Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

VI

DANS LES BOIS

MARDI, 22 SEPTEMBRE.

    Je commence quelques lettres, les doigts gourds, le nez mouillé :

    « Je ne sais pas comment je vis ; mais à vrai dire, ma résistance m’étonne moi-même. Elle est étrange et merveilleuse, la facilité à s’adapter que je constate chaque jour chez les plus simples d’entre nous. Notre rude vie nous a façonnés, et pris pour tout le temps qu’elle durera. Il semble, à présent, que nous soyons nés pour faire la guerre, coucher dehors par n’importe quel temps, manger chaque fois qu’on trouve à manger, et tout ce qui se peut manger. Vous avez une nappe sur votre table? Des cuillères, des fourchettes, toutes sortes de fourchettes, pour les huîtres, pour les fruits, pour les escargots, et quoi encore? Vous changez d’assiette à chaque plat, est-ce drôle ! Vous avez des verres de toutes les tailles, de toutes les formes, et si fragiles qu’on les casserait en les serrant un peu fort dans ses mains. Et vous buvez votre café, n’est-ce pas? dans des tasses fines, qui ne sont pas les mêmes que celles dans quoi vous buvez, par exemple, le thé? Comme c’est compliqué, tout ça ! Nous avons, nous autres, notre couteau de poche, notre quart, et nos doigts. Et ça suffit… »

    Interruption : une femme arrive, maigre et sale, qui pousse devant elle une fillette à cheveux jaunes dont les paupières rouge vif sont collées de chassie. Le docteur, consulté, prescrit un collyre.

    «Et qu’est-ce que j’vous dois, comme ça, monsieur le médecin ? demande la femme.

    — Mais rien du tout, madame. »

    Alors elle tire de dessous sa pèlerine une bouteille poussiéreuse, et dit :

    «Faut tout d’même ben que j’vous « récompinse ». N’y en a pus beaucoup, mais l’boirez ben. Il est bon ; oh ! mais oui là. »

    C’est du vin de Toul, piquant, grêle, et d’alcool sec. Avec des fromages de tête de cochon, moulés en dôme dans un bol qu’on retourne sur une assiette, nous avons un déjeuner rare.

    L’après-midi, départ pour les avant-postes. Nous dépassons une bande d’éclopés, sans armes, capotes ouvertes, presque tous soutenant leur marche d’un bâton. Parmi eux, je reconnais un camarade d’avant la guerre. Mouvement de plaisir, joie à parler de souvenirs communs, puis regrets mélancoliques. Voyant qu’il fait partie d’un des régiments qui ont molli à la poussée des Boches, je lui demande : «Mais qu’est-ce que vous avez foutu?»

    Il a un grand geste las :

    « Des masses d’infanterie; une trombe d’obus; pas de canons chez nous pour nous soutenir.. :;,Tiens, mon vieux, ne parlons pas de ça. »

    Après la dernière nuit, qui fut glaciale, une journée de soleil brûlant. Je suis chaussé de minces souliers ridicules, dont le cuir se rétrécit à mesure que mes pieds gonflent : j’évite les cailloux.

    A droite de la route, des prairies font une grande nappe verte et fraîche, jusqu’à des hauteurs envahies d’arbres drus. Ils couvrent les sommets de leurs frondaisons exubérantes, et semblent crouler jusqu’aux bas des pentes.

    « Par un ! dans le fossé. »

    C’est signe que nous entrons dans la zone battue par les canons allemands. On grimpe. On traverse un village, Mouilly, accroché au flanc d’une pente. Presque toutes les maisons alignent leurs façades plâtrées du même côté, à gauche. De l’autre côté, des prés dévalent, s’aplanissent, et cessent à l’endroit précis où le sol remonte, et où viennent déferler les dernières frondaisons qui tombent en cascade du faite des hauteurs. Trous d’obus énormes, autour desquels la terre soulevée s’est figée en lourdes vagues, et que ceignent d’une ceinture lâche des mottes brunes pareilles à des éclaboussures.

    Des bois. Quelques shrapnells éclatent devant nous, loin. Dans le fossé, une grande auto grise à lettres dorées, une roue arrachée, des marques de projectiles dans la tôle peinte : c’est une voiture d’un grand bazar de Leipzig.

    Il a un grand geste las

« Des masses d’infanterie ; une trombe d’obus ; pas de canons chez nous pour nous soutenir… Mon vieux, ne parlons pas de ça. »

Après la dernière nuit, qui fut glaciale, une journée de soleil brûlant. Pour remplacer les solides godillots que j’ai brûlés au bois des Caures, j’ai dû chausser de minces souliers dont le cuir rétrécit à mesure que mes pieds enflent : j’évite les cailloux.

    A droite de la route, des prairies font une grande nappe fraîche, jusqu’à des hauteurs envahies d’arbres drus. Ils couvrent les som­mets de leurs frondaisons exubérantes et semblent crouler jus­qu’aux bas des pentes.

    « Par un ! dans le fossé. »

    C’est signe que nous entrons dans la zone battue par les canons allemands. On grimpe. On traverse un village, Mouilly, accroché au flanc d’une pente. Trous d’obus énormes dans les prés, autour desquels la terre soulevée s’est figée en lourdes vagues, et que ceignent d’une ceinture lâche des mottes brunes pareilles à des éclaboussures.

    Des bois. Quelques shrapnells éclatent devant nous. Dans le fossé, une grande auto grise à lettres dorées, une roue arrachée, des marques de projectiles dans la tôle peinte : c’est une voiture d’un grand bazar de Leipzig.

    Nous relevons un régiment de la division, aux abords de la route Mouilly-Saint-Rémy, à la lisière du bois. Il y a eu combat. Nos 75 font pleuvoir une dégelée de fusants, en barrage, à cinq cents mètres en avant de nous. Nous regardons cela, Porchon, moi, et les deux officiers que nous allons remplacer : deux crânes soldats, qui parlent avec simplicité de la bataille qu’ils viennent de vivre. L’un, grand, osseux, la peau tannée, des yeux noirs presque fié­vreux sur un nez bossu, passe les consignes en mots brefs et pré­cis. L’autre, petit, un peu bedonnant, des yeux rieurs, des joues roses, une barbe brune frisée, raconte des horreurs avec bon­homie, et nous prévient, « en bon camarade », que nous pourrions bien laisser là notre peau.

    La pétarade des 75 nous casse la tête. Parfois un fusant boche siffle raide et cingle les arbres d’une volée de mitraille. Nous pre­nons place dans ce tumulte : je tiens avec ma section cent cin­quante mètres à peu près du fossé de lisière, déjà plein de cadavres. Je dis à mes hommes

    « Débouclez les outils en vitesse, et creusez le plus que vous pourrez. »

    La nuit tombe. Le froid devient vif. C’est l’heure où, la bataille finie, les blessés qu’on n’a pas encore relevés crient leur souffrance et leur détresse. Et ces appels, ces plaintes, ces gémissements sont un supplice pour tous ceux qui les entendent ; supplice cruel sur­tout aux combattants qu’une consigne rive à leur poste, qui vou­draient courir vers les camarades pantelants, les panser, les récon­forter, et qui ne le peuvent, et qui restent là sans bouger, le cœur serré, les nerfs malades, tressaillant aux appels éperdus que la nuit jette vers eux, sans trêve

    –A boire !

    — Est-ce qu’on va me laisser mourir là ?

    — Brancardiers !

    — A boire !

    –Ah!

    — Brancardiers !… »

    J’entends de mes soldats qui disent

    « Oui, qu’est-ce qu’ils foutent, les brancardiers ?

    — Ils ne savent que se planquer, ces cochons-là !

