Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

VII

LES ARMÉES SE TERRENT

Vendredi, 25septembre.

    Où sommes-nous ? Nous avons passé les dernières heures de la nuit sur un plateau qui s’étale derrière nous, pauvre, à demi rongé par la forêt. Devant, au-delà de la route, il y a quelques champs, un creux, puis encore la forêt. Vers l’ouest, c’est Mouilly, Rupt, la vallée de la Meuse, le calme loin de l’ennemi. Vers l’est, à la sortie des bois, c’est la fin des « Hauts », les derniers contreforts qui s’avancent au seuil de la plaine et la commandent, puis la Woëvre marécageuse, Fresnes, Marchéville, Sceaux, Champion.

    Ils sont là-bas, quelque part, tapis au pied des collines et guet­tant la minute favorable où ils pourront se ruer à l’assaut. Vers le sud aussi, ce sont eux : ils ont pris Hattonchâtel, Saint-Maurice ; ils se sont lancés à travers les futaies et les taillis. Ils tiennent Saint-Rémy, Vaux-les-Palameix. Hier, ils ont avancé jusqu’à presque atteindre la route de Saint-Rémy à Mouilly.

    Où sont-ils ce matin ? Et quel est notre rôle à nous ? On ne nous a rien dit, comme d’habitude.

    Pourquoi ce parti pris de silence ? On nous ordonne : « Allez là. » Et nous y allons. On nous ordonne : « Attaquez. » Et nous attaquons. Pendant la bataille, du moins, on sait qu’on se bat. Mais après ? Bien souvent c’est la fusillade toute proche, les obus dégringolant en avalanche qui disent l’imminence de la mêlée. Et lorsqu’une fois on s’est battu, des mouvements recommencent, des marches errantes, avance, recul, des haltes, des formations, des manœuvres qu’on cherche à s’expliquer, et que généralement on ne s’explique pas. Alors on éprouve l’impression d’être dédai­gné, de n’obtenir nulle gratitude pour le sacrifice consenti ; on se dit : « Qu’est-ce que nous sommes ? Des Français à qui leur pays a demandé de le défendre, ou simplement des brutes de combat ? »

    Aux jours de la retraite, avant la Marne, on nous a laissé croire que nous allions embarquer à, Bar-le-Duc, pour nous rendre à Paris où des troubles menaçaient d’éclater. Des capitaines répétaient cette bourde, parce qu’au moins elle expliquait nos étapes vers le sud, parce qu’elle leur était une clarté. Ils l’avaient accueillie aussitôt, ayant besoin de savoir et de croire.

    Une fois, une seule, on nous a parlé : c’était le matin du 6 sep­tembre. Le capitaine nous a réunis, et rapidement, en quelques mots, il a esquissé la situation des armées en présence et nous a exposé ce que nous allions faire. Rien de plus. Il ne nous a pas révélé quelle bataille décisive allait s’engager ce jour-là ; lui-même ne le savait pas. Et pourtant, ce fut assez : une lumière était en nous. On nous demandait quelque chose ; on nous disait : « Voilà ce qu’il faut que vous fassiez ; nous comptons sur vous. » Et c’était bien.

    Mais hier, quand nous avons quitté le bivouac près de la ferme, nous avons marché à l’inconnu, dans l’angoisse trouble de ce qui allait se passer. On nous lançait en pleine tourmente à une heure difficile entre toutes, l’ennemi avançant avec une résolution forcenée, nos troupes perdant du terrain, lâchant pied jusqu’à laisser libre la route de Verdun. Toute la science des états-majors ne pou­vait plus rien là contre. Nous arrivions, nous luttions, nous tenions, ou nous étions bousculés à notre tour. Dès lors nous étions tout. Dès lors il était juste, il était raisonnable de nous dire combien lourde, mais combien exaltante était notre tâche.

    Nos soldats sont incapables de se résigner à ignorer. Lorsqu’on leur donne un ordre que rien n’explique à leur jugement, ils obéis­sent, mais en grognant. Ils disent : « On se fout de nous. » Ils disent encore, en lançant leur sac sur leurs épaules, d’un mouve­ment hargneux : « Marche, esclave ! » Et ce n’est pas risible.

    Assurément, il y a des choses qu’il est utile de cacher aux com­battants. Il y en a d’autres qu’on pourrait, qu’on devrait donc leur révéler. L’incertitude complète énerve leur courage. On les y laisse, trop souvent, comme à plaisir.

    Ce matin, nos hommes vont et viennent, courant sur la route, les mains dans les poches, et tapant des semelles contre la chaus­sée pour réchauffer leurs pieds engourdis.

    Elles sont une détente et une gaîté, ces courses dans le matin vif. Bientôt des causeurs s’asseyent en rond dans l’herbe, et des éclats de rire coupent les conversations. Naturellement on parle du dernier combat, et, comme toujours après que le danger est passé, on blague.

    Ce fut hier la journée des balles fantaisistes. Un caporal exhibe son portefeuille bourré à craquer, dans lequel tous les papiers ont été lacérés.

    « Ça m’a tapé un de ces coups ! dit-il ; j’ai bien cru que j’étais bon. Mon cœur n’en battait plus. Et puis, comme j’étais toujours debout, je m’suis tâté, j’ai trouvé l’ trou, et j’ai senti l’ portefeuille dessous. Ah ! là là ! quelle ouvrage ! Pour de l’ouvrage, c’était d’la belle. Mais c’ qu’a l’ plus pris, c’est ma bourgeoise : coupée en deux par le travers ! »

    Et de l’amas de ses paperasses, il sort une photographie de femme que balafre une longue déchirure. Ce sont alors des rires sonores, des plaisanteries lancées à pleine voix

    « Tu peux dire que t’es galant, mon salaud ! Faire zigouiller ta légitime pour te ramener avec bonne mine !

    « Dis donc, v’là un Boche qu’a fait mouche. Ça t’laisse froid ? »

    Et le caporal répond, en remettant la photographie dans son portefeuille :

    « T’en fais pas ! L’ modèle est à l’abri. J’ suis plus tranquille pour lui qu’pour moi. »

    Un autre fait passer à la ronde deux cartouches qu’une balle allemande a tordues et coupées à demi. Presle, geignant d’atten­tion, la langue tirée d’un pouce, recoud sa cartouchière avec un mince fil noir qu’il a quadruplé, et qui vrille obstinément. J’en­tends une voix qui dit

    « C’est l’lieutenant qu’a eu d’la veine. J’y ai vu sa capote ; c’est à n’point comprendre. »

    Tout à l’heure, j’ai montré à Porchon l’ecchymose violacée sur mon ventre. Il a convenu que maintenant je détenais sur lui ce qu’il appelle « le record de la mort frôlée ». Depuis la nuit de la Vauxmarie, il avait sur moi l’avantage. Déjà, le matin du 9, pen­dant que nous traversions la plaine découverte pour atteindre nos emplacements d’avant-postes, une balle l’avait atteint au côté gauche. Elle avait crevé sa musette, coupé dans tout son diamètre le couvercle d’une boîte de singe ; et il l’avait retrouvée dans sa culotte, échouée, pointe tordue, le long de sa jambe, après lui avoir brûlé la fesse. Puis, en pleine mêlée nocturne, voyant un soldat qui courait vers l’arrière de nos lignes, il l’avait empoigné rude­ment par le bras en criant : « Veux-tu faire face, tout de suite ! » Alors l’autre, un grand escogriffe casqué, avait fait un saut en arrière en croisant sa baïonnette. Et Porchon eût été infaillible­ment transpercé, si Courret, un caporal de la compagnie, n’eût abattu l’Allemand d’une balle tirée à bout portant.

    Le soleil déjà haut chauffe doucement le plateau. Vers dix heures, venant du ravin en arrière mieux défilé aux vues de l’en­nemi, les cuistots apparaissent. Ils s’en viennent placidement, balançant au bout de leurs bras les seaux et les « bouthéons », ou portant, à deux, un chapelet de plats suspendus à un bâton.

« Si nous mangions maintenant avec les sections ? dis-je à Porchon.

    « Pas la peine, répond-il. Le cycliste a touché pour nous en même temps que pour le capitaine. Il va nous apporter ça tout à l’heure. »

    Nous attendons une heure, deux heures, l’estomac tiraillé, regar­dant toujours vers le ravin où le reste du bataillon fait la pause auprès des feux. Là-bas, il y a pour nous du bœuf, du riz, du bouil­lon qu’il serait bon d’avaler brûlant. Ça n’est pas loin, un kilo­mètre à peine; et c’est trop loin, puisqu’on nous a placés au bord de cette route et que nous n’en pouvons bouger,

    Quand je pense, s’écrie Porchon, que cet animal de cycliste est en train de ronfler à l’ombre des arbres, sur la mousse, le ventre bien garni et la conscience tranquille !

    A ce moment, Le Mesge, le vieil engagé volontaire. s’avance vers nous ; il porte la main à son képi et dit de sa voix grave et lente

    « Que mes lieutenants m’excusent. Mais j’ai entendu malgré moi, et cru comprendre qu’ils n’avaient pas mangé. Alors, comme je m’étais muni d’une grosse provision de chocolat avant de partir pour le front, je serais réellement très heureux…

    « Non, non, Le Mesge ; il faut le garder. Vous savez bien que vous n’en aurez jamais trop. »

Mais il insiste, avec une telle cordialité, une telle sincérité dans son désir de nous obliger que nous finissons par accepter la moitié du chocolat qu’il nous offre. Et nous croquons chacun notre mor­ceau à coups de dents menus, inquiets de le voir décroître quand même, et retardant le plus possible l’engloutissement de la der­nière miette. Et, quand c’est fini

    « As-tu du tabac ? me demande Porchon.

    « Encore un peu. Mais plus de feuilles. »

    Alors, Le Mesge appelle :

    « Gabriel ! »

    Et le petit Butrel se précipite vers nous.

    « Tu as des feuilles ? dit Le Mesge. Fais passer le cahier. »

    Butrel tire de sa poche une trousse à boutons, déroule lente­ment le lacet de cuir qui l’enroule, et en sort un « bloc » presque intact, tout un trésor qu’il nous tend avec un sourire de ses yeux bleus, de ses lèvres minces et glabres. Et il faut bien encore que nous acceptions.

    « Je sais où en trouver, nous dit Butrel. J’ai des bons copains chez les artilleurs de la cote 372. Ils se ravitaillent comme ils veulent.

    « Mais si nous restons longtemps aux avant-postes ? Si nous ne voyons plus les artilleurs ?

    « Ne vous en occupez pas, répond-il. Quand j’n’aurai plus d’feuilles, je chiquerai ; ou bien j’me frai une pipe. Prenez c’que volis voudrez, et d’une pa’ce que ça me fait plaisir, et d’deux pa’ce que ça fait plaisir à grand-père. »

    Le vieux Le Mesge hoche la tête, sourit à Butrel, puis, se tour­nant vers nous

    « Dire qu’il est comme ça avec moi depuis que je suis arrivé ! Et qu’hier, dans le bois, c’est lui qui m’a sauvé la vie ! Il tirait tout debout dans le layon sur les Boches qui nous poursuivaient, pour que j’aie le temps de gagner la crête. Et il en a descendu, vous savez, pendant les cinq minutes que ça a duré… »

    Butrel hausse les épaules et chantonne. Assis par terre auprès de nous, il roule une cigarette de ses doigts jaunis par la nicotine.

    Un admirable petit soldat résolu, ce Butrel. Ancien légionnaire, intelligent, il est le débrouillard-né. Serviable seulement à ceux qui lui plaisent, et ceux qui lui plaisent sont rares ; mais pour ceux-là, il se ferait tuer. Les autres le respectent ou le craignent. Les plus fortes caboches de la compagnie, les « costauds » qui se taillent large part et règnent sur les coteries d’escouades n’oseraient bra­ver ce petit homme grêle dont la tête leur arrive aux épaules. Ceux qui l’ont essayé, les premiers jours, ont eu peur à voir le regard de ses yeux bleus noircir soudain, et n’ont pu en soutenir la dureté.

    Butrel, lui, n’a peur de personne. Au’ feu, il devient splendide. Calme quoi qu’il arrive, il est heureux ; blagueur sans fanfaron­nade, il se promène parmi les balles comme nage un poisson dans l’eau. On ne l’a jamais vu s’abriter. Si l’on creuse une tranchée, il creuse comme ses camarades, il fait « son boulot » ; mais on devine que cette besogne lui déplaît. Il aime l’imprévu, les aven­tures. Il lui a plu hier de jouer à se faire tuer pour sauver « grand-père », parce qu’il avait décidé que grand-père était « un pote », mais aussi parce qu’il était excitant de tirer comme à la cible sur les Boches qui couraient dans le layon. Et que chacun de ces Boches fût armé d’un fusil automatique aussi précis que son lebel, Butrel s’en moquait, pourvu qu’il s’amusât.

    Il regrette ses guerres d’Afrique, les combats à un contre cinq où l’on faisait tête de partout à la nuée des cavaliers tourbillon­nant comme des guêpes, où les deux 75 qu’on avait débouchaient à zéro leurs obus à mitraille, qui entraient comme des socs dans l’épaisseur des tribus rebelles ; et aussi les nuits de bivouac sous la tente, les grandes nuits laiteuses d’étoiles, délicieusement éner­vantes de toutes les embûches qui rôdent ; et les heures de faction où les yeux scrutent la terre noire, dans la hantise et l’espoir de découvrir tout à coup des corps silencieux qui rampent, avec un couteau dans les dents.

    La guerre que nous faisons, nos combats contre un ennemi invi­sible, les obus qu’on se lance les uns sur les autres par-dessus des lieues de pays, cela lui pèse, et sans doute lui semble méprisable.

    S’il est vrai, comme on le dit depuis quelques jours et surtout depuis ce matin, que nous allons nous terrer en face des Boches qui se terrent, que nous allons stagner, pendant des semaines peut-être, en nous guettant de tranchée à tranchée, Butrel se gâtera, ou il sera malade, à moins que… Diable d’homme ! Il trouvera quand même le moyen de satisfaire son goût du danger, de se distraire en nous étonnant encore et en forçant notre admiration.

