Agatha Christie Le cheval pâle

— C’est pour ce soir ? dit-elle, pensive.

— Oui.

Elle réfléchit. Incapable de me contenir, je m’écriai :

— Je n’aime pas cela ! Oh ! mon Dieu, que cela me déplaît !

— Qu’est-ce que cela a de déplaisant ?

— Je suis tellement inquiet pour elle. Vous ne savez pas à quel point elle… elle est brave. Si, d’une façon ou d’une autre, ils s’arrangent pour lui faire du mal…

— Je ne vois vraiment pas comment ils pourraient lui faire du mal ? remarqua Mrs Dane Calthrop lentement.

— Mais ils l’ont fait… à d’autres. Nous avons pris toutes les précautions imaginables… Mais c’est elle qui court le risque.

— Il faut bien que quelqu’un le fasse. Qu’il ne s’agisse pas de blesser votre orgueil. Ginger est idéale pour le rôle choisi. Elle peut contrôler ses nerfs et elle est intelligente. Elle ne vous laissera pas tomber.

— Ce n’est pas ça qui me tracasse !

— Cessez donc de vous tracasser un bon coup. Cela ne lui fait aucun bien. Si elle meurt des suites de cette expérience, elle sera au moins morte pour une bonne cause.

— Vous êtes plutôt brutale !

— Il faut l’être. Il faut toujours envisager le pire. Cela calme les nerfs.

— Vous avez le téléphone, ici ?

— Bien sûr.

— Après… à la fin de cette séance, ce soir, je voudrais rester en contact avec Ginger, lui téléphoner chaque jour. Pourrais-je lui téléphoner d’ici ?

— Naturellement. Il y a beaucoup trop d’allées et venues chez Rhoda.

— Je resterai chez elle, un peu. Ensuite, j’irai peut-être à Bournemouth. Je ne suis pas censé retourner à Londres.

— Inutile de penser au lendemain. Songeons à cette nuit.

— Cette nuit…

Je me levai :

— Priez pour moi… pour nous, demandai-je, à ma propre surprise.

— Cette question ! Évidemment.

*

* *

Je fus reçu au Cheval pâle de la façon la plus conventionnelle. Thyrza Grey, vêtue d’une robe de lainage noir, très simple, m’ouvrit la porte.

— Ah ! vous voici, c’est bien, me dit-elle. Nous allons pouvoir dîner…

Cela n’aurait pu être plus ordinaire, moins mystérieux.

La table était dressée au fond du hall. Bella, habillée de noir, nous servit un repas des plus simples. Sybil, elle, avait passé une robe bariolée, soutachée d’or. Elle ne portait pas ses multiples colliers mais deux lourds bracelets. Elle mangea à peine, parla très peu, affectant une expression détachée des biens de ce monde qui se voulait impressionnante et qui n’était que théâtrale.

Thyrza Grey tint le dé de la conversation, nous gratifiant de tous les potins locaux : la vieille fille anglaise type.

« Je suis fou, me dis-je, totalement fou. Qu’y a-t-il à craindre, ici ? Où notre imagination nous avait-elle entraînés ? Ginger, avec ses cheveux teints et son nom d’emprunt mise en danger par l’une de ces trois femmes si communes ? C’était grotesque !

— Pas de café ! dit Thyrza d’un ton d’excuse, à la fin du dîner. Les excitants ne sont pas recommandés, ce soir. (Elle se leva.) Sybil ?

— Oui, répondit celle-ci avec une expression qu’elle jugeait sans doute extatique. Je dois me préparer !

Bella entreprit de desservir. J’allai me planter devant la vieille enseigne. Thyrza me suivit.

— Vous ne pouvez rien voir avec cette lumière, me dit-elle.

C’était exact. Le hall faiblement éclairé permettait à peine de distinguer les contours flous d’un cheval.

— Cette jeune fille aux cheveux roux… quel est son nom… Ginger quelque chose… qui est venue avec vous… m’a dit qu’elle pourrait le nettoyer. Elle a dû oublier, d’ailleurs.

Cela me fit un drôle d’effet d’entendre parler de Ginger d’un ton aussi léger.

— … Ce n’est pas une bonne peinture, continua Thyrza. Une croûte, en fait. Mais elle fait partie du décor… et elle a certainement plus de trois cents ans.

— C’est prêt !