    — C’est comme les flics ; on n’les voit jamais quand on a besoin

d’eux. »

    Et devant nous la plaine entière engourdie d’ombre semble gémir de toutes ces plaies, qui saignent et ne sont point pan­sées.

    Des voix douces, lasses d’avoir tant crié

    Qu’est-ce que j’ai fait, moi, pour qu’on me fasse tuer à la guerre ?

    — Maman ! Oh ! maman !

    — Jeanne, petite Jeanne… Oh ! ‘dis que tu m’entends, ma Jeanne ?

    — J’ai soif… j’ai soif… j’ai soif…. j’ai soif !… »

    Des voix révoltées, qui soufflettent et brûlent « Je ne veux pourtant pas crever là, bon Dieu

    — Les brancardiers, les brancardiers !… Brancardiers ! Ah !salauds

    — Il n’y a donc pas de pitié pour ceux qui clamecent ! »

    Un Allemand (il ne doit pas être à plus de vingt mètres) clame le même appel, interminablement

    « Kamerad Franzose ! Kamerad ! Kamerad Franzose ! »

    Et plus bas, suppliant

    Hilf e ! Hilfe  ! »

    Sa voix fléchit, se brise dans un chevrotement d’enfant qui pleure ; puis ses dents crissent atrocement ; puis il pousse à la nuit une plainte bestiale et longue, pareille à l’aboi désespéré d’un chien qui hurle vers la lune.

Affreuse, cette nuit. A chaque instant nous sautons sur pieds, Porchon et moi. Des coups de feu tout le temps. Et ce sacré froid !

Mercredi, 23 septembre.

    On vient nous relever. Nous partons, marchant à travers bois dans une zone où les taillis ont été rasés et où l’on se voit de loin. De la rosée sur la mousse, du soleil à travers les branches.

    Pendant une halte, sacs à terre, fusils dessus, des exclamations joyeuses dans ma section

    –Tiens ! Vauthier !

    — Mince alors ! Raynaud !

    — Sans blague… Beaurain

    — Pas possible! Vous v’là déjà ? Et nous qu’on vous croyait, sale­ment amochés!… Quoi qu’vous avez fait ?… D’où qu’vous v’nez ? »

    Les trois hommes se présentent à moi, me rendent compte qu’ils rejoignent à la date du jour. Je suis content, parce que tous les trois sont parmi mes meilleurs soldats, intelligents, dévoués et braves. Mais je m’aperçois soudain qu’ils ont les yeux gonflés, le visage blême et creux, et que Beaurain et Raynaud portent encore à la main un pansement sordide. Qu’est-ce cela signifie ?

    –Voyons, Vauthier, dis-moi tout ce qui s’est passé. »

    Alors, à phrases précipitées, haletantes, avec des gestes de colère et des sanglots secs qui jaillissent de sa poitrine sans qu’il puisse les réprimer, mon soldat me raconte leur sinistre aventure

     Croyez-vous qu’ c’est malheureux, dites, mon lieutenant ? Treize jours qu’on est blessés, et pas guéris, et renvoyés au feu comme ça, moi avec mon bras qui rend d’ l’humeur encore, et Beaurain avec son doigt qui pourrit l… C’est à Rembercourt, la nuit, – vous vous rappelez? – qu’on a été touchés. On s’est r’trouvés au poste de secours. On nous évacue ; bon. On arrive à Bar-Le-Duc; bon… Et c’est là, mon lieutenant, c’est là… Des majors, voilà qu’ils disent qu’on n’a pas de billet signé de not’e chef de section, comme quoi c’est des balles boches qui nous ont fait ça… Et qu’ils disent encore qu’on l’a fait exprès, qu’on est des mutilés volon­taires, et des mauvais soldats, et des lâches. Hein, mon lieutenant ? Dites, mon lieutenant ?… Et ils nous ont fait passer au conseil, avec d’autres en tas, qu’il y avait là-d’dans des pas grand’chose, nous avec… C’est des gendarmes qui nous ont conduits. Et ils nous avaient mis les menottes, à nos mains qui saignaient ; je l’ jure, qu’on nous a mis les menottes !… Moi, j’ voulais causer d’abord, nous défendre. J’ai parlé d’ vous, du capitaine ; j’ai dit qu’on d’mande, qu’on n’avait qu’à d’mander et qu’on saurait. Pourquoi qu’on n’a rien d’mandé ?… Et puis j’ai bien vu qu’il vaudrait mieux s’ taire, parce que la colère venait et qu’ j’aurais dit des mots qu’il fallait pas. Est-ce qu’ils y étaient, eux, cette nuit-là, à la pluie, au vent, qu’on n’y voyait pas seulement à la longueur du bras ? Qui c’est qui nous avait dit qu’ fallait un billet signé ? Dites, mon lieu­tenant, qui c’est ?… Et ils nous ont répondu qu’ nous aurions dû l’ savoir ; et ils nous ont collé un an d’ prison, à tous, les bons et les mauvais… Un an d’ prison ! Est-ce pas, Beaurain, est-ce pas, Raynaud, qu’ nous avons un an d’ prison ? »

    L’indignation m’empoigne et me secoue. Je leur parle douce­ment, à tous les trois, ne voulant pas leur dire jusqu’à quel point leur révolte est mienne désormais, mais souhaitant ardemment qu’ils sentent, mes pauvres braves ulcérés, combien leur confiance m’est précieuse et combien je suis près d’eux.

    Nous regagnons Milly, revoyons l’auto grise au bord de la route. Un peu plus loin, les rangs s’écartent d’eux-mêmes pour ne point bousculer un cheval blessé. C’est une bête splendide, au poil noir brillant, aux formes musclées et fines. Des balles de fusant l’ont atteinte au poitrail et dans le haut d’une jambe de devant, qu’elles ont brisée ; du sang coule jusqu’au sabot et tache la poussière de la route ; des ondes de souffrance frémissent le long des flancs ; un tremblement continu agite la jambe fracassée. Et nous nous sentons remués comme par une agonie humaine devant ce bel animal debout et pantelant, qui est en train de mourir, et qui attache sur nous qui passons le regard émouvant et doux de ses grands yeux sombres.

    Plus nous approchons du village, plus les blessés deviennent nombreux. Ils vont par groupes, cherchant l’herbe moins rugueuse à leurs pieds, l’ombre moins cuisante à leurs plaies. Quelques Boches mêlés aux nôtres : un géant blond, rose avec des yeux bleus, soutient un petit fantassin français, noir de peau et riche de poil, qui boitille et rit de toutes ses dents. Il crie à l’Allemand, avec un regard drôle vers nous

    « Est-ce pas, cochon, qu’ t’es un bon cochon ? »

    « Che gomprends. Gochon, pon gochon, che comprends. »

    Et il sourit de toute sa face grasse et vermeille, heureux d’une familiarité dont la seule bienveillance lui importe à présent qu’il se sait sauvé.

    Mouilly. On voit d’autres routes qui descendent des bois et par lesquelles, lentement, cahin-caha, des blessés et des blessés encore s’en reviennent au village, Les postes de secours, dans les granges, accumulent les linges et les tampons d’ouate sanglante qui débor­dent sur la, chaussée ; les portes ouvertes nous jettent des hurle­ments brusques, et l’odeur de l’iodoforme nous prend aux narines.

    Autour de l’église, dont les vitraux ont sauté aux explosions des obus, le petit cimetière étage ses tombes moussues, ses croix for­gées que ronge la rouille. Des fosses fraîches ouvrent des entailles dont les parois gardent encore la trace vive des coups de pic. Et vers ces fosses des brancardiers s’acheminent, deux par deux, balançant, au rythme égal de leur marche, des civières, des claies, des échelles, sur quoi s’allongent, rigides sous la toile qui les cache, des cadavres.

    Nous nous arrêtons près de la ferme d’Amblonville, dont les lourds bâtiments s’étalent au fond d’un cirque humide, verdoyant, sur lequel ils règnent. La route de Mouilly finit là ; nous la voyons maintenant devant nous. Elle franchit un ruisseau sur un petit pont de pierre, à côté d’une mare dans laquelle se reflètent des arbres fins ; puis elle rampe, toute mince, à la lisière des bois, passe auprès d’un moulin à demi enfoui sous les feuilles, et s’ac­croche à la hauteur abrupte qui nous cache le village.

    Un peu en arrière de la crête, des batteries de 75 en position tirent à coups très espacés, avarement. Plus bas, la masse des atte­lages, conducteurs, chevaux, avant-trains, bouge d’une continuelle agitation sur place, pareille aux remous qui montent du fond des fleuves.

    Nous pouvons faire du feu. Les pommes de terre, sous les cendres chaudes, recommencent à dorer et noircir. Et nous man­geons, par habitude, en dépit des malaises variés, dyspepsie, enté­rite ou dysenterie, dont nous souffrons tous, peu ou prou, depuis un mois.

    Deux aéros boches, l’après-midi, viennent rôder sur nous. Nos obus filent vers eux, comme de prodigieuses fusées d’artifice dont on ne verrait pas le sillage ; les flocons des éclatements, que pique un bref point d’or, les poursuivent, les cernent d’une théorie flot­tante et neigeuse. Mais ils continuent leur vol circulaire d’oiseaux de proie qui fouillent l’espace, et voient. Des éclats ronflent, tom­bent autour de nous, s’enfoncent dans le sol. Il y en a un qui tape sèchement,’ tout près. Le cycliste a un sursaut vif, puis regarde son pied et dit

    « Pas de bobo ! C’est ma semelle qu’est coupée, »

Il s’allonge dans l’herbe où il somnolait, agite sa main au-dessus de sa tête, vers les obus qui sifflent toujours, et crie :

    « Eh ! là-haut, pas d’imprudences ! »

    Après quoi, il étale son mouchoir sur ses yeux pour les abriter du soleil, ronchonne dessous, d’une voix lointaine et grave :

   « Pour une paire de bath pompes que j’avais, la v’là foutue ! c’est à vous dégoûter d’marcher » ; — et prolonge un ronflement régulier, serein, magnifique.

    Une heure plus tard, des marmites à fumée noire tombent sur la crête, du côté des batteries. On voit d’ici des chevaux minus­cules qui se cabrent, des hommes qui courent, gros comme des insectes, et enfin toute la masse s’ébranle, s’étire en un seul ruban plat qui glisse très vite vers la gauche et disparaît sous les arbres. Les pièces sont restées en position.

    Ce soir, la fin du jour est infiniment limpide et belle sur le vallon. Le ciel pâlit au zénith, et mes yeux cherchent sans se lasser la caresse ineffable du couchant, errant de l’émeraude froide et transparente aux ors qui s’échauffent jusqu’à l’ardeur flambante de l’horizon, sans rien perdre de leur fluidité.

Jeudi, 24 septembre.

    La moitié de la compagnie a cantonné à la ferme. Le sort m’a favorisé, et j’ai dormi, en égoïste, quatre heures dans le foin. Nous étions, il est vrai, dans une grange immense où passaient des cou­rants d’air glacés, et que le bruit d’un va-et-vient continuel, les clameurs de disputes à propos d’une place meilleure, d’un bidon disparu, d’un fusil substitué à un autre, ont faite inaccueillante et mal propice au sommeil. A l’aube nous sommes retournés sur le pré. L’attente a recommencé ; nous ne savons toujours rien.

    Dix heures. Un ordre arrive : « Préparer la soupe, tout de suite, si l’on veut espérer la manger, et se tenir prêts à partir au premier signal. »

    Les cuistots sont de mauvaise humeur, parce qu’ils ont touché aux distributions des haricots secs, qui résistent à la cuisson avec une opiniâtreté décourageante

    « Pas la peine de s’esquinter ! En v’là encore qu’on bouffera avec les ch’vaux de bois !

    — A moins qu’les copains veulent becqueter des shrapnells ! » Je dis à ceux de ma section

    « Faites toujours griller la viande. On la mangera en route si l’on est obligé de décamper. »

    « Sac au dos ! » C’était prévu. Direction Mouilly, évidemment. Chose extraordinaire, on n’entend aucun bruit de bataille, pas un coup de fusil, pas un éclatement de marmite. Pourtant, voici un sous-officier de chasseurs à cheval, agent de liaison au régi­ment, qui vient vers nous au petit trot, la tête enveloppée de bandes rougies. Il est un peu pâle, mais droit sur sa selle et souriant. On lui crie :

    « Touché ? »

    Il jette en passant :

    « Un rien ! C’t’un éclat qui m’a raboté l’crâne. » Des questions le poursuivent :

    « Dis, eh ! dis, l’homme au bourrin, c’est malsain par-là ? » Il répond, à demi retourné :

    « Un peu, fiston ! Espère seulement cinq minutes, tu l’deman­deras pour voir à tous les amochés qu’tu rencontreras à Mouilly. »

    Dans le village, des officiers à brassard courent en gesticulant. Deux autos nous croisent, à toute allure, qui soulèvent la poussière en lourdes volutes.

    Et des blessés se traînent, déséquipés, presque tous sans fusil, dépoitraillés, guenilleux, les cheveux collés de sueur, hâves et-san­glants. Ils ont improvisé des écharpes avec des mouchoirs à car­reaux, des serviettes, des manches de chemises ; ils marchent courbés, la tête dolente, tirés, de côté par un bras qui pèse, par une épaule fracassée ; ils boitent, ils sautillent, ils tanguent entre deux bâtons, traînant derrière eux un pied inerte emmailloté de linges. Et nous voyons des visages dont les yeux seulement appa­raissent, fiévreux et inquiets, tout le reste deviné mutilé sous les bandes de toile qui dissimulent ; des visages borgnes, barrés de pansements obliques qui laissent couler le sang le long de la joue et dans les poils de la barbe. Et voici deux grands blessés qu’on porte sur des brancards, la face cireuse, diminuée, les narines pincées, les paupières closes et meurtries, les mains exsangues crispées aux montants de la civière. Derrière eux, des gouttes larges marquent la poussière d’une trace régulière et sombre. Aux porteurs, les autres blessés demandent :

    « L’ambulance ? Où qu’y a l’ambulance?

    — Où c’est-i’ qu’on vous évacue ?

    — Dis, grand, tu l’sais, toi, si y a des bagnoles ?

    — Donne ton bidon, dis, donne-le !… »

     Mes hommes, qui voient et entendent cela, s’énervent peu à peu. Ils disent

    « C’est nous qu’on y va, à présent. Ah ! malheur ! »

    Des loustics plastronnent

    — Eh ! Binet, tu les as numérotés, tes abatis ?

    — Ah ! ma mère, si tu voyais ton fils ?^

    Mais leur gaieté voulue ne trouve point d’écho. Le silence retombe ; un malaise grandit. Et soudain quelques fusants miau­lent, hargneux, sur les bois.

    « Par un ! dans le fossé. »

    Nous frôlons les branches, nous nous empêtrons dans les ronces. L’herbe étouffe le bruit de notre marche, qui tout à l’heure sonnait clair sur la route.

    « Couchez-vous ! »

    Il est bien temps ! Ça vient de claquer juste sur nous. Des cail­loux ont jailli ; j’ai perçu derrière moi deux cris presque simul­tanés ; mes oreilles tintent, une odeur âcre flotte.