    Car il ne peut pas être de vie assez uniforme pour abaisser Butrel à la commune mesure, assez aveulissante pour éteindre l’ardeur qui flambe en lui, et qui fait de ce petit soldat au mince visage blafard, aux membres grêles, un magnifique guerrier d’épopée.

    A l’approche du soir, les hommes se dispersent par les champs, en quête de paille pour avoir chaud cette nuit. Ils partent à pas légers, dévalant vers les bois par les chaumes semés de javelles. Ils reviennent à pas lourds, pliant sous le, faix des gerbes énormes dont les épis, derrière eux, traînent à terre comme une chevelure. On entend, lorsqu’ils passent, un froissement doux qui les suit.

    Mais, à la nuit noire, des appels retentissent sur le bivouac endormi ; des ordres brefs nous mettent sur pied; et les sections se groupent, paresseusement, dans la torpeur du premier som­meil : tout le bataillon descend vers Mouilly, où nous allons can­tonner.

    Quelle heure est-il ? Dix heures déjà. Et nous devons avoir repris nos emplacements avant l’aube ! Mais nous allons entrer dans une maison, allumer du feu dans l’âtre, nous étendre, peut-être, sur un matelas, nous pelotonner sous un édredon de plume. Peut-être aussi pourrons-nous retirer nos souliers ; et mes souliers, mes étroits souliers que je n’ai pu encore remplacer, me font si mal Avoir chaud, coucher déséquipé, les orteils libres dans les chaus­settes ! Cela ne durera guère, mais nous nous dépêcherons de dormir.

    Nous voici au village. Une rumeur l’emplit, un fourmillement l’anime : voitures à vivres, fourgons qu’assiègent des ombres, dans ce clair-obscur étrange et vigoureux que créent les lanternes dan­santes.

    Le fourrier nous appelle, nous guide au long d’un couloir enté­nébré

    « A gauche, tournez à gauche ! Je tiens la porte. »

    Il frotte une allumette, enflamme la mèche d’un morceau de bougie, et dit, élevant son lumignon

    « Voilà ! Vous êtes chez vous. »

    Notre chez-nous de ce soir ! Ce qui fut un foyer ! A présent un taudis sans âme où campent des nomades malpropres, le temps seulement de réchauffer leur corps, et qui s’en vont, indifférents, sans que rien de leur cœur soit resté entre ces vieux murs.

    Bientôt l’invasion s’étale dans notre demeure. Les hommes de corvée ont porté là les vivres qu’on va distribuer aux sections. Par terre, sur une toile de tente, le café, le sucre, le riz font de petits tas réguliers. Fillot, le caporal d’ordinaire, sans capote, sans veste, sa chemise crasseuse entr’ouverte sur une poitrine blanche et musclée, appelle les sections l’une après l’autre. Aux hommes qui s’avancent, il désigne un des tas, d’un imperceptible mouvement de l’index. Les réclamations ne l’émeuvent plus.

    « Ça d’sucre ! Ben y a pas gras ! L’tas d’ la troisième est presque l’doub’e.

    « Cinq hommes de plus à la troisième, répond le caporal. Si t’es pas content, va t’ plaindre au ministre. L’compte y est. »

    Et pendant ce temps, Martin, le mineur du Nord, découpe un quartier de bœuf qu’on a posé sur une table. Il ne dispose pour cette besogne que de son couteau de poche, un couteau à cran d’arrêt, de lame solide, qu’il a depuis la Vauxmarie. Martin pro­clame qu’il lui a été donné par un prisonnier bon zigue, que c’est une fameuse marchandise, et qu’il n’est pas un couteau à la com­pagnie « pour débiter une pièce ed bœuf » comme fait ce couteau boche manié par lui, Martin.

    Mais Martin est un virtuose du dépeçage. Il se collette avec l’énorme paquet de bidoche, taille en plein muscle à longs coups droits, s’acharne contre un tendon qui résiste, arquant les épaules, serrant les mâchoires, aplatissant encore son plat museau de putois, jouant de la lame avec une frénésie rageuse, geignant, pos­tillonnant et sacrant. Et lorsque enfin l’obstacle est vaincu, Martin pousse un long soupir, se retourne, plisse ses yeux et dilate sa bouche ravagée dans un sourire dévié par sa chique, lance sur le parquet, avec un sifflement de langue, un jet de salive brune, et prononce d’une voix attendrie, une voix de vainqueur magnanime qui, la lutte finie, veut oublier l’âpreté du corps à corps

    « Sacrée viandasse ! »

    Dans la cheminée, des sarments craquent et crépitent ; la flamme monte, lèche la plaque du contrecœur. Les hommes de corvée sont partis, il ne reste plus avec nous que les agents de liaison et les ordonnances. Pannechon surveille le plat et la mar­mite, retourne à la pointe du couteau les morceaux de viande qui fument et grésillent. Presle essuie la table ensanglantée à coups de torchon circulaires. Les autres, assis par terre, dos au mur et genoux au menton, fument leur brûle-gueule en crachant.

    Soupe au riz, grillades, riz au gras, jus bouillant ; le seul dîner valait le voyage à Mouilly. Et nous avons un lit ! Avec le matelas et l’édredon ! Nous entrons dans cette tiédeur. Par terre, nos quatre souliers vides bâillent de la tige avec des allures avachies. Enfouie dans un monceau de paille amenée de la grange à bras­sées, « la liaison » s’est endormie et nous berce de ses ronflements confondus. Et nous nous endormons à notre tour, repus, le corps à l’aise, les pieds dégainés, dans une puissante odeur de graillon, de tabac et de bête humaine.

Samedi, 26 septembre.

    Sous les grands arbres, en arrière du plateau. Une autre com­pagnie du bataillon nous remplace aux abords de la route. Mati­née fraîche et limpide où sonnent des éclats de voix, des rires. Les cuistots se sont installés près de nous, à la lisière ; ils préparent la soupe du matin. Autour de chaque foyer, des hommes assis, attentifs et graves, tendent à la flamme des tranches de boule qu’ils ont piquées au bout d’une branchette.

    Les rôties ! Friandise et délectation du soldat en campagne ! Dorées, rousses, brunissantes, elles croustillent sous les dents elles s’effritent, légères ; elles s’engloutissent comme d’elles-mêmes. Dès qu’un feu brille quelque part, les amateurs affluent, s’asseyent en rond, et regardent avec le même sérieux touchant, au bout de leur couteau ou d’une badine pointue, le pain blan­châtre prendre peu à peu une belle couleur chaude, comme s’il reflétait la flamme et gardait en lui quelque chose de son rayon­nement. Les uns taillent des tranches minces, pour que la rôtie tout entière s’émiette et croque aux coups de dents ; les autres des tranches épaisses, pour qu’entre deux pellicules sèches, pareilles à la carapace d’un beignet, subsiste une mie onctueuse et brûlante, un peu humide encore, telle qu’en ont les pains fumants que le boulanger retire de son four.

    Le jus avalé, nous nous sommes assis, Porchon et moi, au pied d’un platane énorme, le dos contre le fût lisse, les fesses entre deux racines moussues. Nous avons coupé une grosse branche de merisier, et nous essayons de fabriquer une pipe. « Nécessité mère d’industrie », voire de l’industrie des pipes. Encore y faut-il quelque habileté.

    Bernardet, le cuistot, a réussi un chef-d’œuvre : tuyau percé droit et tirant bien, fourneau profond à paroi lisse. Même, il a sculpté dans le bois une face camarde, avec d’énormes yeux à fleur de tête, et une barbe effilée, agressive, lancée en avant comme une proue.

    Porchon, à force d’application volontaire (il est écarlate et ses veines saillent sur son front), obtient des résultats non décisifs, mais encourageants : son morceau de bois s’évide, se creuse, prend décidément figure de pipe.

    Moi, j’ai déjà fait éclater deux ébauches, en me donnant lâche­ment pour excuse que le bois de merisier est dur et que mon cou­teau ne coupe pas.

    Non lassé malgré mes échecs, je commence une nouvelle tenta­tive, lorsqu’un sifflement accourt vers nous, brisé net par le fracas de trois marmites explosant à la fois : trop court ! D’autres sif­flent, passent sur nous ; et trois panaches de fumée noire sur­gissent du sol éventré, cent mètres derrière, hors du bois : trop long ! Encore la stridence d’une rafale. C’est moins brutal : elles vont loin. Nous les voyons éclater sur la droite, déracinant quel­ques petits sapins qui sautent en l’air avec les mottes de terre et les éclats. En avant ; en arrière ; à droite. C’est fatidique. Nous nous levons, mettons sac au dos, et marchons vers la gauche, sans hâte, à travers les taillis.

    Nous sommes maintenant hors de la « fourchette », tranquilles, presque amusés. On dirait que les artilleurs boches s’efforcent de faire tomber leurs derniers obus dans les entonnoirs qu’ont creu­sés les premiers. Ils doivent tirer sans but, pour consommer une quantité de munitions réglementaire : il suffit d’attendre qu’ils aient fini.

    Cinq heures du soir. Nous sommes partis pour les avant-postes.

    Nous marchons dans un layon très droit, une bande d’humus noir entre la jonchée des feuilles mortes et les nappes de mousse envahissantes. Les fourrés s’épaississent et s’enveloppent d’une pénombre glauque. Le soleil déclinant est juste derrière nous. Sa lumière coule sur notre file en marche et laisse des reflets d’or aux gamelles juchées en haut des sacs. Les têtes alignées montent et s’abaissent aux rythmes des pas inégaux.

    Nous nous taisons. Nos pieds ne font aucun bruit sur cette terre moite dans quoi chaque clou laisse son empreinte. Parfois un pépiement timide se risque au travers du silence. Mais un 75, soudain, crève l’espace de sa détonation hargneuse ; et bientôt toutes les pièces tapies dans l’épaisseur des bois entonnent un chœur brutal, précipité, dont la clameur nous environne. Chaque coup se détache à toute volée, d’une violence, semble-t-il, à disloquer le canon qui le lance ; puis une vibration chantante se pro­longe de vallon en vallon, très loin, peu à peu s’affaiblissant, jus­qu’à se perdre dans l’essor d’une nouvelle salve. Tout ce bruit, à la longue, engourdit de sa monotonie. On ne sursaute plus aux abois des « départs ». On n’a plus dans la tête que cette espèce de mélopée interminable, qui décroît, rebondit, décroît encore puis rebondit, et finalement se fond en une rumeur immense et triste, épandue sur la terre comme une marée.

    Le soir gagne. Nous approchons de la lisière. Au bord du che­min gisent des sacs crevés, des fourreaux de baïonnettes brisés. Un peu plus loin, des loques ensanglantées s’étalent sur la mousse, quelques chemises, une ceinture de flanelle, la doublure lacérée d’une veste. Plus loin encore, un cadavre apparaît, étendu de son long et la face contre la terre.

    Des entonnoirs d’obus jalonnent le layon, à des intervalles presque réguliers; d’énormes racines broyées montrent leurs blessures pâles. Puis les trous d’obus se groupent, presque tous encore dans le layon, vestiges d’un tir percutant admirablement précis.

    Nous nous arrêtons un peu avant d’avoir atteint la lisière, dans une clairière où quelques arbres géants attirent le regard vers les hauteurs, là où leur tête se perd dans le ciel a pâli.

    Il flotte une odeur de cadavres, qui par instants se fait plus lourde. A quelques pas de notre guitoune, un mort est resté assis contre un tas de fagots, dans une attitude de détente et de paix. Cet homme mangeait lorsqu’un obus l’a tué net ; il tient encore à la main une petite fourchette d’étain, son visage cireux ne trahit nulle angoisse ; à ses pieds, une boîte de singe ouverte, et une assiette de fer battu, comme je me rappelle en avoir vu, à la com­munale, dans le panier où les écoliers des métairies éloignées met­taient leur déjeuner, et qui portent tout autour, en relief, les lettres de l’alphabet et les chiffres.

    Légère et perméable au froid, notre guitoune. Deux piquets fourchus supportant un rondin en guise de maîtresse poutre, d’autres rondins coupés au hasard, tors, inégaux, s’appuyant du bout à cette maîtresse poutre, et cela fait une maison : à peu près la charpente d’un toit posée à même le sol, et laissant voir le ciel par des interstices déconcertants. Pourtant, on a entrepris de cal­feutrer cette hutte ; des mottes de gazon s’empilent, compactes, jusqu’à un demi-mètre de haut ; nous serions abrités si ce revête­ment d’humus montait jusqu’au sommet.

    Ce sera notre tâche de demain. Ce soir il est trop tard : voici qu’il va faire nuit. Il n’y a plus, avant de dormir, qu’à manger notre « repas froid », une tranche de boule, et le morceau de viande qu’on retire de la musette, saupoudré d’une poussière de pain desséché.

Dimanche 27septembre

    J’ai résolu d’aller voir l’adjudant, que je dois relever à la tombée du jour. Je quitte notre clairière, vers midi, emmenant avec moi un agent de liaison.

    Il fait le même temps qu’hier. La brume froide de l’aube peu à peu s’est évaporée, des gouttelettes pures scintillent à l’infini sous le ruissellement de la lumière.

    Oh ! oh ! tout doux… Il fait rudement clair par ici ! Je ne croyais pas la lisière si proche. Du fossé deux têtes ont émergé ; une main qui s’agitait de haut en bas, très vite, a modéré d’un coup mon allure. Courbé, rampant à demi, je gagne la ligne des tirailleurs. Une voix joyeuse et contenue m’y accueille

    « Vous v’là, mon lieutenant ! C’est assez pépère, ici ; mais faut pas qu’on s’montre, à cause des shrapnells… Vous cherchez l’adju­dant ? T’nez, l’est là, avec Gendre et Lebret.

    — Merci, Lormerin. Alors, il n’y a pas eu de casse, cette nuit ?

