Agatha Christie Le cheval pâle

— C’est beaucoup plus fréquent qu’on ne le pense. Bref, tu as décidé de t’occuper de cette affaire ?

— Oh ! je fouine un peu. Hesketh-Dubois n’est pas un nom commun. J’ai pensé qu’en recueillant quelques renseignements sur la vieille dame… Mais, d’après ce que tu m’en as dit, elle ne peut me mener nulle part.

— Ce n’était ni une toxicomane ni une trafiquante, assurai-je. Et certes pas un agent secret. Elle a mené une vie beaucoup trop droite pour qu’on ait pu la faire chanter. Je me demande à quel titre elle figurait sur cette liste. Ses bijoux étaient dans un coffre, en banque, et rien, chez elle, ne pouvait tenter un cambrioleur.

— Y a-t-il d’autres Hesketh-Dubois ?

— Pas d’enfants. Elle a, je crois, un neveu et une nièce, mais pas du même nom. Son mari était fils unique.

Corrigan m’assura sans conviction que je lui avais été d’une grande aide et nous nous séparâmes. Il avait quelqu’un à découper.

Je retournai chez moi, songeur. Incapable de me concentrer sur mon travail, obéissant à une impulsion, je téléphonai à David Ardingly.

— David ? Ici Mark. Cette jeune fille avec qui vous étiez l’autre soir, Poppy. Comment s’appelle-t-elle exactement ?

— Alors, vous voulez me faucher ma petite amie ?

Il semblait trouver l’idée très drôle.

— Oh ! vous en avez tellement. Vous pouvez bien m’en céder une !

— Je croyais que vous aviez ce qu’il fallait et que vous étiez rangé des voitures !

« Rangé des voitures. » Quelle expression désagréable ! Et cependant, comme cela convenait bien à mes relations avec Hermia. Pourquoi cela m’attristait-il ? J’avais toujours su, dans mon subconscient, qu’un jour ou l’autre nous nous marierions… Je la préférais à toutes. Nous avions tellement de points communs…

Pourquoi cette envie de bâiller ? Hermia était la compagne idéale.

Oui, mais ce ne sera pas drôle. Cette petite phrase venue je ne sais d’où me choqua.

— Vous dormez ? me demanda David.

— Non. À vrai dire, je trouve votre amie Poppy très rafraîchissante.

— C’est le terme qui lui convient… quand on la prend à petites doses. Elle s’appelle Pamela Stirling et travaille dans une de ces boutiques de fleuristes ultra-chics de Mayfair.

Il me donna l’adresse.

— … Sortez-la et amusez-vous bien, me dit-il d’un ton paternel. Vous la trouverez très reposante. Elle a la tête absolument vide. Elle croira tout ce que vous lui raconterez. Mais ne vous faites pas d’illusions. Elle est très vertueuse.

Je raccrochai.

*

* *

Je franchis la porte des Arts floraux avec une certaine nervosité. Une puissante odeur de gardénia m’assaillit. Les jeunes vendeuses vêtues de vert pâle ressemblaient toute à Poppy et j’eus du mal à la reconnaître. Elle écrivait, traçant laborieusement une adresse. J’attendis qu’elle eût terminé et m’approchai d’elle.

— Nous nous sommes vus, hier soir, avec David Ardingly, lui rappelai-je.

— Oh ! oui ! reconnut Poppy avec chaleur, le regard vague.

— Je voulais vous demander quelque chose. (J’étais gêné, soudain.) Peut-être ferais-je mieux d’acheter des fleurs ?

Elle réagit comme un automate bien huilé.

— Nous avons de très jolies roses. Elles viennent d’arriver.

Il y en avait partout.

— Combien valent-elles ?

— Oh ! elles sont très bon marché, répondit Poppy avec conviction. Seulement cinq shillings pièce.

J’avalai ma salive.

— Donnez-m’en six.

— Et j’y ajoute ces feuillages ravissants ?

Je préférais à ceux-ci – fanés à mon sens – du simple asparagus.

— Je voudrais vous poser une question, répétai-je alors que Poppy, plutôt maladroite, enveloppait les roses. L’autre soir, vous avez parlé d’un certain cheval pâle.

Poppy sursauta violemment et laissa tomber le bouquet par terre.

— … Pouvez-vous m’en dire davantage ?

Poppy ramassa les fleurs.

— Qu’avez-vous dit ? demanda-t-elle en se relevant.

