Agatha Christie Le cheval pâle

Je secouai la tête.

— Pas un seul.

— Quelle scie ! On pourrait vous faire chanter ? Mais ce ne serait pas facile à mettre sur pied. Seriez-vous futur ministre que ce serait mieux. Quoi donc ? Bigamie ? Quel dommage que vous ne vous soyez jamais marié. Nous aurions pu monter un beau petit scénario.

Mon visage dut me trahir. La réaction de Ginger fut très vive.

— … Je suis désolée, dit-elle. Ai-je rouvert une blessure ?

— Non, répondis-je. Cela ne fait pas mal. Il y a trop longtemps. Je me demande si quelqu’un le sait encore aujourd’hui.

— Vous vous êtes marié ?

— Oui. J’étais encore étudiant. Nous avons gardé cela secret. Elle n’était pas… enfin, ma famille n’aurait sûrement pas approuvé. Je n’étais même pas majeur. Nous avons menti au sujet de notre âge.

Je restai silencieux, quelques instants, retrouvant le passé.

— … Cela n’aurait pas marché, dis-je lentement. Je le sais, à présent. Elle était jolie et savait être charmante… mais…

— Que s’est-il passé ?

— Nous étions en vacances, en Italie. Il y a eu un accident de voiture. Elle a été tuée.

— Et vous ?

— Je n’étais pas dans la voiture. Elle se trouvait avec… un ami.

Ginger me lança un coup d’œil rapide. Elle comprenait, je le sentais, le choc éprouvé en découvrant que la jeune fille que j’avais épousée n’était pas de celles qui font les épouses fidèles.

Ginger revint aux questions pratiques.

— Vous vous étiez mariés en Angleterre ?

— Oui. Au bureau d’enregistrement de Peterborough.

— Mais elle est morte en Italie ? Son décès n’a pas été transcrit en Angleterre ?

— Non.

— Que voulez-vous de plus ? C’est une réponse à nos prières ! Quoi de plus simple ! Profondément amoureux, vous voulez vous marier, mais vous ignorez si votre femme vit toujours. Vous êtes séparés depuis des années et n’avez aucune nouvelle d’elle. Allez-vous passer outre ? Vous êtes sur le point de le faire quand l’épouse reparaît brusquement. Elle refuse de vous accorder le divorce et menace d’aller tout raconter à votre chère et tendre.

— Qui est ma chère et tendre ? Vous ?

Ginger eut l’air choqué.

— Certainement pas. Je n’ai pas du tout le genre… Sans doute préférerais-je vivre dans le péché avec vous. Non, vous savez parfaitement de qui je veux parler. Elle fait exactement l’affaire, d’ailleurs. Cette brune marmoréenne avec laquelle on vous voit partout.

— Hermia Redcliffe.

— C’est ça votre régulière.

— Qui vous a parlé d’elle ?

— Poppy, évidemment. Elle est riche aussi, n’est-ce pas ?

— Fort à son aise. Mais vraiment…

— Ça va, ça va ! Je n’insinue pas que vous l’épouserez pour son argent. Cela ne vous irait pas. Mais un sale esprit comme celui de Bradley trouverait cela fort bien… Examinons la situation. Vous vous disposez à poser la grande question à Hermia lorsque l’épouse indésirable fait son apparition, refuse de divorcer et veut se venger. Vous avez entendu parler du Cheval pâle. Je vous parie ce que vous voudrez que Thyrza et cette demeurée de Bella ont pris notre venue comme une manœuvre d’approche. C’est pourquoi Thyrza s’est montrée si loquace avec vous. Elle vous faisait l’article.

— Cela se peut, admis-je.

— Et votre visite à Bradley, tout aussitôt, n’a fait que confirmer le tout. Vous êtes ferré, mon cher !

— Mais ils vont faire une enquête serrée.

— Certainement.

— C’est fort bien d’inventer une femme surgie du passé, mais il leur faudra des détails, son adresse… Et si je me tiens à carreau…

— Ce sera inutile. Il vous faut une femme… vous en aurez une. Tenez-vous bien. Je suis votre femme !

Je la regardai, stupéfait, l’œil rond. Je me demande comment elle ne me rit pas au nez.

Je reprenais à peine mes esprits qu’elle continuait.

— Inutile d’être aussi frappé. Ce n’est pas une proposition.

Je retrouvai l’usage de ma langue.

— Mais, vous ne savez pas ce que vous dites.

— Bien au contraire. Ce que je propose est parfaitement faisable… et cela a l’avantage de n’entraîner aucun innocent dans un danger possible.

— Vous vous mettez vous-même en danger.

— C’est mon affaire.

— Nullement. D’ailleurs, cela ne tiendrait pas le coup une minute.

— Oh ! mais oui. J’y ai bien réfléchi. J’arrive dans un appartement meublé avec une ou deux valises garnies d’étiquettes étrangères. Je loue l’appartement au nom de Mrs Easterbrook… et qui ira prétendre que je ne le suis pas ?

— Tous ceux qui vous connaissent.

— Ceux-ci ne me verront pas. Je prends un congé de maladie. Je me fais teindre les cheveux… au fait, votre femme était-elle blonde ou brune ?

— Brune, répondis-je machinalement.

— Bon, cela m’aurait déplu de me faire décolorer… Une bonne dose de maquillage et mes meilleurs amis ne me reconnaîtront même pas. Et comme on ne vous a pas connu de femme depuis au moins quinze ans, personne ne pourra penser que ce n’est pas moi. Si vous êtes prêt à signer des papiers représentant une belle somme, qui ira douter que je suis l’objet intéressé ? Vous n’avez aucun lien avec la police, vous êtes un véritable client. On peut vérifier l’authenticité de votre mariage, votre amitié avec Hermia… pourquoi se méfierait-on ?

— Vous ne vous représentez pas les difficultés… le risque.

— Le risque ! Je serais enthousiasmée à l’idée de vous aider à faire dégorger quelques centaines de livres à ce requin de Bradley.

Je la regardai. Elle me plaisait beaucoup… ses cheveux rouges, ses taches de rousseur, son esprit aventureux. Mais je ne pouvais pas la laisser courir les risques qu’elle entendait prendre.

— Je ne puis accepter, Ginger. Et… si quelque chose arrivait.

— À moi ?

— Oui.

— Cela ne me regarde-t-il pas ?

— Non. C’est moi qui vous ai entraînée là-dedans.

— Peut-être. Mais cela n’a aucune importance. Nous sommes engagés tous les deux, à présent… et nous devons agir. Je suis sérieuse, Mark. Si nous ne nous trompons pas, toute cette affaire est ignoble. Il faut y mettre fin ! Ce n’est pas de l’assassinat brutal par haine ou jalousie, ni même par cupidité, en prenant des risques. C’est une affaire commerciale ne tenant aucun compte de la personnalité de la victime… à condition, bien sûr, que tout ceci soit vrai.

— Ça l’est, dis-je. C’est pourquoi j’ai peur pour vous.

Les coudes sur la table, Ginger commença de discuter. Lentement, les aiguilles avançaient sur le cadran de la pendule.

— C’est comme ça, déclara finalement la jeune fille. Je suis prévenue et préparée. Je sais ce que l’on cherche à me faire. Et croyez-moi, si chacun « porte en soi le désir de mourir », le mien n’est pas développé ! Je suis en parfaite santé. Et je ne peux pas croire que sur la simple volonté de Thyrza, ou parce que Sybil entre en transes, je vais attraper une méningite ou des calculs biliaires.

— Nous ne savons pas ce qui peut arriver !

— C’est pourquoi il nous faut le découvrir.

— Mais, écoutez-moi, implorai-je. Changeons de rôle. Je reste à Londres. Vous êtes la cliente. Nous pourrions inventer quelque chose…

Ginger secoua vigoureusement la tête.

