LES CONFESSIONS de Jean-Jacques ROUSSEAU
Texte du manuscrit de Genève.
(1782) Première partie Voici le seul… Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après na-
ture et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement exis-
tera jamais. Qui que vous soyez, que ma destinée ou ma
confiance ont fait l’arbitre du sort de ce cahier, je vous conjure
par mes malheurs, par vos entrailles, et au nom de toute l’espèce
humaine, de ne pas anéantir un ouvrage unique et utile, lequel
peut servir de première pièce de comparaison pour l’étude des
hommes, qui certainement est encore à commencer, et de ne pas
ôter à l’honneur de ma mémoire le seul monument sûr de mon
caractère qui n’ait pas été défiguré par mes ennemis. Enfin, fus-
siez-vous, vous-même, un de ces ennemis implacables, cessez de
l’être envers ma cendre, et ne portez pas votre cruelle injustice
jusqu’au temps où ni vous ni moi ne vivrons plus, afin que vous
puissiez vous rendre au moins une fois le noble témoignage
d’avoir été généreux et bon quand vous pouviez être malfaisant
et vindicatif : si tant est que le mal qui s’adresse à un homme qui
n’en a jamais fait ou voulu faire, puisse porter le nom de ven-
geance.
J.-J. Rousseau.
Livre I Intus et in cute. Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dontl’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes sem-
blables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme
ce sera moi.
suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait
comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au
moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le
moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger
qu’après m’avoir lu.
dra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souve-
rain juge. Je dirai hautement : « Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai
pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même fran-
chise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est
arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été
que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mé-
moire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais
ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; mé-
prisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je
l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être
éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes
semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de
mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun
d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la
même sincérité ; et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meil-
leur que cet homme-là. »
Je suis né à Genève en 1712, d’Isaac Rousseau, citoyen, et de
Suzanne Bernard, citoyenne. Un bien fort médiocre à partager
entre quinze enfants ayant réduit presque à rien la portion de
mon père, il n’avait pour subsister que son métier d’horloger,
dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du minis-
tre Bernard était plus riche ; elle avait de la sagesse et de la beau-
té ; ce n’était pas sans peine que mon père l’avait obtenue. Leurs
amours avaient commencé presque avec leur vie : dès l’âge de
huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la
Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie,
l’accord des âmes affermit en eux le sentiment qu’avait produit
l’habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n’attendaient que
le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plu-
tôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d’eux jeta son
cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui
semblait contrarier leur passion, ne fit que l’animer. Le jeune
amant, ne pouvant obtenir sa maîtresse, se consumait de douleur.
Elle lui conseilla de voyager pour l’oublier. Il voyagea sans fruit,
et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu’il aimait
tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restait qu’à s’aimer
toute la vie, ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment.
des sœurs de mon père ; mais elle ne consentit à épouser le frère
qu’à condition que son frère épouserait la sœur. L’amour arran-
gea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon
oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent double-
ment mes cousins germains. Il en naquit un de part et d’autre au
bout d’une année ; ensuite il fallut encore se séparer.
l’Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au
siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de
mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était appelé,
et devint horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma
mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages.
M. de la Closure, résident de France, fut des plus empressés à lui
en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisqu’au bout de trente
ans je l’ai vu s’attendrir en me parlant d’elle. Ma mère avait plus
que de la vertu pour s’en défendre, elle aimait tendrement son
mari ; elle le pressa de revenir : il quitta tout et revint. Je fus le
triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et ma-
lade ; je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de
mes malheurs.
je sais qu’il ne s’en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans
pouvoir oublier que je la lui avais ôtée ; jamais il ne m’embrassa
que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives étreintes, qu’un
regret amer se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus
tendres. Quand il me disait : « Jean-Jacques, parlons de ta
mère », je lui disais : « Hé bien ! mon père, nous allons donc
pleurer », et ce mot seul lui tirait déjà des larmes. « Ah ! disait-il
en gémissant, rends-la-moi, console-moi d’elle, remplis le vide
qu’elle a laissé dans mon âme. T’aimerais-je ainsi si tu n’étais que
mon fils ? » Quarante ans après l’avoir perdue, il est mort dans
les bras d’une seconde femme, mais le nom de la première à la
bouche, et son image au fond du cœur.
Ciel leur avait départis, un cœur sensible est le seul qu’ils me lais-
sèrent ; mais il avait fait leur bonheur, et fit tous les malheurs de
ma vie.