    — Pensez-vous! I’s n’ont seulement point bougé… Dix, quinze mètres à droite, vous l’trouverez. »

    J’en parcours bien cinquante avant d’arriver, marchant sur des pieds, me glissant avec des contorsions entre les soldats blottis au fossé. Enfin j’aperçois Gendre et Lebret. Gendre, qui me voit le premier, me dit en me montrant un homme étendu

    « N’lui d’mandez pas d’vous faire place. Il est mort. Y a qu’à l’enjamber. »

    Puis il se penche vers le fond du fossé

    « Mon adjudant ! C’est 1′ lieutenant qu’est là. »

    Un grognement sort de terre ; une masse de paille informe bouge, se soulève, et la tête de l’adjudant apparaît, trouant la jonchée des épis. Il semble malade, l’adjudant. La maigreur de ses joues s’est encore accusée ; une meurtrissure brune envahit ses paupières ; une sale teinte livide transparaît sous le hâle de sa face,

    « Eh bien ! quoi, Roux, ça ne va pas ?

  • Moi ? Je suis à bout, c’est clair. Moulu de partout, la poitrine défoncée…»

    Il se lève en geignant, les mains appuyées sur les reins, s’assied sur le bord du fossé, à une place que dissimule un buisson.

    « Venez vous asseoir près de moi ; je vais vous montrer. »

    Devant nous s’étend une plaine en friche que ferme, au-delà d’une vallée, une ligne de hauteurs sévères. Le village, Saint-Rémy, est sans doute dans la vallée, mais on ne le voit pas d’ici, seule­ment une ou deux fermes isolées. A gauche, les bois font un sail­lant prononcé qui arrête le regard. Un petit bois de sapins très dense a poussé juste au milieu de la plaine, où il écrase une tache de couleur lourde, vert opaque, étonnamment franche dans le jaune bâtard des entours.

    « Il n’est pas occupé », me dit l’adjudant. « Une patrouille l’a fouillé cette nuit : tranquille de ce côté. D’ici là-bas, ça fait six à sept cents mètres. Les Boches doivent tenir tout juste les abords du patelin ; on peut bien compter quinze cents mètres d’eux à nous. On aurait donc tout le temps de voir venir s’il leur prenait fantaisie d’attaquer… Ça ne fait rien, ces sapins-là m’embêtent. On ne fera pas mal d’y envoyer quelques lascars toutes les nuits, si l’on veut éviter que ceux d’en face s’y coulent en douceur et nous tombent un matin sur le poil. »

    Il lève l’index à un coup de fusil très sec, parti des lignes enne­mies et suivi, à une seconde à peine, d’une autre détonation plus faible et comme plus lointaine, un écho.

    « Un loufoque, dit-il, qui s’amuse depuis qu’il fait jour. Toutes les dix minutes, il envoie quatre balles vers quatre points de notre ligne. La deuxième va siffler par ici. »

    Et aussitôt le coup de fusil du Boche claque. L’écho renvoie la détonation atténuée, en même temps qu’un son aigu file très haut dans l’air calme.

    « Vous voyez qu’il est piqué », dit l’adjudant. « Il doit tirer sur les alouettes. Mais j’ai quelque chose d’autrement sérieux à vous signaler. Suivez-moi bien : la corne droite du bois de sapins… Vous l’avez ?… Bon. Trois doigts encore à droite, un gros buisson en boule avec quelques broussailles en avant, deux arbres isolés un peu en arrière. C’est vu?…. Bon. Eh bien ! prenez vos jumelles, observez. Ça vous dira probablement quelque chose. »

En un instant, je tiens le buisson dans le champ, très lumineux, de mes jumelles. Je distingue facilement le dessus des feuilles, brillant et foncé, du dessous pâle et mat.

    « Vous devez voir », reprend Roux, « dans la partie gauche du buisson, une espèce d’échancrure ; c’est là qu’il faut guetter. »

    Il ne s’est pas encore tu que j’ai aperçu, exactement dans l’échan­crure qu’il désigne, une tête coiffée d’un béret plat. Elle a surgi très vite, et disparu plus vite encore en plongeant derrière les feuilles. J’ai dit : « Ah ! » et me suis retourné vers lui, qui rit silencieusement.

    « Vous l’avez vu ? » s’écrie-t-il. « Ou plutôt vous en avez vu un… Ils sont deux cachés là-dedans. Depuis ce matin que je les ai repé­rés, c’est comme si je les connaissais ; en tout cas, je sais à quoi m’en tenir sur leurs manigances. Celui qui s’est montré, c’est le guetteur. L’autre est assis par terre, à côté d’un téléphone de cam­pagne. Tout ce que le guetteur glane en furetant des yeux est transmis illico. Ce soir, le téléphoniste prendra sa petite boîte sous le bras, roulera le fil sur sa bobine, et le tour sera joué. Vous pour­rez envoyer au nid cette nuit : les vilains merles n’y seront plus.

    —Mais pourquoi, lui dis-je, ne flanquez-vous pas une salve dans le buisson ? C’est un peu raide, de laisser ces mouchards fricoter leur cuisine à votre nez !

    —Pourquoi ? Affaire d’appréciation. Si je faisais tirer sur ces deux Boches, les balles de fusants grêleraient sur nous dans les cinq minutes, et j’aurais sûrement des blessés et des tués. J’aime mieux tenir mon monde bien caché, bien tranquille, et rigoler en dedans à penser que l’autre, là-bas, se démanche le cou avec la frousse de recevoir une balle, sans découvrir un bout de capote bleue. Après tout, si vous êtes ici demain et si le buisson est tou­jours habité, vous ferez tirer si vous voulez ; peut-être que vous aurez raison. Aujourd’hui, je suis malade ; et avec votre permis­sion je choisis la tranquillité.

    — Soit, lui dis-je, à condition que pas un de vos hommes ne bouge aussi longtemps qu’il fera clair. Défense de fumer, bien entendu.

    —J’en sais quelque chose », dit l’adjudant avec mélancolie. « Si je pouvais en griller quelques-unes, j’engourdirais mon cafard. Ping !… Pang ! Vous l’entendez, l’autre idiot qui recommence ? Allons, à ce soir, n’est-ce pas ? Je me rentre dans ma paille. »

    Un percutant qui éclate dans la clairière marque mon arrivée à la guitoune. Le fourrier, de l’intérieur, me crie

    « Au moins, mon lieutenant, vous vous faites annoncer ! »

    Et il tend le dos au sifflement d’une bordée qui s’annonce copieuse. Un fracas effroyable, des éclats qui strident et glapissent, qui volent devant la porte avec un « frrt » désagréable.

    « Oh ! oh ! » dit Porchon. « C’est du 105, ça. On nous sert bien. »

    Encore une avalanche derrière nous. Une volée d’éclats vient taper raide contre les rondins ; puis on entend un craquement prolongé, un froissement dans les hautes branches, et la chute d’un arbre qui s’abat.

    Il nous faut subir un bombardement en règle. Les obus s’achar­nent, crèvent les taillis, éventrent le sol et mettent à nu le terreau noir. Ils tonitruent à travers la clairière, s’éloignent, reviennent souffler sur nous, lacèrent des arbres entiers, projettent, très haut des mottes énormes, bouleversent et empuantissent le hallier. Mais ils frappent à tort et à travers, comme à tâtons. Et ainsi leur colère, qui devrait être terrible, en vient à nous paraître, dans sa violence même, dérisoire.

    Enfin, après qu’un dernier projectile, s’écrasant loin, a renvoyé vers nous un vol de frelons sans force, les bois retombent au silence absolu. Ce sont quelques secondes inertes, pendant les­quelles la crispation des muscles fait mal et que rythment à coups pesants les battements du sang dans les artères. Puis des têtes se lèvent par-ci par-là ; et bientôt tous les hommes s’asseyent, débou­clent leur sac en riant, se mettent debout, s’étirent, s’ébrouent c’est fini.

    La nuit m’a surpris dans le layon pendant que j’allais avec mes poilus relever l’adjudant : une nuit totale sous les branches, une nuit dont l’obscurité semble palpable, et dans laquelle les yeux se fatiguent vainement à chercher autre chose que du noir. Une muraille nous entoure, qui se déplace à chaque pas qu’on fait. On tend les bras, inconsciemment, pour la toucher ; mais on ne la touche jamais, car elle recule et se dérobe aussitôt qu’on avance les doigts. Toujours hors d’atteinte, elle reste là, tout près, qui nous emprisonne.

    J’arrête mes hommes près de la lisière. Les ténèbres y sont moins compactes. Du côté de la plaine, l’espace existe. Des formes de buissons qui s’estompent vaguement délivrent le regard et le reposent.

    Je saute dans le fossé, où j’aperçois, en me baissant, un homme étendu. Je lui mets une main sur l’épaulé : il ne bouge pas. Je le secoue, incline mon visage, touche le sien. Oh !… Une peau vis­queuse, glacée, sur une chair molle. C’est un cadavre. Quel pince­ment au cœur ! Je l’enjambe, fais quelques pas en appelant dou­cement. Enfin des voix répondent à la mienne. Je marche vers elles, mes pieds froissent de la paille, je devine près de moi des mouvements invisibles : je suis au milieu des vivants.

    « Quelle section ? dis-je.

    — Troisième, mon lieutenant.

    — Un homme avec moi pour me conduire à l’adjudant,

  • Présent ! Letertre.

    — Ça va. Sortons du fossé, ou nous n’en finirons jamais. »

    Pendant que nous marchons, giflés par des paquets de feuilles, griffés par des branches épineuses, Letertre me demande

    « Vous n’avez pas buté sur un mort, avant d’ nous trouver ?… Si ? Eh bien ! c’est not’ premier point d’ repère. Faut faire carré­ment un à-droite et compter trente à trente-cinq pas… On arrive à une chemise que nous avons étalée par terre : c’est l’ deuxième point d’ repère, et ça veut dire qu’i’ faut tourner à peu près d’un d’mi à gauche. A c’ t’endroit-là, la lisière avance ; si on marchait droit d’vant soi, on s’enfoncerait dans 1′ bois et on la perdrait. Tenez, v’là la ch’mise. Vous la voyez? »

    A nos pieds se révèle une tache indécise, une sorte de lueur sta­gnante. Letertre reprend :

    « Vous m’suivez toujours, mon lieutenant ? Vingt-cinq pas d’af­filée ; nous allons tomber sur un aut’e cadavre. C’est presque la fin, à condition qu’on r’prenne la droite ; y a pas dix mètres avant les copains d’la deuxième escouade. Le jour, n’est-ce pas, ça va tout seul ; on n’a qu’à marcher. Mais si on n’ prenait point toutes ces précautions à la nuit, on s’ perdrait cent fois dans c’te sacrée grande garce de forêt… Où c’est qu’il est, çui-là ? Ah ! je l’ai ! Détournez-vous pour ne pas marcher d’ssus… Et maintenant, mon lieutenant, on y est. Vous n’avez plus besoin d’moi ?… Bonsoir, mon lieutenant. »

L’adjudant est toujours enfoui dans sa paille. l e fidèle Lebret, qui cuisine sa popote et ne le quitte jamais, a déployé sur lui une couverture blanche trouvée au fond d’un placard, à Mouilly. ,j’en aperçois la pâleur dans le fossé.

    « Ça m’épate que vous ayez réussi à me repérer », dit Roux. « J’ai eu tort de ne pas vous expliquer tous ces trucs pour garder la bonne direction, quand vous êtes venu tantôt. Mais j’étais mal fichu, je n’y ai pas songé. D’ailleurs, vous savez, je ne vous atten­dais plus. »

    « Il grelotte de froid et de fièvre, le malheureux. Ses dents s’entre­choquent pendant qu’il parle.

    «  Faites équiper vos hommes, lui dis-je ; je vais aller chercher les miens tout de suite. Mais avec la meilleure volonté du monde, je ne les placerai pas en cinq minutes. »

    De la même voix chevrotante qu’accompagne le claquement des dents, il répond :

    « J’aimerais autant que vous attendiez le petit jour. La nuit s’avance, mes dispositions sont prises, et après tout une place vaut l’autre. J’aime mieux rester ici encore quelques heures que de débrouiller la pagaille impossible à éviter si on risque la relève. Mes poilus sont sûrement du même avis.

   — Moi aussi, vous savez. Mais c’était votre tour de passer en réserve.

    — Bah ! le secteur est tranquille. Les Boches ne sortiront pas de leurs trous. Pristi ! Quelle nuit ! Il fait plus noir que dans la gueule d’un loup… Alors, à demain, mon lieutenant ?

    — A demain, Roux, un peu avant l’aube. »

Lundi, 28 septembre.

    Et ce matin, avant l’aube, tout le bataillon a été relevé. Nous nous sommes retirés jusqu’à la dernière ligne, à un kilomètre en arrière.

    Si près des Boches encore, ce ne peut être le vrai repos ; en cas d’attaque nous subirions le premier choc, avec les camarades des avant-postes. Demi-repos pourtant, et tel quel très appréciable. Cachés en pleine forêt, nous sommes invisibles même aux avions ; liberté d’aller et -de venir, de flâner hors de la tranchée ; nous n’y redescendrons qu’en cas d’alerte.

    Sifflotant, les mains dans mes poches, je vais jusqu’au carrefour voisin. Le capitaine Rive est là, fumant les sempiternelles ciga­rettes qu’il roule en des feuilles invraisemblablement longues. II me montre un Allemand mort allongé sur l’herbe du bas-côté. On a recouvert son visage d’un mouchoir, et plié près de lui sa capote. Sa tunique déboutonnée s’entr’ouvre sur une chemise sanglante. Ses mains très blanches s’abandonnent, souples encore et presque vivantes ; elles viennent de se dénouer après les crispations der­nières de l’agonie, ce ne sont pas les mains rigides de ceux que la vie a quittés depuis des heures.

    « Il vient de mourir ? dis-je au capitaine ?

    — Il y a cinq minutes, répond-il. On l’a trouvé dans les bois, on le portait ici au moment où nous arrivions. Il était tombé depuis trois jours, dans un assaut. Trois jours et trois nuits entre les lignes ! Il mourait de froid et d’inanition bien plus que de ses blessures, lorsqu’une de nos patrouilles l’a recueilli au petit jour. Un grand beau gaillard, n’est-ce pas ?

    Oui, et de mise soignée. Le drap de l’uniforme est moins grossier que le drap de troupe. La culotte est ajustée aux genoux, les bottes de cuir fauve dessinent les jambes vigoureuses.

