Agatha Christie Le cheval pâle

— M’offririez-vous ce rôle ? Je souhaiterais le remplir. On a besoin de compensation… pour cela !

Il passa la main sur la couverture étendue sur ses jambes.

— Je ne veux pas vous offrir ma compassion. Ce serait trop peu. Mais, croyez-moi, si l’on peut imaginer un homme capable de changer le désastre en triomphe, ce serait vous !

Il rit.

— Vous me flattez.

Mais il était satisfait, cela se voyait.

— Non, dis-je. J’ai rencontré assez d’hommes, dans ma vie, pour savoir reconnaître l’être exceptionnellement doué.

Je craignis, un instant, d’avoir un peu dépassé la mesure. Mais, exagère-t-on jamais dans la flatterie ?

— Je me demande, fit-il, songeur, ce qui vous fait dire cela ? Tout ça ?

Il eut, de la main, un geste englobant la pièce et ses meubles.

— C’est là une preuve de votre richesse, de votre sens de l’achat, de votre goût. Mais il y a plus que les possessions terrestres… vous avez fait plus que suggérer qu’ils n’étaient pas le fruit d’un travail acharné.

— Parfaitement exact. Seuls les fous se fatiguent. Il suffit de réfléchir, de préparer son plan en détail. Le secret de tout succès est simple, mais il faut y penser ! Vous avez l’idée, vous la mettez à exécution et vous y êtes !

Je le regardai fixement. Quelque chose de simple… aussi simple que la suppression d’indésirables. Un acte exécuté sans danger, sauf pour la victime. Conçu par Mr Venables cloué dans un fauteuil roulant. Exécuté par ?… Thyrza Grey ?

— Tout cela me rappelle une réflexion de cette étrange Miss Grey.

— Oh ! cette chère Thyrza !

Il avait parlé d’un ton doux, indulgent. Mais, n’avais-je pas vu ses yeux briller ?

— … Quelles bêtises peuvent-elles raconter ! Et elles y croient, savez-vous ! Avez-vous assisté – elles vous l’ont certainement demandé – à l’une de leurs ridicules séances ?

J’hésitai un instant sur l’attitude à prendre.

— Oui, répondis-je. J’y ai assisté.

— Et vous avez trouvé cela idiot ? Ou bien avez-vous été impressionné ?

J’évitai son regard et affectai d’être mal à l’aise.

— Je… eh bien !… évidemment, je ne crois à rien de tout cela. Elles semblent extrêmement sincères, mais…

Je jetai un coup d’œil à ma montre : « Je ne pensais pas qu’il puisse être si tard. Ma cousine doit se demander ce que je suis devenu. »

— Vous avez réconforté un invalide au cours d’un triste après-midi. Mes hommages à Rhoda. Il nous faudra arranger un autre déjeuner, très bientôt. Demain, je vais à Londres. Il y a une vente intéressante. De vieux ivoires. Exquis. Vous les apprécieriez, j’en suis convaincu, si je réussis à les acquérir.

Nous nous séparâmes sur cette note amicale. Ses yeux avaient-ils brillé, amusés à mon évocation de la séance chez Thyrza ? Ou mon imagination me jouait-elle des tours ?

CHAPITRE XIX

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

Le crépuscule était déjà tombé et le ciel était couvert, je voyais mal l’allée. Je me retournai, un instant, pour un dernier coup d’œil aux fenêtres éclairées de la maison. Ce faisant, j’empiétai sur la pelouse et entrai en collision avec quelqu’un qui marchait en sens inverse du mien.

C’était un homme de petite taille, solidement bâti. Nous échangeâmes des excuses. Sa voix était profonde, son ton un peu précieux.

— Je suis désolé.

— Je vous en prie. Toute la faute m’en revient, je vous l’assure…

— Je ne connais pas le chemin, dis-je. J’aurai dû emporter une lampe de poche.

— Permettez.

