Agatha Christie Le cheval pâle

— Cela fait plaisir ! Au moins, vous ne croyez pas tout ce que vous lisez.

— Ne me comparez donc pas à ma pauvre Sybil. Mais, cependant, ne vous y trompez pas. Elle est sotte sous bien des rapports. Elle mélange allègrement le vaudou, la démonologie et la magie noire… mais elle a le « Pouvoir ».

— Le pouvoir ?

— Je ne vois pas comment l’appeler autrement… Il existe des gens qui peuvent servir de pont entre notre monde et les puissances sinistres de l’au-delà. Sybil en est. C’est un médium remarquablement doué. Quand, avec Bella et moi…

— Bella ?

— Oui, nous avons chacune nos spécialités. En équipe…

Elle s’interrompit.

— Sorcellerie et Cie ? suggérai-je en souriant.

— Si vous voulez.

— Vous croyez à tout cela ?

— Je ne crois pas, je sais ! dit-elle d’une voix vibrante.

— Mais comment ? Pour quelle raison ?

D’un grand geste de la main, elle m’indiqua les rayons chargés de livres.

— Tout cela ! Bêtises pour la plupart ! Phraséologie ridicule ! Ôtez l’écorce des superstitions, des croyances, et vous trouverez que le noyau est vrai ! Le reste n’est qu’habillage destiné à impressionner les foules.

— Je ne vous suis pas très bien.

— Cher monsieur, pourquoi, depuis la nuit des temps, les gens ont-ils été trouver le nécromancien, le sorcier, le rebouteux ? Pour deux seules raisons suffisantes pour risquer la damnation : le philtre d’amour ou le poison.

— Ah !

— C’est simple, n’est-ce pas ? L’amour… et la mort. Pour gagner l’homme que vous aimez… pour garder votre amant, une potion à prendre un jour de pleine lune, en évoquant des démons ou des esprits. En fait, le philtre n’est qu’un aphrodisiaque !

— Et la mort ?

Elle eut un petit rire étrange qui me mit mal à l’aise.

— Ainsi, la mort vous intéresse ?

— Suis-je le seul ?

— Je me le demande, répondit-elle avec un coup d’œil acéré.

« La mort ! On s’y est beaucoup plus consacré qu’à l’amour encore. Et pourtant, quelle naïveté ! Les Borgia et leurs fameux poisons. Savez-vous ce qu’ils employaient ? Du simple arsenic ! Ni plus ni moins que ce dont se sert n’importe quelle femme jalouse d’un quartier populaire. Mais, dans cet ordre d’idées, nous avons fait des progrès. La science a élargi notre champ d’action.

— Avec des poissons ne laissant pas de trace ? demandai-je, sceptique.

— C’est vieux jeu, enfantin. Il y a quatre choses.

— Par exemple ?

— L’esprit. Savoir de quoi est fait l’esprit, ce qu’il peut faire, ce qu’on peut lui faire faire ! Le principe est bien connu. Il y a des siècles que les sorciers des pays primitifs en usent. Inutile de tuer votre victime. Il vous suffit de lui dire de mourir.

— La suggestion ? Mais cela ne réussit que si la victime y croit.

— Vous voulez dire que cela échoue avec des Européens ? Parfois. Mais là n’est pas la question. Nous avons largement dépassé le sorcier. Les psychologues nous ont tracé la voie. Le désir de mourir ! Il est dans chacun de nous. Il suffit de l’exploiter.

— L’idée est intéressante. Vous réussissez à convaincre votre sujet de se suicider. Est-ce cela ?

— Vous n’y êtes pas. Vous avez entendu parler de traumatisme maladif ?

— Bien sûr.

— Il existe des gens qui répugnent inconsciemment à travailler, tombent vraiment malades, souffrent réellement. C’est resté longtemps une énigme pour les médecins.

— Je commence à comprendre votre idée, dis-je lentement.

— Pour détruire le sujet, il faut exercer une action sur son subconscient. Il faut stimuler, renforcer le désir de mourir existant dans chacun d’entre nous. On provoquera une vraie maladie née du désir latent d’en finir avec la vie. Et la mort surviendra !