— Je vous ai posé une question au sujet du cheval pâle.

— Un cheval pâle ? Je ne comprends pas.

— Vous l’avez mentionné, hier soir.

— Jamais ! J’en suis certaine.

— Quelqu’un vous en a parlé. Qui était-ce ?

Poppy respira avec force et parla très vite.

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites ! Et nous n’avons pas le droit de bavarder avec les clients…

Elle plaqua une feuille de papier, sur mes fleurs.

— … Cela fera trente-cinq shillings, s’il vous plaît.

Je lui donnai deux billets d’une livre. Elle me mit brutalement six shillings dans la paume et se tourna vivement vers un autre client.

Ses mains tremblaient.

Je sortis lentement. Je m’étais déjà éloigné lorsque je m’aperçus qu’elle s’était trompée dans son addition et m’avait rendu trop d’argent.

Je revis ce joli visage inexpressif et les grands yeux bleus qui, ce soir, montraient quelque chose…

« Elle a eu peur. Très peur. Mais pourquoi ? »

CHAPITRE V

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

— Quel soulagement ! soupira Mrs Oliver, de penser que tout est fini et qu’il ne s’est rien passé !

On se détendait, enfin.

La fête organisée par Rhoda n’avait pas fait exception à la règle. Au début de la matinée, le temps, très capricieux, avait suscité beaucoup d’anxiété. Installerait-on les comptoirs en plein air ou tiendraient-ils tous sous la grange et la marquise ? Où servirait-on le thé ? Rhoda avait résolu tous ces problèmes avec son tact habituel. Mais ses chiens que, par mesure de précaution, on avait enfermés dans la maison, trouvèrent moyen de s’échapper et de se donner en spectacle. La charmante petite starlette, emmitouflée de fourrures, chargée d’inaugurer la fête, le fit de fort bonne grâce mais, à la stupéfaction générale compatit en quelques phrases touchantes au triste sort des réfugiés, alors que l’objet de la fête était la réfection du clocher de l’église !

Enfin, le soir arrivé nous nous trouvions réunis, commentant les événements de la journée, ma cousine Rhoda, son mari le colonel Despard, miss Macalister, une jeune femme aux cheveux roux, que l’on appelait Ginger, Mrs Oliver, le vicaire Caleb Dane Calthrop et sa femme. Le vicaire était un vieil homme sympathique qui prenait plaisir à citer les classiques à tout propos.

Mrs Dane Calthrop, une femme un peu déconcertante, regardait Mrs Oliver d’un air songeur.

— Que pensiez-vous qu’il allait arriver au cours de cette fête ? demanda-t-elle brusquement.

— Eh bien, un meurtre, par exemple.

— Et pour quelle raison ?

— Aucune, à vrai dire. C’était bien invraisemblable. Mais on en a commis un à la dernière fête à laquelle j’ai assisté.

Le vicaire nous gratifia d’une citation grecque.

— Le vieux Lugg, des Armes royales a eu un beau geste en nous envoyant deux douzaines de bouteilles de bières, remarqua Despard.

— Les Armes royales ? fis-je.

— C’est le nom de l’auberge du pays, m’expliqua Rhoda.

— N’y en a-t-il pas une autre ? Vous m’avez, je crois, parlé du Cheval pâle, dis-je à Mrs Oliver.

Je n’obtins pas la réaction escomptée. On me regarda d’un air indifférent.

— Le Cheval pâle n’est pas une auberge, dit Rhoda. Ou, du moins, ce n’en est plus une.

— Oui, continua Despard, on l’a transformée en maison d’habitation – elle date presque entièrement du XVIe et je me demande pourquoi on n’en a pas changé le nom.

— Oh ! pourquoi cela ! s’exclama Ginger. Imaginez-vous qu’on l’ait rebaptisé Mon repos ! Les occupants actuels ont fait encadrer la vieille enseigne et l’ont accrochée dans le hall d’entrée.

— À qui appartient la maison ? demandai-je.

— À Thyrza Grey, répondit Rhoda. Tu as dû la voir, aujourd’hui. Une grande femme aux cheveux gris, courts.

— Elle est versée dans les sciences occultes, s’adonne au spiritisme et à la magie, continua Despard. Elle ne célèbre pas de messes noires mais c’est tout juste.

Ginger éclata de rire.

— Excusez-moi, dit-elle, je me représentais Miss Grey dans la tenue de Mme de Montespan sur un autel tendu de velours noir.