L’inconnu sortit une torche de sa poche, l’alluma et me la tendit. Je le vis alors. Il avait le visage rond d’un chérubin, une moustache noire, et portait des lunettes. Son imperméable était de belle qualité. Il semblait fort respectable. Mais, cependant, cela ne laissa pas de m’étonner qu’il n’ait pas fait usage lui-même de sa torche.

— Ah ! dis-je assez stupidement. Je vois. J’ai quitté l’allée.

J’y retournai et rendis la lampe à son propriétaire.

— … Je trouverai mon chemin, à présent.

— Non, non, gardez-la jusqu’à la grille.

— Mais… vous ? Vous allez à la maison ?

— Non. Je suis la même route que vous. Je… je vais à l’arrêt de l’autobus pour Bournemouth.

— Ah ! oui.

Nous continuâmes, côte à côte. Mon compagnon, qui semblait mal à l’aise, me demanda si, moi aussi, je prenais l’autobus. Je répondis que j’habitais dans le voisinage.

Il y eut un nouveau silence et je sentais l’embarras de l’inconnu croître.

— Vous avez été faire une visite à Mr Venables ? me demanda-t-il après avoir toussoté.

— Oui. Je croyais que vous y alliez, vous aussi.

— Non, non… J’habite Bournemouth… aux environs immédiats plutôt. Je viens d’emménager dans une maisonnette.

De qui avais-je entendu parler qui habitait Bournemouth ? Pendant que j’essayais de rappeler mes souvenirs, mon compagnon, de plus en plus agité, reprit :

— Vous devez trouver cela étrange, je l’admets… Il est curieux de trouver quelqu’un errant dans les jardins d’une maison dont… dont le propriétaire ne lui est pas connu. Mes raisons d’agir sont un peu difficiles à expliquer, bien que je puisse vous assurer en avoir de très bonnes. Je ne suis à Bournemouth que depuis peu de temps, mais il ne manquerait pas de gens pour répondre de ma parfaite honorabilité. Pharmacien, j’ai vendu dernièrement mon magasin de Londres pour me retirer dans cet endroit qui me plaît beaucoup… beaucoup.

La lumière me vint. Je savais qui était le petit homme. Mais il n’avait pas encore fini de parler.

— … Je m’appelle Osborne. Zacharias Osborne. J’avais une fort belle affaire, à Londres… Barton Street… Un joli quartier du temps de mon père, mais bien changé depuis… oh ! oui.

Il soupira, secoua la tête.

— … Alors, voici la maison de Mr Venables ? C’est… je pense… un de vos amis ?

— C’est beaucoup dire. Je ne l’ai vu qu’une fois, en compagnie d’amis.

— Ah ! oui, oui… en effet.

Nous étions arrivés à l’entrée du jardin. Nous sortîmes. Irrésolu, Mr Osborne s’arrêta. Je lui rendis sa torche.

— Merci.

— Je vous en prie. Je…

Il s’interrompit, puis se remit à parler avec précipitation.

— … Je ne voudrais pas que vous pensiez… oui, de fait, j’ai empiété sur le domaine d’autrui. Mais non point, je vous l’affirme, par curiosité simple. Ma position doit vous sembler particulièrement fausse. J’aimerais vous expliquer…

J’attendis. C’était, je pensais, la meilleure chose à faire. Il garda le silence une minute au moins. Puis il se décida :

— … Voilà, monsieur… euh !

— Easterbrook.

— Comme je vous le disais, si vous n’êtes pas pressé, j’aimerais vous expliquer l’étrangeté de ma conduite. Il y a un petit café fort convenable, proche de l’arrêt de l’autobus. Celui-ci ne passera pas avant une vingtaine de minutes. Si vous vouliez me permettre de vous offrir une tasse de café ?

J’acceptai. Mr Osborne, son sens de la respectabilité apaisé, bavarda gentiment tout au long du chemin, louant les agréments de Bournemouth, de son climat et de ses habitants.