Elle avait relevé la tête, triomphante. J’eus froid, brusquement. Cette femme était un peu folle… Mais, cependant…

Soudain, elle rit.

— Vous ne me croyez pas ?

— C’est là une théorie fort intéressante. Je l’admets. Mais de quelle façon entendez-vous stimuler ce désir de mourir, que nous aurions tous ?

— Cela, c’est mon secret. Il est des échanges sans contacts directs. Prenez la T.S.F., le radar, la télévision. Les expériences en perceptions extra-sensorielles n’ont pas réussi comme on l’espérait, parce que l’on n’a pas saisi le principe essentiel. Lorsque l’on sait comment s’y prendre, on n’échoue jamais.

— Le savez-vous ?

Elle ne répondit pas aussitôt.

— Ne me demandez pas, cher monsieur, de vous révéler tous mes secrets, dit-elle enfin, en se dirigeant vers la porte.

Je la suivis.

— Pourquoi m’avez-vous dit tout cela ? demandai-je.

— Vous avez su comprendre mes livres. Parfois, on éprouve le besoin de… enfin de se confier. Et, d’autre part…

— Oui ?

— J’ai l’idée… Bella est du même avis… que vous pourrez avoir besoin de nous.

— Besoin de vous !

— Selon Bella, vous êtes venu ici… pour nous trouver. Elle se trompe rarement.

— Pourquoi aurais-je voulu « vous trouver » ?

— Cela, répondit Thyrza Grey doucement, je ne le sais pas… encore.

CHAPITRE VII

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

— Ah ! vous êtes là ? Nous nous demandions où vous étiez passés !

Rhoda s’encadrait sur le seuil, suivie des autres. Elle regarda autour d’elle : « C’est ici que vous tenez vos séances, n’est-ce pas ? »

— Vous êtes bien informée, dit Thyrza avec un rire sans chaleur. Dans un village, le voisin est mieux au courant que vous-même de vos affaires personnelles. Nous jouissons, je crois, d’une réputation aussi splendide que sinistre.

Elle se tourna vers Mrs Oliver.

— Dans votre prochain ouvrage, faites donc intervenir un meurtre par magie noire. Je vous fournirai tous les tuyaux nécessaires.

Mrs Oliver parut embarrassée.

— Je ne traite que de crimes très simples, dit-elle d’un ton d’excuse, comme elle aurait dit : « Je ne sais faire que de la cuisine bourgeoise. »

Despard jeta un coup d’œil à sa montre :

— Rhoda, il me semble que…

— Oh ! oui. Il nous faut partir. Il est beaucoup plus tard que je l’aurais cru.

Nous échangeâmes remerciements et adieux et l’on nous escorta jusqu’à la porte du jardin.

— Vous avez un grand poulailler, remarqua Despard, au passage.

— Je déteste les poules, dit Ginger. Leurs gloussements me portent sur les nerfs.

— Nous avons surtout des coqs, intervint Bella qui nous avait rejoints.

— Pour la consommation ? s’enquit Despard.

— Ils nous sont utiles, répondit Bella.

— C’est le royaume de Bella, dit Thyrza d’un ton léger.

— Je n’aime pas cette femme, oh ! mais pas du tout ! s’écria Mrs Oliver lorsque nous fûmes en voiture.

— Il ne faut pas prendre Thyrza trop au sérieux, dit Despard, indulgent. Elle s’amuse à faire étalage de tout ce fatras et à voir l’effet que cela produit.

— Je ne parle pas d’elle. Elle est dépourvue de scrupules et à l’affût de la bonne occasion. Mais elle n’est pas dangereuse comme l’autre.

— Bella ? Elle est un peu sinistre, je l’admets.

— Il n’est pas question d’elle non plus. Je pense à cette Sybil. Elle paraît simplement stupide. Son déguisement, les histoires grotesques qu’elle nous a racontées… Pourquoi, entre parenthèses, n’est-ce jamais une fille de cuisine ou une vieille paysanne, mais une princesse égyptienne ou une belle esclave babylonienne qui sont réincarnées ? Mais cette femme, malgré sa bêtise, me fait l’effet de pouvoir provoquer des choses désagréables. Je m’exprime mal… je veux dire que l’on peut s’en servir d’une certaine façon justement parce qu’elle est bête. J’ai bien peur que personne ne me comprenne, ajouta-t-elle, pathétique.

— Moi, si, dit Ginger. Et cela ne m’étonnerait pas que vous eussiez raison.

— Nous devrions absolument assister à l’une de leurs séances, s’écria Rhoda. Ce doit être très curieux.

— Vous n’en ferez rien, protesta Despard avec énergie. Je ne veux pas vous voir mêlée à ces histoires.

Ils feignirent de se quereller et je ne reportai mon attention à mes compagnons qu’en entendant Mrs Oliver parler du train du lendemain.

— Mais, je vous ramènerai en voiture, proposai-je.

La proposition ne parut pas l’enthousiasmer.

— Je préfère prendre le train…

— Oh ! ce n’est pas la première fois que vous montez en voiture avec moi ! Je suis un chauffeur de tout repos.

— Ce n’est pas cela, Mark. Mais j’ai un enterrement, demain matin de bonne heure. Je déteste les enterrements.

— Êtes-vous forcée d’y assister ?

— Oui. Mary Delafontaine était une vieille amie… elle aurait aimé me savoir présente à ses obsèques.

— Naturellement ! m’écriai-je. Delafontaine, bien sûr !

Les autres me regardèrent, très surpris.

— Excusez-moi. C’est que… je… je me demandais où j’avais entendu ce nom. C’est vous qui m’en avez parlé, n’est-ce pas ? Vous lui avez rendu visite à la clinique ?

— Vraiment ? Oui, sans doute, répondit Mrs Oliver.

— De quoi est-elle morte ?

— Polynévrite toxique… enfin, quelque chose d’approchant.

Ginger me regardait avec attention.

Lorsque nous descendîmes de voiture, je priai qu’on m’excusât, j’avais besoin de prendre un peu d’exercice après le déjeuner et le thé si copieux.

Je m’éloignai avant qu’on offrît de m’accompagner. Il me fallait être seul pour mettre de l’ordre dans mes idées.

Sur la liste de Corrigan figuraient les noms de Tuckerton, d’Hesketh-Dubois et de Delafontaine… L’amie malade de Mrs Oliver était morte, à présent.

Poppy avait nié avec véhémence toute connaissance d’un Cheval pâle et, de plus, elle avait manifesté une grande frayeur.

Aujourd’hui, il y eut Thyrza Grey…

Mais le Cheval pâle et ses occupants n’avaient vraisemblablement aucun rapport avec la liste. Pourquoi pouvais-je, un seul instant, penser qu’il y eut un lien entre ceci et cela ?

Mrs Delafontaine avait probablement vécu à Londres. La maison de Thomasina Tuckerton était située quelque part dans le Surrey. Aucune connexion avec ce petit village. À moins que…

Je me trouvais juste en face des Armes royales. C’était là une véritable auberge.

J’en poussai la porte. Le bar – encore fermé – était sur la gauche. Une pancarte, au pied de l’escalier proclamait : « Bureau ». De celui-ci, on ne voyait qu’une porte vitrée, hermétiquement close, à côté de laquelle on avait cloué une carte invitant à « appuyer sur la sonnette ». Tout semblait désert. Sur une étagère, j’avisai un vieux registre. Je l’ouvris et le feuilletai. On ne l’utilisait pas fréquemment, et les voyageurs ne demeuraient guère plus d’une nuit.

Je ressortis sans avoir vu personne.

Seule, la coïncidence voulait-elle qu’un Stanford et un Parkinson soient descendus à l’auberge, au cours de l’année précédente ? Ces deux noms figuraient sur la liste de Corrigan. Ils étaient assez courants… Mais j’en avais noté un autre… celui de Martin Digby. Si c’était celui que je connaissais, il s’agissait du petit-neveu de la femme que j’avais toujours appelée tante Mint… lady Hesketh-Dubois.

Je marchais sans savoir où j’allais. Je désirais violemment pouvoir parler à quelqu’un. À Jim Corrigan ou à David Ardingly, ou encore à Hermia, si calme et pleine de bon sens. J’étais seul avec mes pensées catholiques et ma solitude me pesait.