— Ginger ! protesta Rhoda. Vous oubliez la présence du vicaire.

— Je vous en prie, protesta celui-ci avec un bon sourire. Ainsi que le disaient les anciens…

Il finit sa phrase en grec.

J’observai quelques secondes de silence respectueux avant de reprendre :

— Je voudrais bien savoir qui sont « les occupants » ; Miss Grey et qui d’autre ?

— Elle a une amie qui vit avec elle. Sybil Stamfordis. Elle joue le rôle du médium, il me semble. Vous avez dû la voir… elle est couverte d’amulettes et, parfois, elle s’enveloppe dans un sari. Je me demande bien pourquoi. Elle n’a jamais été aux Indes.

— Il y a aussi Bella, intervint Mrs Dane Calthrop, leur cuisinière. C’est également une sorcière. C’est de famille, paraît-il. Sa mère avait aussi une réputation bien établie de sorcellerie.

— Vous semblez y croire, madame, m’étonnai-je.

— Mais naturellement ! Il n’y a rien de mystérieux là-dedans. C’est une sorte de capital familial transmis de mère en fille. On recommande aux enfants de ne pas martyriser votre chat et on vous donne des confitures et du fromage.

Je la regardai avec curiosité. Elle semblait très sérieuse.

— Sybil était installée sous la tente verte, cet après-midi. Elle disait la bonne aventure. Elle y est fort habile, je crois, dit Rhoda.

— Elle m’a prédit des choses fort agréables, dit Ginger. De l’argent, un bel étranger : deux maris et six enfants. Elle s’est montrée vraiment très généreuse. La vieille Mrs Parker n’était pas satisfaite de la naïveté des gens, continua Ginger en riant et Mrs Cripps a protesté. Vous savez très bien, Lizzie, que Miss Stamfordis voit des choses invisibles aux autres gens et que Miss Grey prédit les décès sans jamais se tromper. Elle m’en donne la chair de poule ! Mrs Cripps a ajouté : « En tout cas, je ne m’aviserais pas d’offenser l’une de ces trois femmes ! »

— Cela me paraît passionnant. J’aimerais bien les rencontrer, dit Mrs Oliver avec fougue.

— Nous vous y conduirons demain, promit le colonel. La vieille auberge vaut une visite. Elles ont réussi à la rendre confortable sans lui ôter son cachet.

— Je téléphonerai à Thyrza demain matin, dit Rhoda.

Je me couchai assez déprimé, je l’avoue.

Ce cheval pâle, dont mon esprit avait fait un symbole sinistre et maléfique, semblait tout autre chose. À moins que…

*

* *

Le lendemain était un dimanche. Nous nous rendîmes tous ensemble à l’église et prêtâmes une oreille respectueuse au prêche de l’érudit Mr Dane Calthrop qui sembla moins commenter un texte religieux que l’histoire perse.

— Nous déjeunons chez Mr Venables, me dit Rhoda, plus tard. Tu l’aimeras, Mark. C’est un homme fort intéressant. Il a été partout, a tout vu, sait tout. Il a acheté Priors Court il y a environ trois ans. Les transformations qu’il y a apportées ont dû lui coûter une fortune. Il a souffert de poliomyélite et, à demi paralysé, ne peut se déplacer que dans un fauteuil roulant.

Priors Court n’était qu’à quelques kilomètres du village. Notre hôte nous accueillit dans le hall, assis dans sa chaise d’infirme.

— C’est charmant à vous d’être tous venus, dit-il avec chaleur. Vous devez être épuisés après la journée d’hier. C’était très réussi, Rhoda.

Venables avait une cinquantaine d’années. Son visage étroit était orné d’un nez en bec d’aigle. Il sourit à Mrs Oliver à laquelle Rhoda le présentait.

— J’ai vu cette dame, hier, dans l’exercice de sa profession, dit-il. Je me suis assuré, grâce à elle, six présents pour Noël. Vous avez beaucoup de talent, madame. Ne nous en privez pas trop tôt.

Il fit une aimable grimace à Ginger :

— Quant à vous, jeune dame, vous avez bien failli m’adjuger un canard vivant !

Puis il se tourna vers moi :

— Votre article du mois dernier dans Review m’a beaucoup plus.

— Cela a été tellement gentil de votre part d’assister à notre fête ! dit Rhoda. Je n’espérais pas votre venue, après votre si généreux cadeau.

— J’aime beaucoup ce genre de manifestation. Notre Sybil m’a prédit un avenir merveilleux et irréalisable !

— Bonne vieille Sybil, dit Despard. Nous allons prendre le thé chez Thyrza, cet après-midi. La maison est fort intéressante.

— Le Cheval pâle ? Oui. Je regrette un peu que ce ne soit plus une auberge. L’endroit m’a toujours paru avoir eu une histoire mystérieuse, un peu trouble. Il ne devait pas s’agir de contrebande. Nous sommes trop éloignés de la mer. Un repaire pour voleurs de grands chemins, peut-être ? De riches voyageurs descendus passer la nuit à l’auberge disparaissaient sans laisser de trace. Et cela paraît être devenu une charmante retraite pour trois vieilles filles inoffensives.

— Oh ! mais ce n’est pas mon avis ! s’écria Rhoda. Sybil Stamfordis peut-être… avec ses gris-gris et ses saris, elle est plutôt ridicule. Mais Thyrza est réellement terrifiante. Elle vous donne l’impression de lire dans vos pensées. Elle n’a jamais prétendu être douée de seconde vue… mais tout le monde l’assure.

— Et Bella, en fait de vieille fille, a enterré deux maris, dit Despard.

— Je lui offre mes excuses les plus sincères, dit Venables en riant.

— Les voisins ont interprété ces décès de façon sinistre, bien entendu, ajouta le colonel. On a prétendus que ses époux lui ayant déplu, elle les avait tués d’un seul regard !

— C’est vrai, j’oubliais, c’est elle, la sorcière locale ?

— C’est du moins ce que prétend Mrs Dane Calthrop.

— La sorcellerie est toujours curieuse à étudier. Je me souviens, un jour, aux Indes…

Il s’étendit sur ce sujet avec aisance et nous promit de nous montrer, après le déjeuner, des masques de sorciers de l’Ouest africain.

— Il y a de tout dans cette maison, remarqua Rhoda, joyeuse.

Il haussa les épaules et, la voix amère, soudain, après un bref coup d’œil à ses jambes paralysées :

— Si Mahomet ne va pas à la montagne… Mais même maintenant… la vie offre ses consolations.

— Pourquoi ici ? demanda Mrs Oliver avec brusquerie.

Nous étions tous un peu mal à l’aise, à l’exception de Mrs Oliver et sa franche curiosité détendit l’atmosphère.

Venables lui jeta un regard interrogateur.

— … Je veux dire : pourquoi êtes-vous venu vivre ici, dans un endroit aussi retiré ? Vous y avez des amis ?

— Non. J’ai choisi cet endroit justement parce que je n’y ai pas d’amis, répondit-il, un léger sourire ironique sur les lèvres.

Je me demandais si son impotence l’avait profondément affecté moralement ou s’il s’était arrangé pour s’adapter aux circonstances.

— Dans votre dernier article, me dit-il, comme s’il avait lu mes pensées, vous parliez du mot « grandeur » et des différents sens que l’on peut y attacher… à l’est ou à l’ouest. Que voulons-nous dire, ici, en Angleterre, quand nous usons du terme « grand homme » ?…

— Puissance de l’intelligence et force morale…

Ses yeux brillaient.

— Alors, on ne saurait qualifier de « grand homme » un être méchant ? Le mal existe et le mal est puissant, parfois bien plus que le bien. Il faut le reconnaître et lutter… autrement, nous sombrons dans les ténèbres.

CHAPITRE VI

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

Il était quatre heures passées lorsque nous quittâmes Priors Court. Après un déjeuner raffiné, Venables nous fit faire le tour du propriétaire, nous montrant ses possessions avec orgueil. La maison renfermait un véritable trésor.

— Il doit rouler sur l’or, dis-je à ma cousine. Ces jades, ces sculptures africaines, ces Saxes et tout le reste. Vous avez de la chance d’avoir un voisin comme lui.

— Et comment donc ! dit Rhoda. D’autant plus que la plupart des gens, ici, sont charmants mais plutôt lourds. Mr Venables est exotique, en comparaison.

— Comment a-t-il fait fortune ? demanda Mrs Oliver. Ou bien a-t-il toujours été riche ?

Despard fit observer, sèchement, qu’aujourd’hui, personne ne pouvait se vanter d’hériter de larges revenus. Les impôts et les taxations se faisant fort de vous en priver.

— On m’a dit, ajouta-t-il, qu’il a débuté dans la vie comme débardeur. Mais cela me semble improbable. Il ne parle jamais de son enfance ou de sa famille. L’Homme Mystère !

Mrs Oliver répliqua qu’on lui offrait toujours ce dont elle n’avait que faire.

Le Cheval pâle était une maison à galandages, située un peu en retrait du village. Elle précédait un jardin entouré de murs.

Elle me déçut et je le dis.

— Cela n’a rien de sinistre !

— Attendez d’être à l’intérieur, dit Ginger.

Nous descendîmes de voiture et la porte de la maison s’ouvrit à notre approche.

Miss Grey se tenait sur le seuil, haute silhouette un peu masculine, vêtue de tweed. Elle avait un large front, un grand nez crochu et des yeux bleu pâle au regard pénétrant.

— Ah ! vous voici enfin ! dit-elle d’une voix de basse. Je vous croyais perdus.

Dans l’ombre, derrière son dos, quelqu’un nous regardait, dont je vis le visage étrange, presque informe. L’œuvre d’un enfant livrant son inspiration à une boule de mastic.

Rhoda nous présenta, expliquant que nous avions déjeuné chez Mr Venables :

— Ah ! voilà qui explique tout. Vous avez fait ripaille ! Son cuisinier italien est un joyau. Et quelle maison ! Pauvre diable, il lui faut bien quelque chose. Mais, entrez donc ! Nous sommes fières de notre maisonnette.

Le hall était bas de plafond et sombre. Un escalier en colimaçon y prenait naissance. Il y avait une vaste cheminée et, au-dessus de celle-ci, un tableau encadré !

— La vieille enseigne de l’auberge, expliqua Miss Grey remarquant mon regard. Le Cheval pâle. Elle est mal éclairée, on n’en voit pas grand-chose.

— Je puis vous la nettoyer, je vous l’ai déjà dit, remarqua Ginger. Confiez-la-moi et vous serez surprise.

— J’en doute, répondit Thyrza Grey qui ajouta, sans ambages : Et si vous l’abîmiez ?

— Par exemple ! s’exclama Ginger, indignée. C’est mon métier. Je travaille pour les musées de Londres, m’expliqua-t-elle.

— Il faut beaucoup d’habileté pour restaurer un tableau, poursuivit Thyrza. J’éprouve un choc chaque fois que je vais à la National Gallery. Tous les tableaux semblent avoir été plongés dans un détersif.

— Vous ne préférez tout de même pas ça enfumé et couleur de moutarde, protesta Ginger. On pourrait en tirer quelque chose de beaucoup mieux. Je me demande si le cheval n’a pas un cavalier…

Je m’approchai d’elle pour étudier le tableau. Il était de facture maladroite et, seuls, l’âge et la crasse lui conféraient une valeur toute relative.

— Eh, Sybil ! s’écria Thyrza. Nos visiteurs dénigrent notre cheval. Cette impertinence !

Miss Sybil Stamfordis nous avait rejoints.

C’était une grande femme, souple, aux cheveux bruns assez gras. Elle avait une bouche de poisson et minaudait.

Elle portait un sari vert vif qui n’ajoutait rien à sa personnalité. Sa voix était faible et un peu fébrile.

— Notre cher cheval ! dit-elle. Nous nous sommes éprises de cette enseigne au premier regard. C’est elle, j’en suis sûre, qui nous a déterminées à acheter la maison, n’est-ce pas, Thyrza ? Mais entrez, entrez !

Elle nous introduisit dans une pièce petite et carrée, qui fut probablement autrefois le bar de l’auberge. Tendue de chintz et meublée de chippendale elle faisait à présent un salon de campagne très féminin.

La vieille femme que j’avais aperçue dans le hall entra, portant une théière d’argent. Elle était vêtue d’une blouse vert foncé sans ornement. Son visage étant d’un modelé imprécis et dépourvu d’expression, je m’étonnai de l’avoir trouvé sinistre.

Je m’en voulus : que de stupidités à propos d’une ancienne auberge et de trois vieilles femmes !

— Merci, Bella, dit Thyrza.

— Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

— Oui, merci.

Bella regagna la porte. Elle n’avait regardé personne, mais juste avant de sortir, elle me jeta un coup d’œil qui me surprit par sa malice. J’eus l’impression que, sans aucun effort, presque sans curiosité, elle avait lu toutes mes pensées.

— Bella est déconcertante, n’est-ce pas, Mr Easterbrook ? dit Thyrza Grey. Je l’ai vue vous regarder.

— C’est une femme du pays ? demandai-je en faisant effort pour dissimuler mon intérêt réel.

— Oui. La plupart des gens vous diraient que c’en est la sorcière.

Sybil Stamfordis fit cliqueter ses amulettes.

— Allons, avouez, monsieur… euh…

— Easterbrook.

— Monsieur Easterbrook. Vous avez, j’en suis sûre, entendu dire que nous pratiquons la sorcellerie. Avouez-le. Nous avons une certaine renommée, savez-vous…

— Justifiée, je le crois, appuya Thyrza. Sybil est fort douée.

Celle-ci poussa un petit soupir de satisfaction.

— L’occultisme m’a toujours beaucoup attirée, murmura-t-elle. Tout enfant, j’ai remarqué que j’avais des pouvoirs extraordinaires. L’écriture automatique m’est venue tout naturellement. Il me suffisait de prendre un crayon… et le reste se faisait de soi-même. Et, bien sûr, j’ai toujours été extrêmement sensible. Je me suis évanouie un jour que je prenais le thé avec une amie. La pièce dans laquelle nous nous trouvions avait été le cadre d’un événement affreux, je le sentais. Plus tard, j’ai appris qu’on y avait commis un meurtre, vingt-cinq ans auparavant !

Elle hocha la tête et regarda autour d’elle, l’air fort satisfait.

— Remarquable, dit le colonel Despard avec un dégoût à peine voilé.

— Cette maison a été témoin de choses sinistres, déclara Sybil d’un air lugubre. Mais nous avons fait le nécessaire. Nous avons libéré les esprits enchaînés à la terre.

— Une sorte de nettoyage spirituel ? suggérai-je.

Sybil me lança un regard soupçonneux.

— La couleur de votre sari est fort seyante, intervint Rhoda.

Le visage de Sybil s’éclaira.

— Je l’ai rapporté des Indes. Quel pays intéressant ! J’y ai étudié le Yoga. Mais, à mon sens, cela manque de naturel, c’est trop peu primitif. Ce n’est pas comme Haïti ! Là, vous touchez aux sources véritables de l’occultisme. Tenez…

Elle se leva, saisit un objet posé sur le rebord de la fenêtre.

— … Voici mon Asson. C’est une courge séchée ornée de perles et cela, voyez-vous, ce sont des vertèbres de serpents.

Nous jetâmes à l’objet un regard poli, mais dépourvu d’enthousiasme.

Sybil, affectueusement, secoua son horrible jouet.

— … Et je puis vous en dire bien davantage…

Je ne l’écoutais plus. Je tournai la tête pour rencontrer le regard de Thyrza qui m’étudiait avec attention.

— Vous ne croyez pas un mot de tout cela, murmura-t-elle. Vous avez tort. On ne peut pas rejeter, par principe, tout ce qui touche à la superstition, à la peur, ou à l’excès de religion. Il existe des vérités et des pouvoirs essentiels. Il y en a toujours eu. Et il y en aura toujours.

— Je n’en discuterai pas, dis-je.

— Vous êtes un sage. Venez voir ma bibliothèque.

Elle m’entraîna dans le jardin.

— … Nous l’avons installée dans les anciennes écuries, m’expliqua-t-elle.

Les écuries et les communs avaient été réunis et formaient une seule et vaste pièce dont tout un mur était recouvert d’étagères supportant des livres. Un coup d’œil me suffit pour juger de leur valeur.

— Mais, vous avez des œuvres rares ! n’est-ce pas le texte original de « Malleus Maleficorum » ? Ma parole, vous possédez des trésors… Et ce grimoire, mais c’est une rareté !

Thyrza constatait mon enthousiasme avec sérénité.

— Cela fait plaisir de rencontrer un connaisseur, dit-elle. La plupart des gens bâillent d’ennui ou de stupeur.

— Avec tout cela, vous ne devez pas ignorer grand-chose des pratiques de sorcellerie. Comment en êtes-vous venue à vous y intéresser, au début ?

— C’est difficile à dire… il y a longtemps de cela… un événement qui semble étrange et l’on est entraîné ! C’est fascinant comme étude. Quant à la naïveté des gens et les bêtises auxquelles ils se livrent !…

Je ris.

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