Quand nous eûmes atteint le café, Osborne, installé en face de moi, déchargea son âme. Il me raconta tout ce que je savais déjà par Corrigan ou Lejeune sur le meurtre du Père Gorman et son rôle de témoin, à lui, Osborne.

— … L’inspecteur Lejeune, venu à Bournemouth à la suite de ma lettre, m’informa que Mr Venables était paralysé depuis des années, à la suite d’une attaque de poliomyélite. J’avais dû, me dit-il, être abusé par une forte ressemblance.

Osborne s’interrompit brusquement. Avec précaution, je plongeai les lèvres dans le pâle breuvage que l’on m’avait apporté. Osborne, pour sa part, ajouta trois morceaux de sucre au contenu de sa tasse.

— Eh bien, cela semble régler la question, dis-je.

— Oui, fit Osborne d’un ton fort peu satisfait. Puis il se pencha vers moi, son crâne chauve luisant sous la lumière électrique, le regard fanatique derrière le verre des lunettes.

« … Voyez-vous, cher monsieur, lorsque j’étais enfant, un ami de mon père, pharmacien lui aussi, a été appelé à témoigner dans l’affaire Jean-Paul Marigot. Peut-être vous souvenez-vous… il avait empoisonné sa femme. L’ami de mon père reconnut en lui l’homme qui avait signé d’un faux nom le registre des poisons. Convaincu de meurtre, Marigot a été pendu. J’avais neuf ans à l’époque et je fus très impressionné. Depuis ce jour, j’ai nourri l’espoir de figurer dans une cause célèbre ; d’être l’instrument livrant un meurtrier à la justice ! Peut-être est-ce à partir de là que j’ai commencé à me souvenir des visages. Je vous avoue, monsieur – et cela va vous sembler ridicule – que, des années durant, j’ai attendu qu’un homme déterminé à supprimer sa femme entrât faire ses achats chez moi ! Hélas, cela ne s’est jamais produit, ou bien je l’ai ignoré et le coupable n’a jamais été traduit en justice. Cela arrive, il faut le dire, plus souvent qu’il n’est agréable de le croire. Et cette identification m’offrait enfin l’occasion de témoigner dans une affaire de meurtre ! Je suis un homme obstiné, monsieur. Les jours ont passé et ma conviction s’est accrue. L’homme que j’ai vu était Venables et personne d’autre ! Oh ! je sais, la soirée était brumeuse ! Je me trouvais à quelque distance, mais la police ne tient pas compte du fait que je suis physionomiste. Je me suis répété : « Allons, admets t’être trompé. » Mais j’ai continué à sentir que je n’avais pas fait d’erreur. La police dit que c’est impossible. Mais, qu’est-ce qui est impossible ?

— Avec une impotence de cet ordre…

Il m’interrompit d’un geste impératif.

— Oui, oui… Vous ne sauriez croire ce que les gens sont disposés à faire et ce qu’ils font ! Je n’irais pas prétendre que le corps médical est peuplé de naïfs. Un médecin a vite fait de déceler une maladie simulée. Mais il existe des moyens… un pharmacien est mieux qualifié qu’un médecin… certaines drogues, par exemple : des préparations apparemment anodines. On se « fabrique » de la fièvre, des irritations cutanées… un dessèchement anormal de la gorge, ou une exagération des sécrétions naturelles…

— Mais difficilement une atrophie des membres.

— Évidemment. Mais qui vous dit que les membres de Mr Venables le sont ?

— Eh bien, mais son médecin !

— Oui. J’ai essayé de réunir quelques renseignements à ce sujet. Le médecin de Mr Venables est un praticien d’Harley Street, mais, à son arrivée ici, il s’est fait soigner par le médecin du pays. Celui-ci a, depuis, pris sa retraite. Il vit à l’étranger. Son remplaçant n’a jamais ausculté Mr Venables qui se rend à Harley Street une fois par mois.

— Je ne comprends pas en quoi cela modifie les choses ?

— Un petit exemple vous suffira. Mrs H. a touché des allocations pendant plus d’un an, à trois endroits différents : sous son propre nom, puis sous celui de Mrs C. et de Mrs T. Ces deux dernières dames lui ayant prêté leur carte moyennant une petite rétribution.

— Je ne vois pas le rapport…

— Admettons, admettons ! Mr V. entre en contact avec une véritable victime de la poliomyélite, en mauvaise posture financière. Il lui fait une offre. L’homme lui ressemble, disons dans l’ensemble, sans plus. Le vrai malade, sous le nom de Mr V., va voir un spécialiste qui l’examine et constate son état. Mr V. s’installe à la campagne. Le médecin local est sur le point de prendre sa retraite. Le malade lui fait une visite. Et nous y sommes ! Mr Venables passe partout pour souffrir de séquelles de la polio. On le voit – comme je l’ai fait – se déplacer dans un fauteuil roulant, etc.

— Mais ses domestiques le sauraient, voyons ! Son valet de chambre !

— Et s’il s’agit d’une bande… le valet en ferait partie. Quoi de plus simple ?

— Mais, pourquoi ?

— Ah ! ça, c’est une autre question. Ma théorie vous fera rire… Quel alibi ! Il peut être partout sans qu’on le sache. On l’a vu marcher à Paddington ? Impossible ! C’est un pauvre invalide qui vit à la campagne.

Osborne s’interrompit, jeta un coup d’œil à sa montre.

— … Mon autobus ne va pas tarder. Je dois me dépêcher. Je me demandais comment prouver tout cela. Je n’ai plus grand-chose à faire, à présent. Alors je suis venu me rendre compte… faire un peu d’espionnage… ce n’est pas très propre comme procédé, je vous le concède. Mais, si j’avais pu obtenir la vérité… envoyer un criminel à la potence. Si j’avais, par exemple, surpris Mr Venables faisant une petite promenade dans son jardin ! Ou, les rideaux mal tirés, se croyant à l’abri de toute indiscrétion, arpentant sa bibliothèque !

— Pourquoi êtes-vous tellement persuadé que Venables est celui que vous avez vu le soir du meurtre ?

— Je sais que c’est lui !

Il se leva précipitamment.

— … Voilà mon autobus. Enchanté de vous avoir rencontré, cher monsieur. Et quel poids de moins sur ma conscience que d’avoir pu vous expliquer ce que je faisais à Priors Court.

— Mais vous ne m’avez pas dit de quoi vous soupçonnez Mr Venables ?

Osborne parut embarrassé.

— Vous allez rire. Tout le monde le dit riche mais personne ne semble connaître l’origine de sa fortune. Pour moi, c’est l’un de ces grands criminels dont les journaux parlent. Vous savez, ces gens qui mettent sur pied des affaires extraordinaires et qui les font exécuter par leur bande. Cela peut vous sembler stupide, mais…

L’autobus venait de s’arrêter. Osborne le rejoignit en courant.

CHAPITRE XX

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

Le lendemain matin, j’appelai Ginger pour lui dire que je gagnais Bournemouth, le jour suivant.

— J’ai trouvé un petit hôtel baptisé, Dieu sait pourquoi, Le parc aux cerfs. Il dispose de deux portes discrètes. Je puis sortir inaperçu et venir vous voir à Londres.

— Cela vous est vraisemblablement interdit. Mais j’avoue que j’en serais ravie. Je m’ennuie, vous n’avez pas idée ! Si vous ne pouvez pas venir, je vous rejoins, n’importe où.

Brusquement, quelque chose m’alerta.

— Ginger ! Votre voix… ce n’est plus la même…

— Oh ! Ça va très bien. Ne vous faites pas de bile.

— Mais, votre voix.

— J’ai un peu mal à la gorge, c’est tout.

— Ginger !

— Voyons, Mark, n’importe qui peut avoir mal à la gorge. J’ai dû attraper froid… ou la grippe.

— La grippe ! Répondez-moi ! Avez-vous réellement l’impression d’avoir attrapé la grippe ?

— Euh… peut-être… J’ai mal un peu partout… vous savez ce que c’est…

— De la température ?

— Sans doute un peu…

Je dus m’asseoir, soudain glacé. J’étais terrifié. Ginger se refusait à l’admettre, mais elle avait peur, elle aussi, je le savais.

— … Mark… ne vous affolez pas. Il n’y a vraiment pas de quoi.

— Peut-être, mais il faut prendre des précautions. Appelez votre médecin, dites-lui de venir vous voir sans perdre une minute.

— Entendu… Mais il va me prendre pour une affreuse douillette.

— Aucune importance… Faites-le ! Quand il sera venu, téléphonez-moi.

Je raccrochai et restai à fixer sans le voir le fil du téléphone. Je ne devais pas céder à la panique… il y a toujours la grippe à cette époque de l’année… le médecin serait rassurant… peut-être n’était-ce qu’un simple refroidissement…

Je revoyais Sybil et sa robe bariolée… j’entendais encore la voix impérieuse de Thyrza… Bella psalmodiant ses chants de mort…

Stupidités… tout n’était que superstitions ridicules.

Mais la boîte ? Était-ce un objet scientifique au pouvoir absolu ?… Impossible…

Mrs Dane Calthrop me trouva au même endroit, regardant fixement le téléphone.

— Que s’est-il passé ? me demanda-t-elle aussitôt.

— Ginger… elle ne se sent pas bien…

J’attendais, je voulais l’entendre me rassurer.

Mais :

— C’est mauvais, dit-elle. Oui, c’est mauvais.

— Mais ce n’est pas possible ! Ils n’ont pas pu faire ce qu’ils disent !

— Vraiment ?

— Vous ne le croyez pas… vous ne pouvez pas le croire…

— Moi cher Mark, Ginger et vous avez admis cette éventualité, sans quoi vous n’auriez pas tenté l’expérience. La maladie de Ginger vous apporte une preuve, à présent.

Je la détestai, soudain.

— Pourquoi êtes-vous si pessimiste ! m’écriai-je. Il ne s’agit que d’un rhume. Pourquoi persistez-vous à croire le pire ?

— Parce que si c’est cela, il faut y faire face et non pas nous aveugler jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

— Vous pensez que tout ce galimatias ridicule a agi ?

— Quelque chose a agi. C’est ce qu’il nous faut envisager. À mon avis, dans tout cela, il y a un énorme pourcentage de charlatanisme destiné à créer une atmosphère particulière. Mais, derrière le tout, il y a l’objet qui importe.

— Mais quoi ? Quoi ? Cette satanée boîte ! Il faudrait la faire examiner par la police !

— Il faudrait pour cela qu’elle dispose d’autres preuves que celles que nous avons à lui offrir.

— Et si j’allais la démolir, moi !

— D’après ce que vous m’avez dit, le mal, s’il existe, a été fait l’autre nuit.

Je me pris la tête à deux mains et gémis.

— Pourquoi ai-je entrepris tout cela, mon Dieu !

— Vous aviez d’excellents motifs, rétorqua Mrs Dane Calthrop avec fermeté. Et ce qui est fait est fait. Nous en saurons davantage lorsque Ginger aura appelé. Elle téléphonera chez Rhoda, je suppose…

Je compris.

— Je vais rentrer.

Ginger m’appela deux heures plus tard.

— Il est venu, me dit-elle. Il a paru un peu embarrassé mais pense qu’il s’agit sans doute de la grippe. Il me fait porter des médicaments. Je dois garder le lit. J’ai beaucoup de fièvre. Mais c’est normal en cas de grippe, n’est-ce pas ?

Je sentis l’appel de sa voix couverte.

— Tout va aller très bien, dis-je misérablement. Vous m’entendez ? Vous sentez-vous si mal ?