Cela faisait à peu près une demi-heure que j’errais dans des chemins détrempés lorsque je me trouvai devant le presbytère. Je longeai une allée fort mal entretenue et actionnai la sonnette rouillée de la porte d’entrée.

*

* *

— Elle ne marche pas, dit Mrs Dane Calthrop qui venait d’apparaître sur le seuil comme par magie. On l’a réparée deux fois, mais cela ne dure jamais. Je veille. Vous avez quelque chose d’important à me dire, n’est-ce pas ?

— C’est… oui… dans un sens… pour moi, en tout cas.

— C’est ce qu’il me semblait. (Elle me lança un coup d’œil songeur.) Oui, cela va mal. Qui voulez-vous voir, le vicaire ?

— Je… je ne crois pas…

C’était lui auquel j’avais songé me confier et, à présent, je ne savais plus que faire. Mrs Dane Calthrop vint à mon secours.

— Mon mari est un homme fort bon, dit-elle. Et cela rend les choses un peu difficiles, parfois. Voyez-vous, les gens bons ne comprennent pas le mal. Il vaut mieux, je crois, que vous ayez affaire à moi.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Seriez-vous spécialisée dans le mal ?

— Oui, c’est cela. Mon mari peut absoudre des péchés, je ne le puis, mais il m’est possible de les lui présenter, de les classer pour lui. Lorsque l’on sait, on peut faire en sorte d’empêcher le mal de prendre de l’ampleur, de faire en sorte que d’autres gens ne souffrent pas. Quant au pécheur, je ne puis l’aider. C’est l’affaire de Dieu…

— Eh bien, je voudrais empêcher certaines personnes de souffrir.

Elle me jeta un rapide coup d’œil.

— Ah ! c’est cela ? Suivez-moi donc.

Le salon du presbytère était vaste, sombre et pauvrement meublé, mais l’ensemble donnait une impression de repos, de quiétude. Combien de jeunes filles ayant commis une erreur, Mrs Dane Calthrop avait-elle reçues, consolées et conseillées, à sa façon ? Combien d’épouses s’étaient-elles plaintes de la méchanceté de leur belle-mère ; de femmes de l’incompréhension de leur mari vis-à-vis de leurs fils ?

Et moi-même, ne m’apprêtai-je pas à épancher mes craintes dans le sein de cette femme au visage fatigué ? Pourquoi ? Je n’en savais rien. Mais j’étais persuadé avoir trouvé l’être qu’il me fallait.

— Nous avons pris le thé avec Thyrza Grey, commençai-je.

Il n’était pas difficile de s’expliquer avec Mrs Dane Calthrop.

— Je comprends. Cela a été trop pour vous… Toute cette gloriole. Cela m’a étonnée, moi-même. Je le sais par expérience, l’être foncièrement mauvais ne se vante pas. On ne parle volontiers de ses défauts que lorsqu’ils sont de peu d’importance. Un péché est une petite chose sans noblesse à laquelle le bavardage confère de l’importance. Les sorcières de village sont, en général, de vieilles femmes stupides qui aiment terrifier les gens. Bella peut n’être que cela. Sybil est l’une des femmes les plus bêtes que j’aie jamais vues, mais c’est un véritable médium… quoi que puisse être un médium. Thyrza… je ne sais pas. Que vous a-t-elle dit ? C’est elle qui vous a bouleversé, n’est-ce pas ?

— Vous avez beaucoup d’expérience, madame. Acceptez-vous l’idée qu’un être humain puisse être détruit à distance, sans aucun lien visible, par une autre personne ?

Mrs Dane Calthrop ouvrit très grands les yeux.

— Par détruit, vous entendez tué, purement et simplement ?

— Oui.

— C’est stupide, dit-elle avec force.

— Ah !

— Mais, bien sûr, je puis me tromper. Mon père jugeait la navigation aérienne impossible et sans doute mon grand-père portait-il le même jugement sur les trains. Ils avaient raison tous les deux. À l’époque, ces choses étaient impossibles. Elles sont devenues possibles aujourd’hui. Que fait Thyrza ? Elle se sert d’un rayon mortel ? Ou bien ses compagnes et elle se concentrent-elles sur une idée après avoir tracé des signes cabalistiques ?