    « Un officier ? dis-je.

    — Lieutenant de réserve, probablement commandant de com­pagnie. Mais je n’ai eu ni le temps, ni le désir de l’interroger. Il avait demandé, en français, un officier parlant l’allemand. On est venu me chercher. Quand je suis arrivé, il était étendu au revers du fossé, les yeux virant, les lèvres bleues, moribond déjà mais entièrement lucide. Il m’a confié des papiers personnels, des lettres, et m’a prié de les faire parvenir aux siens en les prévenant de sa mort, par l’intermédiaire de la Croix-Rouge. Il m’a dicté leur adresse, m’a remercié ; et puis il a laissé aller sa tête et il est mort, sans un soupir : un homme. »

    Je regagne ma tranchée, perdu dans une songerie triste. La forêt, en sa dernière et splendide luxuriance, a cessé d’exister à mes yeux. Voici la tranchée, un étroit fossé aux parois de terre verticales. Des dormeurs sont vautrés au fond… On creuse, chez nous. On creuse aussi là-bas, dans le camp des reîtres casqués, plus encore et mieux que chez nous.

    Je les ai vus travailler, ces remueurs de terre. Au bord du vallon de Cuisy, j’ai observé pendant des heures, à la jumelle, des équipes de terrassiers maniant le pic et la pelle avec un entrain qui ne mollissait jamais. Dès qu’ils peuvent s’arrêter, les Boches font des trous et se fourrent dedans. S’ils avancent, ils se retranchent pour assurer le gain acquis. S’ils reculent, ils se retranchent pour tenir mieux aux poussées des assauts.

    Et je vois, face à nos lignes, ces retranchements peu à peu s’éti­rer, escalader les collines, plonger au fond des vallées, ramper à travers les plaines, fossés profonds avec leurs parapets s’étalant au ras du sol, avec leurs fils de fer ronces tressant des réseaux barbelés en avant des mitrailleuses embusquées à leur créneau.

    Nous les avons arrêtés, puis refoulés. A présent, les deux armées reprennent haleine. Pantelants de leur récente défaite, trop las désormais pour foncer à pleine force et tenter à nouveau de nous passer sur le corps, ils vont s’accrocher au sol de France qu’ils occupent encore.

    Ingénieusement, méthodiquement, ils vont accumuler sous nos pas les obstacles. Ils ne laisseront rien au hasard : chaque mètre du front qu’ils tiennent pointera, braqué vers nous, un canon de fusil ; des mitrailleuses dans chaque blockhaus, des canons der­rière chaque crête. Il n’y aura pas de vide, pas de point faible. Des Flandres à l’Alsace, de la mer du Nord à l’inviolable frontière suisse, un fort immense va naître, qu’il nous faudra démolir si nous voulons passer.

    Quand passerons-nous ? Voici octobre, et bientôt les brouillards, les pluies. Si nous voulons durer, il faudra que nous creusions, nous aussi, que nous apprenions à nous abriter sous des toits de branches serrées, de mottes grasses imbriquées comme des tuiles sur quoi l’eau glisse sans s’infiltrer. Il faudra que nous sachions attendre sans lassitude, au long des journées grises, au long des nuits de veille qui ne finissent jamais.

    Cela surtout sera dur. Lorsqu’on a faim, on serre sa ceinture d’un cran, on écrit des lettres, on rêve. Lorsqu’on a froid, on allume une flambée, on bat la semelle, on souffle sur ses doigts. Mais lorsque le cœur  s’engloutit peu à peu en des marécages de tristesse, lorsque la souffrance ne vient pas des choses, mais de nous, lorsqu’elle est nous-même tout entier, quel recours ? A quoi se cramponner pour échapper à cet enlisement ? On voit, lorsque l’hiver commence, des fins de jours si lugubres !…

    Deux obus qui éclatent volatilisent ma songerie. Un homme me tombe sur le dos, en criant : « Merde ! » C’est le présent qui m’empoigne, sans phrases. Vers le carrefour, des chevaux hennis­sent avec épouvante, des conducteurs jurent et font claquer leur fouet. Puis deux voitures grises apparaissent, virent sur deux roues en rasant le fossé, les hommes cinglant à tour de bras leurs bêtes, et s’enfoncent dans le bois avec un roulement de ferraille qu’ac­compagne le martèlement sonore des sabots sur la route. Ce sont nos vivres qui se sauvent au galop.

    « Tout le monde dans la tranchée ! »

    On ne les entend pas venir, ces fusants. Je regardais un de mes poilus qui bourrait sa pipe lorsque deux autres ont explosé sur nous : le sifflement, la grimace de l’homme et le plongeon qu’il a fait, la grêle des balles dans les branches, tout s’est confondu en une seule impression d’attaque imprévisible et méchante. C’est trop rapide, le réflexe qu’on a pour se protéger se déclenche trop tard. L’obus qui a sifflé de loin n’atteint pas. Mais celui qui tombe sans dire gare, celui-là est dangereux et effraye ; les mains restent fébriles longtemps encore après l’explosion.

    Ah çà ! En aurions-nous pour la journée ? Toutes les dix minutes à peu près, deux fusants nous arrosent. Un peu plus tard, c’est une couple de percutants qui piquent du nez en faisant jaillir la terre. Toujours du 77. Du tir direct, comme au fusil, insupportable. Il faut qu’on nous bombarde de bien près pour que les obus arrivent à une vitesse pareille : je parierais qu’elles sont dans Saint-Rémy, ces deux sales petites pièces jumelles ! On les repérerait, de nos avant-postes, au premier tir. Puis, grâce à une liaison convenable­ment articulée, on les démolirait ou on les musellerait, en moins d’une demi-heure. Mais… je sais bien qu’elles vont aboyer jusqu’à ce que les artilleurs boches soient fatigués. Nous allons garder dans la peau cette écharde, rester jusqu’au soir les genoux au menton sans pouvoir muser sous les arbres.

    Nous sommes abrutis lorsque la nuit arrive ; le dos rompu, les jambes raides. Des pierres pointues font saillie partout. L’étui de mon revolver m’entre dans les côtes, mon bidon dans la hanche, un genou de Porchon dans l’estomac. Quelle posture prendre ? Quel creux trouver ? Sortir de la tranchée pour s’étendre sur les feuilles mortes ? Le froid pénètre jusqu’aux moelles et vous tient éveillé.

    Une à une, j’arrache de leur gangue quelques pierres revêches à l’excès. Je les lance, au jugé, par-dessus le parapet, allonge les bras par-dessus mon équipement que j’ai tassé dans mon giron, et m’endors, serrant mon « barda » sur mon cœur.

Mardi, 29 septembre.

    Les deux sales petits canons nous ont encore cherché noise tout le jour. Mais ce soir nous venons d’évacuer le coin où tombaient leurs obus. Mouilly est déjà derrière nous.

    Voici le Moulin-Bas, le ruisseau envahi de joncs, la mare aux arbres grêles et la grande ferme aux toits de tuiles, près du carre­four. Un couchant rose et froid, la fin d’une belle journée d’au­tomne. Les lignes des hauteurs se précisent sur un ciel sans ardeur, qui s’éteint peu à peu, d’une agonie très douce. Au bout de la route, le clocher de Rupt enlève sa silhouette effilée ; et des 75 au repos dans un champ semblent des jouets délicats et soignés.

Halte au seuil du village. Des commandements passent « Rectifiez la tenue… L’arme au pied… »

    Quelques hommes ricanent. Devant moi, en queue de la com­pagnie que nous suivons, un petit, blond aux joues cramoisies, dont les bandes molletières déroulées empaquettent les souliers, tape sa pipe à coups légers contre la crosse de son fusil, crache une dernière fois et gouaille

    « Ça y est ! C’est d’main qu’on signe la paix. On répète la ren­trée au quartier. Tendez les bretelles ! Levez la tête ! Regardez l’horloge ! Ah ! sans blague… on est en guerre ! »

    L’apparition du chef de corps, à cheval, coupe net le soliloque. Pas content, le commandant

    « Aucune allure… Démarche lourde… Rien de militaire… »

    Pas cadencé, l’arme sur l’épaule droite, nous entrons dans la terre promise. A chaque coin de rue une compagnie déboîte, accé­lère l’allure vers son cantonnement.

    Cantonnement « pépère », disent les hommes. Les granges sont vastes et bien closes, gorgées de foin. La boutique de la charcu­tière qui vend les fromages de tête de cochon, ces fromages capa­raçonnés d’une gelée d’or et si moelleux à la bouche, est au milieu de notre domaine. Et vingt mètres au-delà de la dernière maison, l’eau du ruisseau s’épand en une nappe tranquille, coulant imper­ceptiblement, juste assez pour ne point croupir, et dans laquelle ce sera plaisir de décrasser un peu de linge.

    Nous sommes installés, les fusils s’alignent autour de l’aire, quand l’adjudant de bataillon Carrichon montre à notre porte sa barbe hirsute et sa pipe : il y a maldonne ; il faut déménager. Adieu, la charcutière ! Adieu, le Rupt !

    Cette fois, nous sommes près d’une scierie. Des billes de bois, des planches débitées s’empilent hors des hangars. Ordre de placer à proximité une sentinelle, baïonnette au canon, pour aider les cuistots à combattre la tentation, mon Dieu bien explicable, de brûler à plein feu les réserves de l’usine.

    « Alors, me dit Porchon, on se mobilise ? »

    C’est l’habituelle chasse aux victuailles. Il y faut du flair, pour repérer les coins intéressants ; de la diplomatie, pour persuader ces paysans retors et vaincre leurs hésitations. Car ils hésitent toujours et ne lâchent pas volontiers leur bien, dans l’espoir où ils sont qu’un autre acheteur va survenir, qui leur offrira davantage.

    On se renseigne, entre camarades, sans jalousie :

    « Là-bas, dans cette venelle, la troisième maison à gauche, il y a une vieille qui vend des neufs. »

    Allons voir. Et la vieille, l’horrible, sèche comme un paquet de sarments, édentée, crasseuse, des mèches de cheveux gris dans les yeux, lève les bras au ciel et prend la sainte Vierge à témoin qu’elle n’a rien, mais rien du tout, là… Alors on dit un prix, un gros prix. C’est magique : les bras éplorés retombent ; la voix gla­pissante baisse d’une octave ; puis la mégère glissé à pas feutrés le long du couloir jonché de crottes de poules, courbe son grand corps en passant sous une porte basse, émerge avec précaution, cachant on ne sait quoi dans le creux de son tablier. Et quand elle est tout contre vous, six neufs à la file apparaissent dans ses, doigts maigres, laiteux sur sa peau terreuse. Elle vous les coule, tièdes encore, dans les mains, au fond des poches ; et elle dit tout bas, de sa bouche aux gencives nues

    « N’faut point en causer, surtout. J’en aurai p’t’être d’aut’s pour vous, quand mes gélines les auront faits. Mais n’faut point en causer. Oh ! mais non là, »

    Porchon a trouvé des confitures de prunes. Des confitures ?… Une marmelade de quetsches sans sucre.

    « J’ai payé cette mixture sept sous le quart, me dit-il. Les cochons qui la vendaient en avaient sur leur comptoir deux grandes bassines de cuivre toutes pleines. Quart par quart, elles se sont vidées en une demi-heure. »

    Les voleurs ! Cela nous promet de beaux jours.

    Nous dînons chez une vieille Alsacienne, toute petite, rose et ratatinée, coiffée d’un bonnet rond très blanc, si blanc que jamais encore, dans la Meuse, je n’en ai vu d’aussi gaiement joli. Un car­relage de briques lavé de frais, net et rouge comme la peau d’un visage après des ablutions d’eau froide ; des meubles qui luisent, comme luit sur notre table la toile cirée brune.

    Le dîner achevé, dans un coin, j’essaie une ribambelle de godil­lots que le cycliste a « levés » je ne sais où. Le choix est ardu ceux-ci sont trop larges, ceux-là sont trop longs, d’autres sont déjà usés, d’autres révèlent une entaille sournoise cachée le long d’une couture. Je jette enfin mon dévolu sur une paire de souliers à semelles débordantes, carrés, cloutés de neuf, et dont le cycliste m’a dit

    « J’vous les garantis six mois sans ressemelage, mon lieutenant. I’s vous mèneront au bout de la campagne, pour sûr ! » Je réponds : « Amen. »

    Et nous sortons, Porchon et moi, bras dessus bras dessous.

    La nuit n’est pas très obscure. Une brume pâle dort sur les prés. Une ligne de saules onduleuse dessine au-dessus d’elle le cours du ruisseau qu’elle voile.

    « Où me mènes-tu ? demande Porchon.

    — Attends un peu ; tu vas le savoir. »

    Nous marchons silencieusement. Parfois nos pieds s’enfoncent dans des cendres cotonneuses et réveillent quelques braises assoupies.

    «  Point de direction, la maison isolée, dis-je. Il y a un escalier avec une rampe de fer. Cramponne-toi, mon vieux, tu vas voir ce que tu vas voir. »

    Et je gravis en trois sauts les marches de pierre, je frappe à la porte ; des voix d’enfants piaillent, un pas sonne sur le plancher, et la porte, en s’ouvrant, nous enveloppe d’une bouffée d’air tiède.

    Nous sommes dans une cuisine enfumée, qu’une seule chandelle posée sur la table éclaire à peine. Des chaussettes suspendues le long d’un fil de fer, des langes, des mouchoirs à carreaux sèchent au-dessus d’un fourneau. De-ci, de-là, quelques chaises bancales s’égarent, toutes encombrées de choses hétéroclites, une cuvette, un pantalon, une pile d’assiettes sales. On écrase sous ses semelles des choses molles, des débris de nourriture sans doute, ou quelque chique crachée là.

    L’hôte, un homme jeune encore, malingre, squelettique, le visage blafard, la moustache et les cheveux d’un blond éteint, nous offre sa main d’un geste las, une main de tuberculeux qui fuit sous l’étreinte. On en sent à peine les os ; on a l’impression que ce sont des cartilages ; et, lorsqu’une fois on l’a lâchée, la moiteur vous en reste collée à la peau.

    « On vous attendait, dit l’homme. Ma femme vous a préparé ça dans l’coin là, contre les sacs de son. »

    Et la femme, blonde aussi, mais pansue, boursouflée, quitte sa chaise proche du fourneau, secoue trois ou quatre mioches pendus après elle et va chercher la chandelle qui continue à baver sur la table.

    On y voit clair. Le long de la muraille plâtrée qui s’écaille, des sacs sont alignés, sur deux côtés. Contre ces sacs, la matrone a fait une litière de paille toute fraîche, abondante, et partout d’égale épaisseur. Sur la litière elle a mis un matelas de plumes, un traversin, des couvertures, et des draps.

    Cette fois nous avons des draps, un vrai lit, un lit complet. Nous allons nous fourrer entre deux draps, déshabillés, en chemise, rien qu’avec nos chemises sur le corps. Je regarde Porchon du coin de l’œil. Il a une bonne figure attendrie. Et soudain il se tourne vers moi, met la main sur mon épaule, et, me regardant bien en face, à larges yeux affectueux, il dit :

    « Chameau ! »

    Notre coucher, ce soir-là, fut une belle chose. Dévêtus en un tour de main, nous avons plongé aux profondeurs de notre lit. Tout de suite il nous a pris, de la tête aux pieds, d’un enveloppe­ment total et doux. Et puis à notre tour, petit à petit, en détail, nous avons pris possession de lui. Notre surprise ne finissait pas à chaque seconde c’était un ébahissement nouveau ; nous avions beau chercher, de toute notre peau, un contact qui fût rude ou blessât, il n’était pas un coin qui ne fût souplesse et tiédeur. Nos corps, qui se rappelaient toutes les pierres des champs, toutes les souches qui crèvent le sol dans les bois, et l’humidité grasse des labours, et l’âpre sécheresse des chaumes, nos corps meurtris, les nuits de bivouac, par les courroies de l’équipement, par les chaus­sures, par le sac bosselé, par tout notre harnachement de nomades sans abri, nos corps à présent ne pouvaient s’habituer assez vite à tant de volupté reconquise en une fois. Et nous riions aux éclats; nous disions notre enthousiasme en phrases burlesques, en plai­santeries énormes, dont chacune provoquait à nouveau des rires qui n’avaient pas de fin. Et l’homme blond riait de nous voir rire, et sa femme riait, et les gosses riaient : il y avait du rire plein ce taudis.

    Puis la femme est sortie doucement. Lorsqu’elle est revenue, elle ramenait avec elle cinq ou six villageoises d’alentour. Et toutes ces femmes nous regardaient rire, dans notre grabat ; et elles s’ébau­bissaient en chœur de ce spectacle phénoménal : deux pauvres diables de qui la mort n’avait pas encore voulu, deux soldats de la grande guerre qui s’étaient battus souvent, qui avaient souf­fert beaucoup, et qui déliraient de bonheur, et qui riaient à la vie de toute leur jeunesse, parce qu’ils couchaient, ce soir-là, dans un lit.

Mercredi, 30septembre.

    Quelle gaîté, ce matin, sur le vallon d’Amblonville ! Un soleil tempéré, un ciel intensément bleu, avec quelques petits nuages blancs qui flânent. Près de moi, à flanc de pente, mes hommes creusent une tranchée. Je les ai fait monter presque au sommet, là où l’argile laisse place au calcaire. Leur tâche est facile ; les pics détachent de grandes plaques de pierre tendre, qui adhèrent à peine les unes aux autres et se délitent d’une seule pesée.

    Tout en bas, dans un pré, au bord d’un ruisseau, les cuistots ont allumé leurs feux. Autour des marmites, que couronne une fumée légère, c’est un fourmillement de petits bonshommes bleus et rouges. Mais tout cela est si nettement éclairé qu’en fixant mon attention, tour à tour, sur chaque détail de l’ensemble, je puis nommer tous ces pygmées.

    A quelques mètres du ruisseau, car les seaux de toile sont lourds quand ils sont pleins jusqu’aux bords, Lebret tient ses assises. L’adjudant est accroupi près de la flamme, et Gendre, déséquipé, en veste courte, monte un équilibre en force et marche sur les mains.

    Au milieu du pré, je vois très bien les cuistots de ma section. Celui qui, à quatre pattes, souffle sur le bois vert et disparaît à demi dans la fumée, c’est Pinard, barbu entre les barbus de la compagnie, Pinard qui grogne toujours et qui toujours travaille comme quatre. Et cet autre, le courtaud qui se penche vers les plats avec sollicitude, c’est Fillot, le caporal d’ordinaire, surveillant quelque fin morceau, un rognon ou une cervelle, mis à part selon le rite avant la distribution aux sections.

    Plus à droite, de l’autre côté d’un chemin qui descend de notre colline et qui va rejoindre la route, le capitaine Rive, assis sur un tronc d’arbre, dessine on ne sait quoi par terre avec la pointe de son « pic » en causant avec le docteur qui se tient debout près de lui. Derrière eux, une charrue renversée rouille au milieu d’un labour.

    J’ai soigneusement aiguisé mon crayon, et, m’appuyant sur mon liseur comme sur un pupitre, je griffonne en hâte quelques bouts de lettres. Deux mots seulement : « Bonne santé ; bon espoir. » Je ne veux pas me laisser aller à dire ce que j’ai dans le cœur. Et quand je le dirais? Quand je répéterais, encore et encore : « Ecrivez-moi. Je n’ai rien de vous depuis que je me bats. Je me sens seul, et c’est très dur… » Ils m’écrivent chaque jour, je le sais. Pourquoi les décevoir, les peiner ? Il faut attendre, attendre, en m’efforçant de garder intacte la confiance dont j’ai besoin, et qui jusqu’à cette heure ne m’a jamais abandonné. Et mon crayon court, rapide, redisant les mots banals qui pourtant sont les mots attendus : « Bonne santé ; bon espoir. »

    J’ai fini ; ma main s’arrête. Mais la tristesse que je viens de taire demeure en moi et peu à peu grandit, en même temps que le dangereux désir de l’épuiser tout entière.

    Je me suis levé ; j’ai descendu la pente en courant, en franchissant les talus d’un saut. Et je vais de cuisine en cuisine, interrogeant, bavardant, regardant au fond des plats.

    « Mon lieutenant ! Mon lieutenant ! »

    Presle surgit, essoufflé comme s’il m’avait poursuivi.

    « C’est vous que j’cherche… Y a un cycliste qui vient d’s’amener du patelin. On vous d’mande au bureau d’l’officier-payeur. »

    Chez l’officier-payeur ? C’est vrai, le mois finit aujourd’hui.

    Je suis content que l’occasion me soit donnée de cette promenade solitaire. Je vais sur la route à pas rapides, m’amusant à suivre les vols courts des alouettes qui picorent le crottin. Elles me laissent approcher, assez près pour que je distingue leur œil noir, leurs pattes fines et la huppe qui les coiffe. Puis elles s’apla­tissent, gonflant leurs plumes, toutes rondes, et s’enlèvent d’un vif coup d’ailes au moment où je vais les atteindre. Elles ne vont pas loin : légères, elles descendent au milieu d’un champ, se juchent à la crête d’un sillon ; la tête de côté, elles m’observent. Et, lorsqu’elles me jugent assez loin, elles revolent tout droit vers la route, se posent, dans un sautillement élastique, juste à la place d’où je les ai chassées, et recommencent à fouiller du bec les crottes sèches.

    Il est midi lorsque, ma solde en poche, je sors de chez l’officier payeur. Ma promenade m’a donné faim. Mais la perspective de retourner au vallon pour y manger, déjà refroidies, les tradition­nelles grillades enfouies aux profondeurs du « riz au gras » grumeleux, ne m’inspire aucun enthousiasme. Je voudrais déguster à mon aise un mets délicat, un mets vraiment savoureux et rare. Ma liberté de ce matin, l’indépendance relative dont je ne jouirai plus que de rares instants ont en soi quelque chose d’assez singulière­ment précieux pour que j’aie le désir de les mettre à profit, de les matérialiser par un acte également singulier, grâce auquel je sen­tirai mieux ce prix. Et puisque m’est venu cet appétit de fines nourritures, je vais essayer de faire, tout seul, un déjeuner excep­tionnel.

    J’ai eu de la chance. Une maison blanche, à la façade ensoleillée, m’a tout de suite attiré. Près du seuil, sur un banc de bois, un vieux se chauffait dans la claire lumière. Nous nous sommes entendus sans peine. Il m’a fait entrer dans une cuisine très propre ; et, sur une flambée de sarments, sa bru a fait cuire une omelette au lard que je n’oublierai jamais. Puis, montant sur une chaise, elle a décroché du plafond un jambon fumé qu’elle a entamé pour moi.

    Je mangeais avec gloutonnerie. J’avais à portée de ma main une miche de pain frais dont je me taillais, souvent, de larges tranches. Et le vieux, souvent aussi, emplissait mon verre de vin de Toul, rosé, pétillant et sec. Le jambon rutilait sur mon assiette ; et devant moi, près de mon verre où se jouaient des bulles, des confitures de mirabelles, dans un pot de grès, semblaient de l’or translucide.

    Quand j’eus fait au vif du jambon une entaille généreuse, quand j’eus vidé à moitié le pot de confitures, je bourrai ma pipe et l’al­lumai avec une espèce d’orgueil : c’était moi qui venais de faire un déjeuner pareil. Les yeux mi-clos, je regardais la fumée bleue monter lentement vers les solives, engourdi de bien-être physique, évoquant avec acuité les camarades, là-bas, dans le vallon avec leurs fades grillades et leur riz au gras figé. Et tout mon être se noyait dans une satisfaction immense, à quoi se mêlait, la faisant perverse, un remords.

Jeudi, I er octobre.

Nous avons eu une surprise, hier soir, en’ rentrant au cantonnement : la musique régimentaire, sur la place du village, a joué à pleins cuivres des pas redoublés et des valses lentes. Nous débou­clions nos sacs à la porte des granges lorsque retentirent les pre­miers flonflons. Moins d’une minute après, le premier « bruit » prenait son vol : le centre allemand était enfoncé. Encore une minute, nous avions fait quatre-vingt mille prisonniers. Lorsque j’arrivai sur la place, les Russes entraient à Berlin. Une commère, devant la scierie, m’annonça en grand mystère « que Guillaume était mort d’un coup de sang, mais qu’on ‘ne le dirait que demain. »

    Renseignements pris, il apparaît maintenant que ce concert n’a célébré nulle joie nationale, mais qu’il trahit, chez notre comman­dant, un souci. La décision quotidienne, qu’on me remet ce matin au départ, achève de me désabuser. J’y lis que « l’allure du régi­ment est lourde », qu’elle « se ressent des séjours prolongés dans des régions boisées où l’homme a trop de tendances à revenir à l’état de nature », et qu’ « il faut, de toute nécessité, retourner progressivement à une vie plus saine ». Et donc une saine ration de musique, pas redoublés et valses lentes, a réendormi en nous l’ancestrale sauvagerie qu’y avait réveillée la guerre.

    Et ce matin, au petit jour, nous avons quitté le village pour bientôt nous replonger, hélas ! au cœur de ces régions boisées où l’homme devient un loup pour l’homme.

    Il y a du brouillard ; la tête du bataillon disparaît dans cette épaisseur blanche. Amblonville, Mouilly, puis un ravin à pic. On s’arrête. Sur une pente où nous sommes, des arbustes vivaces, des noisetiers, des merisiers, des chênes nains. Au fond du ravin, un lac d’herbe restée drue malgré l’automne, où des trous d’obus serrés font comme de minuscules archipels. Sur la pente opposée, un bois de sapins clairsemés.

    Le brouillard s’est dissipé : le ciel prodigue sa lumière. Distrai­tement, je regarde quelques-uns des nôtres qui flânent en face, parmi les sapins. Il y en a trois, assis, qui jouent aux cartes en fumant. Deux autres, debout derrière eux, suivent le jeu et com­mentent les coups. Et un peu plus haut, volontairement à l’écart sans doute, un homme à plat ventre, la tête dans ses mains, s’ab­sorbe dans une lecture en pliant alternativement les jambes, d’un mouvement lent et machinal.

Je regardais, et j’ai vu cette chose dans toute sa brutale hor­reur : un percutant a franchi la crête, nous a frôlés de si près qu’il nous a semblé sentir son glissement sur notre peau, et il est allé tomber en plein dans le groupe paisible des joueurs de cartes. Nous les avons entendus crier. Puis nous en avons vu deux qui se sauvaient avec des gestes fous. Une fumée noire se traînait aux lèvres de l’entonnoir. Elle y a stagné longtemps, ne s’est effilochée que peu à peu, lambeau par lambeau. Quand enfin elle eut disparu toute, un buste se révéla qu’enveloppaient des loques sanglantes et qui pendait, accroché aux branches d’un sapin. Par terre, un blessé gisait près des jambes de son camarade; et il appelait en se tordant les bras. Les brancardiers ont couru de toute leur vitesse.

    Maintenant les voici revenir vers le fond du ravin, portant le blessé sur une civière ; derrière eux un sillage courbe les hautes herbes. Et pendant qu’ils gagnent la route, d’autres qui sont restés là creusent une fosse à la place même où l’obus a frappé. Quelques minutes, ils ont fini : point n’est besoin d’un grand trou pour rece­voir ces morceaux d’homme. Je les vois descendre de l’arbre l’af­freux débris, le mettre au : fond du trou, puis les jambes ; et la terre retombe, à lourdes pelletées.

    Deux branches en croix, un nom, une date. Comme c’est simple ! Quand nous serons partis, demain, dans quelques jours, d’autres soldats viendront, comme nous insouciants sous la perpétuelle menace de mort. Et peut-être qu’auprès de cette tombe, creusée par un obus, des joueurs s’assoiront en cercle sur la mousse, et jetteront leurs cartes, avec des rires, dans la fumée bleue des pipes.

Vendredi, 2 octobre.

    Envoyé à Mouilly, tout seul. Je suis chargé de tenir la main à la propreté du village, de veiller à l’enfouissement des détritus, de débusquer les fricoteurs cachés dans les maisons.

    J’ai accompli en conscience cette triple mission de cantonnier, de boueux et d’agent de police. J’ai constitué des équipes, attribué à chacune un secteur, mesuré à chacune sa tâche. J’ai lancé des patrouilles, et j’ai déambulé moi-même par les rues.

    Les résultats sont magnifiques. Les os, les boîtes à singe vides, les fonds de plats ignobles, tout a disparu sous terre. On a épous­seté la chaussée avec des balais de genêt. Le village n’a jamais été aussi net, même avant la guerre. On sent qu’une sollicitude l’a transformé. Et les toits effondrés, les brèches ouvertes dans les murs en’ apparaissent moins désolants.

    Au lavoir, une dizaine de soldats agenouillés côte à côte, penchés vers l’eau savonneuse, nettoient leur linge avec une application muette.

    « Ho ! Pannechon ! Ça avance ?

    Pannechon sursaute. Toujours à genoux, s’appuyant des deux mains sur la planche inclinée, il tourne la tête et me voit.

    « Oui, mon lieutenant. J’ n’ai plus que c’ gilet d’ flanelle à faire propre. J’ai tout mis sécher à la maison, dans 1′ placard qu’est der­rière la ch’minée. »

    « La maison », c’est celle qui nous abrita la nuit dernière. En veine d’assainissement, j’y ai fait laver la vaisselle empilée sur les chaises et le lit, essuyer la huche empoussiérée, gratter avec un morceau de verre la table maculée. J’ai repoussé à fond les tiroirs qui béaient, rangé sur les planches de l’armoire, du mieux que j’ai pu, des chemises de toile rude qu’on n’avait pas encore chapardées, une redingote, une robe verte, quelques foulards de coton. Panne­chon, lorsqu’il est rentré, a tendu un drap devant la fenêtre. Ainsi on ne voit pas les châssis sans vitres ni les trous d’obus dans les prés.

    Maintenant que, la porte fermée, je suis seul avec lui et Viollet, un brave garçon taciturne et dévoué, je n’éprouve plus la navrante impression qui toujours me serre le cœur au spectacle des demeures violées. Celle-ci, pour un temps, s’est close à l’intrusion des passants. Elle se recueille, au calme. Je veux que ce calme ne soit point troublé. Assis devant la table, fumant ma pipe, j’écris, je note des souvenirs. Ma plume trotte ; ma pipe tire bien. De temps en temps, un coup de canon assourdi fait vibrer les murs et pousse à l’intérieur de la chambre le drap qui bouche la fenêtre. Je l’entends à peine. Mais les craquements du bois qui brûle dans l’âtre attirent mon attention, la retiennent. J’aime ce pétillement du feu, et l’ascension dansante des flammes. Pannechon et Viollet, assis près des chenets, se font vis-à-vis sous la hotte de la che­minée. Pannechon a embouché le long tube de fer que terminent deux branches recourbées en forme de lyre, et, les joues gonflées, souffle à pleins poumons sur les bûches. Viollet, avec la lame de son couteau, recouvre quelques oignons de cendres brûlantes. Le jour décroît. Les choses s’assoupissent peu à peu dans le crépus­cule paisible. Les canons se taisent. Il semble que le balancier de l’horloge comtoise va reprendre vie, et doucement se remettre à rythmer, dans sa gaine, les secondes sans fièvre.

    Tout à coup, Pannechon bondit, repousse sa chaise qui se ren­verse avec fracas. Il se précipite dans la pièce voisine. Il crie :

    « Le feu ! Y a le feu ! »

    Nous courons, nous nous heurtons tous trois au passage de la porte. Une fumée âcre nous enveloppe. Nous hoquetons, toussons et pleurons.

    La pompe ! un seau de campement ! Hop !

    La pompe crache, le seau s’emplit ; des cataractes ruissellent sur l’incendie. La fumée tord des volutes épaisses ; des sifflements s’éveillent chaque fois que les paquets d’eau s’écrasent. Nous tous­sons à en vomir.

    — Hardi ! Hardi ! »

    La pompe halète, crache de travers. Nous pataugeons dans une mare noirâtre, nous écrasons mutuellement les pieds. Mais peu à peu les volutes de fumée s’amincissent, l’air devient respirable, nos yeux sèchent. Je dis à Pannechon

    « Va chercher la chandelle à côté, qu’on se rende compte. »

    L’enquête est brève : il n’y a point de maçonnerie derrière la plaque de la cheminée. Cette plaque, à l’opposé, formait le fond d’un placard à portes de bois où l’on mettait le linge à sécher. Elle est disjointe: des flammes ont passé par les interstices et mis le feu aux portes du placard. Alors… le linge qui était là-dedans ? Est-ce un désastre ?

    Pannechon rit ; Pannechon est content

    « Ah ! mon lieutenant ! J’ peux dire que j’ai eu du nez ! J’venais d’l’enlever, not’e linge, quante ça a pris ! Tout était sec, fin sec… A part une vieille paire de chaussettes encore mouillées, qu’j’avais laissées… T’nez, les v’là : un p’tit bout d’charbon. C’est elles qui fumaient comme ça, pardi, avec deux ou trois chiffons qu’on avait oubliés dans l’ fond de c’ foutu truc-là. »

Samedi, 3 octobre.

    Des lettres ! Quarante à la fois ! Et le vaguemestre m’en annonce d’autres !

    Je me suis plongé dans cette manne. J’ai lu, lu voracement, jusqu’à en être ivre. Je prenais au hasard dans le tas, je frottais mes doigts au papier,. déchirais les enveloppes d’un coup sec, et toutes les lignes m’entraient ensemble dans les yeux : que c’est vite lu, quarante lettres

    Je les relis, lentement, ligne à ligne, comme on boit à petites gorgées une liqueur capiteuse dont la saveur ne blase point le palais. Mais je ne subis plus ma lecture. Tout à l’heure, une houle m’emportait. Maintenant, je veux choisir.

    Et de toutes ces lettres je ne garde que quelques-unes. Mais de celles-là, les plus courageuses, chaque mot m’est une joie ou une force. Elles sont celles que j’attendais, que j’appelais. Elles sont à moi, elles me restent. Je les retrouverai à chaque appel, tout de suite, après avoir appelé si longtemps en vain. Désormais, avec elles et par elles, je suis sûr de moi-même.

    Nous sommes depuis l’aube dans le ravin aux pentes abruptes, dont le fond herbeux est si doux à l’œil. Il fait beau. Une batterie allemande bombarde un point que nous ne voyons pas. Ses obus filent au-dessus de nous, très haut, avec un chantonnement bizarre qui accompagne comme en sourdine l’habituel froissement dont l’air gémit au passage des lourdes choses.

    Et les anciens plaisantent, parce que des recrues qui viennent de rejoindre lèvent la tête d’un mouvement brusque, et cherchent des yeux, longtemps, l’obus qui ronronne là-haut.

    « All’s éclatent pas, leurs marmites. On nous l’a dit. – Ah ! la ! la ! penses-tu…

    — Tais-toi, ballot ! Tu veux leur faire peur. »

    Et c’est un homme de bon sens qui conclut :

    « Laissez-les dire et attendez d’voir. Ça n’s’ra pas long. »

    Certes, car nous partons pour les avant-postes, au bois Loclont. Une marche d’approche qui est un plaisir. Pas de canonnade ; des coups de fusil claquant on ne sait où, très clair, sans qu’on entende siffler une balle. Nous nous suivons, à la queue leu leu, dans un de ces chemins moites où la lumière se teinte de vert en coulant à travers les feuilles. Porchon s’amuse à lâcher à l’improviste les branches flexibles qui l’obstruent, pour qu’elles me giflent au pas­sage. D’un saut je suis à son côté, hors d’atteinte.

    « Tu as vu, lui dis-je, le capitaine Maignan ? Il est revenu avec une joue encore enflée. Sa plaie n’est pas cicatrisée, il garde une compresse dessus.

    — Oui, je l’ai vu. En voilà un qui n’exploite pas ses blessures !

    — Dis donc, et ces renforts… Bonne impression ?

    — Oui… Oui. »

    Porchon me répond d’une voix molle. Il semble préoccupé.

    « Voyons, lui dis-je, qu’est-ce qui t’inquiète ?

    — Trop de gradés, je trouve, dans ces contingents nouveaux ; presque rien que des sergents et des caporaux. Que vaudront-ils au feu ? Si peu avare qu’on soit de sa peine, on ne peut pas être partout à la fois. Et c’est naturellement quand tu maintiendras la gauche que la droite lâchera, si elle doit lâcher… Je regrette bien que Roux ait été évacué.

    — L’adjudant est évacué ?

    — Oui, d’avant-hier. Et probablement pour longtemps. Il était vidé à fond. C’est un bon chef de section perdu. »

    Deux coups de canon presque simultanés, très violents, nous font sursauter. Ce sont deux départs ; mais à coup sûr ce n’est pas du 75 qui a tiré, ni du 105. Où sont les pièces ? On ne les voit pas. A trente mètres devant nous, des artilleurs vont et viennent. Nous approchons, et soudain, presque sous notre nez, j’aperçois deux canons noirs, d’aspect fruste, admirablement dissimulés sous une jonchée de branches menues. Au même moment, une double déto­nation éclate, formidable, abrutissante. L’air m’a comme souffleté, mes oreilles tintent douloureusement. Un artilleur me crie en riant :

    « Eh bien !mon lieutenant, vous les avez entendus, nos 90 ? » Ah ! parfait, c’est du 90. Un de mes hommes commente avec aigreur

    « Belle saloperie ! En voilà des mecs qui installent, avec leurs machines à bouzin ! »

    Nous sommes en plein couvert. Tous se taisent, en proie à l’im­pression particulière que cause le voisinage du Boche. Que ces bois sont épais ! Sous les grands arbres, qui étalent leurs rameaux à vingt mètres du sol, les taillis s’ébouriffent en un fouillis exu­bérant. Ils débordent par-dessus le chemin, se lancent au vide, s’agrippent branche à branche. Flexibles et drues, toutes ces branches ont l’air de pousser sous nos pas. Il faut les écarter de la main, sans cesse. Des ronces griffues tendent leurs lacets et font perdre l’équilibre.

    A droite, à gauche, si profond que puisse fouiller le regard, du vert, rien que du vert : verte la mousse, d’un vert frais, velouté verte l’écorce des vieux arbres, d’un vert malsain de moisissures ; vertes les feuilles innombrables qui miroitent et changent de nuance aux caprices de la lumière et des souffles qui passent ; vertes aussi les premières feuilles que l’automne a touchées, celles qui penchent, prêtes à se détacher, celles qui déjà ont glissé à terre et dont l’or pâle semble vivre encore d’une flamme verte qui va s’éteindre.

    Et je lève la tête, en marchant, pour chercher des yeux le bleu du ciel, du plein ciel que je sais là-haut, splendide et serein sur le frémissement des bois, derrière l’impitoyable lacis des branches.

    Nous sommes presque tombés dans les tranchées. Brusquement, elles se sont ouvertes devant nous. -Des hommes ont montré leur tête au ras du sol, puis se sont hissés hors du fossé profond en s’aidant de leurs fusils. Et la relève s’est faite au plein jour, très vite et sans bruit.

    Ce sont de bonnes tranchées, creusées droit dans le calcaire, avec des parapets très bas étayés de clayonnages. Un toit de feuilles les couvre, qui rejoint presque le parapet, ménageant seu­lement une étroite embrasure par laquelle nos hommes peuvent voir, tout en restant dissimulés.

    Ils ne verront pas loin : le champ de tir s’étend jusqu’à six mètres de nos fusils, dix mètres là où il est le plus large. Dans cette zone, c’est un enchevêtrement inextricable d’arbustes coupés. Au-delà les fourrés recommencent, aussi épais que derrière nous, plus redoutables de tous les Allemands qui s’y cachent.

    Pourtant, si dérisoires que soient ces abatis, je leur sais gré de l’étendue qu’ils nous rendent. Grâce à eux, je puis voir où nous sommes : le terrain descend d’une pente assez rapide, pendant une centaine de mètres, puis remonte loin, jusqu’à une crête qui ferme l’horizon, à un kilomètre à peu près.

    Sur ce versant, les taillis étalent leur pullulement, dominés par les grands arbres qui se haussent d’un jet au-dessus de cette cohue moutonnante, pour épanouir leur tête au libre espace. Le soleil qui décline épand une nappe de rayons fauves qui font plus rousses les feuilles des hautes branches. Et tandis qu’oppresse ma poitrine l’odeur grasse des bois qui touchent la terre, des bois glauques qui plongent leurs racines à même l’humus noir, mes yeux ne se lassent point, avant que la nuit éteigne les couleurs, de contempler les bois qui touchent le ciel, les bois légers qui frémissent à la lumière et que fait splendides, au crépuscule, ce ruissellement d’or automnal.

Dimanche, 4 octobre.

    Porchon est rasséréné. Pendant que nous piquons à la pointe de nos couteaux, dans la même boîte peinte en bleu, des pelotes de singe, il émet des considérations apaisantes

    « Quand nous sommes arrivés ici hier, mon vieux, je t’avoue que j’ai eu froid dans le dos. C’était un coupe-gorge, ce coin-là. Mais je me suis promené, j’ai fait la connaissance de tout le secteur ; et au retour, j’étais aussi tranquille que j’avais été inquiet. Tu as essayé d’avancer dans le fourré ?

    — Oui.

    — Et tu as été loin ?

    — J’ai renoncé à avancer au bout de quelques pas.

    — Naturellement. Dans ces conditions, je n’ai eu qu’à m’en tenir aux consignes: faire garder les layons et envoyer des patrouilles de temps en temps… Alors, qu’est-ce que tu veux, je nous souhaite seulement une nuit aussi calme que la dernière, une journée de beau temps comme celle-ci, et le retour au patelin pour dîner,

Le pat’lin de mon rêve où je couch’ dans un lit.

    « Fais pas attention, j’ai le génie de l’improvisation. En atten­dant, vieux, mes petites prévisions nous mènent en douceur jus­qu’au 8. Après comme après. Mais c’est déjà une belle chose, conviens-en, d’avoir quatre jours devant soi.

