Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 54LA DÉLIVRANCE.

 

Nous coupâmes la plaine droit dans ladirection de l’entrée orientale de la vallée. Nous atteignîmes lecañon à peu près deux heures avant le jour. Tout se passacomme nous le désirions. Il y avait un poste de cinq Indiens àl’extrémité du défilé ; ils se laissèrent approcher sansdéfiance et nous les prîmes sans coup férir. Le corps d’arméearriva bientôt après, et toujours précédé de l’avant-garde,traversa le cañon. Arrivés à la lisière des bois situésprès de la ville, nous fîmes halte et nous nous couchâmes au milieudes arbres.

La ville était éclairée par la lune, unprofond silence régnait dans la vallée. Rien ne remuait à une heureaussi matinale ; mais nous apercevions deux ou trois formesnoires, debout près de la rivière. C’étaient les sentinelles quigardaient nos camarades prisonniers. Cela nous rassura ; ilsétaient donc encore vivants. En ce moment ils ne se doutaientguère, les pauvres diables, que l’heure de la délivrance fût siprès d’eux. Pour les mêmes raisons que la première fois, nousretardions l’attaque jusqu’à ce qu’il fit jour ; nousattendions comme alors, mais la perspective n’était plus la même.La ville était défendue maintenant par six cents guerriers, nombreà peu près égal au nôtre ; et nous devions compter sur uncombat à outrance. Nous ne redoutions pas le résultat, mais nousavions à craindre que les sauvages, par esprit de vengeance, nemissent à mort les prisonniers pendant la bataille. Ils savaientque notre principal but était de les délivrer, et, s’ils étaientvaincus, ils pouvaient se donner l’horrible satisfaction de cemassacre. Tout cela n’était que trop probable, et nous dûmesprendre toutes les mesures possibles pour empêcher un pareilrésultat. Nous étions satisfaits de penser que les femmes captivesétaient toujours dans le temple. Rubé nous assura que c’était leurhabitude constante d’y tenir renfermées les nouvelles prisonnièrespendant plusieurs jours, avant de les distribuer entre lesguerriers. La reine, aussi, demeurait dans ce bâtiment.

Il fut donc décidé que la troupe travestie seporterait en avant, me conduisant comme prisonnier, aux premièreslueurs du jour, et irait entourer le temple ; par ce couphardi, on mettait les captives blanches en sûreté. À un signal duclairon ou au premier coup de feu, l’armée entière devait s’élancerau galop. C’était le meilleur plan et après en avoir arrêté tousles détails, nous attendîmes l’aube. Elle arriva bientôt. Lesrayons de l’aurore se mêlèrent à la lumière de la lune. Les objetsdevinrent plus distincts. Au moment où le quartz laiteux desrochers revêtit ses nuances matinales, nous sortîmes de notrecouvert et nous nous dirigeâmes vers la ville. J’étais en apparencelié sur mon cheval, et gardé entre deux Delawares.

En approchant des maisons, nous vîmesplusieurs hommes sur les toits. Ils se mirent à courir çà et là,appelant les autres ; des groupes nombreux garnirent lesterrasses, et nous fûmes accueillis par des cris de félicitations.Évitant les rues, nous prîmes, au grand trot, la direction dutemple. Dès que nous eûmes atteint la base des murs, nous sautâmesen bas de nos chevaux et grimpâmes aux échelles. Les parapets desterrasses étaient garnis d’un certain nombre de femmes. Parmielles, Séguin reconnut sa fille, la reine. En un clin d’œil ellefut emmenée et mise en sûreté dans l’intérieur. Un instant après jeretrouvais ma bien-aimée auprès de sa mère et je la serrais dansmes bras. Les autres captives étaient là ; sans perdre detemps en explications, nous les fîmes rentrer dans les chambres etnous gardâmes les portes, le pistolet au poing. Tout cela s’étaitfait en moins de deux minutes ; mais avant que nous eussionsfini, un cri sauvage annonçait que la ruse était découverte. Deshurlements de rage éclatèrent dans toute la ville, et lesguerriers, s’élançant de leurs maisons, accoururent ; vers letemple. Les flèches commencèrent à siffler autour de nous ;mais à travers tous les bruits, les sons du clairon, qui donnaientle signal de l’attaque, se firent entendre.

Nos camarades sortirent du bois et ;accoururent au galop. À deux cents yards de la ville, les cavaliersse divisèrent en deux colonnes, qui décrivirent, chacune, un quartde cercle pour attaquer par les deux bouts à la fois. Les Indiensse portèrent à la défense des abords du village ; mais, endépit d’une grêle de flèches qui abattit plusieurs hommes, lescavaliers pénétrèrent dans les rues, et, mettant pied à terre,combattirent les Indiens corps à corps, dans leurs murailles. Lescris, les coups de fusil, les détonations sourdes des escopettes,annoncèrent bientôt que la bataille était engagée partout. Uneforte troupe, commandée par El Sol et Saint-Vrain, était venue augalop jusqu’au temple. Voyant que nous avions mis les captives ensûreté, ces hommes mirent pied à terre à leur tour et attaquèrentla ville de ce côté, pénétrant dans les maisons et forçant à sortirles guerriers qui les défendaient. Le combat devint général. L’airétait ébranlé par les cris et les coups de feu. Chaque terrasseétait une arène où se livraient des luttes mortelles. Des femmes enfoule, poussant des cris d’épouvante, couraient le long desparapets, ou gagnaient le dehors, s’enfuyant vers les bois. Deschevaux effrayés, soufflant, hennissant, galopaient à travers lesrues et se sauvaient dans la prairie, la bride traînante ;d’autres, enfermés dans des parcs, se précipitaient sur lesbarrières et les brisaient. C’était une scène d’effroyableconfusion, un terrible spectacle.

Au milieu de tout cela, j’étais simplespectateur. Je gardais la porte d’une chambre où étaient enferméescelles qui nous étaient chères. De mon poste élevé, je découvraistout le village, et je pouvais suivre les progrès de la bataillesur tous les points. Beaucoup tombaient de part et d’autre, car lessauvages combattaient avec le courage du désespoir. Je ne redoutaispas l’issue de la lutte ; les blancs avaient trop d’injures àlaver, et le souvenir de tous les maux qu’ils avaient souffertsdoublait leur force et leur ardeur. Ils avaient l’avantage desarmes pour ce genre de combat, les sauvages étant principalementredoutables en plaine, avec leurs longues lances. Au moment où mesyeux se portaient sur les terrasses supérieures, une scène terribleattira mon attention et me fit oublier toutes les autres. Sur untoit élevé, deux hommes étaient engagés dans un combat terrible etmortel. À leurs brillants vêtements, je reconnus les combattants.C’étaient Dacoma et le Maricopa ! Le Navajo avait unelance ; l’autre tenait un rifle dont il se servait en guise demassue. Quand mes yeux tombèrent sur eux, ce dernier venait deparer et portait un coup que son antagoniste évita. Dacoma, seretournant subitement, revint à la charge avec sa lance, et avantqu’El Sol pût se retirer, le coup était porté et la lance luitraversait le corps. Involontairement je poussai un cri ; jem’attendais à voir le noble Indien tomber. Quel fut mon étonnementen le voyant brandir son tomahawk au-dessus de sa tête, se porteren avant sur la lance, et abattre le Navajo à ses pieds !Attiré lui-même par l’arme qui le perçait d’outre en outre, iltomba sur son ennemi ; mais, se relevant bientôt, il retira lalance de son corps, et, se penchant au-dessus du parapet, ils’écria :

– Viens, Luna ! viens ici ! Notremère est vengée.

Je vis la jeune fille s’élancer vers le toit,suivie de Garey, et un moment après, le Maricopa tombait, sansconnaissance, entre les bras du trappeur. Rubé, Saint-Vrain etquelques autres arrivèrent à leur tour et examinèrent la blessure.Je les observais avec une anxiété profonde, car le caractère de cethomme singulier m’avait inspiré une vive affection. Quelquesinstants après, Saint-Vrain venait me rejoindre, et j’apprenais quela blessure n’était pas mortelle. On pouvait répondre de la vied’El Sol.

** * *

La bataille était finie. Les guerrierssurvivants avaient fui vers la forêt. On entendait encore par-ci,par-là, un coup de feu isolé et le cri d’un sauvage qu’ondécouvrait caché dans quelque coin. Beaucoup de captives blanchesavaient été trouvées dans la ville, et on les amenait devant lafaçade du temple, gardée par un poste de Mexicains. Les femmesindiennes s’étaient réfugiées dans les bois. C’était heureux ;car les chasseurs et beaucoup de volontaires, exaspérés par leursblessures, échauffés par le combat, couraient partout comme desfurieux. La fumée s’échappait de plus d’une maison, les flammessuivaient, et la plus grande partie de la ville ne montra bientôtplus que des monceaux de ruines fumantes. Nous passâmes la journéeentière à la ville des Navajoès pour refaire nos chevaux et nouspréparer à la traversée du désert. Les troupeaux pillés furentrassemblés. On tua la quantité de bestiaux nécessaire pour lesbesoins immédiats. Le reste fut remis en garde auxvaqueros pour être emmené. La plupart des chevaux desIndiens furent pris au lasso ; les uns servirent aux captivesdélivrées, les autres furent emmenés comme butin. Mais il n’auraitpas été prudent de rester longtemps dans la vallée. Il y avaitd’autres tribus de Navajoès vers le nord, qui pouvaient bientôtêtre sur notre dos. Il y avait aussi leurs alliés : la grandenation des Apaches au sud, et celle des Nijoras à l’ouest.

Nous savions que tous ces Indiens s’uniraientpour se mettre à notre poursuite. Le but de notre expédition étaitatteint : l’intention du chef au moins était entièrementremplie ; un grand nombre de captives que leurs prochesavaient crues perdues pour toujours étaient délivrées. Il sepasserait quelque temps avant que les Indiens tentassent derenouveler les excursions par lesquelles ils avaient coutume deporter chaque année la désolation dans les pueblos de lafrontière. Le lendemain, au lever du soleil, nous avions repassé lecañon et nous nous dirigions vers la montagneNeigeuse.

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