Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

V

DERRIÈRE L’ARMÉE DU KRONPRINZ

DIMANCHE, 13 SEPTEMBRE.

    « Nous allons probablement quitter Seigneulles aujourd’hui », m’a dit tout à l’heure le capitaine ; souhaitons que nos étapes soient longues.»

    Je souhaite, mon capitaine. Mais pourquoi diable ai-je tant mangé pendant toute la journée d’hier? Ils étaient frais, les œufs que m’a trouvés le fourrier de la 5e et que j’ai gobés crus en y faisant deux trous d’épingle ; croustillantes, les frites cueillies à la louche dans les marmites des mitrailleurs ; tendre et rôti à point, le poulet dont le capitaine m’a offert une aile ; dodu, le lapin que mes cuistots ont fait mijoter à petit feu derrière le mur de notre grange. Mais hélas ! Quelle nuit j’ai passée !

    La paille me piquait les mains, la figure, et les pieds à travers mes chaussettes ; il me semblait qu’elle était brûlante, et je souhaitais la fraîcheur des draps lisses. J’avais la fièvre. Mon estomac pesait comme une énorme balle de plomb. Parfois, une danse étrange l’agitait ; alors, il me faisait l’effet d’une poche de caoutchouc qu’on aurait gonflée à bloc. Aux rares minutes où je m’assoupissais, des cauchemars peuplaient la nuit : réveils brusques, haut-le-corps qui me précipitaient la tête contre les douves de la cuve gigantesque derrière laquelle j’avais fait mon trou dans la paille.

    Au malin, j’ai pu reposer un peu. Mais, lorsque le plein jour s’est précipité par la porte béante, il a fallu ouvrir les paupières, se mettre debout, s’équiper. Jambes molles, bouche pâteuse et tête vide. Triple idiot ! Te voici à point pour reprendre les longues étapes !

    Pas de plainte, puisque c’est ma faute. Je ne suis pas mort de cette indigestion. Il n’y paraîtra plus demain.

    Je trempe mon nez dans la cuvette exiguë que nous a prêtée, à Porchon et à moi, le docteur du village. Je ne sais pas dans quelle cuvette il se lave, ce petit docteur aimable ; mais celle-ci, vraiment, est ridicule. Il nous faudrait des baquets d’eau chaude pour dissoudre la crasse accumulée depuis une semaine ; nous avons quelques gouttes d’eau froide au fond d’un pot grand comme un dé à coudre, et c’est dans une soucoupe que nous faisons nos ablutions.

    Heureusement, mon ordonnance vient d’apporter un seau de campement plein jusqu’aux bords. Je barbote mon saoul, sans souci des éclaboussures généreuses que je projette sur le parquet. Cette fraîcheur dissipe les malaises nocturnes. Je me sens mieux. Je suis content.

    Départ midi. Ma section est rassemblée devant la grange, tous les hommes sac au dos, l’arme au pied. Manque personne. Je les regarde : ils ont brossé leurs vêtements, lavé leur peau, rasé leur barbe. Plus de poussière sur les équipements ni sur les chaussures. Des têtes droites, des yeux clairs : bonne allure. Ça va.

    On attend; c’est le silence qui précède immédiatement l’instant du départ. Et dans ce silence, quelque part au loin, des coups de fusil retentissent tout à coup, qui se multiplient, deviennent fusillade crépitante. Qu’est-ce que c’est? En voilà une blague ! Depuis avant-hier, nous n’entendions même plus les éclatements des marmites.

    « Mon lieutenant ! mon lieutenant ! Voyez-le ! »

    Tous les nez se lèvent ; les regards cherchent le point du ciel que l’homme montre de son doigt tendu. Je l’ai, le Taube : tout petit, net et fin dans un coin du ciel sans nuages, il vient sur nous d’un vol droit. Nous connaissons tous, à présent, sa silhouette. Et lorsque avertis par le ronflement du moteur, nous découvrons soudain l’avion presque invisible encore, notre hésitation n’est pas longue avant que nous ayons prononcé : « boche » ou « français ».

    Évidemment, celui-ci est boche. On doit tirer sur lui de Rosnes ou de Marats-la-Grande. Pour nous, il est trop loin ; nous ne pouvons que suivre la chasse des yeux. Mais tous nos hommes frémissent du désir de tirer aussi. Même, l’un d’eux met en joue et vise ; puis, tournant à demi la tête vers moi, implore :

    « Dites, mon lieutenant, dites?… »

    Je réponds, un peu sec :

    « Voyons, Godard, tu es fou ! D’ici ! »

    J’ai appris à connaître le prix d’une cartouche et ne veux pas de gaspillage.

    D’une section voisine, tout à coup, un cri part. « Il y est ! »

    Peut-être, en effet, l’avion a-t-il oscillé un peu, si peu ! Mais il n’en faut pas davantage pour que tous ces hommes crient leur plaisir et sautent de joie comme des enfants. Moi, je suis sûr qu’ « il n’y est pas ». Il vire, tout bonnement. J’aperçois un moment le fuselage dans toute sa longueur ; puis plus rien que les ailes fines, légèrement relevées. En virant, il s’est incliné sur un côté ; il reste penché lorsqu’il disparaît derrière le toit de la grange. Cela suffit : tous sont convaincus qu’il tombe, qu’il va s’écraser sur le sol, là-bas vers le nord. Et je le leur laisse croire.

    En avant ! La marche est lente, par les champs dont la terre est lourde encore ; mais il n’y a plus de flaques d’eau, et les pieds ne mouillent pas. Devant nous, la 8e étire ses rangs, se disloque, nous empêtre. Chaque fois que nous passons auprès d’un verger, des hommes s’arrêtent, secouent les arbres, emplissent leurs musettes de pommes et de quetsches. Je fais la grosse voix :

    « Voulez-vous rejoindre, nom d’un chien!»

    Et je cueille deux ou trois pillards, que j’oblige à verser leur récolte au pied des arbres dévastés. Il faut menacer rudement de punir pour que l’ordre reparaisse.

    Marats-la-Grande. Nous ne traversons pas le village. Des batteries montées en sortent, et par les chaumes grimpent vers la route. Les artilleurs vocifèrent et frappent leurs chevaux exténués pour qu’ils donnent le rude coup de collier. Pauvres bêtes ! Maigres, les côtes en saillie, les flancs mis à vif par le harnais, la tête énorme et penchée vers la terre, elles se raidissent, soufflent avec bruit, et leurs grands yeux ternes souillés de chassie me semblent dire leur souffrance résignée.