Je souris.

— Vous avez l’esprit précis, dis-je. J’aurais dû me laisser hypnotiser par cette femme.

— Cela n’aurait rien donné. Ce n’est pas votre genre. Mais que s’est-il passé avant tout cela ? Il est arrivé quelque chose ?

— Vous avez raison.

Je lui racontai, aussi brièvement que possible, le meurtre du Père Gorman et, au cabaret, l’allusion au Cheval pâle. Puis je tirai de ma poche la liste copiée sur celle que m’avait montrée Corrigan.

Mrs Dane Calthrop l’étudia, le sourcil froncé.

— Et ces gens, qu’ont-ils en commun ?

— Nous l’ignorons. Chantage… drogue…

— C’est ridicule. Ce n’est pas cela qui vous tracasse, mais c’est qu’ils sont tous morts.

Je poussai un profond soupir.

— Oui. Je le crois. Trois d’entre eux le sont. Minnie Hesketh-Dubois, Thomasina Tuckerton, Mary Delafontaine. Ils sont tous morts dans leur lit de façon naturelle. Et Thyrza Grey m’a soutenu que c’est ainsi que cela devait se passer !

— Elle vous a dit que c’est elle qui en était responsable !

— Non. Elle parlait de façon générale. Elle m’expliquait ce qu’elle considère comme une possibilité scientifique.

— Ce qui semble ridicule, à première vue.

— Je le sais. Je n’aurais fait qu’en rire si il n’y avait pas eu cette curieuse mention du Cheval pâle.

— Oui, murmura Mrs Dane Calthrop, songeuse. Le Cheval pâle. C’est symbolique.

Elle garda le silence durant quelques instants. Puis elle releva la tête, d’un geste vif.

— C’est très mauvais, dit-elle. Quoi qu’il y ait derrière, il faut arrêter cela.

— Oui, mais que faire ?

— Trouvez-le. Mais il n’y a pas de temps à perdre. (Elle se leva.) Faites quelque chose immédiatement ! N’avez-vous pas un ami qui pourrait vous aider ?

Je réfléchis. Jim Corrigan ? Beaucoup de travail, peu de loisirs et il devait déjà faire tout ce qu’il pouvait. David Ardingly… il n’en croirait pas un mot. Hermia ? Oui, elle. Un cerveau clair, une admirable logique…

— Vous avez pensé à quelqu’un ? Bien.

Mrs Dane Calthrop n’aimait pas perdre son temps.

— … Je ne perdrai pas les trois sorcières de vue. Mais je n’ai toujours pas l’impression qu’elles possèdent la clef du mystère. Je ne peux pas m’empêcher de penser que Thyrza Grey a entendu parler de quelque chose et qu’elle s’en sert pour se donner de l’importance.

CHAPITRE VIII

L’inspecteur Lejeune leva la tête pour voir le docteur Corrigan entrer en sifflant dans son bureau.

— Désolé de déplaire à tout le monde, dit-il. Mais le conducteur de la Jaguar n’avait pas une goutte d’alcool dans les veines.

Ces détails n’intéressaient pas Lejeune pour l’instant.

— Tenez, lisez cela, dit-il.

Corrigan prit la lettre qu’on lui tendait. Écrite d’une petite écriture précise, elle portait en en-tête : « Everest, Glendower Close, Bournemouth. »

Cher inspecteur,

Vous vous souvenez sans doute de m’avoir demandé de vous prévenir si je revoyais l’homme qui suivait le Père Gorman, la nuit où il a été tué ? J’ai surveillé le voisinage avec attention sans l’apercevoir.

Mais, hier, j’ai assisté à une fête de charité donnée dans un village, à une vingtaine de kilomètres d’ici. J’avais été attiré par le fait que le célèbre auteur de romans policiers, Mrs Oliver, devait dédicacer ses œuvres. Je suis grand lecteur de romans policiers et j’étais curieux de voir cette dame.

Et, à ma grande surprise, j’ai vu l’homme que je vous ai décrit. Mais, depuis la mort du Père Gorman, il a dû être victime d’un accident, car il se déplaçait, hier, dans un fauteuil roulant. Je me suis discrètement informé sur son compte. Sous le nom de Venables, il habite Priors Court, Much Deeping. On le dit très riche.