J’apportai le germe d’une incommodité que les ans ont renforcée,
et qui maintenant ne me donne quelquefois des relâches que pour
me laisser souffrir plus cruellement d’une autre façon. Une sœur
de mon père, fille aimable et sage, prit si grand soin de moi,
qu’elle me sauva. Au moment où j’écris ceci, elle est encore en vie,
soignant, à l’âge de quatre-vingts ans, un mari plus jeune qu’elle,
mais usé par la boisson. Chère tante, je vous pardonne de m’avoir
fait vivre, et je m’afflige de ne pouvoir vous rendre à la fin de vos
jours les tendres soins que vous m’avez prodigués au commence-
ment des miens. J’ai aussi ma mie Jacqueline encore vivante,
saine et robuste. Les mains qui m’ouvrirent les yeux à ma nais-
sance pourront me les fermer à ma mort.
l’humanité. Je l’éprouvai plus qu’un autre. J’ignore ce que je fis
jusqu’à cinq ou six ans ; je ne sais comment j’appris à lire ; je ne
me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur
moi : c’est le temps d’où je date sans interruption la conscience de
moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à
les lire après souper, mon père et moi. Il n’était question d’abord
que de m’exercer à la lecture par des livres amusants ; mais bien-
tôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche,
et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais
quitter qu’à la fin du volume. Quelquefois mon père, entendant le
matin les hirondelles, disait tout honteux : « Allons nous cou-
cher ; je suis plus enfant que toi. »
seulement une extrême facilité à lire et à m’entendre, mais une
intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n’avais aucune
idée des choses, que tous les sentiments m’étaient déjà connus. Je
n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Ces émotions confuses, que
j’éprouvais coup sur coup, n’altéraient point la raison que je
n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre
trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres
et romanesques, dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais
bien pu me guérir.
autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à
la portion de celle de son père qui nous était échue. Heureuse-
ment, il s’y trouva de bons livres ; et cela ne pouvait guère être
autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un ministre, à
la vérité, et savant même, car c’était la mode alors, mais homme
de goût et d’esprit. L’Histoire de l’Eglise et de l’Empire, par Le
Sueur ; le Discours de Bossuet sur L’Histoire universelle ; les
Hommes illustres, de Plutarque ; l’Histoire de Venise, par Nani ;
les Métamorphoses d’Ovide ; La Bruyère ; les Mondes, de Fonte-
nelle ; ses Dialogues des Morts, et quelques tomes de Molière,
furent transportés dans le cabinet de mon père, et je les lui lisais
tous les jours, durant son travail. J’y pris un goût rare et peut-être
unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le
plaisir que je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu des
romans ; et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Oron-
date, Artamène et Juba.
sionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et ré-
publicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et
de servitude, qui m’a tourmenté tout le temps de ma vie dans les
situations les moins propres à lui donner l’essor. Sans cesse oc-
cupé de Rome et d’Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs
grands hommes, né moi-même citoyen d’une république, et fils
d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je
m’en enflammais à son exemple ; je me croyais Grec ou Romain ;
je devenais le personnage dont je lisais la vie : le récit des traits de
constance et d’intrépidité qui m’avaient frappé me rendait les
yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table
l’aventure de Scaevola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir
la main sur un réchaud pour représenter son action.
profession de mon père. L’extrême affection qu’on avait pour moi
le faisait un peu négliger, et ce n’est pas cela que j’approuve. Son
éducation se sentit de cette négligence. Il prit le train du liberti-
nage, même avant l’âge d’être un vrai libertin. On le mit chez un
autre maître, d’où il faisait des escapades comme il en avait fait
de la maison paternelle. Je ne le voyais presque point, à peine
puis-je dire avoir fait connaissance avec lui ; mais je ne laissais
pas de l’aimer tendrement, et il m’aimait autant qu’un polisson
peut aimer quelque chose. Je me souviens qu’une fois que mon
père le châtiait rudement et avec colère, je me jetai impétueuse-
ment entre eux deux, l’embrassant étroitement. Je le couvris ainsi
de mon corps, recevant les coups qui lui étaient portés, et je
m’obstinai si bien dans cette attitude, qu’il fallut enfin que mon
père lui fît grâce, soit désarmé par mes cris et mes larmes, soit
pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin mon frère tourna si
mal, qu’il s’enfuit et disparut tout à fait. Quelque temps après, on
sut qu’il était en Allemagne. Il n’écrivit pas une seule fois. On n’a
plus eu de ses nouvelles depuis ce temps-là, et voilà comment je
suis demeuré fils unique.
ainsi de son frère, et les enfants des rois ne sauraient être soignés
avec plus de zèle que je le fus durant mes premiers ans, idolâtré
de tout ce qui m’environnait, et toujours, ce qui est bien plus rare,
traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté. Jamais une seule
fois, jusqu’à ma sortie de la maison paternelle, on ne m’a laissé
courir seul dans la rue avec les autres enfants, jamais on n’eut à
réprimer en moi ni à satisfaire aucune de ces fantasques humeurs
qu’on impute à la nature, et qui naissent toutes de la seule éduca-
tion. J’avais les défauts de mon âge ; j’étais babillard, gourmand,
quelquefois menteur. J’aurais volé des fruits, des bonbons, de la
mangeaille ; mais jamais je n’ai pris plaisir à faire du mal, du dé-
gât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres animaux. Je me
souviens pourtant d’avoir une fois pissé dans la marmite d’une de
nos voisines, appelée Mme Clot, tandis qu’elle était au prêche.