    Une tombe : deux branches liées en croix. Sur la branche transversale, on a fait au couteau une large entaille qui met à vif le cœur pâle du bois ; une main qui s’est apiquée a écrit là-dessus, au crayon, le nom du soldat dont le corps est étendu à même la terre, dans ses seuls vêtements de combat ; au-dessous, le numéro du régiment, celui de la compagnie, et la date de la mort, 9 septembre.

    Quatre jours ! Il y a quatre jours, la chose pourrissante qui soulève la glèbe était un homme en pleine force de vie et que l’espérance du revoir liait à d’autres qui l’attendaient. Quatre jours !…Les parents ne savent pas.

    Encore des tombes. Elles ne sont point alignées, ni même groupées. Elles jalonnent, à des intervalles irréguliers, le chemin que nous suivons, un bas-fond aux herbes fraîches et semé d’arbres encore feuillus. On voit surgir du sol toutes ces petites croix frustes, dont presque toutes gardent accroché un képi rouge. Les hommes, sans s’arrêter, lisent à haute voix les inscriptions identiques : 8 septembre, 9 septembre, 10 septembre…

    En voici une que ne marquent point les deux branches croisées. Un piquet, dont le bois est gravé au fer rouge, apprend à ceux qui passent le nom du mort ; et, sur la terre fraîchement remuée, des pierres juxtaposées dessinent une grande croix blanche. Ainsi couchée, elle semble protéger mieux et de plus près celui qui est étendu là.

    Tombes hâtives, creusées avec les mêmes petits outils qui creusent les tranchées de combat, je vous souhaiterais plus profondes et jalouses. La forme des corps que vous cachez soulève doucement la surface des champs. La pluie a dû les mouiller ces jours et ces nuits. Du moins, il fait calme sur vous. L’ennemi s’éloigne ; il ne reviendra plus. Gardez vos morts de votre mieux, jusqu’à ce que les vieillards et les femmes viennent vous les redemander pour les emmener avec eux !

    Encore quelques minutes de marche, et nous arrivons dans une plaine nue que trouent des entonnoirs de marmites. Le soleil décline ; sa lumière coule, oblique et dorée. Des chevaux crevés, pattes raidies croisant leurs sabots contre terre ou se dressant toutes droites vers le ciel. La poussée des entrailles en décomposition ballonne leurs flancs ; un liquide visqueux a coulé par les coins de leur bouche et leurs dents apparaissent, longues et jaunes ; leurs yeux bleuâtres mollissent et se dissolvent. Ils font mal à voir, et dégoûtent. Je reconnais l’odeur fade et pénétrante, qui se fait plus violente à l’approche de la nuit, et qui stagne toujours auprès des énormes cadavres.

    Halte ! Nous sommes devant une ligne de tranchées couvertes de paille. C’est par ici que je suis tombé le matin du 10, et les hommes qui m’ont relevé s’abritaient sous un toit de paille pareil à celui-ci. Une chaleur animale est restée dans ces trous ; ceux qui les occupaient ont dû partir depuis bien peu d’heures.

    Repos, avant de s’allonger pour dormir. On mange ; les confitures de Bar sortent des musettes. Par la plaine, les hommes grouillent. J’en vois qui traînent derrière eux d’infâmes édredons rouges semant leurs plumes, d’autres des bouts de toile cirée ramassés Dieu sait où ; d’autres déploient des couvertures maculées, que des trous crèvent. Où vont-ils, ceux-là? Je viens d’en apercevoir deux, qui rôdaient tout à l’heure à côté des faisceaux, et qui ont disparu soudain, comme s’ils plongeaient au-dessous du bivouac. Il doit y avoir par là une descente abrupte, et quelque ferme dans le bas, peut-être un village. Les maraudeurs flairent vite les lieux habités, et tout de suite se mettent en chasse ; toujours les mêmes, d’ailleurs, et incorrigibles. Voyons la carte : parbleu ! nous sommes au-dessus d’Erize-la-Grande. A cent mètres d’où je suis, on doit découvrir la route et les maisons. Un sous-officier à la poursuite, et qu’il les ramène bon train !

    Je sors de la tranchée moite, pour me promener un peu au plein air, avant la nuit noire. Des cyclistes passent, plus sveltes que nous avec leurs vareuses courtes, leurs culottes serrées au genou, et les bandes de drap qui dessinent leurs mollets. Ils ont accroché à leur ceinturon des bidons boches, ovales et bombés, recouverts d’un étui de même couleur que les uniformes souvent entrevus. Je les envie, moi qui n’ai plus mon bidon depuis l’affaire mémorable. J’ai reconnu l’homme de la 5e à qui je l’avais confié ; il a su faire l’âne, et je n’ai pu que regretter en me promettant d’aviser.

    « Rassemblement ! » Un ordre vient d’arriver : nous allons plus loin.

    Avant de partir, j’ai ramassé un éclat d’obus contre lequel mon pied a cogné : long de cinquante centimètres, large de quinze, des arêtes coupantes, des dents de scie, des pointes aiguës. Je considère l’affreuse chose qui pèse à mon bras. Quel formidable obus l’a projetée, rapide et ronflante, faisant se courber les têtes sous son vol? Cet éclat est de ceux qui tranchent net un bras ou une jambe, arrachent une tête, coupent un homme en deux par le milieu du corps. Et je pense, à le tenir ainsi, lourd et froid, entre mes mains, à un pauvre petit cycliste de bataillon qui fut tué près de nous dans le bois de Septsarges, une jambe décollée à hauteur de la hanche et le bas-ventre broyé.

    Vers le nord, sur une route large : des arbres, de la fraîcheur. La nuit vient. Et soudain, dans l’ombre grise, des ruines se lèvent : nous sommes à Erize-la-Petite.

    L’entrée du village, presque un hameau, était obstruée de voitures, de charrues, de grands râteaux à foin qu’on a tirés sur les côtés. Silencieux, nous passons devant les masures effondrées. Plus rien que des pans de murs, des cheminées tordues restées debout sur la dévastation des foyers. Des poutres carbonisées ont roulé jusqu’au milieu de la chaussée ; une grande faucheuse mécanique dresse son timon cassé, comme un moignon.

    Le régiment défile dans le soir morne ; nos pas sonnent lugubrement et violent cette détresse. Tout à l’heure, quand la dernière section aura disparu au sommet de la côte, le village retombera à la nuit froide et muette, et la paix sera sur les maisons mortes.

    Une dernière fois, je me retourne et regarde. J’emplis mes yeux de cette vision désolée ; puis je reprends la marche machinale, poitrine serrée, triste aux larmes, et la mort en mon cœur.