Nous nous retournâmes vivement.

Bella, émergée de l’obscurité, nous appelait.

— Il est temps de passer aux choses sérieuses, déclara Thyrza d’un ton toujours aussi léger.

Je la suivis jusque dans l’ancienne grange.

De jour, c’était une agréable bibliothèque. Elle changeait d’aspect avec la nuit. Un éclairage indirect répandait une lumière faible mais froide. Au centre de la pièce, on avait dressé une sorte de divan recouvert d’une étoffe rouge brodée de signes cabalistiques, tout au fond, un petit brasero, avoisinait un vaste chaudron de cuivre.

À l’opposé, presque contre le mur, un lourd fauteuil de chêne. Thyrza me le désigna.

— Asseyez-vous là !

J’obéis. Les façons de Thyrza avaient changé, sans qu’il me soit possible de définir en quoi. Elle avait, semblait-il, dépouillé le rideau de la vie journalière, révélant sa vraie personnalité… comme un chirurgien à l’instant d’une grave opération. Cette impression s’accrût lorsqu’elle enfila une longue blouse qui semblait tissée de fils métalliques et des gants de filet, comme ces filets à l’épreuve des balles.

— Il faut prendre ses précautions, dit-elle.

Puis elle changea de ton et prononça d’une voix grave, emphatique :

— J’attire votre attention, Mr Easterbrook, sur l’absolue nécessité de rester immobile où vous vous trouvez. Sous aucun prétexte il ne vous faut bouger de ce siège. Ce pourrait être néfaste. Ce n’est pas un jeu d’enfant. J’entre en lutte avec des forces dangereuses pour des non-initiés… Avez-vous apporté ce que l’on vous a demandé ?

Sans un mot, je tirai de ma poche un gant de peau brune et le lui tendis.

Elle le prit et le porta sous une lampe à col de cygne dont elle tourna le commutateur. Elle tint le gant quelques instants sous les rayons lumineux qui lui conférèrent une teinte blafarde. Puis elle éteignit et hocha la tête, satisfaite.

— Très bien, dit-elle. Les émanations physiques de sa propriétaire sont très fortes.

Elle le posa alors sur le haut d’un meuble rappelant un appareil de radio et éleva un peu la voix :

— Bella, Sybil, nous sommes prêts.

Sybil arriva la première. Sur sa robe bariolée, elle avait passé un long manteau noir. Elle le retira d’un geste dramatique et s’avança.

— J’espère que tout se passera bien, dit-elle. On ne sait jamais. Ne soyez pas sceptique, s’il vous plaît, cela gêne, monsieur.

— Mr Easterbrook n’est pas venu ici pour s’amuser, répliqua Thyrza d’un ton un peu sec.

Sybil s’allongea sur le divan. Thyrza se pencha sur elle, arrangea ses draperies.

— Vous êtes bien, ainsi ? demanda-t-elle avec sollicitude.

— Oui, merci, ma chère.

Thyrza éteignit quelques lampes. Puis elle approcha une sorte de paravent qu’elle installa de façon à laisser Sybil dans une zone d’ombre.

— La lumière est nuisible à l’état de transe, me dit-elle.

— … À présent, nous sommes prêtes, Bella.

Celle-ci sortit de l’ombre. Les deux femmes s’approchèrent de moi. De sa main droite, Thyrza prit mon poignet gauche et, de sa gauche, la droite de Bella, dont la gauche saisit ma droite. La paume de Thyrza était dure et sèche – celle de Bella froide et molle. J’eus l’impression de tenir une limace et tressaillis de dégoût.

Thyrza avait dû manœuvrer quelque commutateur car les faibles accords de la Marche funèbre de Mendelssohn descendirent de la voûte.

« Mise en scène », me dis-je, d’assez mauvaise humeur. Je conservais mon esprit critique mais j’éprouvais, bien malgré moi, une certaine appréhension.

La musique se tut et l’on n’entendit plus que le bruit des respirations : celle de Bella un peu haletante, celle de Sybil, profonde et régulière. Et, soudain, Sybil parla. Ce n’était plus sa voix, mais celle d’un homme, grave et marquée d’un accent étranger.

— Me voici !

On me lâcha les mains. Bella disparut dans l’ombre.

— Bonsoir, dit Thyrza. Est-ce Macandal ?