    « Mon lieutenant ! Ça y est, le baptême ! Regardez-moi ces deux jolis trous-là ! »

    Je me retourne, et vois la bonne figure un peu anxieuse encore, joyeuse pourtant, d’un caporal qui a rejoint au dernier renfort. Il a débouclé son sac, tout en marchant, et me montre deux trous ronds qui ont percé le cadre, au sommet.

    Et pendant ce temps Gaubert, un de mes hommes, félicite à la fois et gourmande son quart, bossué, troué, lamentable, mais qui, au fond de la musette, vient de protéger sa cuisse

    « Bravo, mon quart ! Bravo, c’t’ami ! T’as pas voulu qu’Gaubert soye évacué ; t’as pris à sa place, t’es gentil… Mais dans quoi qu’tu veux qu’i’ boive, à présent, Gaubert ? Dans quoi qu’tu veux qu’i’ boive, hein ? J’te l’demande ! »

Et c’est Gaubert qui conclut pour son quart, en le remettant, pieusement, dans sa musette

    « I’ boira à même son bidon, tiens, panouille ! »

    Ecoutez ! Il me semble, à présent, que j’entends le bruit d’une fusillade. Cela donne l’impression d’être infiniment lointain ; mais ce doit être assez près de nous ; très près, peut-être ; c’est la crête, à droite, qui arrête le son. Porchon marche à côté de moi, précé­dant la section de tête. Je lui demande

    — Tu entends?

    — Quoi donc ?

    — La fusillade.

    — Non ! »

    Comment est-ce possible qu’il n’entende pas ? A présent, je suis sûr de ne pas me tromper. Cette espèce de pétillement très faible et qui pourtant pique mes oreilles sans interruption,, c’est la bataille acharnée vers laquelle nous marchons, et qui halète là, de l’autre côté de cette crête que nous allons franchir. Allons-y, dépêchons nous. Il faut que nous nous y lancions, tout de suite, au plein tumulte, parmi les balles qui filent raide et qui frappent. C’est nécessaire. Car les blessés qui s’en venaient vers nous, d’autres, d’autres, d’autres encore, c’est comme si, rien qu’en se montrant, avec leurs plaies, avec leur sang, avec leur allure d’épuisement, avec leurs masques de souffrance, c’est comme s’ils avaient dit et répété à mes hommes

    « Voyez, c’est la bataille qui passe. Voyez ce qu’elle a fait de nous, voyez comme on en revient. Et il y en a des centaines et des centaines qui n’ont pas pu nous suivre, qui sont tombés, qui ont essayé de se relever, qui n’ont pas pu, et qui agonisent dans les bois, partout. Et il y en a des centaines et des centaines qui ont été frappés à mort, tout de suite, au front, au cœur, au ventre, qui ont roulé sur la mousse, et’ dont les cadavres encore chauds gisent dans les bois, partout. Vous les verrez, si vous y allez. Mais si vous y allez, les balles vous tueront, comme elles ont fait eux, ou elles vous blesseront, comme elles ont fait nous. N’y allez pas ! »

Et la bête vivante renâcle, frissonne, et recule.

    « Porchon, regarde-les. »

    J’ai dit cela tout bas. Tout bas aussi, il me répond

    « Mauvais ; nous aurons du mal tout à l’heure. »

    C’est qu’en se retournant il a, du premier regard, aperçu toutes ces faces anxieuses, fripées d’angoisse, nouées de grimaces ner­veuses, tous ces yeux agrandis et fiévreux d’une agonie morale.

    Derrière nous, pourtant, ils marchent ; Chaque pas qu’ils font les rapproche de ce coin de terré où l’on meurt aujourd’hui, et ils marchent. Ils vont entrer là-dedans, chacun avec son corps vivant ; et ce corps soulevé de terreur agira, fera les gestes de la bataille ; les yeux viseront, le doigt appuiera sur la détente du lebel ; et cela durera, aussi longtemps qu’il sera nécessaire, malgré les balles obstinées qui sifflent, miaulent, claquent sans arrêt, malgré l’af­freux bruit mat qu’elles font lorsqu’elles frappent et s’enfoncent, – un bruit qui fait tourner la tête et qui semble dire : « Tiens, regarde ! » Et ils regarderont ; ils verront le camarade s’affaisser ; ils se diront : « Tout à l’heure, peut-être, ce sera moi ; dans une heure, dans une minute, pendant cette seconde qui passe, ce sera moi. » . Et ils auront peur dans toute leur chair. Ils auront peur, c’est certain, c’est fatal ; mais, avant peur, ils resteront.

    Ligne de sections par quatre, sous bois, gravissant la pente. Je réagis mal contre l’inquiétude que m’inspire la nervosité des sol­dats. J’ai confiance en eux, en moi ; mais je redoute, malgré que j’en aie, quelque chose d’impossible à prévoir, l’affolement, la panique, est-ce que je sais ? Comme nous montons lentement ! Mes artères battent, ma tête s’échauffe.

    Ah !…

    Violente, claquante, frénétique, la fusillade a jailli vers nous comme nous arrivions au sommet. Les hommes, d’un seul mouve­ment impulsif, se sont jetés à terre.

    « Debout, nom d’un chien ! Regnard, Lauche, tous les gradés, vous n’avez pas honte ? Faites-les lever ! »

    Nous ne sommes pas encore au feu meurtrier. Quelques balles seulement viennent nous chercher, et coupent des branches au-dessus de nous. Je dis, très haut

    « C’est bien compris ? Je veux que les gradés tiennent la main à ce que personne ne perde la ligne. Nous allons peut-être entrer au taillis, où l’on s’égare facilement. Il faut avoir l’œil partout. »

    Là-bas, dans le layon que nous suivons, deux hommes ont surgi. Ils viennent vers nous, très vite, à une allure de fuite. Et petit à petit, je discerne leur face ensanglantée, que nul pansement ne cache et qu’ils vont montrer aux miens. Ils approchent ; les voici et le premier crie vers nous

    « Rangez-vous ! Y en a d’autres qui viennent derrière ! »

    Il n’a plus de nez. A la place, un trou qui saigne, qui saigne…

    Avec lui, un autre dont la mâchoire inférieure vient de sauter. Est-il possible qu’une seule balle ait fait cela ? La moitié inférieure du visage n’est plus qu’un morceau de chair rouge, molle, pendante, d’où le sang mêlé à la salive coule en filet visqueux. Et ce visage a deux yeux bleus d’enfant, qui arrêtent sur moi un lourd, un intolérable regard de détresse et de stupeur muette. Cela me bouleverse, pitié aux larmes, tristesse, puis colère démesurée contre ceux qui nous font la guerre, ceux par qui tout ce sang coule, ceux qui massacrent et mutilent.

    « Rangez-vous ! Rangez-vous ! »

Livide, titubant, celui-ci tient à deux mains ses intestins, qui glissent de son ventre crevé et ballonnent la chemise rouge. Cet autre serre désespérément son bras, d’où le sang gicle à flots régu­liers. Cet autre, qui courait, s’arrête, s’agenouille dos à l’ennemi, face à nous, et le pantalon grand ouvert, sans hâte, retire de ses testicules la balle qui l’a frappé, puis, de ses doigts gluants, la met dans son porte-monnaie.

    Et il en arrive toujours, avec les mêmes yeux agrandis, la même démarche zigzagante et rapide, tous haletants, demi-fous, hallucinés par la crête qu’ils veulent dépasser vite, plus vite, pour sortir enfin de ce ravin où la mort siffle à travers les feuilles, pour s’affaler au calme, là-bas où l’on est pansé, où l’on est soigné, et, peut-être, sauvé.

« Tu occuperas avec ta section le fossé qui longe la tranchée de Calonne, me dit Porchon. Surveille notre gauche, la route, et le layon au-delà. C’est toi qui couvres le bataillon de ce côté. »

    Je place mes hommes au milieu d’un vacarme effroyable. II me faut crier à tue-tête pour que les sergents et les caporaux entendent les instructions que je leur donne. Derrière nous, une mitrailleuse française crache furieusement et balaye la route d’une trombe de balles. Nous sommes presque dans l’axe du tir, et les détonations se précipitent, si violentes et si drues qu’on n’entend plus qu’un fracas rageur, ahurissant, quelque chose comme un craquement formidable qui ne finirait point. Parfois, la pièce fauche, oblique un peu vers nous, et l’essaim mortel fouaille l’air, le déchiquette, nous en jette au visage des lambeaux tièdes.

    En même temps, des balles allemandes filent à travers les feuilles, plus sournoises du mystère des taillis ; elles frappent sec dans les troncs des arbres, elles fracassent les grosses branches, hachent les petites, qui tombent sur nous, légères et lentes ; elles volent au-dessus de la route, au-devant des balles de la mitrailleuse, qu’elles semblent chercher, défier de leur voix mauvaise. On croi­rait un duel étrange, innombrable et sans merci, le duel de toutes ces petites choses dures et sifflantes qui passent, passent, claquent, tapent et ricochent avec des miaulements coléreux, là, devant nous, sur la route dont les cailloux éclatent, pulvérisés.

    « Couchez-vous au fond du fossé ! Ne vous levez pas, bon Dieu ! »

En voilà deux qui viennent d’être touchés : le’ plus proche de moi, à genoux, vomit le sang et halète ; l’autre s’adosse à un arbre et délace une guêtre, à mains tremblantes, pour voir « où qu’c’est » et « comme c’est ».

    Bruit de galopade dans le layon. C’est par ici ? Non, là-bas ! Ah les cochons ! Ils se sauvent !

    « Bien Morand ! Bravo, petit ! Arrête-les ! Tiens bon ! »

    Un de mes caporaux a bondi vers eux. Il en saisit un de chaque main, et il secoue, et il serre… Mais soudain, poussant un juron, il roule à terre, les doigts vides : d’autres fuyards viennent de se ruer, en tas ; ils l’ont bousculé sauvagement, renversé, piétiné ; puis, d’un saut, ils ont plongé dans le fourré.

Morand accourt vers moi, tout pâle, pleurant de rage :

    « C’est-i’ des hommes, ça, mon lieutenant ? Me casser la gueule pour foute le camp ! Ah ! cré Dieu ! »

    Je lui demande

    « As-tu vu de quel régiment c’était ?

    « Oui, mon lieutenant, du …°. Tenez ! Tenez ! En voilà d’autres Mais ceux-là, vous m’entendez, faudra qu’i’s m’crèvent avant d’passer ! »

    Et il court, il se campe devant eux, en plein layon, le fusil haut, si menaçant qu’il les arrête, les oblige à le suivre jusque sur notre ligne. Je leur dis

    « Savez-vous ce qu’on fait, aux lâches qui se débinent sous le feu ? »

    L’un d’eux proteste

    « Mais, mon lieutenant, on s’débine pas ; on s’replie : c’est un ordre.:. Même que l’lieutenant est avec nous.

    — Le lieutenant ? Où est-il, le lieutenant, menteur ?… »

    C’est vrai, pourtant : débouchant du taillis à la tête d’un groupe de fuyards, je vois trotter l’officier vers l’arrière. Je crie vers eux. Ils sont trop loin… Et dans le même instant, il me faut courir au fossé, où ça va mal : mes hommes s’agitent, soulevés par la panique dont le souffle irrésistible menace de les rouler soudain. Une fureur me saisit. Je tire une balle de revolver en l’air, et je braille :

    « J’en ai d’autres pour ceux qui se sauvent ! Restez au fossé tant que je n’aurai pas dit de partir ! Restez au fossé ! Surveillez la route ! »

    Malheur ! ce qu’ils voient par là, de l’autre côté de la route, ce sont des fuyards, des fuyards, toujours. Ils déboulent comme des lapins et filent d’un galop plié, avec des visages d’épouvante.

    Un sous-officier, là-bas…

    « Sergent ! Sergent ! »

    L’homme se retourne ; ses yeux accrochent le petit trou noir que braque vers lui le canon de mon revolver. Les reins cassés, la face grimaçante, les yeux toujours rivés à ce petit trou noir, il prend son élan, franchit la route en deux bonds énormes, arrive à moi.,

    « Alors ? » lui dis-je.

    D’une voix saccadée, le sergent m’explique que tout son bataillon se replie, par ordre, parce que les munitions manquent.

    Vraiment ?… Eh bien ! nous en avons, nous, des munitions ! Et nous leur en donnerons. Et le sergent restera avec nous, et puis ces-hommes, et puis ceux-là, et puis ceux-là, tas de… J’arrête tout ce qui passe. Je gueule, toujours furieux, jusqu’à l’aphonie complète. Quand la voix manque, je botte des fesses anonymes, direc­tion le fossé.

    Et ça finit par tenir à peu près, avec des frémissements, des à-coups, des ondes nerveuses qui passent vite. J’ai un sergent et deux caporaux qui font preuve d’une poigne solide : debout hors du fossé, ils me regardent, et, l’un après l’autre, me font signe que ça va. Alors, à plat ventre, je me glisse jusqu’à la route. La mitrail­leuse ne tire plus de façon continue. De temps en temps elle lâche une bande de cartouches, puis se tait. Quelques balles allemandes’ ronflent, très bas, et vont faire sauter des cailloux un peu en arrière. La chaussée est déserte à perte de vue.

    Et je profite de l’accalmie. Je passe derrière, mes hommes. Je leur parle, à voix posée, toute ma colère enfin tombée. Maintenant ils se sont ressaisis ; je n’ai point de mal à reprendre possession d’eux tous.

    « Mon lieutenant ! Mon lieutenant ! Ça recommence !

    C’est Morand qui crie en accourant vers moi

    « Regardez-les, là-bas, dans le layon ! »

    Il me montre la droite. Et en effet, tout de suite, je distingue deux Français qui sautent par-dessus le chemin, surgis des feuilles pour aussitôt disparaître dans les feuilles. Au même moment, une fusillade très proche et très violente se déchaîne. Un hurlement jaillit du fossé. Vauthier, auprès de moi, regarde et dit

    « C’est l’sergent Lauche. Il en a mauvaisement. I’ griffe l’herbe. »

    Un autre hurlement. Et Vauthier dit

    « C’est l’grand Brunet… Fini, lui. I’bouge pus. »

    Une balle claque contre mon oreille et m’assourdit, des branches fracassées tombent sur nous, des miettes de terre nous écla­boussent. Cette fois, c’est sérieux.

    Galops fous; encore des paquets de fuyards qui nous arrivent dessus en trombe. Ces hommes puent la frousse contagieuse ; et tous halètent des bouts de phrases, des lambeaux de mots à peine articulés. Mais qu’est-ce qu’ils crient ? Ils ont le gosier noué, ça ne passe pas.

    « Les Boches… Boches… tournent… perdus… » Quoi, les Boches ? s’expliqueront-ils à la fin ?

    « Eh ! bien voilà, mon lieutenant… »

   Un caporal s’arrête, calmement. Celui-là n’a pas peur ; il me dit.

    « Ceux qui se sont sauvés tout à l’heure, mon lieutenant, c’était moche. Cette fois, fallait. Les Boches arrivaient comme des rats, sortant de partout. Il y en a dans tous les fourrés ; les plus avan­cés ne sont pas à cinquante mètres d’ici. Mon lieutenant, je n’ai pas la berlue. Ce que je vous dis là, c’est vrai. N’y a plus de Fran­çais entre vous et eux. Et ils sont là… »

    Eh ! mais, est-ce que tout de même?… Leurs sacrées balles tapent en nombre autour de nous. Et soudain, leur ranz des vaches et leurs tambours grêles, tout près, tout près. C’est la charge !