    Une autre route, qui longe la ligne de Rembercourt à la Vauxmarie et Beauzée. Dans les fossés, des cadavres humains s’accroupissent ou s’étalent. Rarement un seul, presque toujours deux ou trois, collés les uns aux autres comme s’ils voulaient se réchauffer. La lumière mourante révèle les capotes bleues et les pantalons rouges : des Français, des Français, rien que des Français. Allégement à découvrir quelques Boches. Je fais plusieurs pas hors des rangs pour être bien sûr que ce sont des leurs : ils n’ont pas eu le temps de les cacher, ceux-là !

    Nuit noire. Nous ne voyons plus les cadavres, mais ils sont là toujours, au fond des fossés, sur les talus, sur le remblai de la voie. On les devine dans l’obscurité. Si l’on se penche, ils apparaissent en tas indistincts où ne se marque point la forme des corps. Surtout, on les sent : l’odeur épouvantable épaissit l’air nocturne. Des souffles humides passent sur nous en traînant avec mollesse, imprègnent nos narines et nos poumons. Il semble que pénètre en nous quelque chose de leur pourriture.

    Pas une parole dans les rangs ; le bruit de l’innombrable piétinement qui me précède et qui me suit ; des toux brèves, des crachements. Il doit faire froid ; pourtant ma tête et mes mains sont brûlantes, et malgré moi mes pas m’entraînent vers la droite, vers la fraîcheur de l’Aire qui coule au long de la route, et que révèle une buée livide stagnant sous les arbres noirs.

    Arrêt imprévu. Les hommes vont donner du nez dans les sacs de ceux qui marchaient devant eux. Bousculade et jurons. Puis des appels :

    « Les fourriers ! Les hommes de distribution ! »

    C’est bon signe, nous allons cantonner. Une heure d’attente sur place. Puanteur encore, mais plus fade et plus écœurante que tout à l’heure, quand nous suivions la ligne : il y a des chevaux morts près d’ici.

    Deuxnoux-devant-Beauzée. Nous passons devant les voitures à vivres. Lueurs de lanternes qui oscillent ; on entrevoit une face barbue, la lame d’un couteau de boucher au bout d’un avant-bras nu, des quartiers de viande, les boutons d’une capote. La lanterne danse, s’éloigne ; il n’y a plus rien que des formes confuses, qui bougent, Mais bientôt des flammes brillent au pied des maisons. Les cuisiniers se penchent vers elles, leurs visages éclairés en force, rudes et colorés ; et des ombres gigantesques gesticulent sur les murs.

    Nous popotons chez une bergère dont l’homme est au feu. Hier au soir, elle servait des officiers allemands,

    « Voyez, messieurs », dit-elle, « ils en ont laissé. »

    Et elle nous montre un plat dans lequel se sont figés des restes de choucroute. Elle s’empresse, taille de longues tartines de pain frais (du pain frais !) en appuyant la miche sur son ventre en saillie, verse en nos verres le cidre qu’elle vient d’apporter de sa cave, dans une cruche de grès haute de deux pieds.

    « Mais êtes-vous bien sûrs, demande-t-elle, qu’i’s n’ s’en reviendront point ? »

   Ma confiance s’affirme en cette réponse, qui l’estomaque :

    « Madame, ne vous en faites pas pour le chapeau de la gamine. »

    Hop ! au lit ! De grandes poussées dans la porte de la grange que mes hommes ont déjà barricadée, et qui tient bon.

    « Pannechon ! Pannechon ! Saute, mon vieux ! »

    Pannechon, c’est mon ordonnance. Je l’entends piétiner le foin, buter contre des dormeurs qui grognent. Puis la porte s’ouvre avec un long geignement. Bouh !… Quelle odeur ! Ça sent le petit-lait, le rat, le pissat refroidi, la sueur des aisselles. C’est aigre et fade, et ça lève le cœur. Qu’est-ce qui pue à ce point-là?

    Et tout à coup un souvenir déjà ancien surgit en moi, que cette odeur réveille, et qui m’éclaire : je revois intensément la chambre de l’« assistant » boche, au lycée Lakanal. J’allais quelquefois y passer une demi-heure, pour arriver à parler couramment sa langue. C’était pendant un été torride; il retirait son veston, se mettait à l’aise. Et lorsque je poussais la porte, cette même puanteur m’emplissait le nez, me prenait à la gorge. Lui souriait, la moitié de son visage bouffi derrière ses lunettes à monture d’écaille, me parlait de sa voix grasse et rentrée :

    « Mon Ongle Penchamin ! Fin, fm ; et si rebrésentativement français ! »

    Moi je reculais ma chaise jusqu’à pousser le mur du dos, et je finissais toujours par dire :

    «Allons dans le parc, voulez-vous? Nous y respirerons mieux qu’ici, »

    Voilà ! Il va falloir dormir dans cette odeur de Boches, s’étendre sur ce foin dans lequel ils se sont vautrés. Bah !… Puisque c’est une reprise de possession !

    « Pannechon ! Qu’est-ce que c’est que ça? »

    J’ai saisi un coin de drap qui émergeait de la litière. Je tire, et j’amène à moi un ample manteau verdâtre, à col rouge.

    « Flanque-moi ça dehors ! »

    Je m’allonge, déploie sur moi ma capote, et ferme les yeux. Bon ! qu’est-ce qui m’entre dans le côté? J’enfonce ma main dans le foin et je sens quelque chose d’anguleux et de dur enfoui profondément. Un déblaiement patient met au jour un coffret de toilette en bois verni, sale camelote, avec une glace au fond du couvercle.

    « Pannechon, flanque-moi ça dehors ! »

    Ah ! non ! encore une trouvaille ! une boîte de « pâte à faire briller l’acier ». Heureusement, c’est la dernière. Je rabats sur mes yeux ma calotte de campagne ; je m’étire en bâillant. On a chaud ; on est bien ; on va « en écraser ». A demain, les Boches !

LUNDI, 14 SEPTEMBRE.

    Il pleut. L’étape sera pénible, sous ce ciel pâle et triste. Je me résigne à être mouillé toute la journée.

    C’est un dur effort lorsqu’on sait, comme nous, l’accroissement de souffrances qu’est la pluie : les vêtements lourds; le froid qui pénètre avec l’eau; le cuir des chaussures durci; les pantalons qui plaquent contre les jambes et entravent la marche; le linge au fond du sac, le précieux linge propre qui délasse dès qu’on l’a sur la peau, irrémédiablement sali, transformé peu à peu en un paquet innommable sur lequel des papiers, des boîtes de conserves ont bavé leur teinture ; la boue qui jaillit, souillant le visage et les mains; l’arrivée barbotante; la nuit d’insuffisant repos, sous la capote qui transpire et glace au lieu de réchauffer; tout le corps raidi, les articulations sans souplesse, douloureuses ; et le départ, avec les chaussures de bois qui meurtrissent les pieds comme des brodequins de torture. Dur effort, la résignation !