— Eh bien… j’ai la fièvre, et j’ai mal partout. Je ne puis supporter aucun contact… et j’ai tellement chaud.

— C’est la fièvre, ma chérie. Attendez, je viens vous voir ! Je pars tout de suite. Non, ne protestez pas.

— Bien. Je suis heureuse que vous veniez, Mark. Je dois le dire… je suis moins courageuse que je l’aurais cru…

*

* *

Et je téléphonai à Lejeune.

— Miss Corrigan est malade, dis-je.

— Quoi ?

— Vous m’entendez parfaitement. Elle est malade. Son médecin parle de grippe probable. Mais rien n’est moins sûr. Je ne sais ce que vous pouvez faire. Je n’ai qu’une idée, mettre un spécialiste sur la question.

— Quelle sorte de spécialiste ?

— Un psychiatre… un psychanalyste… un psycho tout ce que vous voudrez. Enfin, quelqu’un qui soit au courant d’hypnotisme, de suggestion, de lavage de cerveau. Cela existe ?

— Évidemment, cela existe. Vous devez avoir raison. Seigneur ! Easterbrook ! peut-être avons-nous trouvé ce que nous désirons apprendre au sujet de l’influence psychique !

Je raccrochai brutalement.

Une seule chose m’intéressait : Ginger, si brave et si effrayée. Nous nous étions embarqués dans une sorte de jeu sans y croire beaucoup et nous découvrions que c’était curieux.

Le Cheval pâle prouvait sa puissance.

Oh ! mon Dieu !

CHAPITRE XXI

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

Je doute pouvoir jamais oublier les jours qui suivirent.

On transporta Ginger dans une clinique privée où je n’avais le droit de la voir qu’aux heures de visites habituelles.

Son médecin ne comprenait pas l’importance que l’on donnait à l’état de sa malade et le prenait de très haut. Son diagnostic était simple : grippe compliquée de broncho-pneumonie à laquelle s’ajoutaient des symptômes mal définis. « Mais c’est fréquent, disait-il. Une allergie aux antibiotiques, sans doute. »

Et il avait raison. Rien de mystérieux, apparemment, à la maladie dont elle souffrait.

J’eus une entrevue avec le psychologue du ministère de l’intérieur. C’était un petit homme bizarre qui passait son temps à se dresser sur la pointe des pieds et à se laisser retomber sur les talons et dont les yeux clignotaient derrière des verres très épais.

Il me posa d’innombrables questions à la plupart desquelles je ne voyais pas d’objet mais hocha la tête d’un air entendu à chacune de mes réponses.

Il essaya, je crois, diverses formes d’hypnotisme sur Ginger, mais, d’un commun accord, sembla-t-il, personne ne voulut me donner de détails. Peut-être parce qu’il n’y avait rien à dire.

J’évitais mes amis, mes relations, mais le vide de mon existence m’était insupportable.

Finalement, désespéré, je téléphonai à Poppy chez son fleuriste et lui demandai de venir dîner avec moi. Elle accepta, empressée.

Je l’emmenai au Fantaisie. Elle bavarda joyeusement et je trouvai sa compagnie vraiment reposante. Mais je ne l’avais pas invitée pour cette qualité. J’attendis que les mets et les vins l’aient mis en bon état et je tentai l’épreuve. Je lui demandai si elle se souvenait de mon amie Ginger.

— Bien sûr, répondit-elle en élargissant ses grands yeux. Que devient-elle ?

— Elle est malade.

— Pauvre chou.

— Elle s’est trouvée mêlée à une étrange affaire. Elle vous avait, je crois, demandé votre avis. Le truc du Cheval pâle. Cela lui a coûté énormément d’argent.

— Oh ! s’exclama Poppy, les yeux encore plus grands que d’habitude. C’était vous ?

Je restai un instant sans comprendre. Et soudain il m’apparut que, pour Poppy, j’étais cet homme dont la femme infirme faisait obstacle au bonheur de Ginger. Cette révélation de notre vie amoureuse lui fit un tel effet qu’elle en oublia de s’alarmer à l’évocation du Cheval pâle.

— … Est-ce que ça a marché ? chuchota-t-elle, très intéressée.

— Le… euh… l’effet, semble s’être retourné contre Ginger. Avez-vous entendu dire que cela s’était déjà produit ?

— Non.

— Évidemment… ce qu’ils font au Cheval pâle, à Much Deeping… vous savez de quoi il s’agit, n’est-ce pas ?

— J’ignorais où c’était. À la campagne, quelque part…

— Je n’ai pu obtenir de précisions de Ginger…

J’attendis, prudemment.

— Des rayons, je crois. Quelque chose comme ça. Venus de la stratosphère, comme les Russes !

Cette fois, elle faisait appel à son imagination.

— Oui, c’est cela, sans doute. Mais cela doit être dangereux. Pour que Ginger soit malade à ce point.

— Mais c’était votre femme qui devait mourir, n’est-ce pas ?

— Oui, répondis-je, acceptant le rôle qui m’était attribué. Mais… on dirait que ça n’a pas fonctionné, qu’il y a eu un retour de manivelle.

— Vous voulez dire. (Poppy fit un terrible effort mental.) Comme une décharge en manipulant un fil électrique à la place d’un autre ?

— Exactement. Savez-vous si cela est déjà arrivé ?

— Eh bien !… pas de cette façon.

— De laquelle ?

— Euh ! si l’on ne paye pas… ensuite. J’ai connu un homme qui a refusé. (Elle baissa la voix jusqu’au murmure.) Il a été tué dans le métro… Il est tombé du quai juste devant le train.

— Peut-être était-ce un accident ?

— Oh ! non ! C’était EUX !

Je remplis de champagne le verre de Poppy. Elle pouvait m’aider, j’en étais persuadé. Mais comment procéder ? Un mot maladroit et elle se fermerait comme une huître.

— Ma femme, dis-je, est toujours paralysée mais elle ne semble pas aller plus mal.

— Quel dommage ! constata Poppy en buvant à petits coups.

— Que dois-je faire ?… C’est Ginger qui a tout préparé… Pourrais-je entrer en contact avec quelqu’un ?

— Il y a une adresse à Birmingham, dit la jeune fille, sans conviction.

— C’est fermé, assurai-je. Connaissez-vous quelqu’un d’autre qui soit au courant ?

— Eileen Brandon, peut-être… mais ça m’étonnerait.

La mention de ce nom totalement inconnu me surprit. Je demandai des précisions sur cette Eileen Brandon.

— Elle est très terre à terre, dit Poppy. Et fade. Elle a une permanente sans mise en plis, et ne porte jamais de talons aiguille ! J’ai été en classe avec elle. Elle était déjà d’un terne ! Mais elle avait toujours les premiers prix en géographie.

— Qu’a-t-elle à faire avec le Cheval pâle ?

— En fait, rien. C’est une idée qu’elle a eue. Et elle a donné sa démission.

— D’où cela ?

— Du C.R.C.

— Quel C.R.C. ?

— Je ne sais pas au juste. C’est comme ça qu’on appelle la maison pour laquelle elle travaillait. On y fait des enquêtes sur les goûts des clients. Ce n’est pas une grosse boîte.

— Quelles étaient les fonctions d’Eileen Brandon ?

— Faire des tournées simplement et poser des questions… sur la pâte dentifrice, le genre de fourneau à gaz, la marque des éponges que les gens emploient. Ce qu’il y a de plus déprimant et d’ennuyeux. Et puis, qui cela intéresse-t-il ?

— Sans doute le C.R.C.

Je me sentais gagné par un sentiment étrange.

Le Père Gorman avait, le soir de sa mort, été appelé au chevet d’une femme qui travaillait pour une maison de ce genre. Et… Ginger avait reçu la visite d’une enquêteuse de cette espèce…

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