    « Tenez ! Là ! Là ! Vous les voyez, là ? » me crie un homme. Oui, j’en ai vu deux au bout du layon, à genoux, et qui tiraient.

    « Feu à répétition ! Dans le tas:.. Feu ! »

    Les lebels crachent. Une odeur de poudre flotte sous les feuilles. Les sonneries allemandes s’énervent, les tambours vibrent aussi fort que crépite la fusillade. La mitrailleuse, derrière nous, péta­rade à démolir son trépied.

    « Les voilà ! les voilà !… »

    Presque tous les nôtres crient à la fois, mais sans terreur, excités par le vacarme, par cette odeur de poudre qui grandit, par la vue des fantassins ennemis qui s’avancent en rangs compacts, à moins de cent mètres, et que nos balles couchent nombreux en travers du chemin. La bataille, au paroxysme, les enveloppe, les prend et les tient : il n’y aura plus de panique.

    Baïonnette au canon !

    « Pas la peine encore, mon lieutenant ; faut ‘s’en aller. »

    Une voix essoufflée a dit cela derrière moi. Je me retourne. C’est Presle, mon agent de liaison. Il sue à grosses gouttes et respire en ouvrant la bouche. Une de ses cartouchières pend, détachée du ceinturon.

    « C’ t’ une balle, me dit-il, qu’est passée là pendant que j’courais. Mais voilà : j’viens vous prévenir qu’on s’reporte en arrière de la crête, au-d’ssus d’la route de Saint-Rémy. C’est là qu’on va t’nir. Les aut’es compagnies sont parties. N’y a plus qu’nous. Faut faire vite. »

    Faire vite ! C’est facile, à travers ces taillis épineux qui ligotent les jambes, giflent et balafrent !

    « Morand ! Empêche-les d’aller dans le layon ! Ils vont se faire dégringoler ! Ils font cible là-dedans ! Personne dans le layon tant que nous n’aurons pas dépassé la crête ! »

    Toujours la même chose, l’histoire des malheureux qui n’ont pas voulu crever la haie, à la Vauxmarie. On court mieux, dans le layon ; il n’y a pas d’épines qui déchirent, dans le layon ; mais on s’y fait tuer à coup sûr.

    « Halte !… Demi-tour… En tirailleurs… Feu à volonté ! »

    Chaque commandement porte. Ça rend : une section docile, intelligente, une belle section de bataille ! Mon sang bat à grands coups égaux. A présent je suis sûr de moi-même, tranquille, heureux. Et je remets dans son étui mon revolver épouvantail.

    On n’entend plus les sonneries boches ; les mausers ne tirent plus qu’à coups espacés. Qu’est-ce qu’ils font, les Boches ? Il faut voir.

    « Cessez le feu !

    J’avance de quelques pas, debout, sans précaution. Je parie que ces cochons-là se coulent dans’ les fourrés, et qu’ils vont nous tomber dessus à vingt mètres. Je les sens cachés, nombreux et invisibles. Hé ! Hé ! invisibles… Pas tant que ça ! Je te vois, toi, rat vert, derrière ce gros arbre, et toi aussi, à gauche ; ton uni­forme est plus terne que les feuilles. Attendez, mes gaillards, nous allons vous servir quelque chose ! Un signe du bras à Morand, que j’ai prévenu. Il accourt. Je lui montre le point repéré :

    Regarde là-bas, derrière ce gr… Ha !… Touché

     La voix de Morand bourdonne

    «Lieutenant… blessé…. mon lieutenant… »

–Hein ? Quoi ?… Oui…

    Un projectile énorme m’est entré dans le ventre, en même temps qu’un trait jaune, brillant, rapide, filait devant mes yeux. Je suis tombé à genoux, plié en deux, les mains à l’estomac. Oh ! ça fait mal… Je ne peux plus respirer… Au ventre, c’est grave… Ma sec­tion, qu’est-ce qu’elle va faire ?… Au ventre. Mon Dieu, que je puisse revoir, au moins, tous ceux que je voulais revoir!… Ah! l’air passe, maintenant. Ça va mieux. Où est-ce que ça a frappé ?

    Je cours vers un arbre, pour m’asseoir, m’appuyer contre lui. Des hommes se précipitent, que je reconnais tous. L’un d’eux, Delval, veut me prendre sous les bras pour me soutenir. Mais je marche très bien tout seul ; mes jambes ne mollissent même pas je m’assieds sans peine. Je dis

    « Non, personne. Retournez sur la ligne ; je n’ai besoin de per­sonne. »

    Alors, ça n’est rien ? Quelle histoire ! C’est là, en plein ventre, un trou, si petit ! L’étoffe est lacérée sur les bords. Je fourre un doigt là-dedans ; je le retire : il y a un peu de sang, presque pas. Pourquoi pas plus ?

    Tiens, mon ceinturon est coupé. Et le bouton qui devrait être là, où est-il passé ? Ma culotte est percée aussi. Ah ! voici où la balle a touché : une meurtrissure rouge foncé,, la peau déchirée en sur­face, une goutte de sang qui perle… C’est ça, ta blessure mortelle ?

    Je regarde mon ventre d’un air stupide ; mon doigt va et vient machinalement dans le trou de ma capote… Et soudain la clarté surgit, tout mon abrutissement dissipé d’un seul coup. Comment n’ai-je pas compris plus tôt ?

    Cette chose jaune et brillante que j’ai vue filer devant mes yeux, mais c’était le bouton disparu que la balle a fait sauter ! Et si le bouton a jailli au lieu de m’entrer dans le corps avec la balle, c’est que mon ceinturon était dessous ! Sûrement c’est cela : le vernis du cuir s’est craquelé, en demi-cercles concentriques, à la place où le bouton appuyait.

    Hein ? Si la balle n’avait pas tapé là, juste dans ce petit bouton ? Et si ton ceinturon n’avait pas été là, juste sous ce petit bouton ? Eh bien ! mon ami !

En attendant, mon ami, tu joues un personnage grotesque : un officier blessé qui n’est pas blessé, et qui contemple son ventre derrière un arbre, pendant que sa section.,.. Hop ! à ta place !

    C’est étonnant comme les Boches bougent peu ! Fatigués d’avan­cer ? Il a dû en dégringoler des masses pendant qu’ils montaient vers la crête. Pas fatigués de tirer, par exemple ! Quelle grêle ! Et nos lebels aussi toussent plus fort que jamais. A peine si l’on entend le crépitement des mausers et les sifflements de leurs balles.

    Qui est-ce, là, qui se promène ? C’est le capitaine Rive, avec son éternel « pic » de Gibercy, paisible, les yeux partout, rassérénant. Il s’écrie en me voyant accourir :           –

    « Comment ! Vous ? On vient de me dire que vous aviez reçu une balle dans le ventre !

  — C’est vrai, mon capitaine ! Mais ça n’était rien pour cette fois ! Une veine ! »

    Et je tombe au milieu de mes poilus, je prends leur tête

    « Allons-y, les enfants ! Ça n’est pas encore ceux-là qui nous auront ! Aux tas de fagots, là-bas ! »

    Il y a des nôtres, un peu plus loin sur la droite, une longue ligne de tirailleurs, irrégulière mais continue. Les hommes ont profité merveilleusement de tous les abris : ils tirent à genoux, derrière les arbres, derrière les piles de fagots ; ils tirent couchés, derrière des buttes minuscules, au fond de trous creusés en grat­tant avec leurs pelles pioches. Voilà de l’utilisation du terrain ! Voilà des hommes qui savent se battre !

    Derrière eux, à quelques mètres, des officiers dirigent le tir et observent. Il y en a un qui circule, debout, de tirailleur en tirail­leur, le nez à l’air et la pipe aux dents. Ah ! celui-là !… Et j’ai une émotion très douce à reconnaître le nez, la pipe et la barbe de Porchon.

    J’ai collé ma troupe sur la gauche, prolongeant la ligne. Les lebels de ma section font chœur avec les voisins. « Par salve… Joue… Feu ! »,

    Ça roule ; il y a des retardataires, qui lâchent le coup deux ou trois secondes après la décharge générale.

    « Par salve… Joue… Feu ! »

    Un seul craquement, et bref ; la rafale jaillit d’une même volée. Bon, cette fois.

    « Feu de trois cartouches… Toujours 400… Feu ! »

    Pas brillants, les tireurs boches ! Leurs balles s’égarent, trop haut, dans les branches, trop bas, loin devant nous. Et leurs trom­pettes ? Et leurs tambours ? Plus que molle leur charge, brisée, finie, morte !

    « Cessez le feu ! »

    Mes soldats entendent. Ils passent le commandement, ils ne tirent plus. Le fusil prêt, ils guettent le commandement nouveau. « Feu de deux cartouches… »

    Le mot vole le long de la ligne

    « Deux cartouches… deux cartouches… deux cartouches… »

    C’est épatant ! C’est beau ! Dire que, tout à l’heure, j’ai eu envie de sauter sur la route, pendant que la mitrailleuse tirait, parce que je voulais défier mes hommes qui tremblaient, parce que j’avais peur d’une débâcle honteuse, parce que… est-ce que je sais maintenant ?… Ah ! mes poilus retrouvés ! Les fesses que j’ai bot­tées tout à l’heure… comme je regrette ! Chaque fois que mes regards rencontrent ceux d’un de mes soldats, c’est de la confiance et de l’affection qui s’échangent. C’est cela seulement qui est vrai ! La colère, là-bas, près de la route, les menaces, les gestes rudes, c’était… c’était un malentendu t

    « N’est-ce pas, Michaut, c’est oublié, le coup de semelle ? » Un bon rire spontané

    « Ah ! mon lieutenant ! Pensez-vous ! »

    La fusillade se calme peu à peu. Nous-mêmes, nous ne tirons presque plus. Il vaut mieux, d’ailleurs, car nous avons brûlé des masses de cartouches : les étuis de cuivre jonchent le sol derrière les tas de fagots.

    Il doit être tard. Le soir vient. Une lassitude, à cette heure, plane sur les bois et sur nous. Le besoin du repos naît, et peu à peu s’affirme. Car des vides ont grandi dans nos rangs, que le calme seulement nous permettra de connaître et de sentir. Voici venu le moment où il faut que les vivants se retrouvent et se comptent, pour reprendre mieux possession les uns des autres, pour se serrer plus fort les uns contre les autres, se lier plus étroi­tement de toutes les récentes absences.

    Et l’ordre de quitter les bois nous arrive, normal, salutaire, à l’heure où nous l’attendions. Nous avons brisé l’élan des Boches ; nous avons tué des centaines des leurs, décimé, dispersé, démo­ralisé leurs puissants bataillons d’attaque. Ils n’avanceront plus ce soir : notre tâche du jour est finie.

    Et lentement, silencieusement, par les bois où s’alanguit la paix du crépuscule d’automne, nous regagnons la route de Mouilly, l’hu­mide vallon, la ferme d’Amblonville.

    Dans la nuit transparente et fraîche, les sections bourdonnantes de voix se groupent, s’alignent, les compagnies se reconstituent, toutes minces, de nouveau mutilées.

    Mon pauvre bataillon ! Ce combat encore lui a été lourd. La 5°, qui fut anéantie voilà deux semaines, aux tranchées de la Vaux­marie, cette fois encore a cruellement souffert.

    Autour de moi, j’ai su très vite ceux qui manquaient : Lauche, mon sergent, le seul qui m’était resté depuis la Vauxmarie, – la Vauxmarie toujours ! – je l’avais vu, comme avait dit Vauthier, griffer l’herbe du fossé ; je savais déjà. Pour le grand Brunet aussi, et pour quelques autres frappés à côté de moi. Mais lorsque j’ai demandé aux caporaux l’appel de leurs escouades, des voix m’ont répondu qui n’étaient pas les leurs. Et chacun des « première classe » ou des anciens soldats qui se sont avancés a dit d’abord

    « Caporal Regnard, blessé », ou « Caporal Henry, tué ». Et Morand ? pensais-je. « Caporal Morand, blessé », a prononcé la voix d’un ancien. « Est-ce grave ? – Je ne pense pas, mon lieute­nant ; une balle dans le bras comme on allait aux tas de fagots. »

    Alors, plus un sergent? Plus un caporal? Alors toutes ces escouades dont chacune, jour après jour, resserre entre les siens tant de liens rudes et chaleureux, les voici donc privées du chef qui surveille en camarade, qui soutient aux heures difficiles de sa constante présence ! Je les connaissais si bien, ceux que je perds aujourd’hui ! Ils me comprenaient à demi-mot ; la volonté les sou­tenait de ne jamais marchander leur peine, acceptant la tâche entière et l’accomplissant du mieux qu’ils pouvaient, toujours.

    D’autres viendront. Quels seront-ils ? Et lorsque je les connaî­trai aussi, ces nouveaux venus, lorsque eux-mêmes connaîtront leurs hommes, ils seront frappés à leur tour, et ils disparaîtront, ou moi, ou nos soldats.’ Rien qui dure, rien que nos efforts puissent faire nôtre même jusqu’à demain ! Fatigue des recommencements, tristesse des passages que clôt un adieu, toute notre vie que la mort assiège, la mort qui surgit soudain au tournant d’une heure, et qui saccage en aveugle, effroyablement.

    Misérables entre tous, ceux qui gardaient au fond du cœur des affections moins éphémères ! Près de moi des sanglots montent dans l’ombre, qu’une main étouffe à demi, et qui sans cesse recom­mencent, profonds, voilés, poignants pour ceux qui les écoutent. Je le vois, celui qui sanglote, assis là dans le fossé, courbé, tassé sur sa douleur. Et je sais pourquoi il sanglote. L’ayant entendu, tout’ à l’heure, je me suis approché de lui ; il m’a reconnu, et il m’a dit…

    Il avait un frère, cet homme, soldat dans la demi-section qu’il commandait comme sergent. Ils s’étaient battus dans les bois, côte à côte. Et, presque au commencement de l’affaire, l’autre avait reçu une balle dans une jambe.

    « Il saignait beaucoup, mon lieutenant ; je l’ai aidé à marcher un peu ; je voulais le panser. Et puis, on a donné l’ordre de se reformer en arrière, parce que les Boches avançaient trop nom­breux. Je l’ai pris sous les bras, je le portais presque, Il y avait beaucoup de balles. Et voilà que tout d’un coup, c’est comme s’il s’était jeté en avant, ou comme s’il avait buté dans une souche. Il n’avait rien dit, mais il y en avait une qui venait de le traverser. Alors il m’a pesé de tout son poids ;, et, en tournant la tête vers lui, je l’ai vu tout blanc, avec de grands yeux. Il me reconnaissait, voyez-vous, et il m’a dit : « Jean, mon petit Jean, laisse-moi, et va-t’en. » Etait-ce possible, cette chose-là ? Je l’ai pris sur mon dos, tout lourd qu’il était. Je n’avançais pas vite, et pourtant je lui fai­sais mal. Il s’abandonnait, il criait presque à chaque pas que je faisais, et il me répétait toujours : « Va-t’en, Jean ; laisse-moi, Jean. » Et j’allais, moi, j’allais quand même, voyant les dernières capotes bleues disparaître là-haut, pendant que les Boches appro­chaient derrière nous à les entendre remuer les feuilles. A un moment j’ai senti la fatigue, je suis tombé sur les genoux ; et lui, il a glissé par terre, à côté de moi. Et il m’a dit une dernière fois « Laisse-moi. Il ne faut pas te faire tuer à cause de moi, Jean… qu’il en reste un, au moins. » Alors, n’est-ce pas, je me suis penché sur lui, je lui ai pris la tête, et je l’ai embrassé, dans les balles, parce que les Boches nous avaient vus et qu’ils, tiraient ; et puis… je lui ai dit adieu… et puis… je suis parti… et… et je l’ai laissé là, lui… à mourir par terre… au milieu de ces sauvages… »

    Je viens de-raconter à Porchon. Tous deux nous l’écoutons qui continue de sangloter.

    Dans le champ derrière nous, des, hommes marchent. On entend un bruit de feuilles qu’on froisse, de racines qu’on arrache et qui craquent, de mottes qui tombent : ils déterrent des raves. C’est vrai, nous n’avons pas mangé.

    Il fait froid. Nous grelottons. Nous ne disons rien.

    Brusquement, dans le plein silence, un coup de canon retentit. D’autres répondent, à droite, à gauche, partout. Et derrière toutes les crêtes, des batteries se mettent à tirer. Des lueurs crues raient l’obscurité. Les hommes qui somnolaient se soulèvent, inquiets, se mettent debout, d’instinct se rapprochent des faisceaux. Déjà des bruits courent. On murmure que les Boches ont attaqué avec des renforts, à la nuit noire, qu’ils avancent très vite, que l’artillerie essaye de les arrêter par un tir de barrage, et que nous allons contre-attaquer.

    Contre-attaquer ! Après une journée comme celle-ci, meurtrière, épuisante, lorsque toute l’exaltation des hommes est tombée, qu’ils ne sentent plus que les courbatures de leurs membres et le vide de leur estomac ! Contre-attaquer dans cette obscurité, avec des troupes désorganisées, privées de cadres, disloquées

Mais les minutes passent sans qu’aucun ordre nous arrive. Et peu à peu la réflexion me convainc que j’ai ridiculement accepté pour une réalité probable ce qui n’était qu’une rumeur vague, née de quelques mots lancés par un affolé au moment où retentissaient les premiers coups de canon.

    Il y a deux jours, lorsque nous sommes partis pour les avant-postes, nous sommes passés à travers bois pour gagner la lisière. Le soleil était encore haut dans le ciel ; et, malgré la clarté diurne, les sections se sont dispersées, mêlées à travers les taillis épais. Ces mêmes taillis, il faudrait que les Boches les traversent, en pleines ténèbres, s’ils attaquaient. Alors un quart d’heure suffirait pour que le désarroi les ballotte, que les hallucinations se multi­plient parmi eux, qu’ils se fusillent les uns les autres. Et ils le savent.

     Notre artillerie a tiré pour parfaire notre besogne, à nous les fantassins, pour battre les routes que l’ennemi devait suivre dans sa retraite, pour l’empêcher de s’organiser en tel point qu’on lui veut interdire : j’ai été stupide.

    Et comme, au cri de « Rassemblement ! » qui vient de retentir, les hommes, tout bas, recommencent à grogner, je me montre et j’élève la voix

    « Ne racontez donc pas de bêtises ! Vous ne savez rien de rien et vous rouspétez déjà. »

    Ils se taisent. Ils marchent à pas pesants, derrière moi. Je sens leur fatigue à travers la mienne. Nous avons .faim, nous avons besoin de dormir. Dès qu’on s’arrête, ce sont des chutes lourdes au revers des fossés.

    Nous traversons Mouilly, nous tournons vers la droite, par une route. encore inconnue. Un ruisseau, des ombres qui se penchent sur l’eau, un clapotement de pieds dans la boue liquide. La route monte, s’enfonce au cœur des bois pleins de menaces. Mais nous faisons halte à la lisière.

    C’est là que nous allons attendre le jour, en réserve d’avant-postes. Pour moi, je dois assurer la liaison avec une compagnie du 1321, dont je trouverai des éléments en avant de nous, sur la route. Deux hommes partent, reviennent au bout d’un long temps ils n’ont vu personne ; ils affirment qu’il n’y a personne devant nous.

    Contre-ordre : « Debout ! » Nous redescendons vers Mouilly. On devine des lumières derrière les volets clos. Je frappe à une porte, on m’ouvre : toute la compagnie envoyée aux avant-postes est là, dans le village ! Où est le phénomène qui la commande ? Je le cherche, de masure en masure, et le découvre enfin. Il mange un poulet rôti, et il m’invite. Ah ! ça, par exemple l… Mais c’est L… !

    « Eh bien ! mon vieux, tu peux te vanter d’avoir un fier culot ! C’est comme ça, chez vous, les avant-postes ? »

    Il n’empêche que cette rencontre me réjouit : encore un cama­rade d’avant-guerre, gaillard jovial, « qui ne s’en fait pas » et le prouve. Les renseignements que je lui donne, – personne aux issues du village, pas de petit poste sur la route, pas même une sentinelle, le laissent rêveur trois secondes à peine. Il constate simplement

    « J’avais donné des ordres. On n’aura pas exécuté. Je vais aviser. »

    Et il recommence à manger son poulet, à coups de dents solides, l’air heureux, bien portant, admirable vraiment à force de sérénité. Bon garçon, mais étrange commandant de compagnie !

    L’ayant quitté, je traverse le village au pas de course, et rattrape mes hommes au moment où la colonne s’arrête sur la route déjà familière qui mène à la ferme d’Amblonville. Les voitures à vivres sont là, qui nous attendent. De grands feux s’allument, flambent clair et haut. Tout autour, des hommes accroupis tendent leurs mains vers la chaleur, et regardant avec des yeux mornes les mar­mites enfumées suspendues en plein brasier, se rôtissent le visage, le ventre et les jambes, pendant que leur dos gèle au froid noir. Et nous mangeons, enfin, des biftecks graisseux qui brûlent les doigts; nous buvons le jus, sans sucre, mais bouillant, et dont la bonne chaleur coule dans tout notre corps comme une onde vivifiante. On n’a plus si mal. Peut-être va-t-on pouvoir dormir un peu. Je viens de regarder ma montre : elle marque une heure et demie. On s’allonge par terre, on se colle à ses vêtements. Que les nuits sont glaciales, fin septembre ! Mais les paupières se ferment sur la vision dernière des feux brillant pour le bivouac. Et le sommeil vient, doucement engourdisseur, bienfaisant à notre lassitude, apaisant au tumulte de nos cœurs et mérité…

    « Debout ! » On ne dort pas, cette nuit ; cette nuit, on marche. Les jambes ont l’habitude ; on les suit. Voici une côte; on grimpe; c’est dur. Voici des champs ; la terre est friable ; il y a des trous ; on trébuche, on tombe rudement, de tout son poids qu’augmente le poids du sac et de l’équipement.

    Où allons-nous ? Personne ne sait.

    Immenses, ces champs… Nous errons, à l’aventure. Les rangs se brouillent, on marche en tas, en troupeau, un troupeau de bêtes de misère. A droite ; à gauche ; droit devant nous. Les jambes ont l’habitude. Il n’y a plus de champs cultivés : une lande, avec des genêts, des petits sapins, des broussailles ; puis les bois épais. On suit la lisière, une lisière capricieuse, longtemps. On arrive au bord d’une route. On s’arrête. C’est là. Et tous les hommes s’écrou­lent, assommés. Le sommeil empoigne tous ces corps fourbus et transis.

    Des masses noires éparses. Un grand silence ; parfois des ron­flements qui montent.

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