    Comme hier nous marchons entre deux files de cadavres français. Ils semblent habillés de neuf, tellement la pluie a coulé sur eux. Une semaine, peut-être, que ces hommes sont tombés. Leur chair en décomposition a gonflé démesurément ; ils ont des jambes, des bras énormes et courts, et le drap de leurs vêtements se tend à craquer sur leurs corps boursouflés. Des lignards, puis des coloniaux. Tout à l’heure, nos morts cachaient leur face contre terre ; ceux-ci ont été adossés au talus, tournés vers la route, comme pour nous regarder passer. Ils ont des visages noirs, de grosses lèvres tuméfiées. Beaucoup, parmi nos hommes, les prennent pour des nègres et disent : « Tiens ! des turcos ! »

    Je me rappelle surtout un de ces pauvres morts assis au bord de la route. C’était un capitaine de la coloniale. On l’avait accroupi dans l’herbe, en pliant de force ses jambes sous lui ; mais l’une d’elles, peu à peu, s’était dépliée, et l’on eût dit que le cadavre la lançait en avant, comme s’il dansait un pas désordonné. Il avait le torse renversé légèrement, la figure en plein vers la route, les yeux grands ouverts et sans regard. Mais ce que je remarquai le plus, ce fut sa moustache, une moustache blonde, frisée, légère et charmante. La bouche, au-dessous, n’était plus que deux bourrelets de chair violâtre ; et c’était affreusement triste, cette blonde moustache de joli garçon sur cette face noire décomposée.

    Allons ! lève la tête et serre les poings ! Je m’en veux de l’accablement à quoi j’ai cédé une minute. Il faut les regarder, ces morts, et leur demander la force de haïr. Puisque les Boches, avant de fuir, les ont traînés jusqu’au bord de la route, puisqu’ils ont voulu cette macabre mise en scène, nous ferons payer cher le défi que ces brutes nous lancent !

    Rage impuissante et maladroite, celle qui fait lever la colère en nos cœurs, et le besoin de la vengeance, au lieu de l’épouvante qu’elle souhaitait inspirer.

    Et d’ailleurs, à chaque pas maintenant se trahit leur défaite : des casques bossués, percés par nos balles, crevés ou lacérés par nos éclats d’obus ; des baïonnettes rouillées, des cartouchières béantes et pleines encore de chargeurs. A gauche de la route, dans les champs, des caissons éventrés, des avant-trains en miettes, et des chevaux mutilés, en tas. Dans le fossé, un affût de mitrailleuse fracassé ; on voit l’entonnoir de l’obus qui est tombé là, un 75. Elle devait être en bel état, la mitrailleuse qui tirait sur cet affût! Et les mitrailleurs? Dans un trou! Des bandes de cartouches, en grosse toile blanche, traînent leurs spirales dans les flaques.

    Nous ramassons des bottes pleines d’eau de pluie. Ceux qui les portaient se sont-ils déchaussés pour le plaisir de marcher pieds nus à même la boue? Dans un trou aussi ceux-là ! Et soudain des croix, avec des inscriptions allemandes. Les voici donc, les Otto, les Friedrich, les Karl et les Hermann ! Chaque croix porte quatre, cinq et jusqu’à six noms. On était pressé ; on les a fourrés dans la terre par paquets.

    Une croix plus haute que les autres semble se jeter au-devant de nous ; celle-là ne porte que trois mots, gravés en lourdes capitales :

ZWEI DEUTSCHE KRIEGER.

    Un défi encore? Et après? Qui est-ce qui les a tués, vos « deux guerriers allemands »?

    Sur la chaussée détrempée, des journaux gisent, des cartes postales, des lettres. Je ramasse une photographie au dos de laquelle une femme a écrit des lignes serrées. Je lis : « Mon Pierre, il y a bien longtemps que nous n’avons eu de tes nouvelles, et me voici très inquiète. Mais je pense que bientôt vous aurez d’autres victoires, et que je te verrai revenir glorieux à Toelz. Quelle fête alors pour tous !… » Et plus loin : « Le petit a grandi ; il devient fort. Tu n’imagines pas comme il est mignon. Ne reviens pas dans trop longtemps, car alors il ne te reconnaîtrait plus. »

    Oui, c’est triste. Mais à qui la faute? Pense à nos morts de tout à l’heure, au capitaine jeté presque en travers de la route. Qu’a-t-il fait, de quoi était-il capable, ce Pierre, ce Boche dont la photographie montre le front bas, les yeux froids, la mâchoire lourde, et qui appuie sa main formidable au dossier du fauteuil sur lequel est assise, souriante et nulle, sa femme? La pitié, à cette heure, serait une lâcheté. Menons dur, et le plus dur possible, puisqu’enfin il faut qu’on en finisse!

    Saint-André. Sur un tertre, à la sortie du village, les vestiges d’un poste de secours s’entassent pêle-mêle. Un fouillis de sacs, en peau de vache couverte de poils roussâtres, tous béants, vidés des provisions qui pouvaient s’emporter ; des baïonnettes dans leur fourreau noir; des cartouchières décousues ; des casques sans pointe ; du linge déchiré, maculé de boue et de sang; des enveloppes de pansements, par centaines; des monceaux d’ouate que mouille la pluie, et qui font s’épandre autour d’eux de petites mares teintées de rouge. Les grands arbres plantés sur le tertre semblent se pencher vers ce chaos triste, et les gouttes d’eau qui coulent de leurs branches tombent avec un bruit doux et continu.

    Nous passons devant Souilly. Un moulin élévateur d’eau, dont la roue à ailes s’éploie en éventail en haut d’une armature métallique grêle et démesurée. Des maisons muettes, mais que les obus n’ont point démolies : mélancolie de l’abandon, presque aussi poignante que le désespoir des ruines.

    Grand ‘halte sous la pluie, et cantonnement à Sivry-la-Perche, dans une grange à portes vertes qui est comme toutes celles de la Meuse : l’aire battue, autour de laquelle on aligne les fusils debout, avec les équipements accrochés aux quillons ; le grenier qui la domine tout autour, gorgé de paille et de foin, et dont la profondeur se perd aux ténèbres bien avant que le plancher vétuste ait rejoint les poutres de la charpente.

15-17 SEPTEMBRE.

    Encore une étape, le camp retranché de Verdun traversé dans toute sa largeur. C’est à Thierville que nous sommes le plus près de la citadelle. Sous un ciel de pluie traversé d’éclaircies nettes, Verdun s’étale, avec ses casernes couvertes de tuiles gaies, les hangars blancs du champ d’aviation et les tours de la cathédrale dressées au-dessus des maisons et des arbres.

    Des villages grouillants de troupes. On s’interpelle au passage. Des hommes courent aux fontaines publiques dont l’eau s’épand dans une auge de pierre, avalent un quart à longues gorgées, emplissent leur bidon. Sérénité à sentir peser le mien à mon côté, un bidon boche que Pannechon m’a apporté hier, et que j’ai suspendu à mon ceinturon.

    La Meuse, les bestiaux parqués dans la prairie nue. Puis Bras, Vacherauville.

    Trois semaines seulement que je suis passé là ! Est-ce possible? Cela est, et pourtant je ne puis arriver à m’en convaincre : tant de sensations intenses et neuves, une telle richesse d’impressions, et les dangers courus, et toute cette vie insoupçonnée ! Bouleversement autour de moi et en moi ; l’accoutumance après l’hébétude des premiers jours. Trois semaines seulement que je suis passé là, pioupiou vernis frais équipé, et me voici devenu un soldat.

    Nous cantonnons à Louvemont, un village plus fangeux que tous les villages fangeux où nous avons passé jusqu’alors. Nous y trouvons du lait, des fromages blancs, de petits pots de miel. Cela aide à digérer les paroles dures que nous a assénées, dès l’arrivée, le capitaine C…, parce que nous montrions des signes de fatigue.

    Nous passons à Louvemont une journée pataugeante. Incertitude et flottement. Des batteries lourdes, derrière le village, tirent à intervalles réguliers ; les gros obus ronflent sur nos têtes. Les Allemands ne répondent point.

    Quelques heures dans les champs, on ne sait pas pourquoi ; évolutions sans but, formations diluées comme sous des rafales d’artillerie. Prudence heureuse? Conséquence de renseignements reçus? Toujours est-il qu’une dizaine de marmites dégringolent vers le soir, dans le village où nous venons de rentrer. La dernière tombe sur une maison, de l’autre côté de la rue, au moment où nous allons nous mettre à table. Elle crève le toit, qu’on entend distinctement craquer, passe au travers du plafond, se retourne, met en miettes une chaise sur laquelle le médecin-chef du régiment avait posé sa tunique, et se fiche dans le plancher, sans éclater. Le major n’était pas dans la pièce ; lorsqu’il y est revenu, il a vu ce gros 150 qui tendait vers son lit sa fusée de cuivre, et il est parti chercher une autre chambre.

    Ce matin, nous avons quitté le village. On nous a placés d’abord, en ligne de sections par quatre, au flanc d’un ravin caillouteux, parmi des acacias nains.

    Je m’étais assis près de Porchon, tellement abruti et las que je tombais, de temps en temps, contre son épaule. Il me semblait que j’avais la cervelle en bouillie et je souffrais comme une brute de mon impuissance à penser. Une seule impression me possédait, tenace et lancinante : la poursuite avait cessé ; les Boches s’étaient arrêtés, quelque part près d’ici, et il allait falloir se battre, dans cette débâcle du corps et du cœur. Je me sentais infiniment seul, glissant chaque minute un peu plus vers une désespérance dont rien ne viendrait me sauver: pas une lettre des miens depuis le départ, pas un mot d’affection, rien, rien ! Et eux, là-bas, que savaient-ils de moi? Avaient-ils reçu les cartes griffonnées en hâte, entre deux bombardements, pendant une halte au bord d’une route, ou le soir, dans la grange, à la chandelle ? Ils ne savaient pas sur quel coin de terre me chercher. Je m’étais battu, et ils ne savaient pas ce que la bataille avait fait de moi. L’anxiété les tenaillait, eux, au long des jours interminables ; et moi, qui préférais la mort à la totale solitude, j’étais privé de leur affection nécessaire.

    Nous devions, ce soir-là, prendre les avant-postes à la lisière d’un bois, et j’allais passer deux atroces journées de souffrance et de découragement, deux journées dont je veux que le souvenir me soit une arme sûre contre les épreuves à venir, puisque la force m’est restée alors de tenir quand même, et de ne point me renoncer.

SAMEDI, 19 SEPTEMBRE.

    Quarante heures que nous sommes dans un fossé plein d’eau. Le toit de branches tressé en hâte sur nos têtes, et renforcé de quelques brins de paille, a été transpercé en un instant par l’ondée furieuse. Depuis, c’est un ruissellement continu autour de nous et sur nous.

    Immobiles, serrés les uns contre les autres en des attitudes tourmentées et raidies, nous grelottons sans rien nous dire. Nos vêtements glacent notre chair ; nos képis mouillés collent à nos crânes et serrent nos tempes d’une étreinte lente et douloureuse. Nous tenons à hauteur des chevilles nos jambes repliées contre nous ; mais il arrive souvent que nos doigts engourdis se dénouent et que nos pieds glissent au ruisseau fangeux qu’est le fond du fossé. Nos sacs ont roulé là-dedans et les pans de nos capotes y trament.

    Le moindre geste fait mal ; si je voulais me lever, je ne pourrais pas. Tout à l’heure l’adjudant a essayé : il a crié d’abord, tellement fut vive la souffrance de ses genoux et de ses reins ; et puis il est retombé sur nous, s’est laissé glisser au creux marqué dans la boue par son corps, et a repris la posture en boule dans laquelle l’ankylose l’avait raidi.

    Tout ce qui s’est passé depuis deux jours m’apparaît pâle et voilé ; c’est comme si j’avais vécu en une atmosphère engourdie, dans quoi seraient mortes toute lumière et toute beauté. Une plainte dolente hululait au vide de mon cœur, douce, et cruellement obstinée, à me rendre fou.

    Je me rappelle que nous sommes restés longtemps dissimulés dans un immense fourré. Ma section était auprès des chevaux du bataillon, qu’on avait attachés ensemble, et qui cassaient des branches à chaque fois qu’ils bougeaient. Il devait pleuvoir déjà ; oui, certainement, il pleuvait : j’ai gardé dans les oreilles le bruit des feuilles frémissantes à la chute des gouttes serrées. Et puis nous nous sommes mis en marche. Le soir inerte et sale prenait insensiblement les bois et les champs. On voyait devant nous de minces colonnes d’infanterie, collées toutes noires au flanc d’une pente nue. Au-dessus, des shrapnells suspendaient des flocons mous et pâles ; on ne les entendait point siffler ; ils éclataient avec un bruit flasque, dont l’étendue taciturne n’était point troublée. Une ferme abandonnée, à notre gauche, étalait ses toits rugueux, écrasés contre terre. Un cavalier allait vers elle, la tête cachée dans le col de son manteau ; et le trot de son cheval glissait, étrangement silencieux.

    Nous avons passé une nuit, en réserve, dans le fossé où nous sommes à présent. Nous étions cinq ou six en tas, penchés vers quelques pauvres morceaux de bois que nous avions essayé d’allumer et qui fumaient sans flamber. J’étais d’une gaieté fiévreuse et bavarde ; j’éprouvais la réalité morne de mon épuisement, et je me débattais frénétiquement pour ne point y enfoncer d’un coup, à corps perdu. Cela a duré longtemps, tellement nerveux et désordonné que j’ai senti, parfois, une inquiétude chez ceux qui m’entouraient. Puis un moment est venu où mes plaisanteries malades furent autant d’insultes à la détresse de tous. Alors je me suis tu, et je me suis livré avec une complaisance lâche à la tristesse patiente qui avait attendu son heure.

    La pluie tombait sur les feuilles avec le même frémissement monotone. Le bois du foyer avait une plainte sifflante et douce. Et je tenais mon regard obstinément attaché à la lueur mourante des braises, dont quelques-unes rougeoyaient  encore sous les cendres.

    Au matin, des coups de fusil ont claqué sur la ligne des avant-postes. Le capitaine m’a envoyé avec deux sections de renfort. Nous avons marché, à la file, dans un layon mal frayé, glissant sur l’argile molle, tombant tous les dix pas, nous traînant à quatre pattes pour atteindre le haut d’un raidillon que j’aurais pu, sans la boue, escalader en deux sauts.

    En arrivant, il a fallu s’abriter derrière des troncs d’arbres, parce que les balles criblaient la lisière. Il n’y avait point de tranchées ; les hommes s’étaient allongés au fossé, dans l’eau, et avaient mis leurs sacs devant eux.

    La pluie ne cessait pas. Elle flottait sur les vastes labours, où des noyers, de place en place, se serraient en groupes frissonnants. Deux vedettes allemandes arrêtées en avant d’un bois, face à celui que nous tenions, semblaient deux statues de pierre grise. Puis des sections rampantes sortirent du bois et s’avancèrent en plaine, ternes comme le sol et visibles à peine. Nous leur avons tué du monde et elles sont rentrées sous le couvert en laissant au ciel libre de petites masses inertes.

    Mais les balles ont continué à siffler. Parfois, un cri montait du fossé et un homme s’en venait vers nous, serrant sa poitrine à deux mains, ou regardant, avec de grands yeux effarés, le sang couler au bout de ses doigts. Enfin, le calme.

    Nous sommes retournés à la réserve, emmenant un de mes caporaux qu’une balle avait atteint dans l’aine et traversé de part en part. Ce fut un dur trajet, par le chemin de boue. Le blessé geignait faiblement, les bras passés aux cous de deux camarades, la tête ballante et la face livide. Les porteurs glissaient, tombaient sur les genoux ; alors une plainte tremblante jaillissait, que j’entendais longtemps encore après qu’elle s’était tue.

    Et ce fut une nuit pareille à la première, l’attente silencieuse et grelottante, et les minutes longues comme des heures, et l’appel incessant au jour qui n’arrivait point. Je me suis assoupi peu à peu, et mon corps a pesé, à l’abandon, sur un camarade. Il m’a secoué brutalement avec des paroles de colère : nous devenions méchants. Un peu plus tard, j’ai sursauté à une douleur vive : j’avais roulé jusqu’au foyer presque éteint, et des tisons encore ardents venaient de me brûler la main. La pluie continuait à tomber.

    A présent, il fait jour. Nous venons de manger des morceaux de viande froide, mouillée, affadie, aussi quelques pommes de terre vertes trouvées dans un champ et qui ont cuit un peu sous les cendres. On nous a annoncé la relève pour ce soir. Moi je ne l’espère plus. Je ne sais plus. Nous sommes là depuis un très long, très long temps. On nous a mis là ; on nous a dit de rester ; on nous a oubliés. Personne ne viendra. Personne ne pourra nous remplacer à la lisière de ce bois, dans ce fossé, sous cette pluie. Nous ne verrons plus de maisons avec les claires flambées dans l’âtre, plus de granges bien closes où le foin s’entasse et ne mouille jamais. Nous ne nous déshabillerons plus pour délasser nos corps et les délivrer de cette étreinte glacée. Et d’ailleurs, à quoi bon? Mes vêtements englués de boue, les bandes molletières qui broient mes jambes, mes chaussures raidies, les courroies de mon équipement, est-ce que tout cela maintenant ne fait pas partie de ma souffrance ? Cela colle à moi. L’eau, qui a pénétré jusqu’à ma peau d’abord, coule maintenant dans mes veines. Maintenant je suis une masse boueuse, et prise par l’eau, et qui a froid jusqu’au plus profond d’elle, froid comme la paille qui nous abritait et dont les brins s’agglutinent et pourrissent, froid comme les bois dont chaque feuille ruisselle et tremble, froid comme la terre des champs qui peu à peu se délaye et fond.

    Hier, peut-être, il était temps encore. En partant hier, nous aurions pu nous défendre, nous ressaisir, réparer. Aujourd’hui, le mal a trop gagné. On ne peut pas réparer tout ce mal. Il est trop tard. Ça ne vaut même plus la peine d’espérer….

DIMANCHE, 20 SEPTEMBRE.

    « Dis donc, vieux, quand tu auras fini de tirer à toi toute la couverture ! »

    Voilà la troisième fois que Porchon me dit la même chose, depuis que nous nous sommes mis au lit. Je ne réponds pas. Je tâche de faire mon ronflement le plus égal, le plus « nature » possible.

    « Hé !… hé, la bûche ! Je te demande quand tu auras fini de tirer à toi toute la couverture?»

    Il insiste, le misérable. Ça mérite un éclat. Il l’a:

    « Ah ! non, tu sais, tu m’embêtes à la fin ! Laisse-moi roupiller tranquille ! Reprends-la, ta couverture ; roule-toi dedans, vautre-toi, garde-la pour toi tout seul ; mais laisse-moi roupiller tranquille ! »

    Porchon reste silencieux un instant ; puis, d’une voix déjà ensommeillée :

    « Dis donc ?

    — Quoi encore?

    — On est mieux que dans le bois d’Haumont.

    — Plutôt !

    — On est mieux que dans la grange de Louvemont.

    — Naturellement !… Dis, veux-tu, roupillons. »

    Deux minutes après, Porchon ronfle. Moi, je ne peux pas me rendormir. Des images défilent, s’obstinent à me tenir éveillé. Pourquoi diable l’animal a-t-il parlé de ça? Voilà la machine mise en branle ; Dieu sait quand elle s’arrêtera ! Et je revois tout, les deux journées d’affreux marasme, la relève sous la pluie giclante et furieuse, l’arrivée à Louvemont, un cloaque. J’étais allé dans le cantonnement de la section voisine, parce qu’il y avait en avant de la grange une pièce carrelée, avec une cheminée. Des fagots flambaient en ronflant et craquant. Nous nous étions mis nus jusqu’à la ceinture, et la lueur chaude du brasier coulait sur les poitrines, les dos et les épaules.

    Assis sur une botte de paille, tendant ses mains ridées à la flamme, un vieux soldat à barbe blanche rêvait. J’allai à lui ; je lui parlai :

    « Eh ! bien ! Le M…, on est mieux? On se sent revivre?

    — Oh ! oui, mon lieutenant. Mais ça a été dur, très dur…. »

    Et il répéta encore, à voix basse, comme revivant en lui ses récentes souffrances : « Très dur ».

    Pauvre vieux ! Il avait fait déjà la campagne de 70, comme engagé volontaire. Il s’était expatrié depuis. «Il y avait trente ans, je crois bien, qu’il était notaire en Californie, lorsque cette guerre a éclaté. Et lorsqu’il a su la France attaquée encore, et menacée, il a tout quitté ; il s’est engagé à nouveau, dans un beau régiment de combat, et il a répété qu’il était resté robuste, et leste, et résistant, pour qu’on l’envoyât face aux Boches avec le premier renfort. Il nous a rejoints dans les bois, à l’heure même où nous allions partir pour ces avant-postes de cauchemar : et ce furent ses deux premières journées de front. Pauvre vieux ! Il a soixante-quatre ans.

    La nuit d’après, Pannechon m’avait fait un lit de foin moelleux et profond, au moment où je partais pour la popote. Le repas fini, je regagnais la grange en chantant à mi-voix, jouissant à l’avance  de la nuit tiède et reposante. J’entrai, en tâtonnant dans l’obscurité. Bon, voici l’échelle…. Un, deux, trois pas ; ce doit être là. Et, en effet, je tenais l’étui de mon revolver, mon sac de toile; j’avançais mes mains pour reconnaître le creux artistement arrondi, capitonné de toutes parts, lorsque j’ai touché quelque chose de ferme et de plein, une large surface unie quoique rugueuse un peu. En même temps, une voix sortait du foin et prononçait avec placidité :

    « Eh ! l’ami, quand tu en auras assez, d’me p’loter l’derrière, faudra d’mander aut’chose ! »

    Un de mes poilus avait trouvé la place accueillante, et se l’était appropriée. Excuses bafouillantes et comiques après qu’il m’eut reconnu. Nous avons élargi le creux, puis dormi à côté l’un de l’autre, huit heures à la file.

    Ce matin, le régiment a fait une étape facile, par Douaumont, Fleury, Eix, à travers une région montueuse et boisée, où les forts étalaient leurs levées de terre envahies d’herbes, et laissaient entrevoir des coupoles écrasées. Nous avons traversé la ligne de Verdun à Conflans, marchant sur la poussière de charbon mouillée. Devant la maison du garde-barrière, en briques noircies par la fumée, des tournesols géants épanouissaient leurs corolles jaunes à cœur noir, que la pluie avait faites plus éclatantes et royales. Nous croisions des escouades de territoriaux avec des outils sur l’épaule, des artilleurs de forteresse massifs, de lentes carrioles paysannes chargées de fourrage, de troncs d’arbres, de fûts de vin. Au bord des routes, des baraques de planches surgissaient, dont les portes s’ornaient d’écriteaux cloués : Villa Joyeuse; Château des Bons Enfants; Villa Piccolo. Il y avait même des écriteaux en vers, comme celui-ci :

On ne pleure jamais chez nous ;

On y boit souvent un bon coup.

La guerre n’est pas toujours moche,

Et l’on battra tous ces sales Boches.

    On voyait aussi des cabanes faites avec des rondins assemblés, que tapissaient des branches de sapin choisies parmi les plus touffues. On avait tourné la pointe des aiguilles vers la terre, pour que l’eau des pluies coulât sans traverser et ne mouillât point la couche de paille. Toutes ces « cagnas » s’étageaient en lignes capricieuses, suivant les méandres des talus, jusqu’au sommet d’une croupe qui dominait la route à droite. Et les portes béantes criblaient la hauteur de taches noires violentes, tandis que le vert foncé des branches assemblées faisait de grandes nappes irrégulières, plus claires au voisinage de la route, plus sombres vers le faîte de la colline, où elles se fondaient dans l’obscurité mystérieuse du sous-bois.

    Et nous sommes arrivés à Moulainville, où le fourrier a découvert une maison vide, pas encore trop sale, pas encore trop chambardée, parce que le propriétaire est mobilisé près d’ici et y passe de temps en temps. Justement, il est venu, pendant que nous étions à table, un grand Meusien au visage coloré, au poil raide, énorme et lourd dans son manteau d’artilleur. Il nous a conduits lui-même, Porchon et moi, dans une chambre au parquet geignant et, nous montrant un lit d’une hauteur immodérée, nous a dit :

    « Vous coucherez ben là si vous voulez, mais j’peux point vous donner d’draps, là, »

    Des draps ! Il en avait l’air tout penaud, ce brave homme d’artilleur. Des draps ! Nous n’y avons guère songé, tout à l’heure, lorsque nous avons escaladé notre couche en nous cramponnant aux rideaux. Des draps ! Est-ce qu’il regrette l’absence de draps, l’heureux ronfleur qui sue à mon côté, entre la couette et l’édredon? C’est vrai qu’il fait chaud. Il fait même trop chaud ; chaud dans le dos, chaud au ventre, chaud partout. Je suis mouillé de la tête aux pieds. C’est dans un bain que je m’endors.

LUNDI, 21 SEPTEMBRE.

    Le cycliste de la compagnie, un Parigot des Gobelins, m’éveille en braillant à mes oreilles :

    «Est-ce que mon lieutenant veut déjeuner?»

    Il nous apporte deux bols de café noir, avec deux tranches de pain grillé, longues, dorées, croustillantes rien qu’à les voir.

    Cette nuit d’étuve m’a considérablement abruti. J’ai le corps flasque, la langue épaisse, la peau du crâne agacée. Porchon ne peut même pas ouvrir les yeux ; son front se plisse ; il tire sur ses paupières avec application, mais elles battent, lourdes, et se referment.

    Toute cette journée est molle, et mélancolique de cette mollesse. Je déambule par les rues boueuses, à pas traînants. Qu’est-ce que je vais faire? Dans deux heures, nous allons manger. C’est une occupation. Mais d’ici là?

    D’ici là, je vais de porte en porte, quémandant un poulet, des confitures, du vin, « n’importe quoi, ce que vous aurez ». Je ne trouve que quelques oignons et une bouteille d’anisette « fantaisie », doucereuse et faiblarde, enlevée de haute lutte, au prix fort.

    L’adjudant, que je rencontre, m’offre un pernod. Un quart d’heure après, le commandant G… m’appelle, me fait entrer dans la maison où il popote avec le porte-drapeau. Des cuistots sont là, qui ouvrent des boites de conserves et découpent de la viande. Il les secoue :

    « Allez, ouste ! Un coup de torchon, trois verres, et « la » bouteille, avec une carafe d’eau fraîche ! »

    Encore un pernod ! Ah ! ça, mais… Mon abrutissement croît. Je regagne notre chambre, où je retrouve un Porchon ensommeillé, affaissé sur une chaise et les yeux dans le vide. Qu’est-ce que nous allons faire?

    « Un écarté, veux-tu ? »

    Il déplie le bout de journal qui enveloppe les cartes grasses, et nous nous mettons à jouer :

    « Le roi !… Passe… atout… atout….

    — Ah ! zut ! Qu’est-ce que tu veux faire avec des jeux pareils?

    — Le roi… atout… atout…. »

    J’ai une veine insolente. Porchon jette ses cartes et crie :

    « Je ne marche plus ! Je ne marche plus! Tu me dégoûtes…. Ah ! et puis après tout, je m’en fous. Vivement ce soir qu’on se couche ! »

    Moi aussi, je m’en fous; moi aussi, je ne pense qu’à dormir. Une nuit comme la dernière, après nos rudes fatigues, ce n’est pas assez, ou c’est trop. Encore une, plus qu’une, et nous aurons retrouvé toute notre souplesse, toute notre alacrité. Et nous l’aurons, cette nuit, et peut-être d’autres après : on nous a fait espérer quelques jours de repos, dans un cantonnement tranquille, sur la rive gauche de la Meuse.

    Cinq heures du soir. Un ordre : « Il est probable que la …e division d’infanterie fera mouvement cette nuit. Presser la soupe ; se tenir prêts à partir. »

    Ça y est ! Il paraît qu’une division de réserve s’est laissée bousculer à la trouée de Spada. Il faut aller réparer : fini du repos attendu, et presque promis !… Encore un effort vers la résignation, vers l’adhésion totale à tous les ordres qu’on nous donnera, quels qu’ils doivent être, le coup de reins qui remonte le sac dont le poids devient lourd aux épaules.

    Départ huit heures. Longue étape nocturne. Nous traversons des villages : Châtillon-sous-les-Côtes, Watronville, Ronvaux. Tout ça est plein de soldats dont on sent la foule grouiller dans les ténèbres. De minces rais de lumière jaillissent par les fentes des vieilles portes de granges ; des flammes claires montent au pied des maisons, lèchent les marmites que surveillent des hommes accroupis.

    « Où qu’on est ? » demandent les nôtres.

    Et des voix répondent :

    « A Paname !

    — Dans la Meuse !

    — Si on te l’demande, tu diras qu’tu n’en sais rien ! »

    Haudiomont encore. La nuit s’avance ; les feux des cuisines s’éteignent ; de temps en temps, le vent fait surgir des braises une courte flamme qui sursaute, vacille et meurt.

    Et nous entrons dans la forêt d’Amblonville, immense et noire.

    La route pâle file à perte de vue entre les arbres, qui la menacent à droite et à gauche de leurs masses énormes, semblent s’avancer au-devant les uns des autres, pour crouler sur nos têtes et nous écraser. Une oppression grandit en moi. Nous avons marché d’abord au sud-ouest, puis au sud-est ; maintenant, nous marchons à nouveau vers le sud-ouest. Il y a trois heures que nous sommes là-dedans. Je titube, je sombre dans une vase de plus en plus épaisse. A quand l’arrivée?

    Enfin le ciel gagne sur les arbres, et la nuit s’éclaire peu à peu, en même temps que je respire plus large. Il n’y a pas de lune ; des étoiles innombrables et douces. Une sentinelle, à un carrefour bat la semelle. On la questionne:

    « Y a-t-il des Boches, par ici ? »

    Elle répond :

    « Paraît qu’oui. Même qu’y a des chances pour qu’on s’tamponne demain.

    — Où qu’ c’est ici?

    — Ferme d’Amblonville.

    — C’est loin encore, un patelin?

    — Mouilly, deux, trois kilomètres ; v’s y tournez l’dos.

    — Et allez donc !… Cochon d’métier!…Je m’fous au fossé !… I’s veulent notre peau. »

      !… .»

    Les hommes ronchonnent. J’ai envie de ronchonner comme eux; mais je crie :

    « Silence, derrière ! Aubert, Lardin, tenez-vous pénards : ça pourrait mal finir, cette petite chanson là ! »

    Arrêt brusque, piétinement sur place. Nous y sommes: Rupt-en-Woëvre. Le régiment forme les faisceaux dans un champ, au seuil du village. Je ne comprends rien à la situation ; je m’oriente à peine. Il est deux heures du matin.

    Nous sommes transis. Nous nous accotons dos à dos, Porchon et moi, tapant nos pieds l’un contre l’autre, en attendant le jour. Le froid monte le long des jambes et nous raidit. Impossible d’y tenir. Je fais les cent pas sur un chemin en pente que bordent des granges. De temps en temps, un homme entr’ouvre une porte et se faufile. Ma loi, tant pis! Je me glisse, moi aussi, dans une grange : ils sont déjà une trentaine là-dedans. J’y passe une heure, deux peut-être, assis moitié sur un sac, moitié sur un troufion qui se secoue et grogne.

    L’aube, blanche et froide. Nous allumons du feu et cherchons à nous réchauffer. Les inévitables patates charbonnent sous la braise.

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