus grands chênesde la montagne, nous contemplâmes la belle vallée que nous avions ànos pieds, et que nous y admirâmes les rayons du soleil couchantdont les reflets nous enveloppaient. Nous nous assîmes sur unquartier de roche, et tombâmes dans un ravissement auquel succédala plus douce mélancolie. Tu trouvas la première que ce soleillointain nous parlait d’avenir. Nous étions bien curieuses et bienfolles alors&|160;! Te souviens-tu de toutes nosextravagances&|160;? Nous nous embrassâmes comme deux amants,disions-nous. Nous nous jurâmes que la première mariée de nous deuxraconterait fidèlement à l’autre ces secrets d’hyménée, ces joiesque nos âmes enfantines nous peignaient si délicieuses. Cettesoirée fera ton désespoir, Louisa. Dans ce temps, tu étais jeune,belle, insouciante, sinon heureuse&|160;; un mari te rendra, en peude jours, ce que je suis déjà, laide, souffrante et vieille. Tedire combien j’étais fière, vaine et joyeuse d’épouser le colonelVictor d’Aiglemont, ce serait une folie&|160;! Et même comment tele dirai-je&|160;? je ne me souviens plus de moi-même. En peud’instants mon enfance est devenue comme un songe. La contenancependant la journée solennelle qui consacrait un lien dont l’étenduem’était cachée n’a pas été exempte de reproches. Mon père a plusd’une fois tâché de réprimer ma gaieté, car je témoignais des joiesqu’on trouvait inconvenantes, et mes discours révélaient de lamalice, justement parce qu’ils étaient sans malice. Je faisaismille enfantillages avec ce voile nuptial, avec cette robe et cesfleurs. Restée seule, le soir, dans la chambre où j’avais étéconduite avec apparat, je méditai quelque espièglerie pourintriguer Victor&|160;; et, en attendant qu’il vînt, j’avais despalpitations de cœur semblables à celles qui me saisissaientautrefois en ces jours solennels du 31 décembre, quand, sans êtreaperçue, je me glissais dans le salon où les étrennes étaiententassées. Lorsque mon mari entra, qu’il me chercha, le rireétouffé que je fis entendre sous les mousselines quim’enveloppaient a été le dernier éclat de cette gaieté douce quianima les jeux de notre enfance…&|160;»&|160;!

Quand la douairière eut achevé de lire cette lettre, qui,commençant ainsi, devait contenir de bien tristes observations,elle posa lentement ses lunettes sur la table, y remit aussitôt lalettre, et arrêta sur sa nièce deux yeux verts dont le feu clairn’était pas encore affaibli par son âge.

–&|160;Ma petite, dit-elle, une femme mariée ne saurait écrireainsi à une jeune personne sans manquer aux convenances…

–&|160;C’est ce que je pensais, répondit Julie en interrompantsa tante, et j’avais honte de moi pendant que vous la lisiez…

–&|160;Si à table un mets ne nous semble pas bon, il n’en fautdégoûter personne, mon enfant, reprit la vieille avec bonhomie,surtout lorsque, depuis Ève jusqu’à nous, le mariage a paru chosesi excellente – Vous n’avez plus de mère&|160;? dit la vieillefemme.

La comtesse tressaillit&|160;; puis elle leva doucement la têteet dit&|160;: – J’ai déjà regretté plus d’une fois ma mère depuisun an&|160;; mais j’ai eu le tort de ne pas avoir écouté larépugnance de mon père qui ne voulait pas de Victor pourgendre.

Elle regarda sa tante, et un frisson de joie sécha ses larmesquand elle aperçut l’air de bonté qui animait cette vieille figure.Elle tendit sa jeune main à la marquise qui semblait lasolliciter&|160;; et quand leurs doigts se pressèrent, ces deuxfemmes achevèrent de se comprendre.

–&|160;Pauvre orpheline&|160;! ajouta la marquise.

Ce mot fut un dernier trait de lumière pour Julie. Elle crutentendre encore la voix prophétique de son père.

–&|160;Vous avez les mains brûlantes&|160;! Sont-elles toujoursainsi&|160;? demanda la vieille femme.

–&|160;La fièvre ne m’a quittée que depuis sept ou huit jours,répondit-elle.

–&|160;Vous aviez la fièvre et vous me le cachiez&|160;!

–&|160;Je l’ai depuis un an, dit Julie avec une sorte d’anxiétépudique.

–&|160;Ainsi, mon bon petit ange, reprit sa tante, le mariagen’a été jusqu’à présent pour vous qu’une longue douleur&|160;?

La jeune femme n’osa répondre, mais elle fit un geste affirmatifqui trahissait toutes ses souffrances.

–&|160;Vous êtes donc malheureuse&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, ma tante. Victor m’aime à l’idolâtrie, etje l’adore, il est si bon&|160;!

–&|160;Oui, vous l’aimez&|160;; mais vous le fuyez, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oui… quelquefois… Il me cherche trop souvent.

–&|160;N’êtes-vous pas souvent troublée dans la solitude par lacrainte qu’il ne vienne vous y surprendre&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! oui, ma tante. Mais je l’aime bien, je vousassure.

–&|160;Ne vous accusez-vous pas en secret vous-même de ne passavoir ou de ne pouvoir partager ses plaisirs&|160;? Parfois nepensez-vous point que l’amour légitime est plus dur à porter que nele serait une passion criminelle&|160;?

–&|160;Oh&|160;! c’est cela, dit-elle en pleurant. Vous devinezdonc tout, là où tout est énigme pour moi. Mes sens sont engourdis,je suis sans idées, enfin, je vis difficilement. Mon âme estoppressée par une indéfinissable appréhension qui glace messentiments et me jette dans une torpeur continuelle. Je suis sansvoix pour me plaindre et sans paroles pour exprimer ma peine. Jesouffre, et j’ai honte de souffrir en voyant Victor heureux de cequi me tue.

–&|160;Enfantillages, niaiseries que tout cela&|160;! s’écria latante dont le visage desséché s’anima tout à coup par un gaisourire, reflet des joies de son jeune âge.

–&|160;Et vous aussi vous riez&|160;! dit avec désespoir lajeune femme.

–&|160;J’ai été ainsi, reprit promptement la marquise.Maintenant que Victor vous a laissée seule, n’êtes-vous pasredevenue jeune fille, tranquille&|160;; sans plaisirs, mais sanssouffrances&|160;?

Julie ouvrit de grands yeux hébétés.

–&|160;Enfin, mon ange, vous adorez Victor, n’est-ce pas&|160;?mais vous aimeriez mieux être sa sœur que sa femme, et le mariageenfin ne vous réussit point.

–&|160;Hé&|160;! bien, oui, ma tante. Mais pourquoisourire&|160;?

–&|160;Oh&|160;! vous avez raison, ma pauvre enfant. Il n’y a,dans tout ceci, rien de bien gai. Votre avenir serait gros de plusd’un malheur si je ne vous prenais sous ma protection, et si mavieille expérience ne savait pas deviner la cause bien innocente devos chagrins. Mon neveu ne méritait pas son bonheur, le sot&|160;!Sous le règne de notre bien-aimé Louis XV, une jeune femme qui seserait trouvée dans la situation où vous êtes aurait bientôt punison mari de se conduire en vrai lansquenet. L’égoïste&|160;! Lesmilitaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorants. Ilsprennent la brutalité pour de la galanterie, ils ne connaissent pasplus les femmes qu’ils ne savent aimer&|160;; ils croient qued’aller à la mort le lendemain les dispense d’avoir, la veille, deségards et des attentions pour nous. Autrefois, l’on savait aussibien aimer que mourir à propos. Ma nièce, je vous le formerai. Jemettrai fin au triste désaccord, assez naturel, qui vous conduiraità vous haïr l’un et l’autre, à souhaiter un divorce, si toutefoisvous n’étiez pas morte avant d’en venir au désespoir.

Julie écoutait sa tante avec autant d’étonnement que de stupeur,surprise d’entendre des paroles dont la sagesse était plutôtpressentie que comprise par elle, et très-effrayée de retrouverdans la bouche d’une parente pleine d’expérience, mais sous uneforme plus douce, l’arrêt porté par son père sur Victor. Elle eutpeut-être une vive intuition de son avenir, et sentit sans doute lepoids des malheurs qui devaient l’accabler&|160;; car elle fonditen larmes, et se jeta dans les bras de la vieille dame en luidisant&|160;: – Soyez ma mère&|160;! La tante ne pleura pas, car laRévolution a laissé aux femmes de l’ancienne monarchie peu delarmes dans les yeux. Autrefois l’amour et plus tard la Terreur lesont familiarisées avec les plus poignantes péripéties, en sortequ’elles conservent au milieu des dangers de la vie une dignitéfroide, une affection sincère, mais sans expansion qui leur permetd’être toujours fidèles à l’étiquette et à une noblesse de maintienque les mœurs nouvelles ont eu le grand tort de répudier. Ladouairière prit la jeune femme dans ses bras, la baisa au frontavec une tendresse et une grâce qui souvent se trouvent plus dansles manières et les habitudes de ces femmes que dans leurcœur&|160;; elle cajola sa nièce par de douces paroles, lui promitun heureux avenir, la berça par des promesses d’amour en l’aidant àse coucher, comme si elle eût été sa fille, une fille chérie dontl’espoir et les chagrins devenaient les siens propres&|160;; ellese revoyait jeune, se retrouvait inexpériente et jolie en sa nièce.La comtesse s’endormit, heureuse d’avoir rencontré une amie, unemère à qui désormais elle pourrait tout dire. Le lendemain matin,au moment où la tante et la nièce s’embrassaient avec cettecordialité profonde et cet air d’intelligence qui prouvent unprogrès dans le sentiment, une cohésion plus parfaite entre deuxâmes, elles entendirent le pas d’un cheval, tournèrent la tête enmême temps, et virent le jeune Anglais qui passait lentement, selonson habitude. Il paraissait avoir fait une certaine étude de la vieque menaient ces deux femmes solitaires, et ne manquait jamais à setrouver à leur déjeuner ou à leur dîner. Son cheval ralentissait lepas sans avoir besoin d’être averti&|160;; puis, pendant le tempsqu’il mettait à franchir l’espace pris par les deux fenêtres de lasalle à manger, Arthur y jetait un regard mélancolique, la plupartdu temps dédaigné par la comtesse, qui n’y faisait aucuneattention. Mais accoutumée à ces curiosités mesquines quis’attachent aux plus petites choses afin d’animer la vie deprovince, et dont se garantissent difficilement les espritssupérieurs, la marquise s’amusait de l’amour timide et sérieux, sitacitement exprimé par l’Anglais. Ces regards périodiques étaientdevenus comme une habitude pour elle, et chaque jour elle signalaitle passage d’Arthur par de nouvelles plaisanteries. En se mettant àtable, les deux femmes regardèrent simultanément l’insulaire. Lesyeux de Julie et d’Arthur se rencontrèrent cette fois avec unetelle précision de sentiment, que la jeune femme rougit. Aussitôtl’Anglais pressa son cheval et partit au galop.

–&|160;Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-ilfaire&|160;? Il doit être constant pour les gens qui voient passercet Anglais que je suis….

–&|160;Oui, répondit la tante en l’interrompant.

–&|160;Hé&|160;! bien, ne pourrais-je pas lui dire de ne pas sepromener ainsi&|160;?

–&|160;Ne serait-ce pas lui donner à penser qu’il estdangereux&|160;? Et d’ailleurs pouvez-vous empêcher un hommed’aller et venir où bon lui semble&|160;? Demain nous ne mangeronsplus dans cette salle&|160;; quand il ne nous y verra plus, lejeune gentilhomme discontinuera de vous aimer par la fenêtre.Voilà, ma chère enfant, comment se comporte une femme qui a l’usagedu monde.