    — Touche du bois ! lui dis-je, malheureux ! Nous n’y sommes pas encore, dans notre lit. »

    L’arrivée d’un caporal-fourrier interrompt notre bavardage : il faut qu’un de nous deux aille tout de suite au poste de comman­dement du bataillon pour y recevoir des instructions.

    Et me voilà parti, derrière l’agent de liaison qui me montre le chemin.

    Le poste de commandement est à un carrefour presque spa­cieux. Une allée forestière le coupe de sa perspective. Comme le soleil, à cette heure, se trouve juste au-dessus d’elle, on dirait une avenue éclatante frayée d’un coup au cœur de la forêt. La compa­gnie de réserve est là ; mais pas un soldat ne se montre. Lorsqu’on est tout près, on aperçoit des têtes qui bougent au ras d’un fossé, dans l’ombre d’un toit de branches pareil au nôtre, là-bas. Et mal­gré moi, je me demande quelle folie pousse ces malheureux à se tapir au fond d’un trou, quand ils pourraient surgir d’un bond dans la tiède clarté qui me baigne, où je chemine librement, seul à prendre ma part d’une joie qu’ils semblent dédaigner.

    Nous nous sommes trouvés réunis, quelques camarades et moi, à l’entrée de la hutte à claire-voie sous laquelle le capitaine Rive, malade, était couché. On redoutait une attaque allemande. En conséquence, telles dispositions seraient prises avant la nuit. J’ai noté sur mon carnet de poche, paragraphe par paragraphe ; et, après quelques recommandations d’ordre général, nous sommes partis chacun de notre côté.

    J’approchais de nos tranchées, musant dans le layon, regardant les ronds de soleil trembler sur la mousse, lorsqu’un son étrange m’a cloué sur place. C’était un chant léger, aérien, transparent comme le ciel d’où ses ondes venaient vibrer jusqu’à nous. Il avait des ailes, ce chant ; il planait très haut, bien plus haut que le faîte des grands arbres, plus haut que les trilles de l’alouette. Il y avait des moments où il semblait s’éloigner, faiblissant, perceptible à peine ; puis il reprenait, plus net, toujours limpide et presque immatériel. Un souffle de vent s’enfla, courut sur les feuillages ; et avec lui volèrent jusqu’à nous, très vite avant de s’être dispersés à l’étendue, quelques tintements bien détachés qui firent battre mon cœur à coups violents : c’étaient les cloches d’un village qui sonnaient.

    Et je restai là, immobile, écoutant la chanson des cloches éparse sur ces bois où des hommes s’épiaient les uns les autres, jour et nuit, et cherchaient à s’entre-tuer.

    Pas de tristesse pourtant. La chanson des cloches n’est pas triste. Des hauteurs du ciel où elle sonne, elle s’épand largement sur la terre et sur les hommes. Les Allemands, dans leurs tran­chées, l’entendent comme nous l’entendons. Mais elle ne dit pas, à eux, les mêmes choses qu’elle dit à nous.

    A nous, elle dit :

    « Espérez. Je suis, tout près de vous, la voix de tous les foyers que vous avez quittés. A chacun de vous j’apporte l’image du coin de sol où son cœur est resté. Je suis, contre votre cœur, le cœur du pays qui bat. Confiance à jamais en vous, confiance et force à jamais. Je rythme la vie immortelle de la Patrie !

    A eux, elle dit :

    « Insensés, qui croyiez que la France pouvait mourir ! Ecoutez-moi : sur la petite église dont les vitraux en miettes jonchent les dalles, le clocher est resté debout. C’est lui qui m’envoie vers vous, allègre et moqueuse. Je vis… Je vis… Quoi que vous ayez fait, je vis. Quoi que vous fassiez, je vivrai ! »

    La nuit. Tout à l’heure des lettres me sont venues. Une des enve­loppes m’apportait un chagrin. Je sais maintenant qu’un ami que j’avais est tombé sur un champ de bataille.

    Et j’accueille la nuit. Je l’aime de toute son obscurité. Et aussi de son silence. Près de moi, parfois, un mouvement furtif révèle que des hommes sont là, qui veillent. Rien d’autre. Pas de fusil­lade, même lointaine. Les yeux ouverts dans l’ombre, j’évoque avec ferveur le visage vivant de mon ami. Je le retrouve, avec son front volontaire, ses yeuxclairs auloyal regard, et sa bouche un peu dédaigneuse sous la moustache coupée droit.

    Une torpeur m’engourdit, mes tempes bourdonnent. C’est comme une sorte de murmure, très bas, très flou. J’écoute ce bourdonne­ment du sang où je retrouve une voix vivante, avec son timbre, sa gravité un peu chantante. Elle monte dans l’ombre qui m’enve­loppe et m’isole, du fond du passé ranimé.

    « Mon lieutenant ? »

    C’est un appel rauque, à quoi je sursaute.

    — Qu’est-ce qu’il y a ?

    —Vous entendez, sur la gauche, cette fusillade ? »

    Fusillade ?… C’est vrai, le bois, la nuit, les avant-postes, l’attaque dont on nous a parlé… Des sensations m’envahissent, impétueuses quelques étoiles brillent à travers les feuilles, il fait froid, une branche craque ; et, quelque part à notre gauche, un roulement continu soulève et prolonge un écho d’un bout à l’autre du ravin. Est-ce qu’on se bat, à côté de nous ? Est-ce l’attaque ?

    Je sors de la tranchée ; puis, à pas lents, je vais d’un bout à l’autre de la ligne. Mes hommes sont tous debout, attentifs, le fusil appuyé déjà sur le parapet ; les gradés sont à leur place ; nous sommes prêts.

    Alors, en tâtonnant, je m’engage dans l’étroit passage ménagé parmi les abatis, vers l’avant. Le layon est au bout. Je compte mes pas, huit, dix ; voici le gros hêtre qui en marque l’entrée. Peu à peu, mes yeux s’accoutument aux ténèbres ; je marche avec certi­tude, presque vite. Je dois être arrivé. Doucement, je siffle entre mes dents ; un sifflement semblable me répond, et aussitôt une silhouette noire surgit dans le layon en même temps que luit, fugitif, l’éclat froid d’une baïonnette : les sentinelles aussi font bonne garde.

    « Rien devant nous, Chabeau ?

    — Rien, mon lieutenant.

    — Avec qui es-tu ?

    — Avec Gilon.

    — C’est bien. Ouvrez l’œil et l’oreille, mais ne tirez pas, surtout, parce qu’une feuille aura bougé. Rappelle-toi qu’il y a des fils de fer devant vous. On y a pendu des boîtes à singe avec des cailloux dedans. Un seul Boche empêtré dans les fils, ça ferait un joli raffut. Ne vous frappez pas non plus si vous entendez une pétarade à droite ou à gauche, et surveillez votre coin de toutes vos forces. Compris? .

    — Compris, mon lieutenant. »

    Je vais le quitter, lorsqu’un coup de feu part derrière nous, à moins de vingt mètres : nous avons vu la flamme qui a jailli. Une seconde après, un autre claque ; puis c’est le fracas d’une rafale et  des balles sifflent à courte distance.

    « Mon lieutenant ? Vous avez entendu ? »

    Un cri a vibré, très loin, venant de la droite ; et, comme s’il s’était élancé vers nous, il a vibré encore, tout près, d’une force poignante et tragique

    « Aux armes ! »

    Les tranchées françaises, d’un bout à l’autre, s’illuminent de lueurs brèves. Un crépitement déchire la nuit, des branches sau­tent, ‘fracassées par les balles. Nous. nous sommes jetés à plat ventre. Heureusement, les nôtres tirent très haut : la pente du terrain nous sauve. Nous rampons péniblement à travers l’éche­vèlement des ronces. Chabeau et Gilon sont si près que j’entends, malgré la fusillade, le bruit de leur respiration. Souvent une balle nous frôle en piaulant ; mais presque toutes franchissent le ravin et vont frapper sur l’autre versant.

    « Faut crier, mon lieutenant, me dit Chabeau.

    — Non ! Non ! Suivez-moi. »

    Je me rappelle qu’entre deux éléments de tranchées un inter­valle existe où l’on n’a pas creusé, où il n’y a personne.

    C’est vers lui que je me dirige, toujours rampant, toujours suivi de mes deux hommes. Je scrute âprement les ténèbres. Les jets de feu que crachent les fusils me guident. Ils brillent sur une même ligne, qu’interrompt une large trouée immuablement obscure. Nous sommes juste en face d’elle : plus de balles autour de nous ; elles ronflent en trombe de chaque côté, bruyantes mais inoffen­sives. Chabeau souffle contre mon oreille

    « J’ crois qu’y a du bon, à c’t’heure, mon lieutenant. Mais vingt dieux, on a eu chaud !

    — Plutôt, lui dis-je. Mais ça n’est pas fini. Pourvu qu’un affolé ne nous fasse pas une sale blague, en nous voyant arriver du côté boche !

    Et les deux me répondent en chœur :

    « Ah ! oui.,. Pourvu ! »

    Je reprends :

    « Attendez-moi là, sans bouger. Je vais d’abord y aller seul. Quand j’aurai prévenu, je reviendrai vous chercher. »

    Allons-y ! Je me lève, délibérément ; et, de toute ma vitesse, je me précipite vers l’espace muet qui bée au tumulte des tran­chées.

    Comme c’était facile ! Le son des coups de fusil a changé brus­quement. Quand je me suis levé, je l’entendais très sec, presque aigu ; maintenant il retentit plus mat, plus gros. Il a suffi de quelques sauts pour me porter en arrière des tireurs. Mais les deux autres? Mes deux pauvres types à plat ventre dans les abatis ? Les secondes sont lourdes.

    « Mon lieutenant ? C’est vous, mon lieutenant ? »

    Un homme très grand s’élance vers moi, m’aborde, me regarde et s’écrie :

    « Ah ! vrai, ça m’enlève un poids de vous voir ! Vous n’avez rien, surtout? Je me disais bien que vous ne pouviez pas être touché. J’ai tenu bon, personne n’a tiré autour de moi, et j’étais en face du layon. Mais nom d’un chien, ce que le temps me durait ! »

    C’est le sergent Souesme, un de chez nous. J’ai de la chance.

    « Ecoutez, Souesme, restez là. Gilon et Chabeau sont encore en avant des tranchées. Je vais les chercher. »

    Un instant plus tard, je suis au milieu de ma section avec les deux hommes et le sergent. Souesme m’a dit vrai : la droite des miens, où il était, n’a pas tiré un coup de fusil. Mais plus à droite, dans la tranchée voisine, les détonations ne cessent pas. C’est une fusillade désordonnée, haletante, qui trahit l’affolement des hommes. Et ma demi-section de gauche, aussi, mène un vacarme ridicule.

    Je suis furieux. Rien d’énervant comme ces paniques soudaines qui soufflent en ouragan, la nuit, sur les lignes d’avant-postes, et qui embrasent d’un coup des kilomètres de tranchées. Qu’est-ce qui s’est passé? Personne ne sait. Cet appel aux armes, tout à l’heure, qui l’a crié, et d’une telle voix que nous l’avons tous entendu ? Pourquoi « aux armes » ? Qui a commandé le feu ? Per­sonne n’a commandé, personne n’a crié, personne ne sait, personne ne comprend.

    Et tout le monde tire. Chaque soldat voit ses deux voisins qui épaulent leur fusil et pressent la détente : il a la tête pleine du bruit que font à ses oreilles tous les lebels de la tranchée. Il ne voit rien d’autre, il n’entend rien d’autre ; et il tire, comme ses voisins. Il tire devant lui, n’importe où. Toutes ses idées coulent à la débâcle. A-t-il peur ? Même pas. Il ne sait plus où il est. Il a conscience, seulement, que tout le monde tire autour de lui, qu’il se meut dans le bruit ; et il agit comme il voit agir, en automate il manœuvre la culasse, épaule, presse la détente, et recommence ; il fait sa part de bruit.

    « Quand ça s’est déclenché dans l’autre demi-section, me dit Souesme, j’ai mis le cap tout de suite. Mais j’avais beau crier, je n’arrivais à calmer que les deux types qui me touchaient. Dès que j’allais à une autre place, ça recommençait à la place que je venais d’abandonner. Les cabots, les anciens, les bleus, tout ça brûlait des cartouches à qui mieux mieux. J’ai vu un caporal qui s’était assis au fond de la tranchée, le dos tourné à l’ennemi, et qui tirait par-dessus sa tête, derrière lui, en levant son flingue à bout de bras : dans la lune ! C’est dégoûtant de perdre la boule comme ça !… Et pour­quoi, bon Dieu, pourquoi ? Parce que deux ou trois pruneaux boches avaient tapé dans le parapet ! Pas étonnant qu’ils s’énervent, les Boches ! Nous les avons assez cherchés… Clac ! Voilà les balles qui rappliquent en masse… Clac ! Et allez donc ! Sont-ils contents, maintenant, les affolés ? Ils sont servis… tas de veaux ! »

    De fait, les Allemands nous répondent vigoureusement. Mais leur, tir vaut le nôtre : aussi aveugle, aussi peu efficace. Presque toutes leurs balles passent sur nous, droit vers la crête. Elles doivent cla­quer, à la réserve, bien plus dru que par ici. De temps en temps seulement, il y en a une qui hache les feuilles de notre toit, ou qui fait éclater une pierre devant nos yeux.

    Je suis allé me placer à la gauche de ma section, au milieu des hommes qui continuaient à tirer. J’en ai secoué rudement quel­ques-uns, des gradés surtout, et j’ai commandé des feux par salve, d’une force à m’égosiller. A chaque commandement nouveau, la salve gagnait, ma voix portait plus loin : je reprenais petit à petit ma section. Et quand j’eus l’impression de l’avoir toute en main, après qu’une dernière salve eut déferlé, d’une même bordée compacte, je vociférai un « Cessez le feu ! » qui courut, de bouche en bouche d’un bout à l’autre de la tranchée. Et ce fut le calme, enfin.

    Calme presque subit. Au moment même où il se faisait parmi nous, j’entendais les salves des tranchées voisines. Puis des com­mandements nous parvinrent, distincts ; et le silence s’étala.

    Les Boches, eux aussi, avaient cessé toute fusillade. Deux ou trois balles filèrent bien au-dessus des arbres, tirées on ne savait d’où, avec un chant aigu et pur qui décrut à l’infini.

    Nous recommencions à voir : devant nous, plus proches encore, semblait-il, qu’aux premières heures de la nuit, les taillis se ser­raient sur eux-mêmes comme pour nous cacher quelque chose. Nos yeux s’écarquillaient sur cette houle noire, où des formes nais­saient qui tout de suite se dissolvaient au chaos.

    Le silence durait, si dense que je le sentais s’engouffrer dans mes oreilles, comme l’eau s’engouffre dans les vannes d’un étang. J’écoutais la nuit, pourtant, avec âpreté. Les bois, maintenant que faisait trêve l’agitation sauvage des hommes, reprenaient peu à peu leur vie propre. Des frôlements couraient sur les feuilles mortes, rampaient au travers des ronces. Une petite chose ronde, soudain, se profila sur le parapet, grimpa le long d’un piquet, dis­parut dans les branches du toit c’était une souris ou un mulot en quête de miettes.

    Par intervalles, des souffles de vent éveillaient un immense fré­missement. Ils venaient du nord, derrière nous, presque lents. Un froid sec, lorsqu’ils nous atteignaient, nous mordait la peau. Puis ils passaient, et leurs ondes frissonnantes se propageaient à la cime des arbres, très loin. Nous nous sentions perdus, environnés de menaces imprécises, si faibles que la venue d’un péril véritable nous trouverait sûrement désarmés. Une bestiole trottina dans le fourré. Un homme dit :

    « Y a des Boches là-dedans. »

    Et un autre :

    « Pour qu’i’s s’taisent comme ça, faut qu’ces salauds mani­gancent quéqu’chose. I’s s’amènent un par un ; i’s mettront l’temps qu’i’ faudra ; et quand i’s s’ront en nombre, i’s nous sauteront d’sus tout d’un coup. Nous s’rons faits. »

    Un autre, à mon côté, m’empoigna le bras d’un geste impulsif, et, très bas :

    « En v’là deux, là, tout près, dans l’buisson. Oh ! j’les vois. I’s ont des casques ; i’s sont l’un cont’e l aut’e, presque d’bout. Oh ! mon lieutenant, faut tirer. »

    Au moment où j’allais répondre, quelqu’un remua derrière moi. Un homme était là, penché vers la tranchée

    « Le lieutenant ? Où qu’est le’ lieutenant ?

    —Je suis là, dis-je. Qu’est-ce que tu veux ?

    — Ah ! mon lieutenant, on y restera tous c’te nuit. L’bois est plein d’Boches. On en voit d’not’ côté, cachés en arrière des abatis, pas à dix mètres de nous, sûr, pas à dix mètres ! Faut tirer…

    — Non ! Retourne à ta place, tout de suite ! Je défends de tirer ! On ne tirera qu’à mon commandement. »

    Mais un autre encore se précipita. Je le reconnus : c’était Bou­lier, un de mes bons, un solide paysan, de tête froide, qui faisait campagne depuis les premiers jours, Il sauta dans la tranchée, près de moi, et, très calme :

    «  Mon lieutenant, j’ai repéré deux Boches qui nous guettent. I’s sont cachés derrière et gros hêtre, à l’entrée du layon. Par là, y a des copains qu’en voient des mille ; i’s ont les foies, alors i’s s’gourent. Mais les deux que j’vous dis, c’est positif. T’nez, r’gar­dez. »

    Malgré moi, je regardai. Boulier continuait à parler, dans un chuchotement :

    «  Derrière le hêtre, pas ailleurs. Y en a un qu’est plus grand qu’l’aut’e, ou c’est p’t’ êt’ que l’aut’e se baisse. D’temps en temps, l’grand s’penche, comme s’i’ tendait l’cou pour ergarder. L’aut’ bouge pas. Ah ! du vice !… I’s n’ont plein la peau, du vice ! »

    Je regardais toujours, intensément, le hêtre que me montrait Boulier. J’écoutais les mots qu’il prononçait sans fièvre, si près de moi que je sentais sur mon visage la tiédeur de son haleine

    « Bon ! l’aut’e a grouillé un tantinet, disait-il ; l’ grand a dû lui causer. I’s’est baissé. Bon ! L’ voilà qui se r’lève. Ah ! les cha­meaux ! »

    Mes yeux, à fixer l’ombre, se lassaient. Des lueurs dansèrent, capricieuses ; des cercles tournoyants fulgurèrent, m’éblouirent. Je fermai les paupières. Et, quand je les rouvris, je vis, derrière le hêtre, deux formes humaines immobiles, pliées à demi dans une attitude de guet. Je me secouai, je regardai mes mains, puis les clayonnages du parapet, que je touchai, puis, brusquement, le hêtre. Je ne vis plus rien que des branches et des feuilles.

    « Il n’y a pas de Boches, dis-je à Boulier. Tu as perdu la tête toi aussi. »

    Et je sortis de la tranchée. L’homme me rappelait :

    « N’y allez pas ! Vous allez vous faire zigouiller ! »

    Au premier pas, je butai contre la tige d’un arbuste, je chan­celai, faillis tomber. Quand j’eus repris mon aplomb, je vis encore, à la même place, les deux Allemands à l’affût. Et dans le même instant, je fus certain, d’une conviction impérieuse, qu’eux aussi venaient de me voir.

    Alors la peur sauta sur moi. Ce fut comme si mon cœur s’était vidé de tout son sang. Ma chair se glaça, frémit d’une horripilation rêche et douloureuse. Je me raidis désespérément, pour ne pas crier, pour ne pas fuir : ce fut un spasme de volonté dont la secousse enfonça mes ongles dans mes paumes. J’armai mon revolver et continuai à avancer. Mais au lieu de marcher sans hâte, dans une complète possession de moi, je fonçai droit, d’un élan aveugle et fou.

    L’enveloppement des frondaisons m’arrêta. Rien n’avait remué. Je me retournai : le hêtre était là, si près que ses racines bosse­laient la terre sous mes semelles. Je promenai mes doigts sur l’écorce rugueuse, piétinai avec une espèce de fureur à la place où l’hallucination avait surgi. Je pénétrai dans le layon, fouaillai les branches à droite et à gauche. La même rage me soulevait. Il n’y avait rien ! rien ! Et moi, qui parmi tous ces hommes étais le chef, moi à qui, cette nuit, la garde était confiée d’une parcelle de ce front derrière quoi le pays pouvait vivre, j’avais presque défailli d’une terreur imbécile ! J’en étais, maintenant, à me réjouir de l’obscurité, parce que, grâce à elle, mes soldats n’avaient pas vu, parce qu’ils ne sauraient pas. Quand je revins à la tranchée, Bou­lier, par-dessus le parapet, me tendit la main. Je sautai près de lui. Je ne lui dis rien.

    Quelques minutes passèrent. Une salve partit des lignes adverses, et la fusillade reprit.

    Les Boches, cette fois, tiraient plus bas. A chaque instant des balles s’enfonçaient autour de nous, frappant sec. J’entendis un de mes caporaux jurer, parce qu’une d’elles venait de briser la hausse de son arme. Je m’étais ressaisi. Je contrôlais l’une par l’autre, lucidement, les sensations qui m’assaillaient.

    Surtout, j’écoutais le crépitement des fusils ennemis. Il réson­nait avec netteté, face à nous exactement. Mais une grande dis­tance l’atténuait. Je me rappelais la ruée de la Vauxmarie, les coups de feu tirés à trente mètres, puis à dix, puis à bout portant. Ce n’était pas cela. J’étais sûr, à présent, que les Allemands n’avaient pas quitté leurs tranchées, et qu’ils ne les quitteraient pas. De l’autre côté du ravin, cachés dans un fossé pareil à celui-ci, derrière des abatis pareils, ils tremblaient à tous les bruits qui rôdent sous les feuilles. Cette nuit dans les bois était la même pour tous les hommes : les Boches, autant que nous, avaient peur.

    Un trait de feu, devant nous, raya le ciel, monta d’une ascension rapide et droite. Tout au bout s’épanouit une grosse étoile resplen­dissante. Si crue était la lueur dont elle nous inonda que l’ombre de chaque branchette, de chaque feuille se projeta d’une touche vive sur le tuf du parados, sur nos visages et sur nos mains : les Allemands venaient de lancer une fusée éclairante.

    L’étoile vagua, majestueuse, ‘un long moment encore. Un coup de vent la fit dériver ; elle se mit à descendre, lasse, clignotante, enfin s’éteignit en sombrant. Et l’obscurité fut plus épaisse.

    Des tranchées ennemies, la fusillade avait jailli avec une violence décuplée, aussitôt qu’avait irradié la lumière de la fusée. Mainte­nant que de nouveau le regard s’engluait aux ténèbres, cette violence ne décroissait pas. Les claquements des balles, alentour,’ se multipliaient ; des ricochets, de temps en temps, stridaient. D’autres fusées montèrent, s’épanouirent ; chaque fois qu’éclosait une des éblouissantes étoiles, je voyais un rang d’hommes qui se serraient les uns contre les autres et qui, le cou tendu, suivaient des yeux la course de l’astre fabuleux.

    Une balle, derrière moi, heurta un objet de métal, sans doute quelque vieux bidon jeté là. Le son qu’elle fit sonna si bizarrement que mon attention fut prise d’un coup. J’écoutai le bruit des balles, leur vol sifflant, leur choc mat contre les troncs des arbres, le coup de fouet cinglant de celles qui s’écrasaient loin, vers les tran­chées de la réserve, la plainte longue et cristalline de celles qui passaient plus haut encore, franchissaient la crête et s’en allaient, perdues.

    Des pas s’entendirent, qui approchaient. Quelqu’un venait, d’une démarche égale, à travers cette grêle redoutable. J’aperçus l’homme : il suivait la ligne des tranchées. De temps en temps, je le voyais s’arrêter, se pencher un peu, comme s’il adressait la parole à ceux qui étaient là, terrés à l’abri des balles. Puis il se redressait et continuait sa route, en écartant les ronces d’un bâton qu’il avait à la main. Il traversa ainsi, de la même allure posée, le terrain hérissé de souches qui nous séparait de la section voisine. Quand il fut à quelques mètres, il sembla hésiter, regarda autour de lui ; et soudain, sur un ton d’appel, je l’entendis lancer mon nom.

    « Par ici ! dis-je. Tu m’entends ? Guide-toi à ma voix. »

    Et Porchon, s’asseyant sur le parados, les jambes pendantes au vide, le haut du corps à découvert, m’offrit sa main et dit :

    « Bonsoir, vieux. »

    Il resta longtemps, blaguant, avec des rires, les transes de ses hommes, qui n’avaient pas cessé depuis le coucher du soleil

    « Tu sais, Timmer le sourd, il en a vu quatre cents d’un tas. Je l’ai pris par le bras et l’ai emmené jusqu’à la lisière. Il se débattait comme un possédé. Il a fallu que je le lâche : il aurait hurlé. J’ai avancé tout seul ; et ce sacré Timmer a dit, oui mon vieux : « Mon lieutenant, vous marchez dessus ! »

    Sa voix baissa lorsqu’il m’apprit qu’une sentinelle avait été bles­sée par ses camarades, à leurs premiers coups de feu. Il se remit à rire pour raconter l’histoire d’un sergent qui, l’ayant vu se pro­mener sur le parapet au plus fort de la fusillade, s’était traité de salaud et de manche, avait sauté hors de la tranchée en jurant qu’il resterait là jusqu’au jour. Ç’avait été toute une histoire pour l’amener à redescendre : il ne voulait pas en démordre. Il me con­fia encore qu’il était inquiet du manque de cartouches, et qu’il en avait fait demander au chef de bataillon.

    «  Continue à ne pas tirer, ajouta-t-il, tant qu’il n’y aura pas urgence. Je crois qu’une forte patrouille boche est descendue dans le ravin tout à l’heure, au moment des fusées. Elle est rentrée maintenant : Butrel a été voir par là. Ils ne bougeront plus d’ici la fin de la nuit. Cette pétarade ne veut rien dire. Laissons passer. »

    D’un rétablissement souple, il fut debout. Je le vis s’éloigner vers la gauche, s’arrêter plusieurs fois encore et s’asseoir pour causer plus aisément. Les hommes, dès qu’ils l’apercevaient, se disaient l’un à l’autre : « C’est l’ lieutenant Porchon. » Ainsi l’annonce de savenue le précédait, redonnait à tous confiance et calme, de sorte que sa seule approche était un bienfait.

    Lorsqu’il revint, il descendit dans la tranchée, s’accota entre Boulier et moi.

    « Ouf !-dit-il. C’était plutôt vilain. Je crois que j’ai eu raison de faire un tour. Deux heures et demie du matin. Ça se tire. »

    Boulier, tout à coup, s’exclama :

    « Ah ! mon lieutenant, c’ que vous avez fait là ! Y avait tant d’ chances que vous soyez touché ! Et ça aurait été d’not’ faute, à nous…

    « A chacun son rôle, répondit Porchon. Si j’avais été toi, Bou­lier, je n’aurais pas risqué ma peau. Réfléchis, tu comprendras. »

    Puis, riant encore, de ce rire de vingt ans qu’il avait jusque dans le fort des mêlées, il me frappa sur l’épaule et dit :

    — C’est aujourd’hui le 5, jour de relève. Ou je me trompe fort, ou nous coucherons ce soir dans notre lit. A bientôt, vieux, je me rentre. »

    Il me serra la main, nous quitta.

    Boulier, près de moi, s’était levé. Appuyé des deux avant-bras sur le bord de la tranchée, il le regardait s’enfoncer dans les ténèbres. Et il répétait tout bas, sans fin :

    « Ah ! lui !… Ah ! lui !… »

    Une émotion intense le serrait à la gorge, lui faisait une voix assourdie dont le timbre voilé remuait le cœur, profondément.

    « Ah ! lui !… Ah ! lui ! »

    Et c’était tout ce qu’il pouvait dire.

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