J’avoue même que ce souvenir me fait encore rire, parce que
Mme Clot, bonne femme au demeurant, était bien la vieille la plus
grognon que je connus de ma vie. Voilà la courte et véridique his-
toire de tous mes méfaits enfantins.
yeux que des exemples de douceur, et autour de moi que les meil-
leures gens du monde ? Mon père, ma tante, ma mie, mes pa-
rents, nos amis, nos voisins, tout ce qui m’environnait ne
m’obéissait pas à la vérité, mais m’aimait, et moi je les aimais de
même. Mes volontés étaient si peu excitées et si peu contrariées,
qu’il ne me venait pas dans l’esprit d’en avoir. Je puis jurer que
jusqu’à mon asservissement sous un maître, je n’ai pas su ce que
c’était qu’une fantaisie. Hors le temps que je passais à lire ou
écrire auprès de mon père, et celui où ma mie me menait prome-
ner, j’étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à l’entendre
chanter, assis ou debout à côté d’elle, et j’étais content. Son en-
jouement, sa douceur, sa figure agréable m’ont laissé de si fortes
impressions, que je vois encore son air, son regard, son attitude :
je me souviens de ses petits propos caressants ; je dirais comment
elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses
cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce
temps-là.
pour la musique, qui ne s’est bien développée en moi que long-
temps après. Elle savait une quantité prodigieuse d’airs et de
chansons avec un filet de voix fort douce. La sérénité d’âme de
cette excellente fille éloignait d’elle et de tout ce qui l’environnait
la rêverie et la tristesse. L’attrait que son chant avait pour moi fut
tel que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours
restées dans la mémoire, mais qu’il m’en revient même, au-
jourd’hui que je l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon
enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que
je ne puis exprimer. Dirait-on que moi, vieux radoteur, rongé de
soucis et de peines, je me surprends quelquefois à pleurer comme
un enfant en marmottant ces petits airs d’une voix déjà cassée et
tremblante ? Il y en a un surtout qui m’est bien revenu tout entier
quant à l’air ; mais la seconde moitié des paroles s’est constam-
ment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu’il
m’en revienne confusément les rimes. Voici le commencement et
ce que j’ai pu me rappeler du reste :
trouve à cette chanson : c’est un caprice auquel je ne comprends
rien ; mais il m’est de toute impossibilité de la chanter jusqu’à la
fin sans être arrêté par mes larmes. J’ai cent fois projeté d’écrire à
Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quel-
qu’un les connaisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir
que je prends à me rappeler cet air s’évanouirait en partie, si
j’avais la preuve que d’autres que ma pauvre tante Suson l’ont
chanté.
ainsi commençait à se former ou à se montrer en moi ce cœur à la
fois si fier et si tendre, ce caractère efféminé, mais pourtant in-
domptable, qui, flottant toujours entre la faiblesse et le courage,
entre la mollesse et la vertu, m’a jusqu’au bout mis en contradic-
tion avec moi-même, et a fait que l’abstinence et la jouissance, le
plaisir et la sagesse, m’ont également échappé.
suites ont influé sur le reste de ma vie. Mon père eut un démêlé
avec un M. Gautier, capitaine en France et apparenté dans le
Conseil. Ce Gautier, homme insolent et lâche, saigna du nez, et,
pour se venger, accusa mon père d’avoir mis l’épée à la main dans
la ville. Mon père, qu’on voulut envoyer en prison, s’obstinait à
vouloir que, selon la loi, l’accusateur y entrât aussi bien que lui :
n’ayant pu l’obtenir, il aima mieux sortir de Genève, et s’expatrier
pour le reste de sa vie, que de céder sur un point où l’honneur et
la liberté lui paraissaient compromis.
aux fortifications de Genève. Sa fille aînée était morte, mais il
avait un fils de même âge que moi. Nous fûmes mis ensemble à
Bossey, en pension chez le ministre Lambercier, pour y apprendre
avec le latin tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le
nom d’éducation.
maine, et me ramenèrent à l’état d’enfant. À Genève, où l’on ne
m’imposait rien, j’aimais l’application, la lecture ; c’était presque
mon seul amusement ; à Bossey, le travail me fit aimer les jeux
qui lui servaient de relâche. La campagne était pour moi si nou-
velle, que je ne pouvais me lasser d’en jouir. Je pris pour elle un
goût si vif, qu’il n’a jamais pu s’éteindre. Le souvenir des jours
heureux que j’y ai passés m’a fait regretter son séjour et ses plai-
sirs dans tous les âges, jusqu’à celui qui m’y a ramené.