— Non, Mark, dit-elle. Cela ne marcherait pas. Pour plusieurs raisons. La première et la plus importante c’est que l’on me sait, au Cheval pâle, parfaitement libre. Ils pourraient pomper Rhoda sur ma vie – et ne trouveraient rien. Vous êtes le client idéal, nerveux, curieux, incapable d’agir de vous-même. Non, il ne faut rien changer.

— Cela me déplaît. Vous savoir seule, dans un endroit inconnu, sous un faux nom… personne pour veiller sur vous. Avant de nous embarquer dans cette aventure, il nous faut aller trouver la police… avant de commencer quoi que ce soit.

— Je suis d’accord. C’est une bonne idée. Vous connaissez quelqu’un ?

— Oui, l’inspecteur Lejeune.

CHAPITRE XV

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

L’inspecteur Lejeune me plut au premier coup d’œil. Il donnait une impression de tranquille habileté. Il avait, me parut-il, une certaine imagination et accepterait sans doute de considérer les choses d’une façon peu orthodoxe.

— Le docteur Corrigan m’a raconté votre entrevue, me dit-il. Cette affaire l’a beaucoup intéressé, dès le début. Vous avez, dites-vous, des renseignements particuliers à nous donner ?

Je lui parlai de la mention du Cheval pâle faite au Fantaisie, puis de ma visite à Rhoda et ma présentation aux Trois Parques. Je relatai aussi fidèlement que possible ma conversation avec Thyrza Grey.

— Et ce qu’elle vous a dit vous a impressionné ?

Cette question m’embarrassa.

— Pas exactement. Je n’ai pu prendre cela au sérieux…

— Il me semble pourtant que c’est ce que vous avez fait.

— Vous avez sans doute raison. Il est difficile d’admettre sa crédulité.

Lejeune sourit.

— Vous avez omis un détail. Votre intérêt était déjà éveillé à votre arrivée à Much Deeping… Pourquoi ?

— À cause, je crois, de l’air effrayé de cette petite.

— La jeune fleuriste ?

— Oui. Elle avait mentionné le Cheval pâle de façon si indifférente… sa peur ne m’en a paru que plus significative. Et Corrigan m’a montré la liste de noms. Je connaissais deux d’entre eux. Deux morts. Le troisième me semblait familier. Plus tard, j’ai appris que sa propriétaire était morte, elle aussi.

— Mrs Delafontaine ?

— Oui.

« J’ai décidé d’en avoir le cœur net, sur cette histoire.

— Comment vous y êtes-vous pris ?

Je lui racontai ma visite à Mrs Tuckerton et, enfin, je lui parlai de Bradley.

J’avais gagné son intérêt total. Il répéta le nom.

— Bradley… Il est donc mêlé à cela ?

— Vous le connaissez ?

— Oh ! oui. Il nous a donné assez de mal. Il joue serré et s’arrange pour ne jamais se faire pincer. Il pourrait écrire un volume sur Les mille et une façons de transgresser la loi. Mais le meurtre… le meurtre organisé, je ne l’en aurais pas cru capable…

— Maintenant que je vous ai répété notre conversation, pouvez-vous intervenir ?

— Non. Tout d’abord parce que vous avez parlé sans témoin. Il pourrait tout nier. D’autre part, il a parfaitement raison en disant que l’on peut parier sur ce que l’on veut. Rien de criminel à parier que quelqu’un ne mourra pas. À moins de prouver sa participation au meurtre qui nous occupe…

Il haussa les épaules, observa quelques minutes de silence :

— … Quelle impression vous a fait Venables, à Much Deeping ?

— Très profonde. Il a une énorme personnalité. Sa paralysie semble avoir augmenté son désir de vivre et de profiter de la vie.

— Dites-moi de lui tout ce que vous savez.

Je lui décrivis sa maison, ses collections, ses passions.

— Quel dommage ! dit Lejeune.

— Quoi donc ?

— Que Venables soit un invalide.

— En êtes-vous certain ? Ne pourrait-il… simuler une paralysie ?

— Nous en sommes sûrs, autant qu’on peut l’être. Son médecin, sir Williams Dugdale, est au-dessus de tout soupçon. Il nous a assurés de l’atrophie des membres. Notre petit Mr Osborne peut jurer avoir vu Venables à Barton Street. Il s’est trompé. Si je dis que c’est dommage, c’est parce que Venables aurait été tout indiqué pour mettre au point une affaire de meurtre organisée comme celle-ci.

— Oui. C’est à quoi j’ai pensé.

— Récapitulons, dit brusquement Lejeune. Il semble à peu près certain qu’il existe une sorte d’agence spécialisée dans la suppression de gens gênants pour d’autres. Cette agence n’emploie aucun bandit à gages… Les décès ont toujours des causes apparemment naturelles. Mais ils profitent à quelqu’un… C’est astucieux, bougrement astucieux. Celui qui a conçu cela, en a réglé les détails, a un cerveau de taille. Nous ne connaissons que quelques noms. Dieu sait combien de gens ont déjà disparu… quelle est l’ampleur de cette organisation… Cette Thyrza Grey s’est vantée, dites-vous, de son pouvoir ! Elle peut le faire impunément. Accusez-la de meurtre, faites-la passer aux assises, laissez-la proclamer à la face du ciel et du jury qu’elle a délivré un tas de gens des maux de ce monde, par la seule force de sa volonté, ou de ses incantations, elle ne sera pas reconnue coupable aux yeux de la loi. Jamais elle ne s’est approchée des victimes, elle n’a envoyé aucun chocolat empoisonné par la poste. La seule arme : la télépathie ! On nous rirait au nez !

— Nous avons une chance d’en savoir davantage, dis-je vivement. Nous avons préparé un plan, une de mes amies et moi. Vous trouverez cela stupide…

— J’en jugerai.

— Vous admettez qu’il existe un organisme qui obtient des résultats par des moyens qui paraissent inadmissibles à un esprit équilibré ? Une seule façon d’en avoir le fin mot : remonter à la source et voir.

Lejeune me regardait avec attention.

— … Nous avons tout prévu.

Je lui exposai le plan élaboré avec Ginger.

Il m’écouta attentivement, fronçant le sourcil et tirant sur sa lèvre inférieure.

— Je vous comprends. Vous entendez profiter des circonstances. Mais je ne sais si vous vous rendez compte du danger couru. Vous aurez affaire à des gens sans vergogne. Ce peut être dangereux pour vous… et ce le sera certainement pour votre amie.

— Je sais. Nous en avons discuté cent fois. Ce qu’elle se propose de faire me déplaît infiniment. Mais elle est absolument décidée et rien ne l’arrêtera !

— Elle est rousse, m’avez-vous dit ? demanda tout à fait inopinément Lejeune.

— Oui, répondis-je, surpris.

— Inutile de chercher à discuter avec elle, alors. J’en sais quelque chose !

CHAPITRE XVI

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

Lors de ma seconde visite à Bradley, je ne ressentais aucune nervosité. Cette perspective me plaisait, au contraire.

« Mettez-vous bien dans la peau du personnage », m’avait recommandé Ginger et je m’efforçais de suivre son conseil.

Mr Bradley me reçut avec un sourire accueillant.

— Très heureux de vous voir, dit-il en me tendant une main grasse. Alors, vous avez réfléchi à votre petit problème ? Je vous l’avais dit : « Prenez votre temps ! »

— C’est justement ce que je ne puis faire. C’est… eh bien… c’est devenu urgent…

Bradley m’observait, notant mon apparente nervosité, mon regard fuyant, ma maladresse à disposer de mon chapeau.

— Voyons un peu ce que nous pouvons faire. Vous désirez prendre un petit pari, n’est-ce pas ? Rien de mieux qu’une petite excitation sportive pour chasser… ses soucis.

Je lui laissai le soin de présenter sa marchandise. Il s’y employa :

— … Vous êtes un peu nerveux. Prudent. J’aime cela. Ne jamais rien dire que votre mère ne saurait entendre ! Peut-être craignez-vous qu’il y ait un mouchard… un microphone, dans mon bureau. Je vous donne ma parole d’honneur qu’il n’en est rien. Notre conversation ne sera enregistrée d’aucune façon. Mais, si vous ne me croyez pas, libre à vous de me citer un endroit de votre choix, un restaurant, une salle d’attente de gare.

Je l’assurai de ma confiance.

— … Très avisé ! Ni vous, ni moi n’avons intérêt à nous mettre dans une situation délicate… du point du vue légal. Voyons un peu. Quelque chose vous tracasse. Vous me trouvez sympathique et vous éprouvez le besoin de vous confier à moi. J’ai beaucoup d’expérience et je saurai vous donner un conseil. Un ennui partagé est plus léger à supporter. N’est-ce pas votre avis ?

Ce l’était et je lui contai mon histoire avec une certaine hésitation.

Mr Bradley était fort habile. Il me venait en aide, offrait le mot juste, aplanissait une phrase difficile. Il avait un tel talent que je n’éprouvai plus aucune peine à lui dire mon amour de jeunesse pour Doreen et notre mariage secret.

— C’est si fréquent ! soupira Bradley en hochant la tête. Un jeune homme nourri d’idéal, une délicieuse jeune fille. Et vous voilà époux pour le reste de votre vie… Qu’en est-il advenu ?

Là, j’évitai les détails. Je lui brossai seulement un tableau de la désillusion du jeune fou se rendant compte de son erreur.

Je lui laissai croire que nous nous étions séparés sur une querelle. Tant mieux si Bradley en conclut que ma femme s’était enfuie avec un autre homme.

— … Mais, dis-je avec vivacité, bien que n’étant pas exactement telle que je l’avais crue, elle était vraiment charmante. Jamais je ne me serais imaginé qu’elle… enfin qu’elle agirait de cette façon.

— Que vous a-t-elle fait exactement ?

— Ce qu’elle avait fait ? Elle était revenue !

— … Que pensiez-vous qu’elle était devenue ?

— Je… cela paraît incroyable… mais je ne pensais à rien. J’étais inconsciemment persuadé de sa mort.

Bradley hocha la tête.

— Une idée correspondant à vos désirs. Pourquoi serait-elle morte ?

— Elle ne m’a jamais donné aucun signe de vie.

— En fait, vous vouliez l’oublier complètement ?

— Oui, admis-je. Et je ne voulais pas me remarier.

— Et, maintenant, vous avez changé d’avis ?

— Eh bien…

— Allons, dites tout au papa Bradley, insista l’odieux personnage.

J’avouai avoir envisagé cette possibilité, dernièrement. Mais, obstinément, je me refusai à lui donner aucun détail concernant la jeune fille de mon choix.

Il n’insista pas.

— Quoi de plus naturel, cher monsieur ? Vous avez oublié votre triste expérience de jeunesse, trouvé enfin la compagne idéale, capable de partager vos goûts littéraires et d’apprécier votre façon de vivre.

Il connaissait Hermia ! À la réception de ma lettre lui demandant rendez-vous, Bradley avait fait une enquête, appris que je n’avais qu’une amie proche.

— Et un divorce ? dit-il. N’est-ce pas la solution la plus simple.

— Pas question. Elle… ma femme, ne veut pas en entendre parler.

— Oh ! là, là ! Quelles sont ses intentions à votre égard ? Si je puis me permettre cette question ?

— Elle… elle veut reprendre la vie commune. Elle se montre très déraisonnable… elle sait qu’il y a quelqu’un et… et…

— Quelle vilaine attitude… il me semble pas y avoir beaucoup de solutions… à moins que… bien sûr… mais elle est jeune encore…

— Elle vivra encore des années, dis-je, amer.

— Oh ! on ne sait jamais, cher monsieur. Elle habitait à l’étranger, m’avez-vous dit ?

— À ce qu’il paraît. Je ne sais pas où.

— En Orient, peut-être. Il arrive que l’on attrape un microbe, dans ces contrées… il ne se manifeste pas et, brusquement, le retour au pays, un changement de climat, et il fait des siennes. J’ai connu deux ou trois exemples. Cela peut se produire dans le cas qui nous occupe. Si cela peut vous rassurer, je suis prêt à parier une petite somme là-dessus.

Je secouai la tête.

— Elle vivra cent ans !

— Votre position semble plus sûre que la mienne, mais j’en cours le risque. Quinze cents contre un que la dame mourra avant Noël. Qu’en dites-vous ?

— Beaucoup plus tôt ! Je ne puis attendre. Il y a…

Je jouai l’incohérence. Crut-il que mes relations avec Hermia en étaient arrivées à un point qu’il ne fallait plus perdre une minute… que ma « femme » avait menacé de faire un scandale ; que j’avais un rival auprès d’Hermia ? Peu m’importait.

— Cela modifie un peu la mise, dit-il. Disons donc à mille huit cents contre un que votre femme aura pris le départ d’ici un mois. J’en ai le pressentiment.

« Le moment était venu, pensai-je, de marchander. » Je ne disposais pas d’une pareille somme et le lui dis. Mais Bradley s’était renseigné et connaissait mes disponibilités, en cas d’urgence. Il savait aussi que Hermia avait de l’argent et me laissa entendre – avec délicatesse – qu’une fois marié, je ne regretterais pas mon pari. D’autre part, ma hâte l’avait placé dans une situation privilégiée. Il n’entendait pas céder.

Je signai donc une sorte de contrat rédigé en style notarial incompréhensible au commun des mortels.

— Ce document me lie-t-il, du point de vue légal ? demandai-je.

— Je ne crois pas, répondit Bradley en m’exhibant ses dents éblouissantes, qu’on doive en faire état. Un pari reste un pari. Si l’on n’observe pas la parole donnée… Nous n’aimons pas les tricheurs. Mais je suis persuadé que l’idée ne vous en viendrait pas, cher monsieur. À présent, parlons un peu des détails. Mrs Easterbrook se trouve, dites-vous, à Londres ? Où exactement ?

— Est-il nécessaire que vous le sachiez ?

— Absolument. Il faut aussi prendre rendez-vous avec Miss Grey… vous vous souvenez d’elle ?

Si je m’en souvenais !

— … Une femme étonnante. Très douée. Elle voudra avoir un objet ayant appartenu à votre femme… un gant… un mouchoir.

— Mais pourquoi donc ?

— Ne me le demandez pas. Je n’en ai pas la moindre idée. Miss Grey garde ses secrets.

— Mais que se passera-t-il ? Que fera-t-elle ?

— Croyez-moi, je l’ignore. Je ne sais rien et je ne veux rien savoir !

Il marqua un temps d’arrêt et reprit sur un ton paternel.

— … Voici ce que je vous conseille de faire. Rendez visite à votre femme. Amadouez-la, laissez-lui croire que vous envisagez une réconciliation. Faites-lui entendre que vous devez vous rendre à l’étranger pour quelques semaines, mais qu’à votre retour… Vous vous emparez discrètement d’un objet fréquemment porté par votre femme et vous vous rendez à Much Deeping… Voyons… vous m’avez dit avoir des amis ou des parents dans le voisinage ?

— Une cousine.

— Voilà qui simplifie la question. Elle vous recevra sans nul doute un jour ou deux.

— Que fait-on d’habitude ? On descend à l’auberge du village ?

— Il me semble. Ou on se rend à Bournemouth… je ne sais pas au juste. Vous dites à votre cousine vouloir participer à une des séances du Cheval pâle. Cela n’étonnera personne. Tout le monde proclame que le spiritisme est de la folie et chacun s’y intéresse. Ce sera tout, cher monsieur, comme vous le voyez, c’est simple…

— Et… et ensuite ?

Il hocha la tête en souriant.

— Je n’en sais pas davantage. Miss Grey se charge du reste. N’oubliez pas le gant, ou le mouchoir. Après coup, je vous conseille un petit voyage. La Riviera italienne est fort agréable à cette époque de l’année.

J’entendais rester en Angleterre et le lui dis.

— Bon, bon, mais surtout pas à Londres !

— Pourquoi cela ?

Bradley me lança un regard de reproche.

— Nous garantissons à nos clients une… totale sécurité s’ils obéissent aux ordres.

— Et Bournemouth ? Cela irait-il ?

— Oui, cela conviendrait. Descendez à l’hôtel, faites-vous quelques relations, montrez-vous avec elles. Vous pouvez toujours aller à Torquay si vous en avez assez de Bournemouth.

Il parlait avec l’affabilité d’un employé d’agence de voyages.

Une fois encore il me fallut serrer sa main grasse.

CHAPITRE XVII

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

— Tu veux vraiment assister à une séance chez Thyrza ? me demanda Rhoda.

— Pourquoi pas ?

— Je n’aurais jamais cru que tu t’intéresserais à ce genre de chose.

— Je suis surtout curieux de voir le spectacle que peuvent offrir ces trois femmes.

J’étais un peu mal à l’aise, conscient du regard inquisiteur de Hugh Despard. Il était avisé, avait eu une vie aventureuse et, j’en étais sûr, il sentait que la simple curiosité n’était pas seule en jeu.

— Je t’accompagnerai, décida Rhoda.

— Tu n’en feras rien ! grogna son mari.

— Mais, je ne crois pas aux esprits, tu le sais bien. Je voudrais simplement m’amuser !

— Il n’y a rien de drôle dans ce genre de manifestation. Cela produit toujours un mauvais effet sur les gens qui y assistent par simple curiosité.

— Alors, dissuade Mark d’y aller !

— Je ne suis pas responsable de lui.

Mais il me lança de nouveau un bref coup d’œil qui en disait long. Il savait, j’en étais sûr, que j’étais guidé par un motif sérieux.

Rhoda, déçue, céda cependant.

Nous rencontrâmes Thyrza Grey dans le village, un peu plus tard, et elle alla droit au but.

— Mr Easterbrook, nous vous attendrons, ce soir. J’espère que vous ne serez pas désappointé. Sybil est un merveilleux médium, mais on ne sait jamais… Un observateur honnête est toujours le bienvenu. Mais une personne frivole, railleuse, ne peut que nuire. Voulez-vous venir et prendre un repas léger avec nous ? Nous ne mangeons jamais beaucoup avant une séance. Sept heures ? Bien, nous vous attendrons.

Elle hocha la tête, sourit et s’éloigna à grands pas. Je la regardai disparaître à tel point plongé dans mes réflexions que je n’entendis pas ce que me disait Rhoda.

— Tu es vraiment bizarre ! Que se passe-t-il ?

— Rien, pourquoi ?

— Tu dois être amoureux. Cela rend les hommes idiots. Mais tu as raison et je suis ravie. Elle est charmante.

— Qui cela ?

— Hermia Redcliffe, bien sûr ! Crois-tu que je ne me suis rendu compte de rien ? Elle te convient parfaitement… jolie… intelligente…

Puis, Rhoda ayant à parler au boucher, me tourna le dos. J’en profitai pour lui annoncer que je me rendais au presbytère.

— Mais pas pour faire publier les bans ! ajoutai-je, la dispensant de ses commentaires.

*

* *

J’eus l’impression d’arriver chez moi.

La porte était grande ouverte et, en la franchissant, il me sembla me libérer d’un poids terrible.

Mrs Dane Calthrop parut au fond du couloir, un énorme seau en matière plastique verte à la main.

— Bonjour, c’est vous ? dit-elle. Je m’en doutais.

Elle me tendit le seau dont je ne sus que faire.

— … Devant la porte, sur la marche, dit Mrs Dane Calthrop comme impatientée par mon ignorance.

J’obéis. Puis je la suivis dans la pièce où elle m’avait reçu, la première fois. Mon hôtesse ajouta une bûche au feu défaillant et me fit signe de m’asseoir.

— Alors ? me demanda-t-elle. Qu’avez-vous fait ?

Je lui racontai tout.

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