Aventures de Lyderic

Chapitre 10

 

Le comte de Flandre et ses cent hommes marchèrent trois jours,puis ils s’embarquèrent sur des vaisseaux que Lyderic avait faitpréparer ; de sorte qu’au bout de huit jours de son départ duchâteau de Buck il abordait dans la capitale des Higlands.

Lyderic fut fort étonné ; car, au lieu de trouver les Étatsdu roi Gunther dans le trouble et la désolation, comme celui-ci luiavait écrit qu’ils étaient, il les trouva en fête de ce que larévolte était apaisée.

Au reste, le roi Gunther attendait Lyderic sur le rivage, et illui fit l’accueil qu’avait droit d’attendre un ami si diligent àporter secours.

Lyderic trouva tout préparé pour une grande chasse, que Guntherdonnait en son honneur.

Cette chasse devait avoir lieu le lendemain même de sonarrivée ; de sorte que Lyderic ne fit que coucher dans lacapitale du roi des Higlands, et dès le lendemain matin partit avecGunther pour une grande forêt, au centre de laquelle était fixé lerendez-vous.

Quant aux cent chevaliers, ils restèrent dans la capitale, etGunther ordonna aux gens de sa cour de leur faire grande chère,comme lui-même faisait au maître.

Hagen et Peters accompagnèrent seuls Lyderic.

Comme la forêt était peu distante de la capitale, on y arriva àsept heures du matin, et l’on se mit en chasse aussitôt ; lespiqueurs avaient détourné un ours.

Au bout d’une heure ou deux de chasse, l’ours fatigué s’acculaet tint aux chiens ; alors les piqueurs sonnèrent leursfanfares et les chasseurs accoururent.

Gunther allait le charger l’épée à la main, lorsque Lydericproposa de le prendre vivant, afin d’en faire don à la princesseBrunehilde.

Alors, comme personne n’osait se charger de la capture, il sefit donner des cordes, descendit de cheval, alla droit à l’ours,qui se levait sur ses pattes de derrière.

C’était ce que demandait Lyderic : il prit l’animal àbras-le-corps, et, l’ayant terrassé, il lui lia les quatre patteset le museau, le chargea sur son épaule ; et, comme tous leschevaux regimbaient quand on voulait le leur mettre sur le dos, ilcontinua de le porter jusqu’à l’endroit où l’on devait trouver ledéjeuner.

Le déjeuner était fidèlement arrivé à son poste, et il étaitriche et copieux, comme il convenait à des chasseurs affamés ;mais, par un oubli étrange, le vin manquait. Gunther gronda forttous les serviteurs, qui rejetèrent la faute les uns sur lesautres ; mais, comme cela ne remédiait en rien à l’affaire, leroi eut l’air de se rappeler qu’on était passé, en venant, prèsd’une si claire fontaine, que chacun avait voulu y boire ; ilordonna alors aux serviteurs d’aller y puiser de l’eau ; mais,comme Lyderic était échauffé de son combat avec l’ours, il n’eutpoint la patience d’attendre, et se mit à courir vers la fontaine.C’était l’occasion qu’attendait Hagen ; aussi le suivit-ildans l’intention apparente de le servir au besoin.

En arrivant près de la fontaine, Lyderic posa sa lance contre unsaule qui l’ombrageait, et, pour être encore plus à son aise, sedébarrassa de son casque et de son épée. Alors il s’agenouilla, et,baissant la tête, il but à même la source.

Hagen profita de ce moment, prit contre le saule la lance deLyderic, et, guidé par la croix que Chrimhilde avait brodéeelle-même sur son habit, il la lui enfonça au-dessous de l’épaulegauche de toute la longueur du fer.

Lyderic jeta un cri et se releva ; puis, quoique atteintmortellement, il saisit Balmung, et, comme un lion blessé et quiépuise sa vie dans un dernier effort de vengeance, il rejoignitHagen en trois bonds, et, d’un seul coup de Balmung, il lui fenditla tête si profondément que les deux parties tombèrent sur chaqueépaule.

Aussitôt il se retourna et aperçut Peters, qui, redoutantquelque trahison, avait suivi Hagen, mais qui était arrivé troptard : il voulut parler pour lui adresser quelque suprêmerecommandation, mais il ne put que lui faire de la main signe des’enfuir, et il tomba mort près du cadavre de son assassin.

