La Vie des bêtes

La Vie des bêtes

de Louis Pergaud

Le lièvre fantôme

Il passait pourtant quelque part, à moinsqu’il ne fondît et s’évanouît comme une poudrée de neige au soleildu printemps, ce roi des capucins du Fays, ce maître oreillard quisavait tous les tours, ce prince des bouquins qui roulait depuisdes saisons et des saisons des générations de chiens.

Cette fois, il avait à ses trousses Miraut, leplus fameux chien de tout le canton, et Lisée, le braco, un richefusil, qui prenait bien des permis mais chassait quand même en touttemps, et ces deux gaillards-là allaient lui donner du fil àretordre.

La lutte commença un matin de novembre, unbeau matin givré que la terre sonnait sous le talon, où le limiertrouva son fret à cinquante sauts de son gîte, et, sans perdre unvain temps, comme les camarades moins expérimentés, à« ravauder » sur le pâturage, vint, après quelques coupessavantes, lui fourrer sans façon le nez au derrière.

Roussard lièvre comprit qu’il avait affaire àun maître et qu’il fallait gagner au pied. Alors, bondissant de songîte, il fila comme un trait, allongé de toute sa longueur, ventreà terre, yeux tout blancs, oreilles rabattues, moustaches en avant,tandis que la bordée coutumière de coups de gueule suivait sondéboulé.

Miraut avait beau avoir bon jarret, il ne putlongtemps soutenir la course à vue, d’autant que Roussard, quiconnaissait l’homme et n’ignorait pas la signification des coups defusil, avait grand soin de profiter, pour se défiler, de tous lesabris et de tous les couverts utilisables.

Au bout de cinq minutes de ce train d’enfer,l’aboi du chien était à un kilomètre derrière lui… il avait letemps.

Le soleil se levait. Sur l’épaule du crêtchenu que dessine le Gep, où quelques vieux arbres, par endroits,dressent leurs ramures grêles, ses rayons rouges passaient,implacablement rectilignes, semblant trancher comme des fauxsanglantes les moissons de pénombre massées dans la gorge descombes, ou encore, douaniers vigilants du jour, taraudaient deleurs sondes d’or les forêts captives de la terre, comme s’ilseussent voulu en expulser violemment la vénéneuse contrebande demystère et de frayeur que la nuit essaie, avec chaque crépuscule,d’introduire furtivement sur le monde.

Au bout des glaives des grandes herbes, auxpointes des piques des arbrisseaux, son feu émoussait sans bruit latrempe fragile d’acier diamanté que l’humidité et le gel avaientfixée de concert, tandis que sous les pattes des deux coureurs, unebande d’un vert plus cru, comme approfondie par son regard brûlant,marquait leur sillage dans la grisaille argentée des gazonscourts.

Ni l’un ni l’autre ne s’en apercevait. Mais levieux bouquin, tout en enchevêtrant sa voie de pointes et decrochets, réfléchissait à ce qu’il devait faire.

Il ne connaissait point Miraut ;cependant, au peu de temps qu’il avait mis du premier coup degueule au dénichage du lancer, il avait pu juger que c’était unadversaire de taille et que, par conséquent, le poilu bigarré quil’accompagnait était fort à craindre lui aussi. Toutefois, comme cebrûleur de poudre-là devait être nouveau au pays, il décida en sonfor intérieur qu’il pouvait, sans hésiter, employer la vieilletactique.

C’est pourquoi, après un détour raisonnable,suffisamment long pour prouver sa vigueur, il redescendit l’un deschemins qui menaient au bas du Fays, à la croisée des voies où cesimbéciles d’humains l’attendaient régulièrement, mais où il segardait bien de passer.

Dès qu’il arriva à deux portées de fusil de ceposte dangereux, il s’arrêta, s’assit sur son derrière, tourna sesoreilles vers les quatre vents, resauta au bois, fila vers le hautdes jeunes coupes et disparut.

Quand Miraut, qui n’avait point perdu de tempsaux doublés de Roussard, arriva quelques instants après, qu’il eutrepris la piste nouvelle et l’eut suivie jusqu’au haut des jeunescoupes, hors du fossé du bois, il trouva quelques pointes qu’il nesuivit pas, selon sa vieille tactique, mais il tourna autour del’endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien.

Il raccourcit son cercle… rien encore ;il le doubla, toujours rien ; il suivit l’une après l’autre etminutieusement toutes les pointes… plus de fret.

Furieux alors, Miraut jappa, gueula, hurla àpleine gorge contre cette sale bête, et Lisée, sans tarder, vint lerejoindre, ahuri de voir pour la première fois en défaut soncompagnon, cette maîtresse bête, ce nez inroulable, ce roublard desroublards.

Il n’y avait point de buissons dans la plaine,et la coupe, récemment nettoyée par les bûcherons, était nettecomme un champ d’éteules.

Le chien et l’homme longèrent des deux côtésle mur de bois, pierre à pierre, abri par abri ; ilsvisitèrent le pied de toutes les souches et de tous les arbres quirestaient : baliveaux, chablis, modernes, anciens, rien, rien,rien !

Ils s’en allèrent bredouilles ; cependantcela ne devait pas se passer ainsi.

Deux jours après, Miraut vint relancerl’oreillard que Lisée cette fois attendit sur le chemin où il étaitpassé le premier jour, mais Roussard en prit un autre et vint sefaire perdre tout comme la première fois, au même endroit. Deuxjours plus tard, cela recommença encore. Et ainsi tout le mois denovembre.

À la fin, Lisée, dès le lancer, monta à ceposte extraordinaire, afin d’en avoir le cœur net. Ce jour-là,Roussard, qui était assez vieux pour ne pas se fier seulement à sonoreille, mais qui savait aussi voir et renifler, approcha bien dela coupe, mais n’y entra point et s’en fut se faire perdre loin,loin, bien loin…

C’était tout de même rudement vexant.

Et Miraut et Lisée, toute la saison,s’acharnèrent à poursuivre ce lièvre fantôme, ce capucin sorcierque personne n’avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait leschiens les plus forts et roulait les meilleurs.

Mais chaque fois que Lisée montait en haut dela coupe, Roussard n’y venait pas, et chaque fois qu’il se postaitailleurs, Miraut, hurlant de rage, fou, l’œil hors de l’orbite, lepoil hérissé, venait le perdre là et s’en retournait la tête basseet la queue entre les jambes, malade de dépit et de rage vers sonmaître, qui sacrait bien toute sa gorge comme un braconnier qu’ilétait, mais n’y pouvait rien.

Enfin, un jour de février, Lisée, posté à deuxcents pas de l’endroit maudit et caché derrière un gros chêne, eutla clef de l’énigme. Le cœur tapant d’émotion, il vit Roussardsauter du bois, faire ses doublés et ses pointes, revenir à soncentre d’opération et, d’un seul saut, bondir en l’air d’un élanfou, comme s’il escaladait le ciel pour retomber… Ah çà ! lacoupe était nette ! où donc était-il retombé ? Lisée, dederrière son arbre, écarquillait ses quinquets. Il ne vit rien,rien, plus rien du tout ! Roussard avait disparu.

– Celle-là, par exemple, elle étaitforte !

Miraut, en râlant de rage, car ce n’étaientplus des abois qu’il poussait, arriva juste pour se trouver nez ànez avec son maître. Celui-ci, sûr ou presque de n’avoir pas eu laberlue et blême d’émoi, regardait de nouveau par tout le sol etexaminait méthodiquement chaque pouce carré du terrain où Roussardeût pu se trouver.

Ce devait être au pied de cette souche. Maisnon, rien. Il fallait qu’il se fût envolé vers le ciel. Liséetrembla.

Ses regards, instinctivement, montèrent pourinterroger l’azur et… ce qu’il vit :

Au sommet de la vieille souche pourrie,dédaignée par les bûcherons, à quatre bons pieds au-dessus du sol,entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui seconfondait entièrement avec eux, Roussard lièvre s’aplatissait,immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n’émettant aucuneodeur, et aussi souche que la souche elle-même.

Que de fois le braconnier, son fusil à lamain, avait passé à un pas de lui, inspectant le pied de la souche,sans songer à regarder dessus ; on dit tant que les lièvres nefont pas leur nid sur les saules !

– Vous croyez peut-être que je l’ai tué,fit Lisée à quatre ou cinq camarades à qui il narrait sesmalheurs ! Voilà bien ma veine ! Ce jour-là, je n’avaisjustement pas pris mon fusil, car la chasse au lièvre était fermée,et le père Martet, le brigadier forestier, qui ne badine paslà-dessus, faisait sa tournée aux alentours. Alors, comme jeramassais un rondin pour l’envoyer sur le râble de l’oreillard, luiqui n’avait jamais bougé les fois d’avant… tout d’un coup, avantque j’aie seulement levé le bras… frrt, se mit à détaler avecMiraut à ses trousses, et jamais, vous m’entendez bien, jamais iln’est revenu là et on ne l’a jamais revu. Et vous me direz encorequ’il n’était pas sorcier, ce coquin-là !

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