M. Lambercier était un homme fort raisonnable, qui, sans négli-
ger notre instruction, ne nous chargeait point de devoirs extrê-
mes. La preuve qu’il s’y prenait bien est que, malgré mon aversion
pour la gêne, je ne me suis jamais rappelé avec dégoût mes heures
d’étude, et que, si je n’appris pas de lui beaucoup de choses, ce
que j’appris je l’appris sans peine et n’en ai rien oublié.
inestimable en ouvrant mon cœur à l’amitié. Jusqu’alors je
n’avais connu que des sentiments élevés, mais imaginaires.
L’habitude de vivre ensemble dans un état paisible m’unit ten-
drement à mon cousin Bernard. En peu de temps j’eus pour lui
des sentiments plus affectueux que ceux que j’avais eus pour mon
frère, et qui ne se sont jamais effacés. C’était un grand garçon fort
efflanqué, fort fluet, aussi doux d’esprit que faible de corps, et qui
n’abusait pas trop de la prédilection qu’on avait pour lui dans la
maison comme fils de mon tuteur. Nos travaux, nos amusements,
nos goûts étaient les mêmes : nous étions seuls, nous étions de
même âge, chacun des deux avait besoin d’un camarade ; nous
séparer était, en quelque sorte, nous anéantir. Quoique nous eus-
sions peu d’occasions de faire preuve de notre attachement l’un
pour l’autre, il était extrême, et non seulement nous ne pouvions
vivre un instant séparés, mais nous n’imaginions pas que nous
puissions jamais l’être. Tous deux d’un esprit facile à céder aux
caresses, complaisants quand on ne voulait pas nous contraindre,
nous étions toujours d’accord sur tout. Si, par la faveur de ceux
qui nous gouvernaient, il avait sur moi quelque ascendant sous
leurs yeux, quand nous étions seuls j’en avais un sur lui qui réta-
blissait l’équilibre. Dans nos études, je lui soufflais sa leçon quand
il hésitait ; quand mon thème était fait, je lui aidais à faire le sien,
et, dans nos amusements, mon goût plus actif lui servait toujours
de guide. Enfin nos deux caractères s’accordaient si bien, et
l’amitié qui nous unissait était si vraie, que, dans plus de cinq ans
que nous fûmes presque inséparables, tant à Bossey qu’à Genève,
nous nous battîmes souvent, je l’avoue, mais jamais on n’eut be-
soin de nous séparer, jamais une de nos querelles ne dura plus
d’un quart d’heure, et jamais une seule fois nous ne portâmes l’un
contre l’autre aucune accusation. Ces remarques sont, si l’on veut,
puériles, mais il en résulte pourtant un exemple peut-être unique
depuis qu’il existe des enfants.
ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer absolu-
ment mon caractère. Les sentiments tendres, affectueux, paisi-
bles, en faisaient le fond. Je crois que jamais individu de notre
espèce n’eut naturellement moins de vanité que moi. Je m’élevais
par élans, à des mouvements sublimes, mais je retombais aussitôt
dans ma langueur. Être aimé de tout ce qui m’approchait était le
plus vif de mes désirs. J’étais doux ; mon cousin l’était ; ceux qui
nous gouvernaient l’étaient eux-mêmes. Pendant deux ans en-
tiers, je ne fus ni témoin ni victime d’un sentiment violent. Tout
nourrissait dans mon cœur les dispositions qu’il reçut de la na-
ture. Je ne connaissais rien d’aussi charmant que de voir tout le
monde content de moi et de toute chose. Je me souviendrai tou-
jours qu’au temple, répondant au catéchisme, rien ne me trou-
blait plus, quand il m’arrivait d’hésiter, que de voir sur le visage
de Mlle Lambercier des marques d’inquiétude et de peine. Cela
seul m’affligeait plus que la honte de manquer en public, qui
m’affectait pourtant extrêmement ; car, quoique peu sensible aux
louanges, je le fus toujours beaucoup à la honte, et je puis dire ici
que l’attente des réprimandes de Mlle Lambercier me donnait
moins d’alarmes que la crainte de la chagriner.
plus que son frère ; mais comme cette sévérité, presque toujours
juste, n’était jamais emportée, je m’en affligeais, et ne m’en muti-
nais point. J’étais plus fâché de déplaire que d’être puni, et le si-
gne du mécontentement m’était plus cruel que la peine afflictive.
Il est embarrassant de s’expliquer mieux, mais cependant il le
faut. Qu’on changerait de méthode avec la jeunesse, si l’on voyait
mieux les effets éloignés de celle qu’on emploie toujours indis-
tinctement, et souvent indiscrètement ! La grande leçon qu’on
peut tirer d’un exemple aussi commun que funeste me fait résou-
dre à le donner.