Peters comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre, car ilétait évident que la vengeance de Gunther ne s’arrêterait pointlà : il s’orienta donc en jetant un coup d’œil sur les nuages,et, guidé par la direction du vent, il prit sa course vers lamer.

Arrivé sur le rivage, comme il vit qu’on le poursuivait, ils’élança la tête la première dans les flots, et, ayant gagné à lanage une des galères flamandes qui étaient à l’ancre, il raconta cequi venait d’arriver au capitaine, qui donna aussitôt l’ordred’appareiller et fit voile vers le port le plus près, qui étaitcelui de Blakenberg.

La désolation fut grande au château de Buck lorsqu’on y appritla fatale nouvelle.

Chrimhilde se jeta aux genoux de la vieille princesse en luidemandant pardon, car c’était elle qui doublement avait tuéLyderic, la première fois par son orgueil, la seconde fois par saconfiance.

Heureusement, Ermengarde était un cœur puissant etreligieux ; et, toute brisée qu’elle était de la perte de sonfils, elle songea qu’il fallait avant tout se mettre en mesurecontre de nouveaux malheurs ; et, ayant fait proclamer àl’instant la mort de Lyderic et la trahison de Gunther, elle appelatous les Flamands à la défense de leur jeune comte ; puis elleenvoya un messager au roi Dagobert, en lui faisant savoir le besoinqu’elle allait avoir de son secours.

En effet, huit jours s’étaient à peine écoulés, que Guntherdébarqua avec une armée considérable dans le port de l’Écluse.

Quelle que fût l’activité qu’eût déployée la bonne dameErmengarde, la situation n’en était pas moins critique.

Les cent chevaliers que Lyderic avait emmenés avec lui et quiétaient les plus braves de sa principauté de Dijon et de son comtéde Flandre, avaient été faits prisonniers au moment où ils s’yattendaient le moins, sans avoir même pu se défendre ; et lemessager envoyé à la cour des Francs avait répondu que le roiDagobert venait de mourir, et que son fils Sigebert, qui avaithérité de la France orientale, étant en guerre avec Clovis, sonfrère, qui avait hérité de la France occidentale, il ne pouvait,malgré le grand désir qu’il en avait, distraire aucune troupe deson armée.

Les deux pauvres femmes en étaient donc réduites à leurs propresforces, et ces forces, qui étaient peu de chose, étaient encoremoralement fort diminuées par l’absence d’un chef qui pût donner del’unité à la défense.

Cependant Gunther et son armée avançaient toujours : leprétexte qu’il donnait à son agression était que le jeune comteAndracus étant mineur, il venait, comme son oncle, réclamer larégence de son comté.

Mais, comme tout le monde savait qu’il était l’assassin du père,personne ne se laissait prendre à son apparente amitié pour lefils.

Ermengarde et Chrimhilde avaient rassemblé autour d’elles, etpour la défense du château de Buck, tout ce qu’elles avaient puréunir d’hommes d’armes et de serviteurs ; et, sans autreespoir qu’en Dieu, elles priaient agenouillées de chaque côté duberceau du jeune comte lorsqu’on vint leur annoncer qu’unchevalier, sans couronne à son casque et sans armoiries à sonbouclier, et qui cependant paraissait familier avec les armes,demandait à être introduit devant elles.

Dans une circonstance semblable, aucun secours n’était àdédaigner : Chrimhilde et Ermengarde donnèrent l’ordre que lechevalier fût introduit devant elles.

L’inconnu était un homme d’une haute et puissante stature, etqui paraissait, comme l’avait dit son introducteur, familier avecles armes.

La visière de son casque était baissée ; mais une barbeblanche qui passait par l’ouverture inférieure indiquait que, sicelui qui se présentait avait perdu quelque chose du côté de laforce, il avait dû gagner du côté de l’expérience.

Il s’inclina devant les deux femmes, et, abordant sans détour lesujet qui l’amenait, il leur dit qu’ayant appris la situationdéplorable où elles se trouvaient, il était venu leur offrir sonsecours, espérant qu’il ne serait point méprisé par elles, quelquefaible qu’il fût, et offrant, si elles avaient quelque défiance, dejurer sur l’Évangile qu’il était prêt à sacrifier sa vie pour ladéfense des droits du jeune comte.

Il y avait dans la voix de l’inconnu une telle expression devérité, que, quoique les deux femmes ignorassent encore si soncourage et son expérience répondaient à la confiance qu’il leuravait inspirée, elles acceptèrent ses services, lui disant qu’ellestenaient pour inutile tout autre serment que sa seule parole, etelles lui remirent la défense du château avec le commandement deleur petite armée.