Dans l’espoir que ces détails pourront vous être utiles, je vous prie de me croire sincèrement vôtre.

Zachariah OSBORNE.

— Alors ? dit Lejeune.

— Cela me paraît bien invraisemblable, répondit Corrigan sans enthousiasme.

— À première vue, peut-être. Mais je ne suis pas sûr…

— Cet Osborne n’a pas pu voir nettement un visage par une nuit de brouillard pareille. Il doit s’agir d’une ressemblance de pur hasard. Vous connaissez les gens. Ils clament partout avoir vu une personne portée disparue et, neuf fois sur dix, elle n’a rien de commun avec la description qu’on en a donnée.

— Osborne n’est pas comme cela.

— Qui est-il ?

— Un respectable petit pharmacien, un peu démodé ; il a de la personnalité et il est très observateur.

— Ainsi, vous croyez qu’il peut y avoir quelque chose là-dedans ?

— En tout cas, cela ne ferait aucun mal de procéder à une petite enquête discrète au sujet de ce Mr Venables.

CHAPITRE IX

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

— Il s’en passe des choses à la campagne, dit Hermia d’un ton léger.

Nous venions de finir de dîner.

Je regardais Hermia. Sa réaction n’était pas tout à fait celle que j’attendais. J’avais passé un quart d’heure à lui raconter mon histoire qu’elle avait écoutée avec intérêt, mais elle ne paraissait ni choquée, ni enthousiasmée.

— … Les gens qui prétendent que la campagne est ennuyeuse et la ville pleine de ressources, continua-t-elle, ne savent pas ce dont ils parlent. Sorcières, messes noires, objets d’un culte infernal !… On pourrait faire une série d’articles amusants de tout cela. Pourquoi n’essayez-vous pas ?

— Vous ne semblez pas avoir très bien compris ce que je vous ai dit, Hermia.

— Mais parfaitement, Mark ! Je trouve tout cela prodigieusement intéressant. C’est une page d’histoire, un vestige des traditions du Moyen-ge.

— Je me moque du côté historique, répondis-je, irrité. Ce sont les faits qui m’occupent. Une liste de noms sur une feuille de papier. Je sais ce qui est arrivé à certains d’entre eux. Mais que va-t-il advenir ou qu’est-il advenu des autres ?

— Ne vous laissez-vous pas un peu emporter ?

— Non ! Je juge la menace très réelle. Et je ne suis pas le seul. La femme du vicaire est de mon avis.

— Oh ! La femme du vicaire ! dit Hermia, moqueuse.

— C’est une femme parfaite ! protestai-je. Toute cette affaire est sérieuse, Hermia.

Elle haussa les épaules.

— Peut-être. Mais j’ai l’impression que votre imagination vous joue des tours. Vos trois vieilles filles sont certainement convaincues de la véracité de ce qu’elles racontent. Elles sont certainement odieuses !

— Mais pas dangereuses ?

— Voyons, Mark ! Et comment pourraient-elles l’être ?

Je réfléchis, ou plus exactement mon esprit vagabonda de l’obscurité du Cheval pâle à la clarté représentée par Hermia, ne laissant rien dans l’ombre, révélant tous les objets d’une pièce dans leur simplicité…

— Il me faut comprendre, Hermia, dis-je brusquement. Savoir ce qui se passe.

— Vous avez raison. Cela peut être intéressant et même réellement amusant.

— Ah ! non !… Hermia, je voulais vous demander de m’aider.

— De vous aider ? Comment ?

— À enquêter.

— Mais, mon cher Mark, j’ai énormément de travail… cet article pour le Journal. L’affaire byzantine. Et j’ai promis à deux de mes élèves…

Je ne l’écoutais plus.

— Oui, je comprends, vous êtes débordée.

— C’est cela, acquiesça-t-elle, visiblement soulagée.

Elle me sourit et son air indulgent me frappa. C’était celui d’une mère à son petit garçon absorbé par un nouveau jouet.

Bon sang, je n’étais pas un gamin !

*

* *

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer