Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

VIII
ACCOUTUMANCE

5-8 octobre.

    Lentes, des silhouettes se dressent. Des visages, dans l’indécise clarté, surgissent : un frémissement’ de vie secoue l’engourdisse­ment nocturne. Et la forêt, où des chants d’oiseaux s’éveillent parmi les frondaisons, se vide enfin des ombres monstrueuses dont la longue nuit nous avait assiégés.

    Debout dans la tranchée, les hommes s’étirent, bâillent bruyam­ment : c’est leur toilette du matin. Et, cela fait, toujours debout, les mains plongées au fond des poches, tapant à petits coups, l’une contre l’autre, les tranches de leurs semelles « pour faire des­cendre le sang dans les pieds », ils surveillent des yeux le layon par où les cuisiniers doivent monter. Celui qui est en face, et dont les yeux enfilent la trouée, les annonce, de très loin, qui viennent :

    « Les v’là, les gars ! »

    Alors les visages s’éclairent. On sort les quarts des musettes, les couteaux des poches. Et lorsqu’on a taillé, au pluspansu des boules, des tranches de pain démesurées, on attend, sans plus rien dire, l’apparition des hommes portant le jus.

    Ils débouchent, la barbe dorée de Pinard à leur tête.

    « Un quart, mon lieutenant ? »

    Accroupi au bord de la tranchée, son seau de toile posé devant lui, il plonge mon quart dans le liquide brun, le retourne d’un expert mouvement de poignet, et me le tend, plein jusqu’aux bords :

    « Il était bouillant, dit-il, quand nous sommes partis du ravin. A présent il est comme froid. Mais qu’est-ce que vous voulez, faut tout d’même pas nous d’mander d’servir chaud dans la tranchée, avec des cuisines qui sont à pus d’trois kilomètres ! On fait c’qu’on peut ; on n’peut pas l’impossible. »

    Je bois, presque d’une haleine, l’amère décoction.

    « Il est bon.

    — N’est-ce pas qu’i’ s’laisse boire ? Mais i’ s’rait encore bien meilleur, si s’ment ‘on touchait c’qui faut d’sucre aux voitures. Hier soir, parole, j’aurais mis dans l’creux d’ma main tout l’tas d’la section. On, n’est pas raisonnable avec nous. »

    Il se relève, empoigne de la main gauche l’anse de son seau et, tenant de la droite le quart qui lui sert de mesure, commence la distribution aux hommes. Il va de l’un à l’autre, légèrement courbé pour y mieux voir dans la pénombre, qu’épand sur nous le toit de branches. Devant chacun il s’arrête, s’assied sur ses mollets en s’assurant au sol, du bout carré de ses souliers, un appui solide. Et quand il a vidé son quart, en secouant jusqu’à la dernière goutte, dans le quart qu’on lui tend, il colle ses paumes à ses cuisses, en signe de repos, et s’offre à l’interview.

    « Quoi d’neuf ? demande l’homme.

    — On est r’levé c’soir.

    — Alors c’est vrai ?

    — Puisque j’te l’dis.

    — Où qu’on va ?

    — On r’tourne à Rupt.

    — Sans blague ?

    — Puisque j’te l’dis.

    —Comment qu’tu l’sais ?

    — De quoi ?… Il est bon, çui-là ! J’te l’dis, c’est tout ! Tu verras toujours si je l’savais pas. »

    Les autres cuistots, cependant, ont terminé leur besogne. Le tas de boules rousses, qu’avaient épandues sur la mousse le sac de toile qu’elles bossuaient, peu à peu a décru, disparu. Et Brémond, le premier par l’autorité après Pinard, ayant découpé en parts égales les grillades qui restaient au fond des plats, vient de dis­tribuer « le rabiot de barbaque ».

    Les hommes, dans la tranchée, se taisent. Ils mangent.

    Assis sur leurs sacs, le dos appuyé au parapet, ils coupent d’énormes bouchées de viande en maintenant la tranche, du pouce, contre leur quignon de pain. Plusieurs, qui n’ont pas de couteau, saisissent à pleins doigts le morceau de bœuf graisseux et le déchi­quettent des dents. Lorsqu’un tendon résiste, ils ont, pour arracher le lambeau de chair, une brève torsion ducou, un mouvement sec de toute la tête pareil à ceux des bêtes carnassières. On n’entend plus que le bruit des mâchoires, parfois le tintement d’un quart qui heurte une pierre, et devant nous, quelque part sous les feuilles, le coup de gosier d’un pinson qui salue la lumière.

    Soudain, claire dans l’atmosphère matinale, la détonation d’un mauser claque. La balle file, très haut sur nos têtes. Un homme dit :

    « Grouillez-vous, la cuistance ! Pinard a montré son bouc : vous êtes repérés. »

    Un autre coup de fusil retentit, un peu sur la gauche ; puis un autre à droite ; puis, presque simultanément, deux autres en face de nous. Et les balles, cette fois, piaulent.

    Maintenant qu’il fait plein jour, les tireurs boches sont à leur poste. Cachés au plus touffu des arbres, à califourchon sur quelque maîtresse branche, ils fouillent les bois du regard. Les yeux aux verres de leurs jumelles, ils épient le passage soudain, en une éclaircie propice à la visée, d’une capote bleue ,à boutons de cuivre, la tache vive d’un pantalon rouge. Dès qu’un taillis, un buisson, un fossé comblé de fougères leur semblent cacher une chose vivante, ils tirent. A chaque instant, comme d’une lanière méchante, les claquements de leurs fusils cinglent le silence de l’automne.

    Les cuistots, sans hâte, rassemblent les campements, les seaux de toile, les bouthéons. Pondérés, méticuleux, ils savent le prix des choses, et qu’un plat qu’on égare se remplace moins aisément qu’un homme qui tombe.

    « Au revoir, les poteaux ! dit Pinard. Et à c’soir. » Puis, à ses hommes :

    « Tout y est, vous aut’es ? En avant ! »

    Ils s’enfoncent dans le layon. Des voix les suivent :

    « Vous tâcherez d’nous mijoter quéqu’ chose de maous !

    — Qu’ça s’tienne bien, surtout, avec beaucoup d’patates autour ! »

    Les hommes, heureux, rient de se regarder l’un l’autre.

    « Ah ! dis donc, si on va s’taper la cerise !

    — Etpagnoter dans du bon foin !

    — Tu vois, p’tit, faut pas qu’on s’ plaigne. Y a pas toujours que d’la misère. Y a d’bons moments… »

    C’est sans doute un pauvre bonheur que celui que nous atten­dons : un peu de tiédeur à notre chair, un peu de calme à nos cœurs. Mais seulement de l’attendre nous sommes transfigurés. Nous nous sentons légers, soulevés d’une reconnaissance sans objet. Et des larmes me viennent aux yeux, simplement parce qu’un de mes hommes, à mi-voix et, comme à lui-même, redit les mots qu’il a dits tout à l’heure :

    « Faut pas qu’on s’plaigne. Y a d’bons moments… »

    Relève tranquille, bien avant la tombée de la nuit. Les Boches ne se sont aperçus de rien. Nous sommes sortis de la zone dange­reuse, marchant en file indienne dans un layon que les branches voilaient d’une voûte épaisse et fraîche, si basse que nous la frô­lions de la tête. Nous ne voyions que le pullulement des feuilles et la ligne des fusils oscillant au-dessus des képis. Puis, brusque­ment, nous avons été enveloppés d’une lumière transparente, ren­dus d’un coup à l’espace libre, sous un ciel d’émeraude fluide qu’un peu d’or diffus, déjà, tiédissait au couchant.

    Alors nous nous sommes replacés en colonne par quatre, et mieux groupés ainsi, côte à côte entre camarades, bavardant avec des rires, nous avons fait à la lisière de la forêt une promenade paisible et gaie.

    Une brise un peu piquante se levait à l’approche du soir : notre marche en était plus alerte. Des ombres longues nous suivaient. On entendait derrière nous, du côté des tranchées que nous venions de quitter, la détonation sèche des mausers, que doublait un écho atténué.

    Maintenant, c’est la pause. Nous nous sommes arrêtés à l’entrée d’une large allée qui s’enfonce sous les arbres, à perte de vue. Je me suis allongé dans l’herbe, à côté de Pannechon qui aiguise contre un silex la lame de son couteau.

    Une herbe épaisse et souple. Je ne sais quelle mollesse m’envahit peu à peu. Je n’entends même plus le crissement de l’acier contre la terre, ni les rires des hommes, ni les coups de fusil loin­tains. Allongé sur le dos, une cigarette aux doigts, je ne vois que le ciel où mon regard se perd.

    L’heure est limpide, recueillie, apaisante. Je veux laisser péné­trer en moi, ce soir, la douceur et le calme épars, accepter de bonne volonté les plus infimes, les plus humbles parcelles de bon­heur humain.

    « Mon lieutenant?

    — Qu’est-ce qu’il y a, Pannechon ?

    — Faudra-t-i’ que j’vous porte vot’e cantine dans la même maison qu’la dernière fois ?

    — Oui, Pannechon, dans la même maison. »

    Notre maison ! Les feux des cuisines alentour, les grumes équar­ries et les planches empilées en tas réguliers ! L’escalier à rampe de fer, la chambre où flottent des odeurs grasses et, dans l’angle du mur plâtré, contre les sacs de son bien alignés, profonde, moel­leuse, notre paillasse !

    « Debout, fainéant ! On s’en va. »

    Au-dessus de ma tête, penché vers moi, je découvre soudain le visage rieur de Porchon, son menton barbu, son grand nez, ses yeux clairs. Il se campe devant moi et, me tendant sa main grande ouverte :

    « Empoigne, dit-il, et soulève tes soixante-cinq kilos. »

    Un coup de sifflet. En avant, marche :

    « Regarde-moi cette allée, dit Porchon. Elle est droite, accueil­lante et belle ! Le château est au bout, tout droit. J’ai donné mes ordres et envoyé mes gens… Qu’est-ce qu’ils font encore, ceux-là ? Barré, Michaut, à votre place tout de suite ! Je défends qu’on quitte les rangs… Qu’est-ce que tu veux, Barré ? »

    L’homme, dont les yeux levés vers nous ont une amusante expres­sion de malice et de prière, nous offre une poignée de noisettes qu’il vient de cueillir :

    « Les dernières de l’année, mon lieutenant. Vous n’allez pas m’les r’fuser. All’ sortent toutes seules du capuchon. »

    Nous marchons sans hâte, d’un pas de flânerie, droit vers le soleil qui décline. Une profusion de rayons fauves, qui prolongent leur essor tout au long de la spacieuse allée, viennent nous frapper en face et dorer les visages d’un hâle de lumière.

     «. Cette mousse ! dit Porchon. C’est doux au pied. On glisse. On se laisse aller. Tu te rappelles les routes dures, blanches de pous­sière, et les mares d’ombre, au pied des arbres, qu’on regardait, regardait, en se retournant longtemps ?… Bon ! Qu’est-ce qu’ils crient encore derrière ? »

    Vers la queue de la compagnie, des exclamations s’élèvent :

    « Appuyez à gauche! Appuyez à gauche! »

    A peine avons-nous eu le temps de laisser le passage libre qu’un cavalier nous frôle, nous dépasse, les sabots du cheval retombant sans bruit sur la mousse, le craquement léger des cuirs neufs, vite atténué par la distance.

    « Hé ! Là ! Bonjour ! » crie Porchon.

    Prêtre se retourne, s’arrête, nous attend. Et il promène sa main, doucement, sur le cou lustré de la bête, dont les flancs frémissent, dont les naseaux palpitent et fument.

    « Je ne vous avais pas vus, dit-il quand nous le rejoignons. J’étais tout à la joie de trotter sous les branches, à peu près gris. Tout à l’heure, pendant la marche, mon cheval dansait sous moi. Je n’ai pas pu résister : je lui ai lâché la bride et j’ai laissé ma compagnie derrière. Elle suit la vôtre. »

    Il pique des deux et s’éloigne au grand trot, baissant la tête à chaque instant, d’un plongeon vif, pour éviter les branches au pas­sage. Et les fers du cheval, polis d’avoir foulé tant de mousse, accrochent nos regards, alternativement, à leur arc luisant qui semble d’argent fin.

    « Le veinard ! dit Porchon. Ça y est, tu vois, le voilà seul… »

    Nous marchons sans plus rien dire. Les taillis, devenus moins denses, laissent entrevoir au-dessus de l’allée de grands morceaux de ciel, d’un rose pâli. Les voix des hommes, dans l’espace froid, résonnent.

    « Ecoute-les, dis-je à Porchon. Eux aussi, à leur manière, tentent de secouer leur servitude. C’est la faute de l’heure. »

    Et l’un d’eux s’écrie :

    « Chouette balade ! »

    Mais un autre, d’un ton bourru :

    C’est pas vrai ! Vous êtes trop d’hommes. »

    On le hue

    « Non ! C’te fine gueule !