Aussitôt, et comme il n’y avait pas de temps à perdre, lechevalier inconnu salua les deux dames et descendit dans la courfaire ses dispositions.

Là, ayant réuni tout son monde, il vit qu’il pouvait disposer dedouze cents hommes d’armes, sans compter les serviteurs et lesvalets, et, dès lors, les voyant animés du meilleur esprit, ilrésolut, quoique l’armée qui venait l’attaquer fût quatre fois plusnombreuse que la sienne, de ne point l’attendre derrière ses murs,mais d’aller au-devant d’elle dans la forêt.

En conséquence, il laissa, pour la défense du château, unecentaine d’hommes d’armes avec tous les valets et les serviteurs,et, avec le reste, il s’apprêta à marcher à l’ennemi.

Au moment de partir, un vieux garde lui offrit de lui servir deguide ; mais le chevalier inconnu lui répondit qu’ayant étéélevé non loin de cette forêt toutes les routes lui en étaientfamilières.

En effet, aux premières dispositions qu’il fit, les soldatsreconnurent qu’il avait une science des lieux au moins égale à laleur, et leur confiance en lui s’en augmenta encore.

Le chevalier inconnu disposa son armée à l’endroit même où,vingt-trois ans auparavant, le comte Salwart avait été assassiné,et la comtesse Ermengarde faite prisonnière.

C’était un défilé qui semblait fait exprès pour une embuscade,et où deux cents hommes pouvaient lutter contre deux mille.

À peine les dispositions étaient-elles prises, que l’on aperçutl’armée de Gunther, qui, se reposant sur sa force numérique, etsurtout sur le peu de résistance qu’on lui avait opposé jusque-là,s’avançait pleine de confiance et sans prendre d’autre précautionque de se faire précéder d’une avant-garde. Le chevalier inconnulaissa passer cette avant-garde ; puis, lorsque l’armée toutentière fut engagée dans le défilé, il donna le signal convenu, etles Higlands se virent écrasés par des rochers, sans qu’ils pussentmême distinguer la main vengeresse qui les poussait sur eux.

En même temps, et lorsqu’il vit que le désordre commençait à semettre dans leurs rangs, le chevalier inconnu les attaqua lui-mêmede front, avec grand bruit de cors et de fanfares, qui, répété parles échos de la forêt, pouvait faire croire à un nombre de soldatstriple de celui qu’il avait réellement.

Gunther paya bravement de sa personne ; mais lesdispositions étaient trop bien prises pour que la victoire restâtlongtemps incertaine.

Après un combat de deux heures, l’armée des Higlands fut mise enfuite et taillée en pièces, et Gunther lui-même, pressé vivement,parvint à grand-peine à se sauver avec une centaine d’hommes.Arrivé au bord de la mer, il se jeta dans un de ses navires, et,tout honteux de sa défaite, regagna nuitamment sa capitale.

Les vainqueurs regagnèrent le château, rapportant aux deuxfemmes cette bonne nouvelle, mais rapportant le chevalier inconnublessé à mort.

Elles allèrent au-devant de leur libérateur, qui, en les voyants’approcher de lui, leva la visière de son casque, et ellesreconnurent Phinard, le vieux prince de Buck, qui, trois ansauparavant, avait fait à Lyderic la cession de ses États, ets’était retiré dans la forêt pour y accomplir la pénitence qu’ils’était imposée.

Au fond de sa retraite, il avait appris le danger que couraientles deux princesses et le jeune comte ; il avait alors revêtuune dernière fois les armes mondaines pour venir à leursecours.

Dieu avait béni son entreprise, et, par un jeu de hasard ouplutôt par une permission de la Providence, l’expiation avait eulieu à l’endroit même où avait été commis le crime.

Phinard expira le lendemain, priant les deux princesses de nepas lui chercher une autre tombe que celle qui avait été creuséemiraculeusement pour lui dans la cour déserte pendant la nuit quiavait amené sa conversion. Il y fut enterré selon ses désirs. Dieuait son âme !

Quant au jeune comte Andracus, il régna pendant de longuesannées avec joie et honneur, et eut un fils, qui fut monseigneurBaudouin Ier, surnommé Baudouin aux côtes defer.

Ceci est la véritable légende de Lyderic, premier comte deFlandre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer