Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

II

LE PASSAGE DE LA MEUSE

VENDREDI, 28 AOUT.

    Quatre heures du matin. Nous nous hissons en haut du chemin pierreux. Une brume légère flotte encore. Le régiment tout entier se rassemble auprès du village, dans un verger enclos de haies vives. Et là, un commandant à monocle nous lit, d’une voix sèche, une proclamation vibrante : oraison funèbre du colonel, exhortations véhémentes, vers de Déroulède pour finir. Bien plus simple et plus émouvante la présentation des armes par les soldats, tous les officiers saluant de l’épée.

    Nous creusons, sur une crête où le vent souffle, de profondes tranchées pour tireurs debout. Je respire en goulu, heureux d’être au soleil, de me sentir allègre, pendant que mes hommes tapent du pic et lancent par-dessus le parapet ébauché des pelletées de cailloux.

    Nous dominons de là-haut un immense vallon arrondi : au bas de la pente, des bois sombres, avec les grandes enclaves lumineuses des moissons mûres. A droite, une route qui fait un coude brusque entre deux files d’arbres ; devant nous, une autre route perpendiculaire à la première, ligne brutale coupant la richesse bigarrée des champs. Là-bas, dans le creux, un village blanc sous des feuilles, Dannevoux. Et tout au fond par-delà la Meuse qu’on ne voit pas, une chaîne de collines bleues.

   Jusqu’au soir, on creuse avec entrain. Pendant plusieurs heures, nous avons entendu un grondement grave et continu : canonnade violente mais lointaine. Déjeuner sur le bord de la route ; nous déchiquetons des doigts et des dents une volaille carbonisée, en buvant du vin épais à même le goulot des bidons. Je couche comme la veille avec mon bonhomme ; mais cette nuit-là j’entends des borborygmes, et je suis réveillé à chaque volte de son gros corps.

SAMEDI, 29 AOUT.

    Sous un soleil blanc et fixe, les hommes, chemise ouverte et gouttes de sueur sur la peau, achèvent de creuser leurs tranchées. Par-dessus le grondement des batteries éloignées, nous distinguons, assourdies encore et ouatées, les détonations de batteries plus proches. Je perçois, en tendant l’oreille, des sifflements légers, qui se brisent en une explosion miaulante : ce sont des shrapnells qui éclatent, lentement dissipés dans l’air calme

    Nous cantonnons encore ce soir-là, mais en cantonnement d’alerte, car les obus allemands éclatent maintenant à un kilomètre à peine du village; les vitres tremblent aux poussées invisibles et formidables des explosions.

DIMANCHE, 30 AOUT.

    Bois de Septsarges : des taillis vigoureux, tressant les ronces et poussant les rejets sous la protection des hautes futaies. Grandes taches de lumière sur la mousse, rayons vivants à travers l’ombre chaude, acre odeur de fermentation, exacerbée par le soleil, et qui oppresse. Il tape, le soleil ! Je suis accoté contre un arbre, et me déplace à mesure que l’ombre tourne.

   P…, le sous-lieutenant de la 8e, est vautré à côté de moi. Il écrit au crayon une longue lettre à sa jeune femme; et il me parle d’elle, de sa petite fille qui a cinq mois. Je l’écoute de toute ma volonté, mais je n’entends pas toujours ce qu’il me dit : sa voix me parvient comme un ronron monotone, que je perçois encore, scandé par les battements du sang à mes tempes et au bout de mes doigts. Je m’endors.

    Une détonation énorme m’éveille en sursaut. Trois autres ébranlent l’air, à la file ; et j’entends par-dessus ma tête le vol des obus, frôlement léger, glissement rapide que l’on suit de l’oreille, très loin, très loin, jusqu’à entendre l’éclatement, à peine;

    « Ce sont des canons de 120 », me dit P….

    Il n’a pas fini qu’une ribambelle de détonations plus sèches, plus cassantes, me fait tourner la tête à gauche. L’une n’attend pas l’autre ; elles se précipitent, se poussent les unes les autres, dirait-on, se mêlent, se chevauchent, distinctes pourtant et franchement détachées, malgré la rumeur immense du sous-bois où l’écho résonne interminablement : une batterie de 75 expédie un travail pressé.

   Au soir, la canonnade devient innombrable. Les obus croisent leurs courses sifflantes ; les petits tendent une trajectoire rigide, rageusement ; les gros passent presque lentement, en glissant avec un bruit doux. Machinalement, je lève les yeux pour les voir. Tous les hommes qui viennent d’arriver ont ce geste.

    Lorsque nous quittons les bois, des marmites allemandes éclatent sur notre gauche, assez près pour qu’on entende, après le fracas de l’explosion, la grêle des éclats tapant dans les arbres.

    Cantonnement d’alerte comme la veille, et dernière nuit avec le gros homme. Hélas l

LUNDI, 31 AOUT.

    Nous repartons pour les bois de Sépares. La journée débute comme celle de la veille. Grillon, coiffeur patenté, me rase ; sensation qui déjà me semble étrange : deux sacs sous les fesses, un arbre dans le dos. Je le paie avec du tabac « fin » ; il m’embrasserait. La sieste recommence, rampante avec l’ombre.

    Vers deux heures, du nouveau : nous remontons au nord-est, le long des bois, traînaillons longtemps en tous sens, pour arriver enfin au point fixé, des tranchées faites par le génie, avec des abatis en avant. Nous les occupons. J’ai une « guitoune » de feuilles un peu en arrière.

    Dans notre promenade errante, peu s’en faut que nous ne recevions des chaudrons : une dizaine, à la file, éclatent à moins de trente mètres.

    Je passe la nuit dans la guitoune. Les branches, dont le sol est jonché m’entrent dans les flancs. Mon équipement ne se tasse pas, et mon sac, sous ma tête, me semble dur. Je n’ai pas encore l’habitude.

MARDI, 1er SEPTEMBRE.

Nous restons dans les tranchées. Les cuisiniers vont faire en arrière la soupe et le jus ; mais bientôt c’est l’accoutumée bousculade finale ; la bataille crépite en avant de nous. Le capitaine fait dire que la première ligne doit être enfoncée, qu’il faut redoubler de vigilance. Et Porchon, mon Saint-Cyrien, envoie par ordre une patrouille sur la gauche. Presque aussitôt, des claquements de Lebel, et la patrouille, affolée, dégringole : elle a vu des Boches et tiré. Mes hommes s’agitent, s’ébrouent ; il y a de l’inquiétude dans l’air.

   Soudain, un sifflement rapide qui grandit, grandit… et voilà deux shrapnells qui éclatent, presque sur ma tranchée. Je me suis baissé ; j’ai remarqué surtout l’expression angoissée d’un de mes hommes. Cette vision me reste. Elle fixe mon impression.

    Encore mon agent de liaison qui arrive en l’courant :

    « Le capitaine m’envoie vous prévenir qu’il n’y a plus rien devant nous ; nous sommes face aux Allemands ! »

    Est-ce vrai ? Nous avons vu passer des blessés. Un caporal de la 27, blême et suant, visage à l’envers, me crie que Dalle-Leblanc a une balle dans le ventre. Un grand diable, la cuisse traversée, meugle. Il bute des deux pieds et pèse de tout le poids de sa carcasse sur ceux qui le soutiennent. Beaux camarades, et courageux ! Sournoisement, ils plaquent leur blessé à dix mètres de ma tranchée, et s’esquivent, allégés. Je fais porter l’homme, qui meugle toujours, au poste de secours du bataillon.

   La nouvelle me parvient, je ne sais comment, que le … se replie, par la gauche en principe. C’est exact. Il nous remplace dans nos tranchées, et nous nous portons sur de nouvelles positions, à cinq cents mètres en arrière.

    Ligne de section par quatre dans le bois, près d’une clairière. Les chaudrons dégringolent ; un réserviste, grand, blond roux, au premier qui explose, se retourne brusquement, me crie qu’il est blessé. Il est blafard et il tremble violemment : c’est une branchette qui l’a piqué, comme il se baissait.

    Un second chaudron, et c’est la ruée fantastique de Ferrai, serrant son poignet ensanglanté. Un troisième : le caporal Trémault reçoit dans la joue le bout d’un canon de fusil. Il est estomaqué un moment, puis, ses esprits revenus, il sacre jusqu’à extinction. L’arrosage continue.

    La nuit. Plaintes des blessés au loin. Un cheval mutilé hennit. Gémissement étrange et poignant : je crois que c’est un oiseau de nuit qui hulule.

   Je fais le quart jusqu’à onze heures, perclus de froid. J’ai réveillé Porchon depuis une demi-heure à peine, je ne suis pas encore endormi, lorsque vient l’ordre de départ : nous retournons aux tranchées de Cuisy.

MERCREDI, 2 SEPTEMBRE.

Il est deux heures quand on arrive. On s’installe avec une impression de sécurité et de force. Ont-ils passé la Meuse en nombre? Peut-être. Mais, de là-haut, nous pouvons les attendre. Un mitrailleur est venu, il y a quatre jours, avec un télémètre, et je lui ai demandé des distances exactes. S’ils viennent, je commanderai les feux qu’il faudra, et nous les descendrons sans qu’ils puissent même monter jusqu’à nous.

    En attendant, dormons. Les étoiles sont limpides et fixes ; l’air fraîchit à l’approche du jour. Je me pelotonne dans ma capote, tout au fond de la tranchée, sur une couche mince de luzerne sèche, et je somnole un peu, sommeil coupé de réveils gelés.

    Mes hommes, en se secouant autour de moi, achèvent de m’éveiller. Je me frotte les yeux, m’étire les bras, et saute sur mes pieds. Le soleil donne déjà et couvre les champs d’une marée de clarté douce. Je reconnais mon vallon, avec les points de repère échelonnés jusqu’à l’extrême limite du tir possible.

    Beaucoup d’aéros, les nôtres lumineux et légers, les boches sombres et ternes, mais élégants et semblables à de grands rapaces au vol sûr.

    Des patrouilles de dragons gris se hasardent dans les seigles. Quelques coups de feu, partis de notre droite, les arrêtent. Devant nous, des uhlans en vedette à la lisière d’un bois, cheval et cavalier immobiles. De temps en temps seulement, la bête chasse les mouches en balayant ses flancs de sa queue.

    A la jumelle, je vois sur un chemin deux blessés qui se traînent, deux Français. Un des uhlans les a aperçus. Il a mis pied à terre et il s’avance vers eux. Je suis la scène de toute mon attention. Le voici qui les aborde, qui leur parle; et tous les trois se mettent en marche vers un gros buisson voisin de la route, l’Allemand entre les deux Français, les soutenant, les exhortant sans doute de la voix. Et là, précautionneusement, le grand cavalier gris aide les nôtres à s’étendre. Il est courbé vers eux, il ne se relève pas ; je suis certain qu’il les panse.

    A deux heures, les obus recommencent à siffler sur nous. Il y a encore une batterie sur la crête en arrière ; c’est elle qui ouvre le feu. Elle tire depuis dix minutes, peut-être, lorsqu’un obus allemand vient éclater à vingt mètres en avant de notre tranchée.

    J’ai levé la tête, automatiquement, à la seconde qui a suivi l’explosion ; et voilà qu’une chose invisible passe en ronflant tout près de mon nez : c’est un éclat. Un homme, près de moi, a dit en riant : «Tiens ! les frelons… » Bon ! à la prochaine marmite, j’attendrai, pour me relever, que l’essaim soit passé.

    Je n’attends pas longtemps : en voici quatre à la fois, et puis trois, et puis dix. Ça dure une heure à peu près. Nous sommes tous collés au fond de la tranchée, le corps en boule, le sac sur la tête. Entre chaque rafale, mes deux voisins de droite creusent fébrilement une niche dans la paroi. Ils s’y fourrent comme un lapin dans son terrier ; je ne vois plus que les clous de leurs semelles.

    Une fumée noire, cuivrée, qui pique la gorge et fait mal aux poumons, nous enveloppe de ténèbres fantastiques. Elle n’a pas eu le temps de se dissiper que déjà siffle une nouvelle rafale. On l’entend venir, irrésistible ; je perçois le choc mat du premier obus sur la terre avant d’être assourdi par la salve des explosions.

   Pendant une courte accalmie, le bruit d’une course pesante et précipitée me fait tourner la tête : c’est un de mes hommes qui a bondi hors de la tranchée, là-bas à gauche, et qui se rue vers la droite, sac au dos et fusil à la main, dans un chahut invraisemblable, baïonnette cliquetante, gamelle trépidante, cartouches grelottantes. Son bidon lui tape dans la croupe à grands coups ; il me regarde au passage avec des yeux dilatés, et puis s’en va tomber comme un bolide sur des camarades qui font carapace avec le sac, et qui le reçoivent sur les reins avant d’avoir pu se garer.

    Avalanche de taloches ponctuée d’engueulades. Une rafale de six marmites les met d’accord. Elles ont encadré la tranchée, et l’une d’elles est tombée à cinq mètres en avant de moi : il m’a semblé que le mur de terre me poussait, et j’ai reçu en plein sur mon sac une pierre de quelques kilos, qui m’a collé le nez dans la glaise et abruti pour cinq minutes.

    Soleil couchant, très beau, très apaisant. La nuit s’annonce transparente et douce. Je me promène en avant de ma tranchée, dans un champ de luzerne, m’arrêtant au bord des entonnoirs énormes creusés par les obus, et ramassant de-ci de-là des morceaux d’acier déchiquetés, encore chauds, ou des fusées de cuivre, presque intactes, sur quoi se lisent des abréviations et des chiffres. Et puis, je rentre « chez moi », et je m’étends à terre pour dormir.

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