— Je suis Macandal.

Thyrza s’approcha du divan, retira le paravent. La lumière tamisée tomba sur le visage de Sybil. Elle semblait dormir profondément. Ses traits adoucis n’étaient plus les mêmes. Elle paraissait beaucoup plus jeune, presque belle.

— Es-tu prêt, Macandal, à m’obéir ? demanda Thyrza.

— Je le suis, répondit la voix grave.

— T’engages-tu à protéger de tout dommage physique le corps qui repose ici et que tu habites à l’instant ? Veux-tu employer ta force à mes desseins et faire en sorte de les mener à bien ?

— Je le veux.

— Veux-tu employer ce corps comme transmetteur de mort ?

— La mort ira causer la mort.

Thyrza fit un pas en arrière. Bella s’approcha, tendant un objet que je crus être un crucifix. Thyrza le coucha sur la poitrine de Sybil et prit des mains de Bella une petite fiole verte. Elle en tira quelques gouttes avec lesquelles elle traça une croix sur le front du médium.

— De l’eau bénite de l’église catholique de Garsington, me dit-elle.

Elle avait parlé d’une façon absolument naturelle et cela, loin de rompre le charme, rendit toute cette mascarade encore plus alarmante.

Enfin, à trois reprises, elle agita l’horrible jouet que l’on nous avait montré précédemment, et l’introduisit entre les doigts de Sybil.

Elle se recula.

— Tout est prêt, déclara-t-elle.

Bella répéta la même phrase et sortit de la pièce. Elle revint peu après, tenant par les pattes un coq blanc qui se débattait.

Elle s’accroupit et, avec un morceau de craie, entreprit de tracer des signes sur le sol autour du brasero et du chaudron. Puis elle posa le coq au centre d’un cercle et l’animal cessa de bouger.

Tout en dessinant, elle chantonnait d’une voix basse et gutturale, et se balançait entre deux génuflexions, pour atteindre, me sembla-t-il, à une sorte d’étourdissement extatique.

Thyrza, qui m’étudiait, comprit le dégoût que je ressentais à ce spectacle répugnant.

— Cela ne vous plaît pas beaucoup ? C’est ancien, savez-vous, très ancien. Un sortilège de mort, transmis de mère en fille.

L’attitude de Thyrza me surprenait beaucoup. Elle ne faisait rien pour ajouter à l’effet produit sur mes nerfs par la démonstration assez hideuse de sa servante. Elle semblait se satisfaire parfaitement du rôle de commentatrice.

Bella étendit les mains vers le brasero et une haute flamme jaillit. Elle y jeta quelque chose qui produisit aussitôt un parfum écœurant.

— Nous sommes prêts, dit encore une fois Thyrza qui se dirigea vers ce que j’avais pris pour un appareil de radio. Elle l’ouvrit, révélant une installation électrique d’aspect compliqué et le poussa avec précaution vers le divan. Elle se pencha, ajusta des manettes, se parlant à elle-même : Aiguille nord-nord-est… degrés… c’est à peu près cela.

Elle prit le gant et le disposa avec soin sous le faisceau d’une petite lumière violette.

Puis elle s’adressa à la forme inerte, sur le divan :

— Sybil, Diana, Helen, vous êtes libérée de votre enveloppe charnelle gardée par l’esprit Macandal. Vous pouvez ne faire qu’un avec la propriétaire de ce gant. Comme tous les êtres humains, elle n’aspire qu’à la mort. La mort qui résout tous les problèmes, qui seule accorde la paix. La mort, la mort…

Les mots résonnaient, revenaient en écho, se répétaient. La machine vrombissait à présent, les lampes brillaient… j’étais étourdi, emporté. Il se passait, je le sentais, quelque chose dont je ne pouvais me moquer. Thyrza, son pouvoir libéré, tenait à sa merci la créature allongée sur le divan. Elle se servait d’elle dans un but bien défini. Je comprenais l’effroi de Mrs Oliver devant la stupidité apparente de Sybil : celle-ci pouvait, à volonté, libérer son esprit de son corps et Thyrza s’en emparait !

Oui, mais la boîte ? Que venait-elle faire ici ?

Brusquement, toutes mes craintes se reportèrent sur elle. De quel infernal secret était-elle l’agent ? Produisait-elle des rayons capables d’agir sur un cerveau ?

— … L’endroit faible… (Thyrza parlait toujours…) Il existe toujours un endroit faible… tout au fond des chairs… la force vient de la faiblesse… la force et la paix, et la mort… Vers la mort… lentement, naturellement… vers la mort… la véritable issue. Le corps obéit au cerveau… ordonne… ordonne… vers la mort… la mort conquérante… la mort vite… très vite. La MORT !

Elle avait élevé la voix peu à peu, et terminé sur un cri auquel s’était joint un hurlement bestial de Bella. Une lame de couteau brilla… le coq émit un affreux gargouillis… du sang coula dans la bassine de cuivre…

Bella accourut, hurlante, la bassine dans les mains.

— Le sang !… Le sang ! LE SANG !

Thyrza retira le gant de la machine, le tendit à Bella qui le plongea dans le sang et le rendit à Thyrza qui le replaça dans la machine.

Bella tournait en rond autour du brasero, criant du haut de sa voix son invocation sanglante. Puis elle s’écroula, secouée de contorsions. Le feu s’éteignit.

J’étais horriblement mal. Les mains crispées sur les bras du fauteuil, je ne voyais plus.

Puis j’entendis un déclic et le bourdonnement de la machine cessa.

— La vieille magie et la nouvelle, dit Thyrza d’un ton parfaitement calme. La vieille superstition et les nouvelles découvertes de la science. Ensemble, elles vaincront…

CHAPITRE XVIII

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

— Alors, à quoi cela ressemblait-il ? me demanda Rhoda, au petit déjeuner.

— Oh ! les trucs habituels, dis-je avec nonchalance.

Je sentais le regard de Despard peser sur moi.

— Des dessins tracés sur le sol ?

— Des tas.

— Un coq blanc ?

— Bien sûr. C’était le rayon de Bella.

— Elles sont entrées en transes ?

— Oui.

— Tu parais avoir trouvé ça plutôt ennuyeux, dit Rhoda, déçue.

— Tout cela, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Mais j’ai satisfait ma curiosité.

— Vous avez été un peu secoué, me dit Despard lorsque Rhoda fut dans la cuisine.

— C’est-à-dire…

J’aurais voulu prendre le tout sur un ton léger mais Despard n’était pas homme à s’en laisser conter.

— … Cela a été… assez bestial, dis-je lentement.

— Oui. Un esprit posé ne croit pas en ces choses et, cependant, elles affectent. J’en ai vu pas mal en Afrique. Les sorciers ont un énorme pouvoir sur le peuple et l’on doit admettre qu’il se produit des choses étranges, inexplicables de façon rationnelle.

— Des morts ?

— Oui. L’homme qui se sait désigné meurt… Cela n’agit pas, paraît-il, sur les Européens. Mais si vous êtes nourri de cette croyance depuis des générations… vous n’y coupez pas !

— Même chez nous, nous avons des cas stupéfiants. J’ai vu, dans un hôpital londonien, une jeune fille qui se plaignait de terribles douleurs dans le bras que rien ne semblait justifier. Une hystérique, vraisemblablement. Le médecin lui annonça qu’il pourrait sans doute la guérir en lui appliquant un fer rouge sur le bras. Elle accepta le traitement, ferma les yeux, détourna la tête et poussa un cri d’agonie lorsque le médecin lui posa sur le bras… une baguette de verre plongée dans l’eau froide ! « Vous allez vous sentir bien, à présent », dit le médecin. « Sans doute, répondit la malade, mais cela a été affreux ! » Eh bien, son bras était boursouflé, brûlé à l’endroit touché par la baguette.

— A-t-elle guéri ? demanda Despard, intéressé.

— Mais oui… il a simplement fallu soigner sa brûlure ! Le médecin a été lui-même stupéfait.

— Je m’en doute. Pourquoi étiez-vous si empressé d’assister à cette séance, hier soir ?

Je haussai les épaules.

— Ces femmes m’intriguaient. Je voulais me rendre compte de quoi elles étaient capables.

Despard n’insista pas, mais je ne pense pas qu’il me crut.

Je partis pour le presbytère. La porte en était ouverte mais la maison semblait vide. J’entrai dans la petite pièce où se trouvait le téléphone et appelai Ginger.

Elle mit, à ce qu’il me sembla, une éternité à me répondre.

— Allô !