mère, elle en avait aussi l’autorité, et la portait quelquefois jus-
qu’à nous infliger la punition des enfants quand nous l’avions mé-
ritée. Assez longtemps elle s’en tint à la menace, et cette menace
d’un châtiment tout nouveau pour moi me semblait très ef-
frayante ; mais après l’exécution, je la trouvai moins terrible à
l’épreuve que l’attente ne l’avait été, et ce qu’il y a de plus bizarre
est que ce châtiment m’affectionna davantage encore à celle qui
me l’avait imposé. Il fallait même toute la vérité de cette affection
et toute ma douceur naturelle pour m’empêcher de chercher le
retour du même traitement en le méritant ; car j’avais trouvé dans
la douleur, dans la honte même, un mélange de sensualité qui
m’avait laissé plus de désir que de crainte de l’éprouver derechef
par la même main. Il est vrai que, comme il se mêlait sans doute à
cela quelque instinct précoce du sexe, le même châtiment reçu de
son frère ne m’eût point du tout paru plaisant. Mais, de l’humeur
dont il était, cette substitution n’était guère à craindre, et si je
m’abstenais de mériter la correction, c’était uniquement de peur
de fâcher Mlle Lambercier ; car tel est en moi l’empire de la bien-
veillance, et même de celle que les sens ont fait naître, qu’elle leur
donna toujours la loi dans mon cœur.
qu’il y eût de ma faute, c’est-à-dire de ma volonté, et j’en profitai,
je puis dire, en sûreté de conscience. Mais cette seconde fois fut
aussi la dernière, car Mlle Lambercier, s’étant sans doute aperçue
à quelque signe que ce châtiment n’allait pas à son but, déclara
qu’elle y renonçait et qu’il la fatiguait trop. Nous avions jusque-là
couché dans sa chambre, et même en hiver quelquefois dans son
lit. Deux jours après on nous fit coucher dans une autre chambre,
et j’eus désormais l’honneur, dont je me serais bien passé, d’être
traité par elle en grand garçon.
main d’une fille de trente, a décidé de mes goûts, de mes désirs,
de mes passions, de moi pour le reste de ma vie, et cela précisé-
ment dans le sens contraire à ce qui devait s’ensuivre naturelle-
ment ? En même temps que mes sens furent allumés, mes désirs
prirent si bien le change, que, bornés à ce que j’avais éprouvé, ils
ne s’avisèrent point de chercher autre chose. Avec un sang brû-
lant de sensualité presque dès ma naissance, je me conservai pur
de toute souillure jusqu’à l’âge où les tempéraments les plus
froids et les plus tardifs se développent. Tourmenté longtemps
sans savoir de quoi, je dévorais d’un œil ardent les belles person-
nes ; mon imagination me les rappelait sans cesse, uniquement
pour les mettre en œuvre à ma mode, et en faire autant de demoi-
selles Lambercier.
et porté jusqu’à la dépravation, jusqu’à la folie, m’a conservé les
mœurs honnêtes qu’il semblerait avoir dû m’ôter. Si jamais édu-
cation fut modeste et chaste, c’est assurément celle que j’ai reçue.
Mes trois tantes n’étaient pas seulement des personnes d’une sa-
gesse exemplaire, mais d’une réserve que depuis longtemps les
femmes ne connaissent plus. Mon père, homme de plaisir, mais
galant à la vieille mode, n’a jamais tenu, près des femmes qu’il
aimait le plus, des propos dont une vierge eût pu rougir, et jamais
on n’a poussé plus loin que dans ma famille et devant moi le res-
pect qu’on doit aux enfants ; je ne trouvai pas moins d’attention
chez M. Lambercier sur le même article, et une fort bonne ser-
vante y fut mise à la porte pour un mot un peu gaillard qu’elle
avait prononcé devant nous. Non seulement je n’eus jusqu’à mon
adolescence aucune idée distincte de l’union des sexes, mais ja-
mais cette idée confuse ne s’offrit à moi que sous une image
odieuse et dégoûtante. J’avais pour les filles publiques une hor-
reur qui ne s’est jamais effacée : je ne pouvais voir un débauché
sans dédain, sans effroi même, car mon aversion pour la débau-
che allait jusque-là, depuis qu’allant un jour au petit Sacconex par
un chemin creux, je vis des deux côtés des cavités dans la terre,
où l’on me dit que ces gens-là faisaient leurs accouplements. Ce
que j’avais vu de ceux des chiennes me revenait aussi toujours à
l’esprit en pensant aux autres, et le cœur me soulevait à ce seul
souvenir.
der les premières explosions d’un tempérament combustible, fu-
rent aidés, comme j’ai dit, par la diversion que firent sur moi les
premières pointes de la sensualité. N’imaginant que ce que j’avais
senti, malgré des effervescences de sang très incommodes, je ne
savais porter mes désirs que vers l’espèce de volupté qui m’était
connue, sans aller jamais jusqu’à celle qu’on m’avait rendue haïs-
sable et qui tenait de si près à l’autre sans que j’en eusse le moin-
dre soupçon. Dans mes sottes fantaisies, dans mes érotiques fu-
reurs, dans les actes extravagants auxquels elles me portaient
quelquefois, j’empruntais imaginairement le secours de l’autre
sexe, sans penser jamais qu’il fût propre à nul autre usage qu’à
celui que je brûlais d’en tirer.