Mais le malheur de Julie devait être complet. À peine les deuxfemmes se levaient-elles de table, que le valet de chambre deVictor arriva soudain. Il venait de Bourges à franc étrier, par deschemins détournés, et apportait à la comtesse une lettre de sonmari. Victor, qui avait quitté l’empereur, annonçait à sa femme lachute du régime impérial, la prise de Paris, et l’enthousiasme quiéclatait en faveur des Bourbons sur tous les points de laFrance&|160;; mais ne sachant comment pénétrer jusqu’à Tours, il lapriait de venir en toute hâte à Orléans où il espérait se trouveravec des passeports pour elle. Ce valet de chambre, ancienmilitaire, devait accompagner Julie de Tours à Orléans, route queVictor croyait libre encore.

–&|160;Madame, vous n’avez pas un instant à perdre, dit le valetde chambre, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais vontfaire leur jonction à Blois ou à Orléans…

En quelques heures la jeune femme fut prête, et partit dans unevieille voiture de voyage que lui prêta sa tante.

–&|160;Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous&|160;?dit-elle en embrassant sa tante. Maintenant que les Bourbons serétablissent, vous y trouveriez…

–&|160;Sans ce retour inespéré j’y serais encore allée, mapauvre petite, car mes conseils vous sont trop nécessaires, et àVictor et à vous. Aussi vais-je faire toutes mes dispositions pourvous y rejoindre.

Julie partit accompagnée de sa femme de chambre et du vieuxmilitaire, qui galopait à côté de la chaise en veillant à lasécurité de sa maîtresse. À la nuit, en arrivant à un relais enavant de Blois, Julie, inquiète d’entendre une voiture qui marchaitderrière la sienne et ne l’avait pas quittée depuis Amboise, se mità la portière afin de voir quels étaient ses compagnons de voyage.Le clair de lune lui permit d’apercevoir Arthur, debout, à troispas d’elle, les yeux attachés sur sa chaise. Leurs regards serencontrèrent. La comtesse se rejeta vivement au fond de savoiture, mais avec un sentiment de peur qui la fit palpiter. Commela plupart des jeunes femmes réellement innocentes et sansexpérience, elle voyait une faute dans un amour involontairementinspiré à un homme. Elle ressentait une terreur instinctive, quelui donnait peut-être la conscience de sa faiblesse devant une siaudacieuse agression. Une des plus fortes armes de l’homme est cepouvoir terrible d’occuper de lui-même une femme dont l’imaginationnaturellement mobile s’effraie ou s’offense d’une poursuite. Lacomtesse se souvint du conseil de sa tante&|160;; et résolut derester pendant le voyage au fond de sa chaise de poste, sans ensortir. Mais à chaque relais elle entendait l’Anglais qui sepromenait autour des deux voitures&|160;; puis sur la route, lebruit importun de sa calèche retentissait incessamment aux oreillesde Julie. La jeune femme pensa bientôt qu’une fois réunie à sonmari, Victor saurait la défendre contre cette singulièrepersécution.

–&|160;Mais si ce jeune homme ne m’aimait pascependant&|160;?

Cette réflexion fut la dernière de toutes celles qu’elle fit. Enarrivant à Orléans, sa chaise de poste fut arrêtée par lesPrussiens, conduite dans la cour d’une auberge, et gardée par dessoldats. La résistance était impossible. Les étrangers expliquèrentaux trois voyageurs, par des signes impératifs, qu’ils avaient reçula consigne de ne laisser sortir personne de la voiture. Lacomtesse resta pleurant pendant deux heures environ prisonnière aumilieu des soldats qui fumaient, riaient, et parfois la regardaientavec une insolente curiosité&|160;; mais enfin elle les vits’écartant de la voiture avec une sorte de respect en entendant lebruit de plusieurs chevaux. Bientôt une troupe d’officierssupérieurs étrangers, à la tête desquels était un généralautrichien, entoura la chaise de poste.

–&|160;Madame, lui dit le général, agréez nos excuses&|160;; ily a eu erreur, vous pouvez continuer sans crainte votre voyage, etvoici un passeport qui vous évitera désormais toute espèced’avanie…

La comtesse prit le papier en tremblant, et balbutia de vaguesparoles. Elle voyait près du général et en costume d’officieranglais, Arthur à qui sans doute elle devait sa prompte délivrance.Tout à la fois joyeux et mélancolique, le jeune Anglais détourna latête, et n’osa regarder Julie qu’à la dérobée. Grâce au passeport,madame d’Aiglemont parvint à Paris sans aventure fâcheuse. Elle yretrouva son mari, qui, délié de son serment de fidélité àl’empereur, avait reçu le plus flatteur accueil du comte d’Artoisnommé lieutenant-général du royaume par son frère Louis XVIII.Victor eut dans les gardes du corps un grade éminent qui lui donnale rang de général. Cependant, au milieu des fêtes qui marquèrentle retour des Bourbons, un malheur bien profond, et qui devaitinfluer sur sa vie, assaillit la pauvre Julie&|160;: elle perdit lacomtesse de Listomère-Landon. La vieille dame mourut de joie etd’une goutte remontée au cœur, en revoyant à Tours le ducd’Angoulême. Ainsi, la personne à laquelle son âge donnait le droitd’éclairer Victor, la seule qui, par d’adroits conseils, pouvaitrendre l’accord de la femme et du mari plus parfait, cette personneétait morte. Julie sentit toute l’étendue de cette perte. Il n’yavait plus qu’elle-même entre elle et son mari. Mais, jeune ettimide, elle devait préférer d’abord la souffrance à la plainte. Laperfection même de son caractère s’opposait à ce qu’elle osât sesoustraire à ses devoirs, ou tenter de rechercher la cause de sesdouleurs&|160;; car les faire cesser eût été chose tropdélicate&|160;: Julie aurait craint d’offenser sa pudeur de jeunefille.

Un mot sur les destinées de monsieur d’Aiglemont sous laRestauration.

Ne se rencontre-t-il pas beaucoup d’hommes dont la nullitéprofonde est un secret pour la plupart des gens qui lesconnaissent&|160;? Un haut rang, une illustre naissance,d’importantes fonctions, un certain vernis de politesse, une granderéserve dans la conduite, ou les prestiges de la fortune sont, poureux, comme des gardes qui empêchent les critiques de pénétrerjusqu’à leur intime existence. Ces gens ressemblent aux rois dontla véritable taille, le caractère et les mœurs ne peuvent jamaisêtre ni bien connus ni justement appréciés, parce qu’ils sont vusde trop loin ou de trop près. Ces personnages à mérite facticeinterrogent au lieu de parler, ont l’art de mettre les autres enscène pour éviter de poser devant eux&|160;; puis, avec uneheureuse adresse, ils tirent chacun par le fil de ses passions oude ses intérêts, et se jouent ainsi des hommes qui leur sontréellement supérieurs, en font des marionnettes et les croientpetits pour les avoir rabaissés jusqu’à eux. Ils obtiennent alorsle triomphe naturel d’une pensée mesquine, mais fixe, sur lamobilité des grandes pensées. Aussi pour juger ces têtes vides, etpeser leurs valeurs négatives, l’observateur doit-il posséder unesprit plus subtil que supérieur, plus de patience que de portéedans la vue, plus de finesse et de tact que d’élévation et grandeurdans les idées. Néanmoins, quelque habileté que déploient cesusurpateurs en détendant leurs côtés faibles, il leur est biendifficile de tromper leurs femmes, leurs mères, leurs enfants oul’ami de la maison&|160;; mais ces personnes leur gardent presquetoujours le secret sur une chose qui touche, en quelque sorte, àl’honneur commun&|160;; et souvent même elles les aident à enimposer au monde. Si, grâce à ces conspirations domestiques,beaucoup de niais passent pour des hommes supérieurs, ilscompensent le nombre d’hommes supérieurs qui passent pour desniais, en sorte que l’État Social a toujours la même masse decapacités apparentes. Songez maintenant au rôle que doit jouer unefemme d’esprit et de sentiment en présence d’un mari de ce genre,n’apercevez-vous pas des existences pleines de douleurs et dedévouement dont rien ici-bas ne saurait récompenser certains cœurspleins d’amour et de délicatesse&|160;? Qu’il se rencontre unefemme forte dans cette horrible situation, elle en sort par uncrime, comme fit Catherine II, néanmoins nommée la Grande.Mais comme toutes les femmes ne sont pas assises sur un trône,elles se vouent, la plupart, à des malheurs domestiques qui, pourêtre obscurs, n’en sont pas moins terribles. Celles qui cherchentici-bas des consolations immédiates à leurs maux ne font souventque changer de peines lorsqu’elles veulent rester fidèles à leursdevoirs, ou commettent des fautes si elles violent les lois auprofit de leurs plaisirs. Ces réflexions sont toutes applicables àl’histoire secrète de Julie. Tant que Napoléon resta debout, lecomte d’Aiglemont, colonel comme tant d’autres, bon officierd’ordonnance, excellant à remplir une mission dangereuse, maisincapable d’un commandement de quelque importance n’excita nulleenvie, passa pour un des braves que favorisait l’empereur, et futce que les militaires nomment vulgairement un bon enfant.La Restauration, qui lui rendit le titre de marquis, ne le trouvapas ingrat&|160;: il suivit les Bourbons à Gand. Cet acte delogique et de fidélité fit mentir l’horoscope que jadis tirait sonbeau-père en disant de son gendre qu’il resterait colonel. Ausecond retour, nommé lieutenant-général et redevenu marquis,monsieur d’Aiglemont eut l’ambition d’arriver à la pairie, iladopta les maximes et la politique du Conservateur,s’enveloppa d’une dissimulation qui ne cachait rien, devint grave,interrogateur, peu parleur, et fut pris pour un homme profond.Retranché sans cesse dans les formes de la politesse, muni deformules, retenant et prodiguant les phrases toutes faites qui sefrappent régulièrement à Paris pour donner en petite monnaie auxsots le sens des grandes idées ou des faits, les gens du monde leréputèrent homme de goût et de savoir. Entêté dans ses opinionsaristocratiques, il fut cité comme ayant un beau caractère. Si, parhasard, il devenait insouciant ou gai comme il l’était jadis,l’insignifiance et la niaiserie de ses propos avaient pour lesautres des sous-entendus diplomatiques.

–&|160;Oh&|160;! il ne dit que ce qu’il veut dire, pensaient detrès-honnêtes gens.

Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts.Sa bravoure lui valait une haute réputation militaire que rien nedémentait, parce qu’il n’avait jamais commandé en chef. Sa figuremâle et noble exprimait des pensées larges, et sa physionomien’était une imposture que pour sa femme. En entendant tout le monderendre justice à ses talents postiches, le marquis d’Aiglemontfinit par se persuader à lui-même qu’il était un des hommes lesplus remarquables de la cour où, grâce à ses dehors, il sut plaire,et où ses différentes valeurs furent acceptées sans protêt. Mais ilétait modeste au logis, il y sentait instinctivement la supérioritéde sa femme, quelque jeune qu’elle fût&|160;; et, de ce respectinvolontaire, naquit un pouvoir occulte que la marquise se trouvaforcée d’accepter, malgré tous ses efforts pour en repousser lefardeau. Conseil de son mari, elle en dirigea les actions et lafortune. Cette influence contre nature fut pour elle une espèced’humiliation et la source de bien des peines qu’elle ensevelissaitdans son cœur. D’abord, son instinct si délicatement féminin luidisait qu’il est bien plus beau d’obéir à un homme de talent que deconduire un sot, et qu’une jeune épouse, obligée de penser etd’agir en homme, n’est ni femme ni homme, abdique toutes les grâcesde son sexe en en perdant les malheurs, et n’acquiert aucun despriviléges que nos lois ont remis aux plus forts. Son existencecachait une bien amère dérision. N’était-elle pas obligée d’honorerune idole creuse, de protéger son protecteur, pauvre être qui, poursalaire d’un dévouement continu, lui jetait l’amour égoïste desmaris, ne voyait en elle que la femme, ne daignait ou ne savaitpas, injure toute aussi profonde, s’inquiéter de ses plaisirs, nid’où venaient sa tristesse et son dépérissement&|160;? Comme laplupart des maris qui sentent le joug d’un esprit supérieur, lemarquis sauvait son amour-propre en concluant de la faiblessephysique, à la morale de Julie qu’il se plaisait à plaindre endemandant compte au sort de lui avoir donné pour épouse une jeunefille maladive. Enfin, il se faisait la victime tandis qu’il étaitle bourreau. La marquise, chargée de tous les malheurs de cettetriste existence, devait sourire encore à son maître imbécile,parer de fleurs une maison de deuil, et afficher le bonheur sur unvisage pâli par de secrets supplices. Cette responsabilitéd’honneur, cette abnégation magnifique donnèrent insensiblement àla jeune marquise une dignité de femme, une conscience de vertu quilui servirent de sauvegarde contre les dangers du monde. Puis, poursonder ce cœur à fond, peut-être le malheur intime et caché parlequel son premier, son naïf amour de jeune fille était couronné,lui fit-il prendre en horreur les passions&|160;; peut-être n’enconçut-elle ni l’entraînement, ni les joies illicites maisdélirantes qui font oublier à certaines femmes les lois de sagesse,les principes de vertu sur lesquels la société repose. Renonçant,comme à un songe, aux douceurs, à la tendre harmonie que la vieilleexpérience de madame de Listomère-Landon lui avait promise, elleattendit avec résignation la fin de ses peines en espérant mourirjeune. Depuis son retour de Touraine, sa santé s’était chaque jouraffaiblie, et la vie semblait lui être mesurée par lasouffrance&|160;; souffrance élégante d’ailleurs, maladie presquevoluptueuse en apparence, et qui pouvait passer aux yeux des genssuperficiels pour une fantaisie de petite maîtresse. Les médecinsavaient condamné la marquise à rester couchée sur un divan, où elles’étiolait au milieu des fleurs qui l’entouraient, en se fanantcomme elle. Sa faiblesse lui interdisait la marche et le grandair&|160;; elle ne sortait qu’en voiture fermée. Sans cesseenvironnée de toutes les merveilles de notre luxe et de notreindustrie modernes, elle ressemblait moins à une malade qu’à unereine indolente. Quelques amis, amoureux peut-être de son malheuret de sa faiblesse, sûrs de toujours la trouver chez elle, etspéculant sans doute aussi sur sa bonne santé future, venaient luiapporter les nouvelles et l’instruire de ces mille petitsévénements qui rendent à Paris l’existence si variée. Samélancolie, quoique grave et profonde, était donc la mélancolie del’opulence. La marquise d’Aiglemont ressemblait à une belle fleurdont la racine est rongée par un insecte noir. Elle allait parfoisdans le monde, non par goût, mais pour obéir aux exigences de laposition à laquelle aspirait son mari. Sa voix et la perfection deson chant pouvaient lui permettre d’y recueillir desapplaudissements qui flattent presque toujours une jeunefemme&|160;; mais à quoi lui servaient des succès qu’elle nerapportait ni à des sentiments ni à des espérances&|160;? Son marin’aimait pas la musique. Enfin, elle se trouvait presque toujoursgênée dans les salons où sa beauté lui attirait des hommagesintéressés. Sa situation y excitait une sorte de compassioncruelle, une curiosité triste. Elle était atteinte d’uneinflammation assez ordinairement mortelle, que les femmes seconfient à l’oreille, et à laquelle notre néologie n’a pas encoresu trouver de nom. Malgré le silence au sein duquel sa vies’écoulait, la cause de sa souffrance n’était un secret pourpersonne. Toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindresregards la rendaient honteuse. Aussi, pour éviter de rougir,n’apparaissait-elle jamais que riante, gaie&|160;; elle affectaitune fausse joie, se disait toujours bien portante, ou prévenait lesquestions sur sa santé par de pudiques mensonges. Cependant, en1817, un événement contribua beaucoup à modifier l’état déplorabledans lequel Julie avait été plongée jusqu’alors. Elle eut unefille, et voulut la nourrir. Pendant deux années, les vivesdistractions et les inquiets plaisirs que donnent les soinsmaternels lui firent une vie moins malheureuse. Elle se séparanécessairement de son mari. Les médecins lui pronostiquèrent unemeilleure santé&|160;; mais la marquise ne crut point à cesprésages hypothétiques. Comme toutes les personnes pour lesquellesla vie n’a plus de douceur, peut-être voyait-elle dans la mort unheureux dénouement.

Au commencement de l’année 1819, la vie lui fut plus cruelle quejamais. Au moment où elle s’applaudissait du bonheur négatifqu’elle avait su conquérir, elle entrevit d’effroyables abîmes. Sonmari s’était, par degrés, déshabitué d’elle. Ce refroidissementd’une affection déjà si tiède et tout égoïste pouvait amener plusd’un malheur que son tact fin et sa prudence lui faisaient prévoir.Quoiqu’elle fût certaine de conserver un grand empire sur Victor etd’avoir obtenu son estime pour toujours, elle craignait l’influencedes passions sur un homme si nul et si vaniteusement irréfléchi.Souvent ses amis la surprenaient livrée à de longuesméditations&|160;; les moins clairvoyants lui en demandaient lesecret en plaisantant, comme si une jeune femme pouvait ne songerqu’à des frivolités, comme s’il n’existait pas presque toujours unsens profond dans les pensés d’une mère de famille. D’ailleurs, lemalheur aussi bien que le bonheur vrai nous mène à la rêverie.Parfois, en jouant avec son Hélène, Julie la regardait d’un œilsombre, et cessait de répondre à ces interrogations enfantines quifont tant de plaisir aux mères, pour demander compte de sa destinéeau présent et à l’avenir. Ses yeux se mouillaient alors de larmes,quand soudain quelque souvenir lui rappelait la scène de la revueaux Tuileries. Les prévoyantes paroles de son père retentissaientderechef à son oreille, et sa conscience lui reprochait d’en avoirméconnu la sagesse. De cette désobéissance folle venaient tous sesmalheurs&|160;; et souvent elle ne savait, entre tous, lequel étaitle plus difficile à porter. Non-seulement les doux trésors de sonâme restaient ignorés, mais elle ne pouvait jamais parvenir à sefaire comprendre de son mari, même dans les choses les plusordinaires de la vie. Au moment où la faculté d’aimer sedéveloppait en elle plus forte et plus active, l’amour permis,l’amour conjugal s’évanouissait au milieu de graves souffrancesphysiques et morales. Puis elle avait pour son mari cettecompassion voisine du mépris qui flétrit à la longue tous lessentiments. Enfin, si ses conversations avec quelques amis, si lesexemples, ou si certaines aventures du grand monde ne lui eussentpas appris que l’amour apportait d’immenses bonheurs, ses blessureslui auraient fait deviner les plaisirs profonds et purs qui doiventunir des âmes fraternelles. Dans le tableau que sa mémoire luitraçait du passé, la candide figure d’Arthur s’y dessinait chaquejour plus pure et plus belle, mais rapidement&|160;; car ellen’osait s’arrêter à ce souvenir. Le silencieux et timide amour dujeune Anglais était le seul événement qui, depuis le mariage, eûtlaissé quelques doux vestiges dans ce cœur sombre et solitaire.Peut-être toutes les espérances trompées, tous les désirs avortésqui, graduellement, attristaient l’esprit de Julie, sereportaient-ils, par un jeu naturel de l’imagination, sur cethomme, dont les manières, les sentiments et le caractèreparaissaient offrir tant de sympathies avec les siens. Mais cettepensée avait toujours l’apparence d’un caprice, d’un songe. Aprèsce rêve impossible, toujours clos par des soupirs, Julie seréveillait plus malheureuse, et sentait encore mieux ses douleurslatentes quand elle les avait endormies sous les ailes d’un bonheurimaginaire. Parfois, ses plaintes prenaient un caractère de folieet d’audace, elle voulait des plaisirs à tout prix&|160;; mais,plus souvent encore, elle restait en proie à je ne sais quelengourdissement stupide, écoutait sans comprendre, ou concevait despensées si vagues, si indécises, qu’elle n’eût pas trouvé delangage pour les rendre. Froissée dans ses plus intimes volontés,dans les mœurs que, jeune fille, elle avait rêvées jadis, elleétait obligée de dévorer ses larmes. À qui se serait-elleplainte&|160;? de qui pouvait-elle être entendue&|160;? Puis, elleavait cette extrême délicatesse de la femme, cette ravissantepudeur de sentiment qui consiste à taire une plainte inutile, à nepas prendre un avantage quand le triomphe doit humilier levainqueur et le vaincu. Julie essayait de donner sa capacité, sespropres vertus à monsieur d’Aiglemont, et se vantait de goûter lebonheur qui lui manquait. Toute sa finesse de femme était employéeen pure perte à des ménagements ignorés de celui-là même dont ilsperpétuaient le despotisme. Par moments, elle était ivre demalheur, sans idée, sans frein&|160;; mais, heureusement, une piétévraie la ramenait toujours à une espérance suprême&|160;: elle seréfugiait dans la vie future, admirable croyance qui lui faisaitaccepter de nouveau sa tâche douloureuse. Ces combats si terribles,ces déchirements intérieurs étaient sans gloire, ces longuesmélancolies étaient inconnues&|160;; nulle créature ne recueillaitses regards ternes, ses larmes amères jetées au hasard et dans lasolitude.

Les dangers de la situation critique à laquelle la marquiseétait insensiblement arrivée par la force des circonstances serévélèrent à elle dans toute leur gravité pendant une soirée dumois de janvier 1820. Quand deux époux se connaissent parfaitementet ont pris une longue habitude d’eux-mêmes, lorsqu’une femme saitinterpréter les moindres gestes d’un homme et peut pénétrer lessentiments ou les choses qu’il lui cache, alors des lumièressoudaines éclatent souvent après des réflexions ou des remarquesprécédentes, dues au hasard, ou primitivement faites avecinsouciance. Une femme se réveille souvent tout à coup sur le bordou au fond d’un abîme. Ainsi la marquise, heureuse d’être seuledepuis quelques jours, devina le secret de sa solitude. Inconstantou lassé, généreux ou plein de pitié pour elle, son mari ne luiappartenait plus. En ce moment, elle ne pensa plus à elle, ni à sessouffrances, ni à ses sacrifices&|160;; elle ne fut plus que mère,et vit la fortune, l’avenir, le bonheur de sa fille&|160;; safille, le seul être d’où lui vînt quelque félicité&|160;; sonHélène, seul bien qui l’attachât à la vie. Maintenant, Julievoulait vivre pour préserver son enfant du joug effroyable souslequel une marâtre pouvait étouffer la vie de cette chère créature.À cette nouvelle prévision d’un sinistre avenir, elle tomba dansune de ces méditations ardentes qui dévorent des années entières.Entre elle et son mari, désormais, il devait se trouver tout unmonde de pensées, dont le poids porterait sur elle seule.Jusqu’alors, sûre d’être aimée par Victor, autant qu’il pouvaitaimer, elle s’était dévouée à un bonheur qu’elle ne partageaitpas&|160;; mais, aujourd’hui, n’ayant plus la satisfaction desavoir que ses larmes faisaient la joie de son mari, seule dans lemonde, il ne lui restait plus que le choix des malheurs. Au milieudu découragement qui, dans le calme et le silence de la nuit,détendit toutes ses forces&|160;; au moment où, quittant son divanet son feu presque éteint, elle allait, à la lueur d’une lampe,contempler sa fille d’un œil sec, monsieur d’Aiglemont rentra pleinde gaieté. Julie lui fit admirer le sommeil d’Hélène&|160;; mais ilaccueillit l’enthousiasme de sa femme par une phrase banale.

–&|160;À cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils.

Puis, après avoir insouciamment baisé le front de sa fille, ilbaissa les rideaux du berceau, regarda Julie, lui prit la main, etl’amena près de lui sur ce divan où tant de fatales penséesvenaient de surgir.

–&|160;Vous êtes bien belle ce soir, madame d’Aiglemont&|160;!s’écria-t-il avec cette insupportable gaieté dont le vide était siconnu de la marquise.

–&|160;Où avez-vous passé la soirée&|160;? lui demanda-t-elle enfeignant une profonde indifférence.

–&|160;Chez madame de Sérizy.

Il avait pris sur la cheminée un écran, et il en examinait letransparent avec attention, sans avoir aperçu la trace des larmesversées par sa femme. Julie frissonna. Le langage ne suffirait pasà exprimer le torrent de pensées qui s’échappa de son cœur etqu’elle dut y contenir.

–&|160;Madame de Sérizy donne un concert lundi prochain, et semeurt d’envie de t’avoir. Il suffit que depuis long-temps tu n’aiesparu dans le monde pour qu’elle désire te voir chez elle. C’est unebonne femme qui t’aime beaucoup. Tu me feras plaisir d’y venir.J’ai presque répondu de toi…

–&|160;J’irai, répondit Julie.

Le son de la voix, l’accent et le regard de la marquise eurentquelque chose de si pénétrant, de si particulier que, malgré soninsouciance, Victor regarda sa femme avec étonnement. Ce fut tout.Julie avait deviné que madame de Sérizy était la femme qui luiavait enlevé le cœur de son mari. Elle s’engourdit dans une rêveriede désespoir, et parut très-occupée à regarder le feu. Victorfaisait tourner l’écran dans ses doigts avec l’air ennuyé d’unhomme qui, après avoir été heureux ailleurs, apporte chez lui lafatigue du bonheur. Quand il eut bâillé plusieurs fois, il prit unflambeau d’une main, de l’autre alla chercher languissamment le coude sa femme, et voulut l’embrasser&|160;; mais Julie se baissa, luiprésenta son front, et y reçut le baiser du soir, ce baisermachinal, sans amour, espèce de grimace qui lui parut alorsodieuse. Quand Victor eut fermé la porte, la marquise tomba sur unsiége&|160;; ses jambes chancelèrent, elle fondit en larmes. Ilfaut avoir subi le supplice de quelque scène analogue pourcomprendre tout ce que celle-ci cache de douleurs, pour deviner leslongs et terribles drames auxquels elle donne lieu. Ces simples etniaises paroles, ces silences entre les deux époux, les gestes, lesregards, la manière dont le marquis s’était assis devant le feu,l’attitude qu’il eut en cherchant à baiser le cou de sa femme, toutavait servi à faire, de cette heure, un tragique dénouement à lavie solitaire et douloureuse menée par Julie. Dans sa folie, ellese mit à genoux devant son divan, s’y plongea le visage pour nerien voir, et pria le ciel, en donnant aux paroles habituelles deson oraison un accent intime, une signification nouvelle quieussent déchiré le cœur de son mari, s’il l’eût entendue.

Elle demeura pendant huit jours préoccupée de son avenir, enproie à son malheur, qu’elle étudiait en cherchant les moyens de nepas mentir à son cœur, de regagner son empire sur le marquis, et devivre assez long-temps pour veiller au bonheur de sa fille. Ellerésolut alors de lutter avec sa rivale, de reparaître dans lemonde, d’y briller&|160;; de feindre pour son mari un amour qu’ellene pouvait plus éprouver, de le séduire&|160;; puis, lorsque parses artifices elle l’aurait soumis à son pouvoir, d’être coquetteavec lui comme le sont ces capricieuses maîtresses qui se font unplaisir de tourmenter leurs amants. Ce manége odieux était le seulremède possible à ses maux. Ainsi, elle deviendrait maîtresse deses souffrances, elle les ordonnerait selon son bon plaisir, et lesrendrait plus rares tout en subjuguant son mari, tout en ledomptant sous un despotisme terrible. Elle n’eut plus aucun remordsde lui imposer une vie difficile. D’un seul bond, elle s’élançadans les froids calculs de l’indifférence. Pour sauver sa fille,elle devina tout à coup les perfidies, les mensonges des créaturesqui n’aiment pas, les tromperies de la coquetterie, et ces rusesatroces qui font haïr si profondément la femme chez qui les hommessupposent alors des corruptions innées. À l’insu de Julie, savanité féminine, son intérêt et un vague désir de vengeances’accordèrent avec son amour maternel pour la faire entrer dans unevoie où de nouvelles douleurs l’attendaient. Mais elle avait l’âmetrop belle, l’esprit trop délicat, et surtout trop de franchisepour être long-temps complice de ces fraudes. Habituée à lire enelle-même, au premier pas dans le vice, car ceci était du vice, lecri de sa conscience devait étouffer celui des passions et del’égoïsme. En effet, chez une jeune femme dont le cœur est encorepur, et où l’amour est resté vierge, le sentiment de la maternitémême est soumis à la voix de la pudeur. La pudeur n’est-elle pastoute la femme&|160;? Mais Julie ne voulut apercevoir aucun danger,aucune faute dans sa nouvelle vie. Elle vint chez madame de Sérizy.Sa rivale comptait voir une femme pâle, languissante&|160;; lamarquise avait mis du rouge, et se présenta dans tout l’éclat d’uneparure qui rehaussait encore sa beauté. Madame la comtesse deSérizy était une de ces femmes qui prétendent exercer à Paris unesorte d’empire sur la mode et sur le monde&|160;; elle dictait desarrêts, qui, reçus dans le cercle où elle régnait, lui semblaientuniversellement adoptés&|160;; elle avait la prétention de fairedes mots&|160;; elle était souverainement jugeuse.Littérature, politique, hommes et femmes, tout subissait sacensure&|160;; et madame de Sérizy semblait défier celle desautres. Sa maison était, en toute chose, un modèle de bon goût. Aumilieu de ces salons remplis de femmes élégantes et belles, Julietriompha de la comtesse. Spirituelle, vive, sémillante, elle eutautour d’elle les hommes les plus distingués de la soirée. Pour ledésespoir des femmes, sa toilette était irréprochable, et touteslui envièrent une coupe de robe, une forme de corsage dont l’effetfut attribué généralement à quelque génie de couturière inconnue,car les femmes aiment mieux croire à la science des chiffons qu’àla grâce et à la perfection de celles qui sont faites de manière àles bien porter. Lorsque Julie se leva pour aller au piano chanterla romance de Desdémone, les hommes accoururent de tous les salonspour entendre cette célèbre voix, muette depuis si long-temps, etil se fit un profond silence. La marquise éprouva de vives émotionsen voyant les têtes pressées aux portes et tous les regardsattachés sur elle. Elle chercha son mari, lui lança une œilladepleine de coquetterie, et vit avec plaisir qu’en ce moment sonamour-propre était extraordinairement flatté. Heureuse de cetriomphe, elle ravit l’assemblée dans la première partie d’alpiu salice. Jamais ni la Malibran, ni la Pasta n’avaient faitentendre des chants si parfaits de sentiment et d’intonation&|160;;mais, au moment de la reprise, elle regarda dans les groupes, etaperçut Arthur dont le regard fixe ne la quittait pas. Elletressaillit vivement, et sa voix s’altéra.

Madame de Sérizy s’élança de sa place vers la marquise.

–&|160;Qu’avez-vous, ma chère&|160;? Oh&|160;! pauvre petite,elle est si souffrante&|160;! Je tremblais en lui voyantentreprendre une chose au-dessus de ses forces…

La romance fut interrompue. Julie, dépitée, ne se sentit plus lecourage de continuer et subit la compassion perfide de sa rivale.Toutes les femmes chuchotèrent&|160;; puis, à force de discuter cetincident, elles devinèrent la lutte commencée entre la marquise etmadame de Sérizy, qu’elles n’épargnèrent pas dans leurs médisances.Les bizarres pressentiments qui avaient si souvent agité Julie setrouvaient tout à coup réalisés. En s’occupant d’Arthur, elles’était complu à croire qu’un homme, en apparence si doux, sidélicat, devait être resté fidèle à son premier amour. Parfois elles’était flattée d’être l’objet de cette belle passion, la passionpure et vraie d’un homme jeune, dont toutes les penséesappartiennent à sa bien-aimée, dont tous les moments lui sontconsacrés, qui n’a point de détours, qui rougit de ce qui faitrougir une femme, pense comme une femme, ne lui donne point derivales, et se livre à elle sans songer à l’ambition, ni à lagloire, ni à la fortune. Elle avait rêvé tout cela d’Arthur, parfolie, par distraction&|160;; puis tout à coup elle crut voir sonrêve accompli. Elle lut sur le visage presque féminin du jeuneanglais les pensées profondes, les mélancolies douces, lesrésignations douloureuses dont elle-même était la victime. Elle sereconnut en lui. Le malheur et la mélancolie sont les interprètesles plus éloquents de l’amour, et correspondent entre deux êtressouffrants avec une incroyable rapidité. La vue intime etl’intussusception des choses ou des idées sont chez eux complèteset justes. Aussi la violence du choc que reçut la marquise luirévéla-t-elle tous les dangers de l’avenir.

Trop heureuse de trouver un prétexte à son trouble dans son étathabituel de souffrance, elle se laissa volontiers accabler parl’ingénieuse pitié de madame de Sérizy. L’interruption de laromance était un événement dont s’entretenaient assez diversementplusieurs personnes. Les unes déploraient le sort de Julie, et seplaignaient de ce qu’une femme si remarquable fût perdue pour lemonde&|160;; les autres voulaient savoir la cause de sessouffrances et de la solitude dans laquelle elle vivait.

–&|160;Eh&|160;! bien, mon cher Ronquerolles, disait le marquisau frère de madame de Sérizy, tu enviais mon bonheur en voyantmadame d’Aiglemont, et tu me reprochais de lui être infidèle&|160;?Va, tu trouverais mon sort bien peu désirable, si tu restais commemoi en présence d’une jolie femme pendant une ou deux années, sansoser lui baiser la main, de peur de la briser. Ne t’embarrassejamais de ces bijoux délicats, bons seulement à mettre sous verre,et que leur fragilité, leur cherté nous oblige à toujoursrespecter. Sors-tu souvent ton beau cheval pour lequel tu crains,m’a-t-on dit, les averses et la neige&|160;? Voilà mon histoire. Ilest vrai que je suis sûr de la vertu de ma femme&|160;; mais monmariage est une chose de luxe&|160;; et si tu me crois marié, tu tetrompes. Aussi mes infidélités sont-elles en quelque sortelégitimes. Je voudrais bien savoir comment vous feriez à ma place,messieurs les rieurs&|160;? Beaucoup d’hommes auraient moins deménagements que je n’en ai pour ma femme. Je suis sûr, ajouta-t-ilà voix basse, que madame d’Aiglemont ne se doute de rien. Aussi,certes, aurais-je grand tort de me plaindre, je suis très-heureux…Seulement, rien n’est plus ennuyeux pour un homme sensible, que devoir souffrir une pauvre créature à laquelle on est attaché…

–&|160;Tu as donc beaucoup de sensibilité&|160;? réponditmonsieur de Ronquerolles, car tu es rarement chez toi.

Cette amicale épigramme fit rire les auditeurs&|160;; maisArthur resta froid et imperturbable, en gentleman qui a pris lagravité pour base de son caractère. Les étranges paroles de ce marifirent sans doute concevoir quelques espérances au jeune Anglais,qui attendit avec patience le moment où il pourrait se trouver seulavec monsieur d’Aiglemont, et l’occasion s’en présenta bientôt.

–&|160;Monsieur, lui dit-il, je vois avec une peine infiniel’état de madame la marquise, et si vous saviez que, faute d’unrégime particulier, elle doit mourir misérablement, je pense quevous ne plaisanteriez pas sur ses souffrances. Si je vous parleainsi, j’y suis en quelque sorte autorisé par la certitude que j’aide sauver madame d’Aiglemont, et de la rendre à la vie et aubonheur. Il est peu naturel qu’un homme de mon rang soitmédecin&|160;; et, néanmoins, le hasard a voulu que j’étudiasse lamédecine. Or, je m’ennuie assez, dit-il en affectant un froidégoïsme qui devait servir ses desseins, pour qu’il me soitindifférent de dépenser mon temps et mes voyages au profit d’unêtre souffrant, au lieu de satisfaire quelques sottes fantaisies.Les guérisons de ces sortes de maladies sont rares parce qu’ellesexigent beaucoup de soins, de temps et de patience, il faut surtoutavoir de la fortune, voyager, suivre scrupuleusement desprescriptions qui varient chaque jour, et n’ont rien dedésagréable. Nous sommes deux gentilshommes, dit-il en donnant à cemot l’acception du mot anglais gentleman, et nous pouvonsnous entendre. Je vous préviens que si vous acceptez maproposition, vous serez à tout moment le juge de ma conduite. Jen’entreprendrai rien sans vous avoir pour conseil, poursurveillant, et je vous réponds du succès si vous consentez àm’obéir. Oui, si vous voulez ne pas être pendant long-temps le maride madame d’Aiglemont, lui dit-il à l’oreille.

–&|160;Il est sûr, milord, dit le marquis en riant, qu’unAnglais pouvait seul me faire une proposition si bizarre.Permettez-moi de ne pas la repousser et de ne pas l’accueillir, j’ysongerai. Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme.

En ce moment, Julie avait reparu au piano. Elle chanta l’air deSémiramide, Son regina, son guerriera. Desapplaudissements unanimes, mais des applaudissements sourds, pourainsi dire, les acclamations polies du faubourg Saint-Germain,témoignèrent de l’enthousiasme qu’elle excita.

Lorsque d’Aiglemont ramena sa femme à son hôtel, Julie vit avecune sorte de plaisir inquiet le prompt succès de ses tentatives.Son mari, réveillé par le rôle qu’elle venait de jouer, voulutl’honorer d’une fantaisie, et la prit en goût, comme il eût faitd’une actrice. Julie trouva plaisant d’être traitée ainsi, ellevertueuse et mariée&|160;; elle essaya de jouer avec son pouvoir,et dans cette première lutte sa bonté la fit succomber encore unefois, mais ce fut la plus terrible de toutes les leçons que luigardait le sort. Vers deux ou trois heures du matin, Julie étaitsur son séant, sombre et rêveuse, dans le lit conjugal&|160;; unelampe à lueur incertaine éclairait faiblement la chambre, lesilence le plus profond y régnait&|160;; et, depuis une heureenviron, la marquise, livrée à de poignants remords, versait deslarmes dont l’amertume ne peut être comprise que des femmes qui sesont trouvées dans la même situation. Il fallait avoir l’âme deJulie pour sentir comme elle l’horreur d’une caresse calculée, pourse trouver autant froissée par un baiser froid&|160;; apostasie ducœur encore aggravée par une douloureuse prostitution. Elle semésestimait elle-même, elle maudissait le mariage, elle auraitvoulu être morte&|160;; et, sans un cri jeté par sa fille, elle seserait peut-être précipitée par la fenêtre sur le pavé. Monsieurd’Aiglemont dormait paisiblement près d’elle, sans être réveillépar les larmes chaudes que sa femme laissait tomber sur lui. Lelendemain Julie sut être gaie. Elle trouva des forces pour paraîtreheureuse et cacher, non plus sa mélancolie, mais une invinciblehorreur. De ce jour elle ne se regarda plus comme une femmeirréprochable. Ne s’était-elle pas menti à elle même, dès lorsn’était-elle pas capable de dissimulation, et ne pouvait-elle pasplus tard déployer une profondeur étonnante dans les délitsconjugaux&|160;? Son mariage était cause de cette perversité apriori qui ne s’exerçait encore sur rien. Cependant elles’était déjà demandé pourquoi résister à un amant aimé quand ellese donnait, contre son cœur et contre le vœu de la nature, à unmari qu’elle n’aimait plus. Toutes les fautes, et les crimespeut-être ont pour principe un mauvais raisonnement ou quelqueexcès d’égoïsme. La société ne peut exister que par les sacrificesindividuels qu’exigent les lois. En accepter les avantages,n’est-ce pas s’engager à maintenir les conditions qui la fontsubsister&|160;? Or, les malheureux sans pain, obligés de respecterla propriété, ne sont pas moins à plaindre que les femmes blesséesdans les vœux et la délicatesse de leur nature. Quelques joursaprès cette scène, dont les secrets furent ensevelis dans le litconjugal, d’Aiglemont présenta lord Grenville à sa femme. Juliereçut Arthur avec une politesse froide qui faisait honneur à sadissimulation. Elle imposa silence à son cœur, voila ses regards,donna de la fermeté à sa voix, et put ainsi rester maîtresse de sonavenir. Puis, après avoir reconnu par ces moyens, innés pour ainsidire chez les femmes, toute l’étendue de l’amour qu’elle avaitinspiré, madame d’Aiglemont sourit à l’espoir d’une prompteguérison, et n’opposa plus de résistance à la volonté de son mari,qui la violentait pour lui faire accepter les soins du jeunedocteur. Néanmoins, elle ne voulut se fier à lord Grenvillequ’après en avoir assez étudié les paroles et les manières pourêtre sûre qu’il aurait la générosité de souffrir en silence. Elleavait sur lui le plus absolu pouvoir, elle en abusait déjà&|160;:n’était-elle pas femme&|160;?

Montcontour est un ancien manoir situé sur un de ces blondsrochers au bas desquels passe la Loire, non loin de l’endroit oùJulie s’était arrêtée en 1804. C’est un de ces petits châteaux deTouraine, blancs, jolis, à tourelles sculptées, brodés comme unedentelle de Malines&|160;; un de ces châteaux mignons, pimpants quise mirent dans les eaux du fleuve avec leurs bouquets de mûriers,leurs vignes, leurs chemins creux, leurs longues balustrades àjour, leurs caves en rocher, leurs manteaux de lierre et leursescarpements. Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons dusoleil, tout y est ardent. Mille vestiges de l’Espagne poétisentcette ravissante habitation&|160;: les genêts d’or, les fleurs àclochettes embaument la brise&|160;; l’air est caressant, la terresourit partout, et partout de douces magies enveloppent l’âme, larendent paresseuse, amoureuse, l’amollissent et la bercent. Cettebelle et suave contrée endort les douleurs et réveille lespassions. Personne ne reste froid sous ce ciel pur, devant ces eauxscintillantes. Là meurt plus d’une ambition, là vous vous couchezau sein d’un tranquille bonheur, comme chaque soir le soleil secouche dans ses langes de pourpre et d’azur. Par une douce soiréedu mois d’août, en 1821, deux personnes gravissaient les cheminspierreux qui découpent les rochers sur lesquels est assis lechâteau, et se dirigeaient vers les hauteurs pour y admirer sansdoute les points de vue multipliés qu’on y découvre. Ces deuxpersonnes étaient Julie et lord Grenville&|160;; mais cette Juliesemblait être une nouvelle femme. La marquise avait les franchescouleurs de la santé. Ses yeux, vivifiés par une féconde puissance,étincelaient à travers une humide vapeur, semblable au fluide quidonne à ceux des enfants d’irrésistibles attraits. Elle souriait àplein, elle était heureuse de vivre, et concevait la vie. À lamanière dont elle levait ses pieds mignons, il était facile de voirque nulle souffrance n’alourdissait comme autrefois ses moindresmouvements, n’alanguissait ni ses regards, ni ses paroles, ni sesgestes. Sous l’ombrelle de soie blanche qui la garantissait deschauds rayons du soleil, elle ressemblait à une jeune mariée sousson voile, à une vierge prête à se livrer aux enchantements del’amour. Arthur la conduisait avec un soin d’amant, il la guidaitcomme on guide un enfant, la mettait dans le meilleur chemin, luifaisait éviter les pierres, lui montrait une échappée de vue oul’amenait devant une fleur, toujours mu par un perpétuel sentimentde bonté, par une intention délicate, par une connaissance intimedu bien-être de cette femme, sentiments qui semblaient être innésen lui, autant et plus peut-être que le mouvement nécessaire à sapropre existence. La malade et son médecin marchaient du même passans être étonnés d’un accord qui paraissait avoir existé dès lepremier jour où ils marchèrent ensemble, ils obéissaient à une mêmevolonté, s’arrêtaient, impressionnés par les mêmes sensations,leurs regards, leurs paroles correspondaient à des penséesmutuelles. Parvenus tous deux en haut d’une vigne, ils voulurentaller se reposer sur une de ces longues pierres blanches que l’onextrait continuellement des caves pratiquées dans le rocher, maisavant de s’y asseoir, Julie contempla le site.

–&|160;Le beau pays&|160;! s’écria-t-elle. Dressons une tente etvivons ici. Victor, cria-t-elle, venez donc, venez donc&|160;!

Monsieur d’Aiglemont répondit d’en bas par un cri de chasseur,mais sans hâter sa marche, seulement il regardait sa femme de tempsen temps lorsque les sinuosités du sentier le lui permettaient.Julie aspira l’air avec plaisir en levant la tête et en jetant àArthur un de ces coups d’œil fins par lesquels une femme d’espritdit toute sa pensée.

–&|160;Oh&|160;! reprit-elle, je voudrais rester toujours ici.Peut-on jamais se lasser d’admirer cette belle vallée&|160;?Savez-vous le nom de cette jolie rivière, milord&|160;?

–&|160;C’est la Cise.

–&|160;La Cise, répéta-t-elle. Et là-bas, devant nous,qu’est-ce&|160;?

–&|160;C’est les coteaux du Cher, dit-il.

–&|160;Et sur la droite&|160;? Ah&|160;! c’est Tours. Mais voyezle bel effet que produisent dans le lointain les clochers de lacathédrale.

Elle se fit muette, et laissa tomber sur la main d’Arthur lamain qu’elle avait étendue vers la ville. Tous deux, ils admirèrenten silence le paysage et les beautés de cette nature harmonieuse.Le murmure des eaux, la pureté de l’air et du ciel, touts’accordait avec les pensées qui vinrent en foule dans leurs cœursaimants et jeunes.

–&|160;Oh&|160;! Mon Dieu, combien j’aime ce pays, répéta Julieavec un enthousiasme croissant et naïf. Vous l’avez habitélong-temps&|160;? reprit-elle après une pause.

À ces mots, lord Grenville tressaillit.

–&|160;C’est là, répondit-il avec mélancolie en montrant unbouquet de noyers sur la route, là que prisonnier je vous vis pourla première fois…

–&|160;Oui, mais j’étais déjà bien triste&|160;; cette nature mesembla sauvage, et maintenant…

Elle s’arrêta, lord Grenville n’osa pas la regarder.

–&|160;C’est à vous, dit enfin Julie après un long silence, queje dois ce plaisir. Ne faut-il pas être vivante pour éprouver lesjoies de la vie, et jusqu’à présent n’étais-je pas morte àtout&|160;? Vous m’avez donné plus que la santé, vous m’avez apprisà en sentir tout le prix…

Les femmes ont un inimitable talent pour exprimer leurssentiments sans employer de trop vives paroles&|160;; leuréloquence est surtout dans l’accent, dans le geste, l’attitude etles regards. Lord Grenville se cacha la tête dans ses mains, cardes larmes roulaient dans ses yeux. Ce remerciement était lepremier que Julie lui fît depuis leur départ de Paris. Pendant uneannée entière, il avait soigné la marquise avec le dévouement leplus entier. Secondé par d’Aiglemont, il l’avait conduite aux eauxd’Aix, puis sur les bords de la mer à La Rochelle. Épiant à toutmoment les changements que ses savantes et simples prescriptionsproduisaient sur la constitution délabrée de Julie, il l’avaitcultivée comme une fleur rare peut l’être par un horticulteurpassionné. La marquise avait paru recevoir les soins intelligentsd’Arthur avec tout l’égoïsme d’une Parisienne habituée auxhommages, ou avec l’insouciance d’une courtisane qui ne sait ni lecoût des choses ni la valeur des hommes, et les prise au degréd’utilité dont ils lui sont. L’influence exercée sur l’âme par leslieux est une chose digne de remarque. Si la mélancolie nous gagneinfailliblement lorsque nous sommes au bord des eaux, une autre loide notre nature impressible fait que, sur les montagnes, nossentiments s’épurent&|160;: la passion y gagne en profondeur cequ’elle paraît perdre en vivacité. L’aspect du vaste bassin de laLoire, l’élévation de la jolie colline où les deux amants s’étaientassis, causaient peut-être le calme délicieux dans lequel ilssavourèrent d’abord le bonheur qu’on goûte à deviner l’étendued’une passion cachée sous des paroles insignifiantes en apparence.Au moment où Julie achevait la phrase qui avait si vivement émulord Grenville, une brise caressante agita la cime des arbres,répandit la fraîcheur des eaux dans l’air, quelques nuagescouvrirent le soleil, et des ombres molles laissèrent voir toutesles beautés de cette jolie nature. Julie détourna la tête pourdérober au jeune lord la vue des larmes qu’elle réussit à reteniret à sécher, car l’attendrissement d’Arthur l’avait promptementgagnée. Elle n’osa lever les yeux sur lui dans la crainte qu’il nelût trop de joie dans ce regard. Son instinct de femme lui faisaitsentir qu’à cette heure dangereuse elle devait ensevelir son amourau fond de son cœur. Cependant le silence pouvait être égalementredoutable. En s’apercevant que lord Grenville était hors d’état deprononcer une parole, Julie reprit d’une voix douce&|160;: – Vousêtes touché de ce que je vous ai dit, milord. Peut-être cette viveexpansion est-elle la manière que prend une âme gracieuse et bonnecomme l’est la vôtre pour revenir sur un faux jugement. Vousm’aurez crue ingrate en me trouvant froide et réservée, ou moqueuseet insensible pendant ce voyage qui heureusement va bientôt seterminer. Je n’aurais pas été digne de recevoir vos soins, si jen’avais su les apprécier. Milord, je n’ai rien oublié. Hélas&|160;!je n’oublierai rien, ni la sollicitude qui vous faisait veiller surmoi comme une mère veille sur son enfant, ni surtout la nobleconfiance de nos entretiens fraternels, la délicatesse de vosprocédés&|160;; séductions contre lesquelles nous sommes toutessans armes. Milord, il est hors de mon pouvoir de vousrécompenser…

À ce mot, Julie s’éloigna vivement, et lord Grenville ne fitaucun mouvement pour l’arrêter, la marquise alla sur une roche àune faible distance, et y resta immobile&|160;; leurs émotionsfurent un secret pour eux-mêmes&|160;; sans doute ils pleurèrent ensilence&|160;; les chants des oiseaux, si gais, si prodiguesd’expressions tendres au coucher du soleil, durent augmenter laviolente commotion qui les avait forcés de se séparer&|160;: lanature se chargeait de leur exprimer un amour dont ils n’osaientparler.

–&|160;Eh&|160;! bien, milord, reprit Julie en se mettant devantlui dans une attitude pleine de dignité qui lui permit de prendrela main d’Arthur, je vous demanderai de rendre pure et sainte lavie que vous m’avez restituée. Ici, nous nous quitterons. Je sais,ajouta-t-elle en voyant pâlir lord Grenville, que, pour prix devotre dévouement, je vais exiger de vous un sacrifice encore plusgrand que ceux dont l’étendue devrait être mieux reconnue par moi…Mais, il le faut… vous ne resterez pas en France. Vous lecommander, n’est-ce pas vous donner des droits qui serontsacrés&|160;? ajouta-t-elle en mettant la main du jeune homme surson cœur palpitant.

Arthur se leva.

–&|160;Oui, dit-il.

En ce moment il montra d’Aiglemont qui tenait sa fille dans sesbras, et qui parut de l’autre côté d’un chemin creux sur labalustrade du château. Il y avait grimpé pour y faire sauter sapetite Hélène.

–&|160;Julie, je ne vous parlerai point de mon amour, nos âmesse comprennent trop bien. Quelque profonds, quelque secrets quefussent mes plaisirs de cœur, vous les avez tous partagés. Je lesens, je le sais, je le vois. Maintenant, j’acquiers la délicieusepreuve de la constante sympathie de nos cœurs, mais je fuirai… J’aiplusieurs fois calculé trop habilement les moyens de tuer cet hommepour pouvoir y toujours résister, si je restais près de vous.

–&|160;J’ai eu la même pensée, dit-elle en laissant paraître sursa figure troublée les marques d’une surprise douloureuse.

Mais il y avait tant de vertu, tant de certitude d’elle-même ettant de victoires secrètement remportées sur l’amour dans l’accentet le geste qui échappèrent à Julie, que lord Grenville demeurapénétré d’admiration. L’ombre même du crime s’était évanouie danscette naïve conscience. Le sentiment religieux qui dominait sur cebeau front devait toujours en chasser les mauvaises penséesinvolontaires que notre imparfaite nature engendre, mais quimontrent tout à la fois la grandeur et les périls de notredestinée.

–&|160;Alors, reprit-elle, j’aurais encouru votre mépris, et ilm’aurait sauvée, reprit-elle en baissant les yeux. Perdre votreestime n’était-ce pas mourir&|160;?

Ces deux héroïques amants restèrent encore un moment silencieux,occupés à dévorer leurs peines&|160;: bonnes et mauvaises, leurspensées étaient fidèlement les mêmes, et ils s’entendaient aussibien dans leurs intimes plaisirs que dans leurs douleurs les pluscachées.

–&|160;Je ne dois pas murmurer, le malheur de ma vie est monouvrage, ajouta-t-elle en levant au ciel des yeux pleins delarmes.

–&|160;Milord, s’écria le général de sa place en faisant ungeste, nous nous sommes rencontrés ici pour la première fois. Vousne vous en souvenez peut-être pas. Tenez, là-bas, près de cespeupliers.

L’Anglais répondit par une brusque inclination de tête.

–&|160;Je devais mourir jeune et malheureuse, répondit Julie.Oui, ne croyez pas que je vive. Le chagrin sera tout aussi mortelque pouvait l’être la terrible maladie de laquelle vous m’avezguérie. Je ne me crois pas coupable. Non, les sentiments que j’aiconçus pour vous sont irrésistibles, éternels, mais bieninvolontaires, et je veux rester vertueuse. Cependant je serai toutà la fois fidèle à ma conscience d’épouse, à mes devoirs de mère etaux vœux de mon cœur. Écoutez, lui dit-elle d’une voix altérée, jen’appartiendrai plus à cet homme, jamais. Et, par un gesteeffrayant d’horreur et de vérité, Julie montra son mari. – Les loisdu monde, reprit-elle, exigent que je lui rende l’existenceheureuse, j’y obéirai&|160;; je serai sa servante&|160;; mondévouement pour lui sera sans bornes, mais d’aujourd’hui je suisveuve. Je ne veux être une prostituée ni à mes yeux ni à ceux dumonde&|160;; si je ne suis point à monsieur d’Aiglemont, je neserai jamais à un autre. Vous n’aurez de moi que ce que vous m’avezarraché. Voilà l’arrêt que j’ai porté sur moi-même, dit-elle enregardant Arthur avec fierté. Il est irrévocable, milord.Maintenant, apprenez que si vous cédiez à une pensée criminelle, laveuve de monsieur d’Aiglemont entrerait dans un cloître, soit enItalie, soit en Espagne. Le malheur a voulu que nous ayons parlé denotre amour. Ces aveux étaient inévitables peut-être&|160;; maisque ce soit pour la dernière fois que nos cœurs aient si fortementvibré. Demain, vous feindrez de recevoir une lettre qui vousappelle en Angleterre, et nous nous quitterons pour ne plus nousrevoir.

Cependant Julie, épuisée par cet effort, sentit ses genouxfléchir, un froid mortel la saisit, et par une pensée bien féminineelle s’assit pour ne pas tomber dans les bras d’Arthur.

–&|160;Julie, cria lord Grenville.

Ce cri perçant retentit comme un éclat de tonnerre. Cettedéchirante clameur exprima tout ce que l’amant, jusque-là muet,n’avait pu dire.

–&|160;Hé&|160;! bien, qu’a-t-elle donc, demanda le général.

En entendant ce cri, le marquis avait hâté le pas, et se trouvasoudain devant les deux amants.

–&|160;Ce ne sera rien, dit Julie avec cet admirable sang-froidque la finesse naturelle aux femmes leur permet d’avoir assezsouvent dans les grandes crises de la vie. La fraîcheur de ce noyera failli me faire perdre connaissance, et mon docteur a dû enfrémir de peur. Ne suis-je pas pour lui comme une œuvre d’art quin’est pas encore achevée&|160;? Il a peut-être tremblé de la voirdétruite…

Elle prit audacieusement le bras de lord Grenville, sourit à sonmari, regarda le paysage avant de quitter le sommet des rochers, etentraîna son compagnon de voyage en lui prenant la main.

–&|160;Voici, certes, le plus beau site que nous ayons vu,dit-elle. Je ne l’oublierai jamais. Voyez donc, Victor, quelslointains, quelle étendue et quelle variété. Ce pays me faitconcevoir l’amour.

Riant d’un rire presque convulsif, mais riant de manière àtromper son mari, elle sauta gaiement dans les chemins creux, etdisparut.

–&|160;Eh&|160;! quoi, sitôt&|160;?… dit-elle quand elle setrouva loin de monsieur d’Aiglemont. Hé&|160;! quoi, mon ami, dansun instant nous ne pourrons plus être, et ne serons plus jamaisnous-mêmes&|160;; enfin nous ne vivrons plus…

–&|160;Allons lentement, répondit lord Grenville, les voituressont encore loin. Nous marcherons ensemble, et s’il nous est permisde mettre des paroles dans nos regards, nos cœurs vivront un momentde plus.

Ils se promenèrent sur la levée&|160;; au bord des eaux, auxdernières lueurs du soir, presque silencieusement, disant de vaguesparoles, douces comme le murmure de la Loire, mais qui remuaientl’âme. Le soleil, au moment de sa chute, les enveloppa de sesreflets rouges avant de disparaître&|160;; image mélancolique deleur fatal amour. Très inquiet de ne pas retrouver sa voiture àl’endroit où il s’était arrêté, le général suivait ou devançait lesdeux amants, sans se mêler de la conversation. La noble et délicateconduite que lord Grenville tenait pendant ce voyage avait détruitles soupçons du marquis, et depuis quelque temps il laissait safemme libre, en se confiant à la foi punique du lord-docteur.Arthur et Julie marchèrent encore dans le triste et douloureuxaccord de leurs cœurs flétris. Naguère, en montant à travers lesescarpements de Montcontour, ils avaient tous deux une vagueespérance, un inquiet bonheur dont ils n’osaient pas se demandercompte&|160;; mais en descendant le long de la levée, ils avaientrenversé le frêle édifice construit dans leur imagination, et surlequel ils n’osaient respirer, semblables aux enfants qui prévoientla chute des châteaux de cartes qu’ils ont bâtis. Ils étaient sansespérance. Le soir même, lord Grenville partit. Le dernier regardqu’il jeta sur Julie prouva malheureusement que, depuis le momentoù la sympathie leur avait révélé l’étendue d’une passion si forte,il avait eu raison de se défier de lui-même.

Quand monsieur d’Aiglemont et sa femme se trouvèrent lelendemain assis au fond de leur voiture, sans leur compagnon devoyage, et qu’ils parcoururent avec rapidité la route, jadis faiteen 1814 par la marquise, alors ignorante de l’amour et qui en avaitalors presque maudit la constance, elle retrouva mille impressionsoubliées. Le cœur a sa mémoire à lui. Telle femme incapable de serappeler les événements les plus graves, se souviendra pendanttoute sa vie des choses qui importent à ses sentiments. Aussi,Julie eut-elle une parfaite souvenance de détails même frivoles.Elle reconnut avec bonheur les plus légers accidents de son premiervoyage, et jusqu’à des pensées qui lui étaient venues à certainsendroits de la route. Victor, redevenu passionnément amoureux de safemme depuis qu’elle avait recouvré la fraîcheur de la jeunesse ettoute sa beauté, se serra près d’elle à la façon des amants.Lorsqu’il essaya de la prendre dans ses bras, elle se dégageadoucement, et trouva je ne sais quel prétexte pour éviter cetteinnocente caresse. Puis, bientôt, elle eut horreur du contact deVictor de qui elle sentait et partageait la chaleur, par la manièredont ils étaient assis. Elle voulut se mettre seule sur le devantde la voiture&|160;; mais son mari lui fit la grâce de la laisserau fond. Elle le remercia de cette attention par un soupir auquelil se méprit, et cet ancien séducteur de garnison, interprétant àson avantage la mélancolie de sa femme, la mit à la fin du jourdans l’obligation de lui parler avec une fermeté qui luiimposa.

–&|160;Mon ami, lui dit-elle, vous avez déjà failli metuer&|160;; vous le savez. Si j’étais encore une jeune fille sansexpérience, je pourrais recommencer le sacrifice de ma vie&|160;;mais je suis mère, j’ai une fille à élever et je me dois autant àelle qu’à vous. Subissons un malheur qui nous atteint également.Vous êtes le moins à plaindre. N’avez-vous pas su trouver desconsolations que mon devoir, notre honneur commun, et, mieux quetout cela, la nature m’interdisent. Tenez, ajouta-t-elle, vous avezétourdiment oublié dans un tiroir trois lettres de madame deSérizy, les voici. Mon silence vous prouve que vous avez en moi unefemme pleine d’indulgence, et qui n’exige pas de vous lessacrifices auxquels les lois la condamnent&|160;; mais j’ai assezréfléchi pour savoir que nos rôles ne sont pas les mêmes, et que lafemme seule est prédestinée au malheur. Ma vertu repose sur desprincipes arrêtés et fixes. Je saurai vivre irréprochable, maislaissez-moi vivre.

Le marquis, abasourdi par la logique que les femmes saventétudier aux clartés de l’amour, fut subjugué par l’espèce dedignité qui leur est naturelle dans ces sortes de crises. Larépulsion instinctive que Julie manifestait pour tout ce quifroissait son amour et les vœux de son cœur, est une des plusbelles choses de la femme, et vient peut-être d’une vertu naturelleque ni les lois, ni la civilisation ne feront taire. Mais qui doncoserait blâmer les femmes&|160;? Quand elles ont imposé silence ausentiment exclusif qui ne leur permet pas d’appartenir à deuxhommes, ne sont-elles pas comme des prêtres sans croyance&|160;? Siquelques esprits rigides blâment l’espèce de transaction concluepar Julie entre ses devoirs et son amour, les âmes passionnées luien feront un crime. Cette réprobation générale accuse ou le malheurqui attend les désobéissances aux lois ou de bien tristesimperfections dans les institutions sur lesquelles repose laSociété Européenne.

Deux ans se passèrent, pendant lesquels monsieur et madamed’Aiglemont menèrent la vie des gens du monde, allant chacun deleur côté, se rencontrant dans les salons plus souvent que chezeux&|160;; élégant divorce par lequel se terminent beaucoup demariages dans le grand monde. Un soir, par extraordinaire, les deuxépoux se trouvaient réunis dans leur salon. Madame d’Aiglemontavait eu à dîner l’une de ses amies. Le général, qui dînaittoujours en ville, était resté chez lui.

–&|160;Vous allez être bien heureuse, madame la marquise, ditmonsieur d’Aiglemont en posant sur une table la tasse dans laquelleil venait de boire son café. Le marquis regarda madame de Wimphend’un air moitié malicieux, moitié chagrin, et ajouta&|160;: – Jepars pour une longue chasse, où je vais avec le grand-veneur. Vousserez au moins pendant huit jours absolument veuve, et c’est ce quevous désirez, je crois…

–&|160;Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses,faites atteler.

Madame de Wimphen était cette Louisa à laquelle jadis madamed’Aiglemont voulait conseiller le célibat. Les deux femmes sejetèrent un regard d’intelligence qui prouvait que Julie avaittrouvé dans son amie une confidente de ses peines, confidenteprécieuse et charitable, car madame de Wimphen était très-heureuseen mariage&|160;; et, dans la situation opposée où elles étaient,peut-être le bonheur de l’une faisait-il une garantie de sondévouement au malheur de l’autre. En pareil cas, la dissemblancedes destinées est presque toujours un puissant lien d’amitié.

–&|160;Est-ce le temps de la chasse&|160;? dit Julie en jetantun regard indifférent à son mari.

Le mois de mars était à sa fin.

–&|160;Madame, le grand-veneur chasse quand il veut, et où ilveut. Nous allons en forêt royale tuer des sangliers.

–&|160;Prenez garde qu’il ne vous arrive quelque accident…

–&|160;Un malheur est toujours imprévu, répondit-il ensouriant.

–&|160;La voiture de monsieur est prête, dit Guillaume.

Le général se leva, baisa la main de madame de Wimphen, et setourna vers Julie.

–&|160;Madame, si je périssais victime d’un sanglier&|160;!dit-il d’un air suppliant.

–&|160;Qu’est-ce que cela signifie&|160;? demanda madame deWimphen.

–&|160;Allons, venez, dit madame d’Aiglemont à Victor. Puis,elle sourit comme pour dire à Louisa&|160;: – Tu vas voir.

Julie tendit son cou à son mari, qui s’avança pourl’embrasser&|160;; mais la marquise se baissa de telle sorte que lebaiser conjugal glissa sur la ruche de sa pèlerine.

–&|160;Vous en témoignerez devant Dieu, reprit le marquis ens’adressant à madame de Wimphen, il me faut un firman pour obtenircette légère faveur. Voilà comment ma femme entend l’amour. Ellem’a amené là, je ne sais par quelle ruse. Bien duplaisir&|160;!

Et il sortit.

–&|160;Mais ton pauvre mari est vraiment bien bon, s’écriaLouisa quand les deux femmes se trouvèrent seules. Il t’aime.

–&|160;Oh&|160;! n’ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. Lenom que je porte me fait horreur…

–&|160;Oui, mais Victor t’obéit entièrement, dit Louisa.

–&|160;Son obéissance, répondit Julie, est en partie fondée surla grande estime que je lui ai inspirée. Je suis une femmetrès-vertueuse selon les lois&|160;: je lui rends sa maisonagréable, je ferme les yeux sur ses intrigues, je ne prends riensur sa fortune, il peut en gaspiller les revenus à son gré, j’aisoin seulement d’en conserver le capital. À ce prix, j’ai la paix.Il ne s’explique pas, ou ne veut pas s’expliquer mon existence.Mais si je mène ainsi mon mari, ce n’est pas sans redouter leseffets de son caractère. Je suis comme un conducteur d’ours quitremble qu’un jour la muselière ne se brise. Si Victor croyaitavoir le droit de ne plus m’estimer, je n’ose prévoir ce quipourrait arriver&|160;; car il est violent, plein d’amour-propre,de vanité surtout. S’il n’a pas l’esprit assez subtil pour prendreun parti sage dans une circonstance délicate où ses passionsmauvaises seront mises en jeu&|160;; il est faible de caractère, etme tuerait peut-être provisoirement, quitte à mourir de chagrin lelendemain. Mais ce fatal bonheur n’est pas à craindre…

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les pensées desdeux amies se portèrent sur la cause secrète de cettesituation.

–&|160;J’ai été bien cruellement obéie, reprit Julie en lançantun regard d’intelligence à Louisa. Cependant je ne luiavais pas interdit de m’écrire. Ah&|160;! il m’a oubliée, et a euraison. Il serait par trop funeste que sa destinée fûtbrisée&|160;! n’est-ce pas assez de la mienne&|160;? Croirais-tu,ma chère, que je lis les journaux anglais, dans le seul espoir devoir son nom imprimé. Eh&|160;! bien, il n’a pas encore paru à lachambre des lords.

–&|160;Tu sais donc l’anglais&|160;?

–&|160;Je ne te l’ai pas dit&|160;! je l’ai appris.

–&|160;Pauvre petite, s’écria Louisa en saisissant la main deJulie, mais comment peux-tu vivre encore&|160;?

–&|160;Ceci est un secret, répondit la marquise en laissantéchapper un geste de naïveté presque enfantine. Écoute. Je prendsde l’opium. L’histoire de la duchesse de…, à Londres, m’en a donnél’idée. Tu sais, Mathurin en a fait un roman. Mes gouttes delaudanum sont très-faibles. Je dors. Je n’ai guère que sept heuresde veille, et je les donne à ma fille…

Louisa regarda le feu, sans oser contempler son amie dont toutesles misères se développaient à ses yeux pour la première fois.

–&|160;Louisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment desilence.

Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise.

–&|160;Ah&|160;! s’écria-t-elle en pâlissant.

–&|160;Je ne demanderai pas de qui, lui dit madame deWimphen.

La marquise lisait et n’entendait plus rien, son amie vit lessentiments les plus actifs, l’exaltation la plus dangereuse, sepeindre sur le visage de madame d’Aiglemont qui rougissait etpâlissait tour à tour. Enfin Julie jeta le papier dans le feu.

–&|160;Cette lettre est incendiaire&|160;! Oh&|160;! mon cœurm’étouffe.

Elle se leva, marcha&|160;; ses yeux brûlaient.

–&|160;Il n’a pas quitté Paris, s’écria-t-elle.

Son discours saccadé, que madame de Wimphen n’osa pasinterrompre, fut scandé par des pauses effrayantes. À chaqueinterruption, les phrases étaient prononcées d’un accent de plus enplus profond. Les derniers mots eurent quelque chose deterrible.

–&|160;Il n’a pas cessé de me voir, à mon insu. Un de mesregards surpris chaque jour l’aide à vivre. Tu ne sais pas,Louisa&|160;? il meurt et demande à me dire adieu, il sait que monmari s’est absenté ce soir pour plusieurs jours, et va venir dansun moment. Oh&|160;! j’y périrai. Je suis perdue. Écoute&|160;?reste avec moi. Devant deux femmes il n’osera pas&|160;! Oh&|160;!demeure, je me crains.

–&|160;Mais mon mari sait que j’ai dîné chez toi, réponditmadame de Wimphen, et doit venir me chercher.

–&|160;Eh&|160;! bien, avant ton départ, je l’aurai renvoyé. Jeserai notre bourreau à tous deux. Hélas&|160;! il croira que je nel’aime plus. Et cette lettre&|160;! ma chère, elle contenait desphrases que je vois écrites en traits de feu.

Une voiture roula sous la porte.

–&|160;Ah&|160;! s’écria la marquise avec une sorte de joie, ilvient publiquement et sans mystère.

–&|160;Lord Grenville, cria le valet.

La marquise resta debout, immobile. En voyant Arthur pâle,maigre et hâve, il n’y avait plus de sévérité possible. Quoiquelord Grenville fût violemment contrarié de ne pas trouver Julieseule, il parut calme et froid. Mais pour ces deux femmes initiéesaux mystères de son amour, sa contenance, le son de sa voix,l’expression de ses regards, eurent un peu de la puissanceattribuée à la torpille. La marquise et madame de Wimphen restèrentcomme engourdies par la vive communication d’une douleur horrible.Le son de la voix de lord Grenville faisait palpiter si cruellementmadame d’Aiglemont, qu’elle n’osait lui répondre de peur de luirévéler l’étendue du pouvoir qu’il exerçait sur elle&|160;; lordGrenville n’osait regarder Julie&|160;; en sorte que madame deWimphen fit presque à elle seule les frais d’une conversation sansintérêt&|160;; lui jetant un regard empreint d’une touchantereconnaissance, Julie la remercia du secours qu’elle lui donnait.Alors les deux amants imposèrent silence à leurs sentiments, etdurent se tenir dans les bornes prescrites par le devoir et lesconvenances. Mais bientôt on annonça monsieur de Wimphen&|160;; enle voyant entrer, les deux amies se lancèrent un regard, etcomprirent, sans se parler, les nouvelles difficultés de lasituation. Il était impossible de mettre monsieur de Wimphen dansle secret de ce drame, et Louisa n’avait pas de raisons valables àdonner à son mari, en lui demandant à rester chez son amie. Lorsquemadame de Wimphen mit son châle, Julie se leva comme pour aiderLouisa à l’attacher, et dit à voix basse&|160;: – J’aurai ducourage. S’il est venu publiquement chez moi, que puis-jecraindre&|160;? Mais, sans toi, dans le premier moment, en levoyant si changé, je serais tombée à ses pieds.

–&|160;Hé&|160;! bien, Arthur, vous ne m’avez pas obéi, ditmadame d’Aiglemont d’une voix tremblante en revenant prendre saplace sur une causeuse où lord Grenville n’osa venir s’asseoir.

–&|160;Je n’ai pu résister plus long-temps au plaisir d’entendrevotre voix, d’être auprès de vous. C’était une folie, un délire. Jene suis plus maître de moi. Je me suis bien consulté, je suis tropfaible. Je dois mourir. Mais mourir sans vous avoir vue, sans avoirécouté le frémissement de votre robe, sans avoir recueilli vospleurs, quelle mort&|160;!

Il voulut s’éloigner de Julie, mais son brusque mouvement fittomber un pistolet de sa poche. La marquise regarda cette arme d’unœil qui n’exprimait plus ni passion ni pensée. Lord Grenvilleramassa le pistolet et parut violemment contrarié d’un accident quipouvait passer pour une spéculation d’amoureux.

–&|160;Arthur&|160;! demanda Julie.

–&|160;Madame, répondit-il en baissant les yeux, j’étais venuplein de désespoir, je voulais…

Il s’arrêta.

–&|160;Vous vouliez vous tuer chez moi&|160;!s’écria-t-elle.

–&|160;Non pas seul, dit-il d’une voix douce.

–&|160;Eh&|160;! quoi, mon mari, peut-être&|160;?

–&|160;Non, non, s’écria-t-il d’une voix étouffée. Maisrassurez-vous, reprit-il, mon fatal projet s’est évanoui. Lorsqueje suis entré, quand je vous ai vue, alors je me suis senti lecourage de me taire, de mourir seul.

Julie se leva, se jeta dans les bas d’Arthur qui, malgré lessanglots de sa maîtresse, distingua deux paroles pleines depassion.

–&|160;Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. Eh&|160;! bien,oui&|160;!

Toute l’histoire de Julie était dans ce cri profond, cri denature et d’amour auquel les femmes sans religion succombent&|160;;Arthur la saisit et la porta sur le canapé par un mouvementempreint de toute la violence que donne un bonheur inespéré. Maistout à coup la marquise s’arracha des bras de son amant, lui jetale regard fixe d’une femme au désespoir, le prit par la main,saisit un flambeau, l’entraîna dans sa chambre à coucher&|160;;puis, parvenue au lit où dormait Hélène, elle repoussa doucementles rideaux et découvrit son enfant en mettant une main devant labougie, afin que la clarté n’offensât pas les paupièrestransparentes et à peine fermées de la petite fille. Hélène avaitles bras ouverts, et souriait en dormant. Julie montra par unregard son enfant à lord Grenville. Ce regard disait tout.

–&|160;Un mari, nous pouvons l’abandonner même quand il nousaime. Un homme est un être fort, il a des consolations. Nouspouvons mépriser les lois du monde. Mais un enfant sansmère&|160;!

Toutes ces pensées et mille autres plus attendrissantes encoreétaient dans ce regard.

–&|160;Nous pouvons l’emporter, dit l’Anglais en murmurant, jel’aimerai bien…

–&|160;Maman&|160;! dit Hélène en s’éveillant.

À ce mot, Julie fondit en larmes. Lord Grenville s’assit etresta les bras croisés, muet et sombre.

–&|160;Maman&|160;! Cette jolie, cette naïve interpellationréveilla tant de sentiments nobles et tant d’irrésistiblessympathies, que l’amour fut un moment écrasé sous la voix puissantede la maternité. Julie ne fut plus femme, elle fut mère. LordGrenville ne résista pas longtemps, les larmes de Julie legagnèrent. En ce moment, une porte ouverte avec violence fit ungrand bruit, et ces mots&|160;: – Madame d’Aiglemont, es-tu parici&|160;? retentirent comme un éclat de tonnerre au cœur des deuxamants. Le marquis était revenu. Avant que Julie eût pu retrouverson sang-froid, le général se dirigeait de sa chambre dans celle desa femme. Ces deux pièces étaient contiguës. Heureusement, Juliefit un signe à lord Grenville qui alla se jeter dans un cabinet detoilette dont la porte fut vivement fermée par la marquise.

–&|160;Eh&|160;! bien, ma femme, lui dit Victor, me voici. Lachasse n’a pas lieu. Je vais me coucher.

–&|160;Bonsoir, lui dit-elle, je vais en faire autant. Ainsilaissez-moi me déshabiller.

–&|160;Vous êtes bien revêche ce soir. Je vous obéis, madame lamarquise.

Le général rentra dans sa chambre, Julie l’accompagna pourfermer la porte de communication, et s’élança pour délivrer lordGrenville. Elle retrouva toute sa présence d’esprit, et pensa quela visite de son ancien docteur était fort naturelle&|160;; ellepouvait l’avoir laissé au salon pour venir coucher sa fille, etallait lui dire de s’y rendre sans bruit&|160;; mais quand elleouvrit la porte du cabinet, elle jeta un cri perçant. Les doigts delord Grenville avaient été pris et écrasés dans la rainure.

–&|160;Eh&|160;! bien, qu’as-tu donc&|160;? lui demanda sonmari.

–&|160;Bien, rien, répondit-elle, je viens de me piquer le doigtavec une épingle.

La porte de communication se rouvrit tout à coup. La marquisecrut que son mari venait par intérêt pour elle, et maudit cettesollicitude où le cœur n’était pour rien. Elle eut à peine le tempsde fermer le cabinet de toilette, et lord Grenville n’avait pasencore pu dégager sa main. Le général reparut en effet&|160;; maisla marquise se trompait, il était amené par une inquiétudepersonnelle.

–&|160;Peux-tu me prêter un foulard&|160;? Ce drôle de Charlesme laisse sans un seul mouchoir de tête. Dans les premiers jours denotre mariage, tu te mêlais de mes affaires avec des soins siminutieux que tu m’en ennuyais. Ah&|160;! le mois de miel n’a pasbeaucoup duré pour moi, ni pour mes cravates. Maintenant je suislivré au bras séculier de ces gens-là qui se moquent tous demoi.

–&|160;Tenez, voilà un foulard. Vous n’êtes pas entré dans lesalon&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Vous y auriez peut-être encore rencontré lordGrenville.

–&|160;Il est à Paris&|160;?

–&|160;Apparemment.

–&|160;Oh&|160;! j’y vais, ce bon docteur.

–&|160;Mais il doit être parti, s’écria Julie.

Le marquis était en ce moment au milieu de la chambre de safemme, et se coiffait avec le foulard, en se regardant aveccomplaisance dans la glace.

–&|160;Je ne sais pas où sont nos gens, dit-il. J’ai sonnéCharles déjà trois fois, il n’est pas venu. Vous êtes donc sansvotre femme de chambre&|160;? Sonnez-la, je voudrais avoir cettenuit une couverture de plus à mon lit.

–&|160;Pauline est sortie, répondit sèchement la marquise.

–&|160;À minuit&|160;! dit le général.

–&|160;Je lui ai permis d’aller à l’opéra.

–&|160;Cela est singulier&|160;! reprit le mari tout en sedéshabillant, j’ai cru la voir en montant l’escalier.

–&|160;Elle est alors sans doute rentrée, dit Julie en affectantde l’impatience.

Puis, pour n’éveiller aucun soupçon chez son mari, la marquisetira le cordon de la sonnette, mais faiblement.

Les événements de cette nuit n’ont pas été tous parfaitementconnus&|160;; mais tous durent être aussi simples, aussi horriblesque le sont les incidents vulgaires et domestiques qui précèdent.Le lendemain, la marquise d’Aiglemont se mit au lit pour plusieursjours.

–&|160;Qu’est-il donc arrivé de si extraordinaire chez toi, pourque tout le monde parle de ta femme&|160;? demanda monsieur deRonquerolles à monsieur d’Aiglemont quelques jours après cette nuitde catastrophes.

–&|160;Crois-moi, reste garçon, dit d’Aiglemont. Le feu a prisaux rideaux du lit où couchait Hélène&|160;; ma femme a eu un telsaisissement que la voilà malade pour un an, dit le médecin. Vousépousez une jolie femme, elle enlaidit&|160;; vous épousez unejeune fille pleine de santé, elle devient malingre&|160;; vous lacroyez passionnée, elle est froide&|160;; ou bien, froide enapparence, elle est réellement si passionnée qu’elle vous tue ouvous déshonore. Tantôt la créature la plus douce est quinteuse, etjamais les quinteuses ne deviennent douces&|160;; tantôt, l’enfantque vous avez eue niaise et faible, déploie contre vous une volontéde fer, un esprit de démon. Je suis las du mariage.

–&|160;Ou de ta femme.

–&|160;Cela serait difficile. À propos, veux-tu venir àSaint-Thomas-d’Aquin avec moi voir l’enterrement de lordGrenville&|160;?

–&|160;Singulier passe-temps. Mais, reprit Ronquerolles, sait-ondécidément la cause de sa mort&|160;?

–&|160;Son valet de chambre prétend qu’il est resté pendanttoute une nuit sur l’appui extérieur d’une fenêtre pour sauverl’honneur de sa maîtresse&|160;; et, il a fait diablement froid cesjours-ci&|160;!

–&|160;Ce dévouement serait très-estimable chez nous autres,vieux routiers&|160;; mais lord Grenville est jeune, et… anglais.Ces anglais veulent toujours se singulariser.

–&|160;Bah&|160;! répondit d’Aiglemont, ces traits d’héroïsmedépendent de la femme qui les inspire, et ce n’est certes pas pourla mienne que ce pauvre Arthur est mort&|160;!

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