    —Parfaitement, vous m’dégoûtez ! C’sentier-là, c’est-i’ un sen­tier à s’promener des centaines de poilus, avec un fusil su’ l’épaule et des ‘kilos d’cartouches su’ l’râble ?… Quand j’me dis, si c’était pas c’te guerre, que j’pourrais bagoter dans un bois comme celui-là, rien qu’à deux… c’est plus fort que moi, ça m’retourne… Tiens, v’là l’patelin, j’le sens… Bouffer chaud, coucher au sec. Et rien d’pus au programme, Messieurs. »

    A la popote, chez la vieille Alsacienne. Voilà deux heures que nous sommes au village. Mais je garde, aussi vive qu’à la première minute, l’impression de notre arrivée.

    Nous avions atteint la lisière à l’improviste. L’allée forestière cessait brusquement, et la foule d’arbres pressés sur la hauteur s’arrêtait sur une même ligne au bord de la crête abrupte, comme si l’abîme les eût effrayés. Devant nous, le vide ; un ciel immense, limpide, qui déconcertait le regard.

    En bas, juste au-dessous de nous, la brume du soir flottait sur la vallée, laissant vaguement transparaître, entre les têtes rondes des saules, la pâleur mate du ruisseau et le vert des prés dans l’ombre. Dans l’ombre aussi, un peu plus loin, les maisons du vil­lage, basses, serrant leurs toits plats les uns contre les autres. On distinguait l’aire de la place, la maçonnerie pompeuse de la mairie toute neuve érigée en son milieu. Sous l’humble et vieille église, haussant son clocher fin par-dessus le massif toit d’ardoises, plongeait encore sa flèche dans le soleil.

    Enorme, juste au ras des hauteurs qui fermaient là-bas la vallée, il incendiait la frange noire des bois. Il descendait lentement, arc d’or rouge, carène naufrageant ; puis, d’un seul coup, il sombra.

    Mais les maisons, en bas, une à une, éclairaient leurs fenêtres. Et les feux des cuisines, alignés le long du ruisseau laissaient mon­ter vers nous, toutes droites dans l’air immobile, des colonnes de fumée blanches.

    « Mon capitaine, dit Presle, vous prendrez bien une goutte de mirabelle dans vot’e café ? Et vous aussi, mon lieutenant ? »

    Presle, qui fut longtemps mon agent de liaison, s’est révélé depuis peu cuisinier remarquable. Cuisinier, pas cuistot : il ne travaille pas pour les sections.

    Debout derrière le capitaine, il débouche la bouteille et se penche, prêt à verser. Mais son geste ébauché s’arrête court. Il reste là, comme pétrifié en plein mouvement, le corps plié, la bou­teille d’une main, le bouchon de l’autre, les yeux absents, l’oreille tendue vers le dehors.

    « Eh bien ! Presle, qu’est-ce qui te prend ?

    — ‘Coutez voir… Bon Dieu ! Pas d’erreur : ça canarde vachement, là-bas. »

    Porchon, assis près de la fenêtre, l’ouvre en un tour de main, pousse les volets. Ils vont claquer contre le mur ; et aussitôt, violent et dense, le crépitement d’une fusillade s’élance dans la chambre.

    Un air glacial nous mord la peau tandis qu’il frappe nos oreilles ; nos yeux butent au rectangle noir qui vient de béer au mur. Le gel, la nuit, les coups de feu, c’est la sensation brutale de la guerre qui nous envahit soudain, qui nous empoigne et nous met debout, tous ensemble, autour de la table délaissée.

    « M’est avis, dit Presle, qu’i’ va y avoir exercice de nuit… »

    Un moment passe. Porchon referme la fenêtre. Un à un nous nous rasseyons devant nos verres de jus refroidi. Un silence pèse, au milieu duquel, soudain, la voix de Porchon secoue étrangement notre torpeur

    « Combien de temps, dit-il, depuis la dernière fois que nous nous sommes vraiment battus ?

    — Onze jours.

    — Onze jours ? Alors nous seront alertés. »

    Le silence retombe sur notre attente. Presle a rempli nos verres de café bouillant, que nous buvons à gorgées espacées, fumant toujours, entre temps, cigarettes après cigarettes. Il est rare que nos regards se croisent. Nous avons tous des yeux lointains, noyés de songe. En ma tête passent des choses, vagues, idées ébauchées, images confuses, dont le reflet transparaît dans les prunelles des autres : le long sommeil, le repos, fini tout cela, en allé… Marche sous bois dans les ténèbres, l’inconnu, les choses hostiles, les pre­mières balles qui sifflent, les hommes qui tombent dans l’ombre, les blessés perdus qui appellent, la guerre, le destin, l’inéluctable ; le peu de chose que nous sommes, soldats parmi des millions de soldats…

    « Vieux, dit Porchon, m’appelant de la porte, amène-toi. Je ne sais pas si je me trompe, mais on dirait qu’il y a du bon. »

    Je le rejoins. Et tous deux, pour mieux entendre, nous faisons quelques pas vers l’angle de la maison. C’est la dernière du vil­lage. Après l’avoir dépassée, nous n’avons plus devant nous que le ruisseau, un peu plus loin la pente abrupte que nous avons descendue ce soir.

    Le bruit de la fusillade vient de là-haut. Il crépite, très dense toujours, mais parfois traversé d’accalmies.

    «  Ça vient du bois Loclont, dit Porchon. Nous y étions il y a vingt-quatre heures. Et nous avons tiré en masse, à l’aveu­glette ; les Boches aussi… Ça doit être une pétarade du même genre… »

    Très haut dans le ciel, au-dessus des bois noirs qui couronnent la rude colline, une lueur vibre, blafarde, pareille aux lents éclairs dont s’illuminent les nuits chaudes.

    « Les fusées, dit-il. Ils n’y voient goutte, et ils s’énervent… Tu reconnais ?

    — Tais-toi. Je crois que c’est la fin. »

    Nous écoutons, retenant nos souffles, le corps tendu vers les tranchées lointaines. Une paix immense s’éploie sur la vallée. Devant nous, l’eau du ruisseau glisse le long des roseaux avec un friselis très doux. La fusillade s’est tue. On entend seulement, par­fois, une petite détonation isolée, grêle et nue, ou quelques-unes qui éclosent à la file, avec un bruit sautillant et las.

    Nous revenons sur nos pas, ralliant la maison, Dans la lumière de la porte se dresse, haute et robuste, la silhouette du capitaine Rive.

    « Eh bien, la jeunesse ? C’est fini ?… Nous pouvons aller nous coucher.»

    Nous coucher ! Quel allégement ! Nous gardons une attitude digne. Mais à voir de quels gestes vifs Porchon boucle son cein­turon, coiffe son képi, je sens en lui la même effervescence de joie qui me soulève tout entier.

    « Bonsoir, mon capitaine.

    — Bonsoir ! »

    Ce n’est pas Rive qui a répondu. Quelqu’un vient d’entrer, qui s’avance en nous tendant la main. Nous reconnaissons alors la face maigre, les paupières sombres, la longue moustache du capi­taine M… qui commande le premier bataillon. Il s’assied, nous regarde l’un après l’autre, et sourit pâlement :

    — Vous avez l’air épaté, dit-il. Ne vous frappez pas. Je viens seulement vous demander l’hospitalité pour cette nuit. – Comment ! Vous n’êtes pas logé ?

    — Non ; et je suis probablement le seul officier de mon batail­lon. J’avais un lit.., dans une trop belle chambre. On m’a tout bar­boté pour je ne sais quelle huile. »

    Un frisson froid me parcourt l’échine : Porchon, mon ami, Porchon, mon pauvre vieux, ni cette nuit, ni la nuit suivante, j’en’ ai peur…

    « Franchement, poursuit le capitaine, ça m’agace de penser que des coquins de sous-lieutenants vont roupiller entre deux toiles pendant que moi…

    — Evidemment », murmure Porchon.

    Il a dit ce mot d’une voix neutre, avec un flegme si parfait qu’un rire me frémit dans la gorge. Un bout d’allumette aux doigts, ,il élargit sur la toile cirée une petite flaque de café.

    « Après tout, reprend l’officier, peu importe la question de galons. A vingt-cinq ans, je n’aurais pas fait tant d’affaires Aujourd’hui, j’en ai cinquante-trois. »

    Je regarde Porchon : il a levé la tête et lâché le bout d’allu­mette. Lui aussi me regarde, et ses yeux me sont transparents. Il va parler, ou moi, ou tous les deux.

    Mais Rive, providentiellement, nous devance :

    « Attendez, M… Je crois bien avoir remarqué qu’il y a deux matelas à mon lit. Presle va nous dire ça tout de suite. »

    Et Presle, après une courte incursion dans la chambre :

    « Y a deux matelas, mon capitaine.

    — Eh bien, ça va tout seul ! Je vous en offre un, M… Notre hôtesse est une annexée comme moi. Elle ne trouvera pas mauvais que je lui emprunte une paire de draps supplémentaire. Dans cinq minutes, vous aurez un lit très convenable, quoique sans sommier. Acceptez-le pour cette nuit, Vous trouverez mieux, demain, pour la prochaine. »

    Notre lit à nous n’a pas, non plus, de sommier. Porchon me le fait constater après que nous sommes enfin rentrés dans notre cuisine, pendant que nous nous déshabillons à la leur d’une chandelle posée sur le coin du fourneau

    « Tu vois, ça n’est qu’une paillasse, une vulgaire et miteuse paillasse.

    — Mais très épaisse, dis-je, en me glissant sous les couvertures. Dépêche-toi d’éteindre la chandelle. Il est tard. »

    Pieds nus, il marche vers le fourneau, ses gros orteils dressés, précautionneux, vers le plafond, souffle notre lumignon et dit, quelque part dans l’obscurité

    « Le capitaine a un matelas. Tout compte fait, il est verni. »

*

**

    La lumière du jour, traversant mes paupières, m’a fait ouvrir les yeux. Jour bien terne pourtant : je ne vois, par la fenêtre, qu’un morceau de ciel gris, que font plus sale encore les vitres ignoble­ment poussiéreuses. Au-dessus de ma tête, quelques mouches engourdies se traînent au plafond culotté, parmi des myriades de cadavres agglutinés en essaims desséchés.

    Une porte, derrière nous, s’ouvre doucement, et le long de notre paillasse glissent les savates informes de l’hôtesse. De mon coin, je dis :

    « Bonjour, Madame.

    — Alors, vous v’là donc réveillé? Et comme ça, vous avez fait un bon somme?

    — Un très bon somme. Quelle heure est-il ?

    — L’est sept heures et demie, dame ; bientôt huit heures… I’ dort bien, votre ami, pour sûr. »

    Porchon, le nez contre son épaule, les joues congestionnées, tout le corps inerte et lourd, reste terrassé par un sommeil de plomb.

    «  Il va me bénir, me dis-je, si je l’éveille. Mais quoi, il le faut bien ! Nous devrions être déjà debout. » Et trois ou quatre claques vigoureuses s’abattent contre son épaule.

    « Allez, grande flemme, lève-toi : il est huit heures. » Je n’obtiens qu’un regard trouble et un mot

    « Merci. »

    La conscience lui est revenue. Je lui empoigne le bras, le secoue à le démantibuler :

    « Il est huit heures, tu entends ? Huit heures ! »

    Placide à me désespérer, il exhale, dans un soupir de bien-être : « M’en fous.

    — Tant que tu voudras… Mais rappelle-toi le pitaine d’hier soir… Veux-tu parier qu’il s’est mobilisé à l’aube et qu’il va nous pincer au         gîte ? »

    Je ne croyais pas si bien dire : des semelles cloutées ont grincé, dehors, sur les marches de pierre ; la porte, heurtée de deux coups légers, s’est ouverte presque aussitôt ; et sur le seuil vient d’appa­raître, très grand, très maigre, les pointes de ses moustaches dépassant, de chaque côté, son visage noyé d’ombre, le capitaine M… lui-même.

    « Bonjour, dit-il. Il n’y a personne ? »

   Porchon et moi, d’un geste instinctif, avons relevé nos couver­tures sur nos têtes. Immobiles et cois, nous nous sentons douce­ment étouffer.

    « Personne ici ? »

   Invisibles toujours, très bas, très bas, nous soufflons

    — Dis, c’est idiot de se cacher comme ça.

    — On se montre ?

– Une… Deux… Hop ! »

    Nos deux têtes, ensemble, émergent de la literie bouleversée. Le capitaine, à l’apparition brusque de ces quatre yeux braqués sur lui, sursaute d’abord ; puis, nous examinant avec attention, il a un sourire de brave homme, un bon sourire goguenard et indulgent, qui dissipe tout de suite notre gêne et fait que nous sourions aussi.

    Silencieux, nous nous habillons. M… s’est assis. Il nous regarde lacer nos souliers et rouler nos bandes molletières.

    «  Ne vous pressez pas, vous savez ; jevous laisse tout le temps. Bien entendu, vous ferez votre toilette ici, et vous y laisserez vos cantines jusqu’à ce que vous ayez trouvé un logement. »

    Il s’interrompt, parce que viennent d’entrer, attirés hors de leur chambre par le bruit des voix, l’homme blond et sa femme.

    « Eh là ! dit l’homme. Vous v’là donc trois, à c’t’heure ?

    — C’est-à-dire… voici le capitaine qui couchera ce soir à notre place. Nous, nous sommes obligés de partir. »

    Un subit afflux de sang colore ses joues blêmes :

    «  Oh ! mais non, là ! s’écrie-t-il. Je n’veux point d’ça, pour sûr ! Vous, j’vous connais. C’monsieur, je l’connais point. J’vous logerai vous, ou j’logerai personne. On n’peut point m’forcer. »

    Et la femme, toisant le capitaine d’un regard hostile, fait chorus:

    « On ne peut point nous forcer, non là ! »

    Alors, spontanément, avec un grand désir de réussir, nous plai­dons la cause de celui qui nous expulse :

    « Il est si simple, vous verrez, content de rien, pas encombrant, généreux, bon pour ses hommes ! Et il adore les enfants, vous verrez.,. »

    La résistance du couple mollit. Autour du capitaine, assis, les mioches rôdent, curieux et familiers. Le plus jeune, une petite boule de graisse qui roule plutôt qu’elle ne marche, est tombé en arrêt devant les galons d’or qui brillent sur la manche de la vareuse ; il les touche, du bout de l’index, tandis que sa frimousse malpropre s’immobilise en une expression d’extase.

    « Alors ? C’est entendu, n’est-ce pas ? »

    Une demi-heure plus tard, lavés, rasés, peignés, nous prenons congé, tapotons les joues des enfants, serrons la main cartilagi­neuse de l’hôte, la main boursouflée de l’hôtesse, la main sèche du capitaine.

    « Au revoir, nous dit ce dernier. Débrouillards comme vous l’êtes, vous trouverez bien une chambre quelque part. Vous avez été très gentils. »

    Contents de nous et le cœur plus léger, il n’est pas en notre pouvoir, pourtant, de partir sans regrets. Tous les deux, sur le seuil, nous nous retournons pour voir une dernière fois la sordide cuisine où nous avions si chaud la nuit, le fourneau avec son tuyau coudé, les chaussettes suspendues au long du fil de fer, les sacs de son debout sur deux rangs, dans un angle, étayant de leurs flancs rebondis lamollesse inoubliable de la paillasse maintenant perdue.

    « Et où donc qu’vous allez comme ça? demande l’homme.

    — Mais nulle part… Nous n’en savons rien.

    — Ah bien ! Ah bien ! Mais je n’veux point ça, moi ! Vous allez m’suivre : j’vas vous montrer où qu’vous coucherez à nuit. »

    Il nous précède à travers le village, et s’arrête devant une mai­sonnette blanche qui fait le coin de deux rues

    «  C’est chez l’coiffeur, dit-il. Il est à Verdun pour l’instant. Mais il est brave, et i’ n’dira rien qu’vous preniez la p’tite chambre du fond. Une seconde… C’est moi qu’a la clef. »

    Une clef énorme, qui grince dans la serrure d’une porte cintrée donnant sur le jardin. Nous pénétrons dans un couloir glacial. Puis notre guide, ayant ouvert une autre porte, s’efface pour nous laisser passer :

    « C’est là, dit-il.

    — Mazette ! » s’exclame Porchon.

    Nous sommes dans une petite chambre claire : des murs badi­geonnés de chaux, d’une blancheur crue, ornés de chromos reli­gieux aux teintes naïves et criardes. Au milieu d’une commode luisante, sous un globe de verre à chenille écarlate, une Vierge de plâtre peint effleure de ses pieds nus un nuage constellé d’or. Et devant nous, en pleine clarté, le lit meusien très haut, avec ses rideaux d’indienne à roses jaunes imprimées sur fond rouge, attire et retient nos regards. Porchon s’en approche, en éprouve de la main l’élasticité, sourit, et dit :

    « Ça peut aller. »

    Revenant vers la maison de l’Alsacienne pour la popote du soir, j’ai remarqué un attroupement devant une porte fermée. Intrigué, j’ai regardé, juste à temps pour voir la porte s’ouvrir et une gaillarde blonde, aux yeux hardis, au corsage généreux, se camper sur le seuil et gesticuler vers les hommes comme si elle les eût harangués.

    Apercevant Brémond, un de mes cuistots, qui joue des coudes `pour se donner de l’air :

    « Qu’est-ce que c’est donc ? lui dis-je.

    — Ah ! mon lieutenant, c’est du pinard qui vient d’arriver. Et paraît qu’y en a pas beaucoup. Alors on en met, pour avoir sa p’tite part. »

    Ce disant, d’une habile torsion du buste, il met à profit un remous qui le pousse jusqu’aux premières places.

    « A présent, j’en aurai ! me crie-t-il. Dommage que c’t’enfant-là n’veut pas en donner p’us d’un litre à chacun. »

    Par-dessus le brouhaha des voix mêlées, celle de la fille glapit, suraiguë :

    « Vingt sous ! C’est vingt sous !… Poussez pas comme ça, voyons ! Poussez pas, ou j’ ferme la porte ! »

    Un client mécontent proteste avec véhémence :

    « Eh là ! sans blague ! Pas d’bêtises ! Il en reste au fond d’la mesure.

    — Mais puisque vot’e bidon est plein ras l’goulot !

    — Ben, v’là mon quart. Mettez-y l’fond. »

    Brémond, près de la porte, s’époumonne vers l’intérieur

    « Eh ! Fillot ! Quoi qu’tu fricotes là-dedans ?… Tu vas pas bientôt sortir ?

    — Voilà! Voilà! » répond Fillot qui surgit derrière la vendeuse.

    Veste déboutonnée malgré le froid piquant, chemise ouverte sur sa poitrine large et blanche, il montre à bout de bras des cahiers de papier à cigarettes, deux énormes poignées multicolores que ses doigts ont peine à contenir

   « Des feuilles ! Des feuilles pour en rouler ! Ceux qui n’en veulent, à vos numéros ! J’ai travaillé pour les copains ! »

    Il se dégage et gagne le milieu de la rue, suivi d’une dizaine de poilus qui l’entourent dès qu’il s’arrête. Quelques mots entendus par hasard font que je me retourne brusquement.

    « Tu les auras, tes dix sous ! dit un homme. Mais c’est pas honnête, j’te dis, d’profiter comme ça ! »

    Une colère me soulève. Je fais irruption au milieu du groupe et, m’adressant à l’homme qui vient de parler :

    « J’ai bien compris ? Fillot t’a vendu un cahier de feuilles dix sous ?

    — Oui, mon lieutenant ! »

    Je regarde Fillot : il est cramoisi, et ses yeux évitent les miens

    « Combien aviez-vous payé chaque cahier ? »

    Avec effort, et très bas :

    « Trois sous, mon lieutenant.

    — Rendez-lui sept sous immédiatement. Et dépêchez-vous de rembourser les autres. S’il y en aqui sont déjà partis, vous vous arrangerez pour les retrouver. »

    Puis, le tirant à l’écart, j’ajoute quelques mots très secs sur la fragilité des galons mal portés.

    Emu encore de l’incident, préoccupé, vaguement triste, je chemine les yeux à terre, et vais donner du nez contre un poilu en armes.

    « Tiens ! Déjà équipé ? Pourquoi ?

    — On est alertés, mon lieutenant.

    — Alertés… Tout le régiment ?

    — L’ premier bâton seulement, on dit.

    — Direction ?

    — D’abord, ferme d’Amblonville. Après, j’sais pas. »

    Devant les portes, des granges, les sections se forment en ligne. Des sergents font l’appel; leur carnet de contrôle à la main.

    Au moment où j’arrive à la maison de l’Alsacienne, je vois Por­chon qui flâne près du ruisseau, fumant sa pipe. Je lui crie de loin :

    « Du nouveau ! Le premier bataillon est alerté

    — Mais alors, s’écrie-t-il en courant à ma rencontre, mais alors M… s’en va ? Déménage ?

    — Et après ?

    — On retrouve la paillasse !

    — Qu’est-ce que ça fait, puisqu’on a mieux… Tu m’entends ? Tu tombes de la lune ? »

    Il réfléchit, songeur, suivant des yeux la fumée de sa pipe.

    «  C’est vrai, dit-il, la chambre du coiffeur… Mieux, oui, c’est vrai : propre, tranquille et tout. Ça ne fait rien, on a ses faiblesses, ses habitudes ou ses amours… Alors, dis, la paillasse, on la garde? »

*

**

    Depuis une heure nous avons quitté Rupt pour aller prendre les secondes lignes. Nous avons revu les longs bâtiments d’Amblon­ville, marché presque jusqu’à Mouilly sur lequel tombaient les mar­mites. Elles s’en venaient d’un vol léger, et soudain s’écroulaient avec un éclatement gras.

    Maintenant nous nous acheminons vers le plateau, par un ravin défilé qui s’enfonce au cœur des « Hauts ». Un chemin d’humus brun foncé, sous une jonchée de feuilles mortes, entre des nappes de mousse à peine jaunissantes et vivifiées d’eaux courantes. A chaque instant des ruisselets nous barrent la route. Des sources suintent, dont nous entendons le bruissement. Et sur nos têtes, invisibles dans le feuillage, des myriades d’oiseaux, merles qui sifflent, ramiers qui roucoulent, passereaux qui pépient ou modes lent des trilles, font plus ardent leur chant à l’approche du cré­puscule.

    On grimpe le versant du ravin en se faufilant à travers les bou­leaux et les hêtres ; on peine un peu, échine basse et cou tendu, pour atteindre le haut de la rude montée. Enfin la pente se fait plus douce ; et nous débouchons sur le faîte.

    « Tu reconnais cette lande ? me dit Porchon. C’est ici que nous sommes venus dans la nuit du 24 au 25 septembre, après notre combat sous bois… Ça avait chauffé.

    — Un peu, oui.

    — Bah ! Nous en avons vu d’autres : nous sommes de vieux guerriers. En aurons-nous, des souvenirs ! »

    Nous venons d’arriver à un semis de jeunes sapins. Les tran­chées s’étirent à l’abri de ce maigre couvert, discontinues, irrégu­lières et baroques. Travail bâclé. On se rend compte, au premier coup d’œil, qu’elles furent creusées trop vite, hors de la pression de l’ennemi et sans souci du combat possible. Nous les trouvons vides d’occupants, mais gorgées d’une paille fraîche et merveilleu­sement abondante.

    «  Mon lieutenant, me dit Pannechon, r’gardez, là-bas au-d’sus des arbres. I’s n’doivent plus voir grand’chose à c’t’heure : v’là qu’i’s la descendent.

    Pannechon a une paire d’yeux éminemment fureteurs et aigus. De son doigt tendu, il me montre devant nous, vers le Sud, quelque chose qu’il vient de découvrir :

    « Dépêchez-vous ! All’ baisse ; all’ va s’cacher.

    — Ah ! Je l’ai. »

    Oblique et gonflée, presque noire sur le ciel cendré, une « sau­cisse » descend lentement. Elle oscille une seconde encore, et dis­paraît derrière la crête.

    « Coucou ! » dit Pannechon.

    Mais aussitôt, avec un haussement d’épaules :

    «  Sale outil ! Va falloir rester planqué d’main, toute la journée… Quand même, mon lieutenant, c’est pas normal, la vie qu’on a être obligés d’attendre la nuit pour pisser d’bout ! »

*

**

    Les clous des semelles de Porchon, en frottant contre les clous de mes semelles, m’ont éveillé. La tranchée est si étroite que nous avons dû, pour dormir, nous étendre l’un vis-à-vis de l’autre, ses pieds touchant les miens. Soulevant la paille, nous en émergeons à mi-corps, les jambes encore enfouies dans la profonde litière.

    « Bonjour, vieux !

    —Bonjour, vieux !

    — Bien dormi ?

    — Idéalement. Bout du nez gelé, mais le corps tiède.

    — Beau temps, ce matin. Regarde le ciel derrière toi. »

    Je m’agenouille, me retourne, et longtemps m’oublie à contem­pler le ciel rose, d’un rose qui floconne graduellement et pâlit jus­qu’à se muer en un bleu délicat, fluide et frais. Les dernières étoiles s’y perdent comme des gouttes d’eau dans un lac pur.

    «  Mais regarde aussi vers le Sud, au-dessus des bois : les Boches déroulent déjà les amarres de leur saucisse… Dire qu’il faudra crier tout le jour pour empêcher nos hommes de bouger !

    — Elle me rappelle, lui dis-je, le téléphoniste de la petite batte­rie de Saint-Rémy, son béret plat juste au ras du buisson… »

    Un bâillement bruyant, qui commence en basse creuse et s’achève en sifflement de gorge, nous avertit que Pannechon est éveillé. S’étant levé, il scrute les lointains de ses yeux vifs ; et soudain :

    «  Mais, mon lieutenant, c’est pas la saucisse, c’est les saucisses que faut dire. Y a celle d’hier, et puis y en a une aut’e plus loin, un peu su’la droite. All’ voudrait bien s’moufler, mais rien à faire. »

    Debout devant moi, toujours furetant des yeux, il laisse paraître sur son visage, une stupeur scandalisée :

    « Mince alors ! On peut bien s’ cacher : y a des abrutis qu’ont allumé du feu là-bas. »

    Du feu ? Qui a eu ce toupet ?… D’un saut je suis hors de la tranchée, déjà courant à toute allure vers la lisière proche du bois. C’est de là que montent, au-dessus des taillis, d’épaisses fumées d’un blanc sale. Je m’engouffre dans le premier layon et, dix mètres plus loin, je tombe en plein dans une paisible assemblée de cuistots.

    Les uns, accroupis, les joues gonflées comme des outres, souf­flent sur les foyers qu’ils viennent d’allumer. D’autres, près des feux qui flambent déjà, pèlent des pommes de terre dont la pulpe apparaît, jaune pâle, entre leurs doigts, tandis que des lanières de peau allongent peu à peu leurs spirales. D’autres enfin, assis en cercle, une toile cirée sordide déployée sur leurs genoux, oublient la guerre et ses misères dans les charmes d’une manille à quatre.

Ma brutale irruption déconcerte ces gens calmes

    « Eteignez-moi ça tout de suite ! Allez ! Zo ! A coups de pied !

    — Mais, mon lieutenant, le riz !

    — Mais les frites !

    — Le jus !.., Les biftecks !…

    —Tout de suite ! je vous dis, tout de suite ! Vous voulez faire amocher les copains? Oui?… Vous vous en foutez, vous : vous n’êtes pas là pour deux jours ! »

    Bougons, mais dociles, ils s’exécutent, étouffent les flammes sous des mottes de terre, des poignées de feuilles pourries.

    « Alors, où faut qu’on aille à c’t’heure ?

    — Dans le ravin en arrière, parbleu ! Tout au fond, comme on vous l’a dit ! Mais c’était loin, n’est-ce pas ? Ça montait ?… »

    Pendant ce temps Pannechon, qui m’a suivi, fourre son nez* dans les plats et les bouthéons, critique, s’informe, s’extasie :

    « Ben, mon vieux ! Sont baths, ces frites-là. »

    Il en saisit une du bout des doigts, négligemment, et l’avale :

    « Pis fameuses. »

    Deux autres, prestement cueillies, sont englouties avec le même naturel.

    « Dis donc, i’s sont nourris, ceux d’ta section !

    — Penses-tu ! répond le cuistot. Tu crois tout d’même pas qu’c’est pour la section, ces frites-là ?… Ces frites-là, c’est pour Narcisse. Et Narcisse, tu saisis, c’est moi qui t’cause.

    — Et c’te colle-là, quoi qu’c’est ?

    — Tu l’vois pas ?… Du bon riz au gras. Ça tient au corps et ça réchauffe… Y a rien d’tel pour la tranchée.

    — Quand même, il est guère beau, ton riz. Tu parles d’un mas­tic ! Et les bouts d’viande que y a d’dans ! On dirait des cailloux, tellement qu’i’s sont desséchés.

    — T’en, fais pas, y aura deux p’tits « bistecks » qui s’ront tendres et bien juteux. Vise-moi c’te barbaque, si c’est beau ! Saisie en d’sus et rose en d’dans… Sans m’vanter, quand j’veux, j’sais y faire.

    — Et dis donc, ces biftecks-là, i’s sont aussi pour Narcisse ?

    — Natureliche ! Et c’est bien l’moins ! Nous on trime, on s’donne du mal. Alors, hein ?…

    — T’as raison, fiston ! » dit Pannechon.

    Mais pendant que nous revenons, il fouille dans une des vastes poches cousues aux pans de sa capote, en sort une tranche de viande énorme dont le jus dégouline sur ses doigts, et, souriant comme il sait sourire, des paupières et des narines :

    «  J’y ai tout d’même gentiment chauffé un d’ses biftecks, à c’t’andouille. Moi aussi, j’suis pour la justice : et ça m’outrait qu’i’ s’soigne si bien, rapport au riz cochonné des copains… J’mangerai l’bifteck à leur santé. »

    Quatre heures. Allongés sur notre paille, fumant des pipes, le corps inerte et l’esprit paresseux, nous n’avons fait que sentir la lente coulée des minutes.

    « Encore un jour de tiré, sans casse.

    — Oui, dit Porchon, malgré les cuistots de ce matin et leurs sacrés feux de bois vert, les saucisses n’auront rien vu.

    Il parle encore qu’un obus siffle, passe sur nous bas et raide pour éclater à vingt mètres en arrière, hargneusement. Des pierres, des mottes de terre nous tombent en grêle sur le dos, pendant que les éclats ronflent et que la fusée, quelque part en l’air, bourdonne.

    « Y en a d’autres ! s’écrie Pannechon. Une, deux, trois… boum ! »

    Par doubles rafales de trois, les obus foncent, nous frôlent avec des sifflements de faux qui s’achèvent en explosions brisantes, quelques mètres plus loin. Rien ne bouge sur le plateau. Mes yeux, lorsque je me lève, ne voient rien qu’une lande dénudée, des herbes roussies, des genêts, de minuscules sapins. N’étaient ces corps accroupis qui touchent le mien, ces dos tendus que soulève insensiblement le rythme des respirations vivantes, je pourrais me croire seul dans l’étendue de cette friche mélancolique où d’étranges fumées jaunes, de place en place, éclosent. Mais deux cents hommes sont là, sans abri qu’un étroit fossé au fond duquel ils se sont tapis, d’un geste habituel, pour « attendre que ça passe »; deux cents hommes qui sentent, qui raisonnent, et qui savent tous ce que serait l’éclatement, sur notre tranchée, d’un seul de ces percutants que les Boches nous envoient par dizaines. Pourtant, si leurs cœurs battent plus vite, ils se ,sont assez aguerris pour chasser les images trop vives, pour « blaguer », si leur blague les y aide.

    « I’s sont rien râleux, les Boches ! C’est qu’du 77 qu’i’s nous servent.

    — Qui c’est, l’cochon qui lance des boules puantes ?

    — Eh poteau, t’entends pas l’canon ? C’est-i’ qu’y a la fête ? » Parfois un obus arrive sournoisement, sans qu’on l’ait entendu siffler. Et celui-là explose à quelques pas, si brutalement que l’air nous soufflette et que le sol, contre nos corps, oscille. Alors une voix qui sort de dessous un sac demande :

    « Pas de bobo par là ? »

    Et une autre voix, pareillement sous un sac, répond :

    « Penses-tu ! Y a pas d’danger : leurs artiflots, c’est des pieds ! »

    De temps en temps je regarde ma montre : Quatre heures vingt-cinq… Quatre heures et demie : il y a une demi-heure que les Boches nous bombardent… Quatre heures trois quarts… Deux obus l’un derrière l’autre, à quatre ou cinq mètres de nos têtes, s’en­foncent dans la terre grasse qui semble les happer. Ils n’éclatent pas.

    Cinq heures… Les rafales se suivent toujours. La lumière com­mence à décroître et nous éprouvons tous, à mesure que les lignes se fondent dans la grisaille du crépuscule, un besoin de libre mouvement qui, à la longue, nous énerve :

    « I’s vont pas bientôt nous fout’e la paix ? Ça fait l’compte !

    — S’i’s n’se sont pas calmés dans cinq minutes, tant pis, j’sors quand même ! »

    Enfin, les explosions font trêve. On entend des froissements de paille, des murmures de propos à voix basse, un bâillement, une toux lointaine. Personne ne sort : on est trop las.

    Nuit noire. Je m’endormais, enfoui dans ma paille, lorsque le crépitement d’une fusillade m’a mis debout. Porchon, près de moi, écoute aussi ; et tout le long de la tranchée, des ombres vagues vont se dressant.

    C’est devant nous, dans les bois lourds de ténèbres, une rage désordonnée de coups de feu. Le son se répercute dans les vallons de la forêt. Il monte, emplit l’espace, accourt, galope sur le pla­teau. Si vive est l’impression d’être dans la fusillade même qu’il me semble, éparse dans l’air, sentir l’âcre odeur de la poudre.

    «  Bah ! dit Porchon. C’est encore le bois Loclont : on s’y engueule de loin, à coups de lebels et de mausers ; mais on n’en vient jamais aux mains… N’empêche : on est plus près qu’à Rupt. »

    Déjà, là-bas, les longs traits des fusées raient le ciel ; et très haut s’épanouissent les éblouissantes étoiles dont la lueur verte vient mourir jusqu’à nous.

Silencieux, nos hommes regardent. Une détonation soudaine, nette, impérieuse, fait passer parmi eux un frémissement. Trois autres s’enlèvent à la file avec la même vigueur allègre, et de petits obus rageurs, sifflant pointu, jettent par-dessus nous leurs trajec­toires rigides. Des rires d’enthousiasme les saluent :

    « Ah ! vieux, pour péter comme ça, y a que l’soixante-quinze !

    — S’i’s y en mettent, les petits frères !

    — « Ta gueule ! » qu’i’s vont dire aux Boches.

    — Mince alors ! Qu’est-ce qu’on leur passe l… A présent, v’là les gros qui toussent. »

    Au-delà de la route, au pied de la crête boisée, des pièces de 120 tonnent sans discontinuer. Nous voyons d’ici les jets de flammes qui sortent des canons ; puis nous entendons les déflagrations puissantes des gargousses. Et toujours, derrière le plateau, la péta­rade des soixante-quinze.

    « Mon lieutenant, me dit Pannechon,, v’là quéqu’ chose qui s’amène ; ça doit être un type à cheval. »

    Et en effet on voit sortir de l’ombre une masse mouvante et silencieuse qui grandit, se matérialise. Le sol mou de la lande étouffe le bruit des sabots. Mais quand cela s’arrête, devant nous, on entend l’ébrouement du cheval et l’on voit se dresser sur le ciel la silhouette du cavalier, appesantie par le lourd manteau.

    « Où qu’tu vas ? » demande un des nôtres.

    L’artilleur, alors, d’une voix hésitante :

    « C’est-y des biffins ?

    — Bien sûr, quoi ! On veut pas t’bouffer. »

    Nous le voyons mettre pied à terre. Je sors de la tranchée et m’avance à sa rencontre :

    « Que cherchez-vous ?

    — Y a un malheur d’arrivé chez nous… On v’nait juste ed mettre en batterie quand les fusées ont d’mandé l’barrage. Et alors, v’là qu’au premier coup d’la pièce cd droite, l’obus, un obus ed 120, nous éclate en sortant du canon, en pleine gueule. Ça fait qu’y a un copain qu’a pris un éclat dans l’buffet… C’est pas d’chance, un truc pareil. C’est-y qu’l’obus était mal débouché, ou quoi ?

    — Bon ! lui dis-je. Vous voulez un major ?

    — Ben oui… Tiens ! v’là Berthier qui m’cherche : c’est sa voix. » Un appel vient de retentir, non loin de nous :

    « Sevin ! Ho ! Sevin !

    — Ho ! Par ici ! Quoi qu’y a ?

    L’autre cavalier, comme Sevin tout à l’heure, sort de l’ombre et s’érige sur le ciel.

    « Y a que l’copain, là-bas, i’ vient d’finir… Suffit maintenant qu’on aye un brancard. On l’port’ra nous-mêmes à Mouilly. »

    Et ils s’en vont, à pied, tirant leurs chevaux derrière eux, comme en laisse, vers le ravin où sont nos brancardiers et où je leur ai dit d’aller. Ils s’en vont, massifs et frustes dans leurs grands man­teaux à pèlerine, de leur pas lourdement botté, Je les entends, un moment encore, se parler l’un à l’autre, à mots lents qu’ils pro­noncent sur eux-mêmes, pensant tout haut :

    « Qué misère !

    — C’qui faut qu’on voye ! »

    Puis leurs voix se perdent dans l’éloignement, en même temps que, dans la nuit, leurs ombres.

Vendredi, 9 octobre.

    Porchon m’apporte une nouvelle. Le caporal-fourrier, lorsqu’il est venu confirmer la relève pour ce soir, lui a confié que nous allions changer de secteur. Et Porchon fredonne

Nous n’irons plus au bois,

Nous en avons soupé.

    « Constate, s’écrie-t-il, que mon talent d’improvisateur est plus en forme que jamais. Pour être chantée, d’ailleurs, cette phrase n’en est pas moins l’expression juste de ma pensée. Les bois m’em­bêtent : on y étouffe. Parle-moi, à la bonne heure, d’être accrochés au flanc d’une pente avec, devant les yeux, la crête qu’il va falloir enlever ! Ça excite, au moins ! C’est limpide ! Il paraît qu’on nous promet de beaux jours, là-bas : les sapes, la guerre de mitres, l’assaut !

    — Est-ce loin d’ici ? demandé-je.

    — Non, pas très. Quelques kilomètres plus à l’est. C’est, juste à la limite des « Hauts », un petit patelin dans une vallée. J’en aime le nom, parce qu’il sonne clair et franc. Onaimerait se battre là.

    — Mais ce nom ? dis-je,

    — Les Eparges. »

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