ardent, très lascif, très précoce, je passai toutefois l’âge de puberté
sans désirer, sans connaître d’autres plaisirs des sens que ceux
dont Mlle Lambercier m’avait très innocemment donné l’idée ;
mais quand enfin le progrès des ans m’eut fait homme, c’est en-
core ainsi que ce qui devait me perdre me conserva. Mon ancien
goût d’enfant, au lieu de s’évanouir, s’associa tellement à l’autre,
que je ne pus jamais l’écarter des désirs allumés par mes sens, et
cette folie, jointe à ma timidité naturelle, m’a toujours rendu très
peu entreprenant près des femmes, faute d’oser tout dire ou de
pouvoir tout faire, l’espèce de jouissance dont l’autre n’était pour
moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la
désire, ni devinée par celle qui peut l’accorder. J’ai ainsi passé ma
vie à convoiter et me taire auprès des personnes que j’aimais le
plus. N’osant jamais déclarer mon goût, je l’amusais du moins par
des rapports qui m’en conservaient l’idée. Être aux genoux d’une
maîtresse impérieuse, obéir à ses ordres, avoir des pardons à lui
demander, étaient pour moi de très douces jouissances, et plus
ma vive imagination m’enflammait le sang, plus j’avais l’air d’un
amant transi. On conçoit que cette manière de faire l’amour
n’amène pas des progrès bien rapides, et n’est pas fort dange-
reuse à la vertu de celles qui en sont l’objet. J’ai donc fort peu
possédé, mais je n’ai pas laissé de jouir beaucoup à ma manière,
c’est-à-dire par l’imagination. Voilà comment mes sens, d’accord
avec mon humeur timide et mon esprit romanesque, m’ont
conservé des sentiments purs et des mœurs honnêtes, par les
mêmes goûts qui peut-être, avec un peu plus d’effronterie,
m’auraient plongé dans les plus brutales voluptés.
obscur et fangeux de mes confessions. Ce n’est pas ce qui est cri-
minel qui coûte le plus à dire, c’est ce qui est ridicule et honteux.
Dès à présent je suis sûr de moi : après ce que je viens d’oser dire,
rien ne peut plus m’arrêter. On peut juger de ce qu’ont pu me
coûter de semblables aveux, sur ce que, dans tout le cours de ma
vie, emporté quelquefois près de celles que j’aimais par les fu-
reurs d’une passion qui m’ôtait la faculté de voir, d’entendre, hors
de sens et saisi d’un tremblement convulsif dans tout mon corps,
jamais je n’ai pu prendre sur moi de leur déclarer ma folie, et
d’implorer d’elles, dans la plus intime familiarité, la seule faveur
qui manquait aux autres. Cela ne m’est jamais arrivé qu’une fois,
dans l’enfance, avec une enfant de mon âge ; encore fut-ce elle qui
en fit la première proposition.
sensible, je trouve des éléments qui, semblant quelquefois in-
compatibles, n’ont pas laissé de s’unir pour produire avec force
un effet uniforme et simple, et j’en trouve d’autres qui, les mêmes
en apparence, ont formé, par le concours de certaines circonstan-
ces, de si différentes combinaisons, qu’on n’imaginerait jamais
qu’ils eussent entre eux aucun rapport. Qui croirait, par exemple,
qu’un des ressorts les plus vigoureux de mon âme fût trempé
dans la même source d’où la luxure et la mollesse ont coulé dans
mon sang ? Sans quitter le sujet dont je viens de parler, on en va
voir sortir une impression bien différente.
cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de
Mlle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s’en trouva un
dont tout un côté de dents était brisé. À qui s’en prendre de ce
dégât ? personne autre que moi n’était entré dans la chambre. On
m’interroge : je nie d’avoir touché le peigne. M. et Mlle Lamber-
cier se réunissent, m’exhortent, me pressent, me menacent ; je
persiste avec opiniâtreté ; mais la conviction était trop forte, elle
l’emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première
fois qu’on m’eût trouvé tant d’audace à mentir. La chose fut prise
au sérieux ; elle méritait de l’être. La méchanceté, le mensonge,
l’obstination parurent également dignes de punition ; mais pour
le coup ce ne fut pas par Mlle Lambercier qu’elle me fut infligée.
On écrivit à mon oncle Bernard ; il vint. Mon pauvre cousin était
chargé d’un autre délit, non moins grave : nous fûmes enveloppés
dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le
remède dans le mal même, on eût voulu pour jamais amortir mes
sens dépravés, on n’aurait pu mieux s’y prendre. Aussi me laissè-
rent-ils en repos pour longtemps.
fois et mis dans l’état le plus affreux, je fus inébranlable. J’aurais
souffert la mort, et j’y étais résolu. Il fallut que la force même cé-
dât au diabolique entêtement d’un enfant, car on n’appela pas
autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve
en pièces, mais triomphant.
je n’ai pas peur d’être aujourd’hui puni derechef pour le même
fait ; eh bien, je déclare à la face du Ciel que j’en étais innocent,
que je n’avais ni cassé, ni touché le peigne, que je n’avais pas ap-
proché de la plaque, et que je n’y avais pas même songé. Qu’on ne
me demande pas comment ce dégât se fit : je l’ignore et ne puis le
comprendre ; ce que je sais très certainement, c’est que j’en étais
innocent.
naire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant
– 18 –toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec
douceur, équité, complaisance, qui n’avait pas même l’idée de
l’injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible
de la part précisément des gens qu’il chérit et qu’il respecte le
plus : quel renversement d’idées ! quel désordre de sentiments !
quel bouleversement dans son cœur, dans sa cervelle, dans tout
son petit être intelligent et moral ! Je dis qu’on s’imagine tout
cela, s’il est possible, car pour moi, je ne me sens pas capable de
démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en
moi.
apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des
autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c’était la
rigueur d’un châtiment effroyable pour un crime que je n’avais
pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m’était peu sen-
sible ; je ne sentais que l’indignation, la rage, le désespoir. Mon
cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu’on avait puni
d’une faute involontaire comme d’un acte prémédité, se mettait
en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon
unisson. Tous deux dans le même lit nous nous embrassions avec
des transports convulsifs, nous étouffions, et quand nos jeunes
cœurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous
levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier
cent fois de toute notre force : Carnifex ! carnifex ! carnifex !
moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille
ans. Ce premier sentiment de la violence et de l’injustice est resté
si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s’y
rapportent me rendent ma première émotion, et ce sentiment,
relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-
même, et s’est tellement détaché de tout intérêt personnel, que
mon cœur s’enflamme au spectacle ou au récit de toute action
injuste, quel qu’en soit l’objet et en quelque lieu qu’elle se com-
mette, comme si l’effet en retombait sur moi. Quand je lis les
cruautés d’un tyran féroce, les subtiles noirceurs d’un fourbe de
prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces miséra-
bles, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à
poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un
chien, un animal que j’en voyais tourmenter un autre, unique-
ment parce qu’il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m’être
naturel, et je crois qu’il l’est ; mais le souvenir profond de la pre-
mière injustice que j’ai soufferte y fut trop longtemps et trop for-
tement lié pour ne l’avoir pas beaucoup renforcé.
moment je cessai de jouir d’un bonheur pur, et je sens au-
jourd’hui même que le souvenir des charmes de mon enfance
s’arrête là. Nous restâmes encore à Bossey quelques mois. Nous y
fûmes comme on nous représente le premier homme encore dans
le paradis terrestre, mais ayant cessé d’en jouir : c’était en appa-
rence la même situation, et en effet une tout autre manière d’être.
L’attachement, le respect, l’intimité, la confiance, ne liaient plus
les élèves à leurs guides ; nous ne les regardions plus comme des
dieux qui lisaient dans nos cœurs : nous étions moins honteux de
mal faire et plus craintifs d’être accusés : nous commencions à
nous cacher, à nous mutiner, à mentir. Tous les vices de notre âge
corrompaient notre innocence, et enlaidissaient nos jeux. La
campagne même perdit à nos yeux cet attrait de douceur et de
simplicité qui va au cœur : elle nous semblait déserte et sombre ;
elle s’était comme couverte d’un voile qui nous en cachait les
beautés. Nous cessâmes de cultiver nos petits jardins, nos herbes,
nos fleurs. Nous n’allions plus gratter légèrement la terre, et crier
de joie en découvrant le germe du grain que nous avions semé.
Nous nous dégoûtâmes de cette vie ; on se dégoûta de nous ; mon
oncle nous retira, et nous nous séparâmes de M. et Mlle Lamber-
cier, rassasiés les uns des autres, et regrettant peu de nous quit-
ter.
sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par
des souvenirs un peu liés : mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr
je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs re-
naissent, tandis que les autres s’effacent, et se gravent dans ma
mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de
jour en jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s’échappe, je cher-
chais à la ressaisir par ses commencements. Les moindres faits de
ce temps-là me plaisent, par cela seul qu’ils sont de ce temps-là.
Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes,
des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la cham-
bre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser
sur ma main tandis que je récitais ma leçon : je vois tout
l’arrangement de la chambre où nous étions ; le cabinet de
M. Lambercier à main droite, une estampe représentant tous les
papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui,
d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait sur le der-
rière, venaient ombrager la fenêtre, et passaient quelquefois jus-
qu’en dedans. Je sais bien que le lecteur n’a pas grand besoin de
savoir tout cela, mais j’ai besoin, moi, de le lui dire. Que n’osé-je
lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux
âge, qui me font encore tressaillir d’aise quand je me les rappelle !
Cinq ou six surtout… Composons. Je vous fais grâce des cinq ;
mais j’en veux une, une seule, pourvu qu’on me la laisse conter le
plus longuement qu’il me sera possible, pour prolonger mon plai-
sir.
rière de Mlle Lambercier, qui, par une malheureuse culbute au
bas du pré, fut étalé tout en plein devant le roi de Sardaigne à son
passage : mais celle du noyer de la terrasse est plus amusante
pour moi qui fus acteur, au lieu que je ne fus que spectateur de la
culbute ; et j’avoue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire
à un accident qui, bien que comique en lui-même, m’alarmait
pour une personne que j’aimais comme une mère, et peut-être
plus.
terrasse, écoutez-en l’horrible tragédie et vous abstenez de frémir
si vous pouvez !
entrant, sur laquelle on allait souvent s’asseoir l’après-midi, mais
qui n’avait point d’ombre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit
planter un noyer. La plantation de cet arbre se fit avec solennité :
les deux pensionnaires en furent les parrains ; et, tandis qu’on
comblait le creux, nous tenions l’arbre chacun d’une main avec
des chants de triomphe. On fit pour l’arroser une espèce de bassin
tout autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arro-
sement, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l’idée
très naturelle qu’il était plus beau de planter un arbre sur la ter-
rasse qu’un drapeau sur la brèche, et nous résolûmes de nous
procurer cette gloire sans la partager avec qui que ce fût.
et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de
l’auguste noyer. Nous n’oubliâmes pas de faire aussi un creux au-
tour de notre arbre : la difficulté était d’avoir de quoi le remplir ;
car l’eau venait d’assez loin, et on ne nous laissait pas courir pour
en aller prendre. Cependant il en fallait absolument pour notre
saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir
durant quelques jours, et cela nous réussit si bien, que nous le
vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesu-
rions l’accroissement d’heure en heure, persuadés, quoiqu’il ne
fût pas à un pied de terre, qu’il ne tarderait pas à nous ombrager.
incapables de toute application, de toute étude, que nous étions
comme en délire, et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous
tenait de plus court qu’auparavant, nous vîmes l’instant fatal où
l’eau nous allait manquer, et nous nous désolions dans l’attente
de voir notre arbre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère
de l’industrie, nous suggéra une invention pour garantir l’arbre et
nous d’une mort certaine : ce fut de faire par-dessous terre une
rigole qui conduisît secrètement au saule une partie de l’eau dont
on arrosait le noyer. Cette entreprise, exécutée avec ardeur, ne
réussit pourtant pas d’abord. Nous avions si mal pris la pente que
l’eau ne coulait point ; la terre s’éboulait et bouchait la rigole ;
l’entrée se remplissait d’ordures ; tout allait de travers. Rien ne
nous rebuta : Omnia vincit labor improbus. Nous creusâmes da-
vantage et la terre et notre bassin, pour donner à l’eau son écou-
lement ; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches
étroites, dont les unes mises de plat à la file, et d’autres posées en
angle des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangu-
laire pour notre conduit. Nous plantâmes à l’entrée de petits
bouts de bois minces et à clairevoie, qui, faisant une espèce de
grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans
boucher le passage à l’eau. Nous recouvrîmes soigneusement no-
tre ouvrage de terre bien foulée ; et le jour où tout fut fait, nous
attendîmes dans des transes d’espérance et de crainte l’heure de
l’arrosement. Après des siècles d’attente, cette heure vint enfin ;
M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l’opération,
durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour ca-
cher notre arbre, auquel très heureusement il tournait le dos.
commençâmes d’en voir couler dans notre bassin. À cet aspect la
prudence nous abandonna ; nous nous mîmes à pousser des cris
de joie qui firent retourner M. Lambercier, et ce fut dommage, car
il prenait grand plaisir à voir comment la terre du noyer était
bonne et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager
entre deux bassins, il s’écrie à son tour, regarde, aperçoit la fri-
ponnerie, se fait brusquement apporter une pioche, donne un
coup, fait voler deux ou trois éclats de nos planches, et criant à
pleine tête : Un aqueduc ! un aqueduc ! il frappe de toutes parts
des coups impitoyables, dont chacun portait au milieu de nos
cœurs. En un moment, les planches, le conduit, le bassin, le saule,
tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu’il y eût, durant cette ex-
pédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l’exclamation
qu’il répétait sans cesse. Un aqueduc ! s’écriait-il en brisant tout,
un aqueduc ! un aqueduc !
On se trompera : tout fut fini. M. Lambercier ne nous dit pas un
mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous
en parla plus ; nous l’entendîmes même un peu après rire auprès
de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lambercier
s’entendait de loin, et ce qu’il y eut de plus étonnant encore, c’est
que, passé le premier saisissement, nous ne fûmes pas nous-
mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et
nous nous rappelions souvent la catastrophe du premier, en répé-
tant entre nous avec emphase : Un aqueduc ! un aqueduc ! Jus-
que-là j’avais eu des accès d’orgueil par intervalles quand j’étais
Aristide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité
bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains,
avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me
paraissait le suprême degré de la gloire. À dix ans j’en jugeais
mieux que César à trente.