— Ginger !

— Oh ! c’est vous. Que s’est-il passé ?

— Êtes-vous bien ?

— Évidemment ! Pourquoi ne le serais-je pas ?

Un immense soulagement m’envahit. Comment avais-je pu croire, un instant, qu’une série de pitreries auraient pu blesser un être aussi équilibré que Ginger ?

— Je… j’ai pensé que vous auriez pu avoir des cauchemars, dis-je assez lamentablement.

— Eh bien, non. Je m’attendais à en avoir, mais je me suis simplement éveillée, à plusieurs reprises, en me demandant si je ressentais quelque chose d’extraordinaire. Je suis d’ailleurs indignée qu’il n’en soit rien.

Je ris.

— … Mais, dites-moi. Que s’est-il passé ?

— Sybil s’est étendue sur un divan et elle est tombée en transes, c’est tout.

Ginger eut un joyeux éclat de rire.

— Et qu’a fait Bella ?

— Son intermède a été plutôt bestial. Elle a tué un poulet blanc et elle a trempé votre gant dans son sang.

— Oh ! quelle horreur !… Et quoi encore ?

— Des tas de choses. Thyrza m’a joué le grand jeu. Elle a évoqué un esprit ; un certain Macandal. Psalmodies, lumières de différentes couleurs. Le tout aurait pu terrifier des gens impressionnables.

— Mais pas vous ?

— Bella m’a fait une impression désagréable. Elle brandissait un couteau de belle taille et, à sa façon d’agir, j’ai craint un moment, qu’elle me fasse subir le sort du coq.

— Rien d’autre ne vous a fait peur ? insista Ginger.

— Je ne me laisse pas influencer par ce genre de chose.

— Alors, pourquoi avez-vous paru si soulagé d’apprendre que j’étais en bonne santé ?

— Eh bien, parce que…

— Entendu. Inutile de répondre à cela et de chercher aussi à jouer l’indifférence. Quelque chose vous a impressionné.

— L’absolue conviction de Thyrza quant au résultat, peut-être.

— Sa conviction que ce que vous venez de me raconter peut tuer quelqu’un ? demanda Ginger, incrédule.

— Évidemment, c’est grotesque.

— Et Bella n’était-elle pas convaincue ?

— Il me semble qu’elle prend du plaisir à tuer de malheureux poulets et à se mettre dans un état d’excitation maligne. La façon qu’elle avait de crier : « Le sang ! Le sang ! »

— J’aurais bien voulu entendre cela… Vous allez mieux, à présent ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous n’étiez pas d’aplomb quand vous avez appelé. Vous êtes bien, maintenant ?

Elle avait parfaitement raison, le son de sa voix avait fait merveille. Mais, cependant, je tirai mon chapeau à Thyrza Grey pour avoir réussi à semer le doute et la crainte dans mon esprit. Rien ne comptait plus, à présent. Ginger était en bonne santé.

— Que faisons-nous, maintenant ? demanda-t-elle. Dois-je rester confinée encore une semaine ?

— Si je veux soutirer cent livres à Bradley, oui.

— Ça, il ne faudrait le manquer pour rien au monde ! Restez-vous chez Rhoda ?

— Pour quelque temps. Puis j’irai à Bournemouth. Téléphonez-moi chaque jour… ou plutôt je vous appellerai moi-même, cela vaudra mieux. Je suis au presbytère, en ce moment.

— La vie va être plutôt ennuyeuse les jours qui vont venir. J’ai emporté du travail à faire… et des livres que je n’ai jamais le temps de lire.

— Aucun individu suspect ne vous a approchée ?

— Non. Le laitier, le releveur du gaz, une femme qui m’a posé des questions sur les médicaments et les produits de beauté que j’employais ; une autre qui m’a demandé de signer une pétition pour la suppression des bombes atomiques et une quêteuse pour des aveugles. Et les portiers de l’immeuble, bien sûr. L’un d’eux m’a remplacé un fusible.

— Cela paraît inoffensif.

— Qu’attendiez-vous ?

— Je ne sais pas exactement.

J’avais espéré, inconsciemment, quelque chose qui m’aurait permis d’agir.

Mais les victimes du Cheval pâle mouraient de leur plein gré…

J’émis quelques doutes quant à l’authenticité du releveur du gaz. Ginger protesta vivement.

— Je lui ai demandé sa carte. D’ailleurs, il s’est borné à relever les chiffres marqués au compteur et je puis vous assurer qu’il n’a touché à aucun tuyau ni préparé une fuite dans ma chambre… Oh ! et puis, j’ai eu une autre visite. Votre ami le docteur Corrigan. Il est charmant.

— Lejeune a dû vous l’envoyer.

— Il m’a fait l’impression d’être venu à la rescousse d’un autre Corrigan !

Je raccrochai, très soulagé.

Je retournai chez Rhoda pour la trouver, sur la pelouse, très occupée à enduire de pommade un de ses chiens.

— Le vétérinaire vient de partir. Cette bête a la teigne, paraît-il. C’est extrêmement contagieux. Je ne tiens pas à ce que les enfants ou les autres chiens l’attrapent. Reste tranquille ! Ce fourbi fait tomber les poils… mais ils repoussent.

J’offris mon aide, qu’elle refusa, à mon grand soulagement.

À la campagne, je l’avais souvent remarqué, il n’y a guère plus de trois directions à prendre pour se promener. À Much Deeping, on pouvait s’engager sur la route de Garsington, sur celle de Long Cottenham ou bien, dans le haut de Shadhanger Lane, retrouver la grand-route Londres-Bournemouth, deux kilomètres plus loin.

Le lendemain, les deux premiers itinéraires m’étant connus, je me rabattis sur Shadhanger Lane.

Je me mis en route. J’avais un but bien défini. Priors Court donne sur Shadhanger Lane. « Pourquoi n’irais-je pas faire une visite à Mr Venables ? »

Plus j’y songeais, plus cette idée me plaisait. On ne trouverait rien de suspect à mon geste. Rhoda m’y avait mené lors de mon premier séjour. Une seconde visite de ma part, pour admirer plus à loisir la collection de Venables, semblerait toute naturelle. Que ce pharmacien – Olsgen ? Osborne ? – eût assuré l’avoir reconnu était pour le moins fort intéressant. En admettant – avec Lejeune – que l’invalidité de Venables mette celui-ci hors de cause, la rencontre était pour le moins curieuse : il aurait donc un sosie dans la région ?

Ce Venables était un personnage mystérieux, extrêmement intelligent. Trop habile, sans doute pour tuer lui-même… je le voyais fort bien organisant un crime, à tête reposée. C’était le « cerveau » idéal.

Le pharmacien assurait avoir vu Venables marcher dans une rue, à Londres. Puisque c’était impossible, l’identification ne tenait plus et le fait que Venables habitait dans le voisinage du Cheval pâle, ne signifiait rien. Mais, cependant, il me plaisait de le revoir.

Le maître d’hôtel m’ouvrit la porte. Son maître était là. Mais, « comme il n’était pas toujours en état de recevoir », il me pria d’attendre. Il s’éloigna et revint m’annoncer, au bout de quelques secondes, que Venables serait enchanté de me voir.

Celui-ci m’accueillit de façon extrêmement cordiale et me parla comme à un vieil ami.

— C’est charmant à vous d’être venu, mon cher. J’ai entendu dire que vous étiez dans nos murs et je me proposais de téléphoner à cette chère Rhoda pour lui demander de vous amener à déjeuner ou à dîner.

Je le priai d’excuser ma visite impromptu. En passant devant sa porte, j’avais obéis à une impulsion et étais entré.

— En fait, dis-je, j’aimerais beaucoup revoir vos miniatures mongoles. Je les ai à peine vues, l’autre jour.

— Vous n’en avez pas eu le temps ! Je suis heureux que vous les appréciiez. Quels détails exquis !

J’éprouvai, je l’avoue, beaucoup de plaisir à admirer de plus près les merveilles qu’il possédait.

On apporta le thé et Venables insista pour que je reste. Un gâteau savoureux me rappela l’heure du goûter dans la maison de mes grands-parents, lorsque j’étais enfant.

— Vous avez un cuisinier sensationnel, dis-je. N’éprouvez-vous pas de mal à conserver des domestiques dans un endroit aussi retiré ?

Venables haussa les épaules.

— J’entends être bien servi ! Il faut payer ! Je paye !

Toute l’arrogance naturelle de l’homme se reflétait dans ces paroles.

— Évidemment, cela résout beaucoup de problèmes.

— Tout dépend de ce que l’on demande à la vie. Ce qui importe, c’est de désirer fortement quelque chose. Tant de gens font de l’argent sans avoir la moindre idée de la façon dont on s’en sert. Ils sont pris dans l’engrenage. Ce sont des esclaves. Ils partent à leur bureau de bonne heure, le quittent tard. Jamais ils ne s’arrêtent pour vivre. Et qu’est-ce que cela leur donne ? Une plus grosse voiture, un train de maison plus important, une femme ou une maîtresse plus dépensière… et davantage de maux de tête. Pour la majorité des gens riches, amasser de l’argent suffit. Mais pour quoi ? Se posent-ils jamais cette question ? Ils ne savent pas.

— Et vous ? demandai-je.

— Moi… (Il sourit.) Je savais ce que je voulais. Des loisirs infinis me permettant de contempler les belles choses de ce monde, naturelles ou artificielles. Puisqu’il m’a été refusé, ces dernières années, d’aller les voir dans leur décor propre, je les ai fait venir.

— Mais, auparavant, l’argent, on doit l’avoir ?

— Oui, il faut établir ses plans, préparer une affaire… mais, aujourd’hui, il n’est nullement nécessaire de pratiquer un apprentissage sordide quelconque.

— Je ne vous comprends pas très bien.

— Nous vivons dans un monde changeant, Easterbrook. Cela a toujours été… mais, à présent, les modifications s’opèrent plus vite. La cadence a augmenté… il faut savoir en profiter.

— Malheureusement, vous vous adressez aujourd’hui à un homme qui s’intéresse au passé… non pas au futur.

Venables haussa les épaules.

— Le futur ? Qui peut le prévoir ? Je parle d’aujourd’hui, du moment immédiat ! Je ne tiens compte de rien d’autre. Les nouvelles techniques sont là pour qu’on s’en serve. Déjà, nous disposons de machines qui répondent à notre place.

— Les cerveaux électroniques ?

— Par exemple.

— Les machines remplaceront-elles les hommes ?

— Les hommes, oui. Mais pas l’homme. Il restera le contrôleur, le penseur, qui songe aux questions à poser aux machines.

Je hochai la tête, peu convaincu.

— Le surhomme ?

— Et pourquoi pas, Easterbrook ? Pourquoi pas ? Nous commençons à savoir ce qu’est l’homme en tant qu’animal. La pratique de ce que certains appellent – parfois bien à tort – le lavage de cerveau, nous offre des possibilités fort intéressantes. Non seulement le corps, mais l’esprit de l’homme répondent à certains excitants.

— Une doctrine dangereuse.

— Dangereuse ?

— Pour le patient.

— Toute vie est dangereuse. Nous l’oublions trop souvent, nous qui avons été élevés dans un petit ilot de la civilisation, car c’est tout ce qu’elle est, mon cher. Ici et là de petits groupes d’hommes se sont constitués en vue d’une protection mutuelle et sont parvenus à déjouer la nature, à la commander, parfois. Ils ont vaincu la jungle, mais cette victoire est toute temporaire. À tout moment, la jungle peut reprendre le commandement. De fières cités ne sont plus, aujourd’hui, que de petits monticules de terre envahis par une végétation sauvage et les rares survivants parmi les hommes ne font guère plus que végéter. La vie est toujours dangereuse, ne l’oubliez pas. Et, pour finir, ce ne sont peut-être pas les grandes forces naturelles, mais l’œuvre de nos propres mains qui la détruira. Ce moment n’est peut-être pas loin…

— Personne ne saurait le nier. Mais votre théorie sur… le pouvoir exercé sur l’esprit m’intéresse.

— Holà ! (Venables parut soudain embarrassé.) Sans doute ai-je exagéré.

Venables vivait très seul et, comme tel, il avait éprouvé le besoin de parler à quelqu’un… à n’importe qui. S’était-il trop avancé ?

— Vous m’avez déconcerté avec votre version du surhomme.

— Elle n’a rien de neuf, certes. Que de philosophies n’a-t-on pas bâties dessus !

— Bien sûr, mais il me semble que votre surhomme n’est pas semblable aux autres… un homme exerçant un énorme pouvoir… sans que personne le sache. Un homme installé sur sa chaise et tirant les ficelles.

Il sourit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer