Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

IV

LES JOURS DE LA MARNE

DIMANCHE, 6 SEPTEMBRE.

    Une heure et demie du matin. Sacs à terre, fusils dessus, en ligne de sections par quatre, à la lisière d’un petit bois maigre, des bouleaux sur un sol pierreux. Il fait froid. Je vais placer en avant un poste d’écoute et reviens m’asseoir près de mes hommes. Immobilité grelottante ; les minutes sont longues. L’aube blanchit. Je ne vois autour de moi que des visages pâlis et fatigués.

    Quatre heures. Une dizaine de coups de feu, sur la droite, me font sursauter au moment où je m’assoupis. Je regarde, et vois quelques uhlans qui s’enfuient au galop, hors d’un boqueteau voisin où ils ont dû passer la nuit.

    Le jour grandit, clair et léger. Mon camarade de lit de Nubécourt débouche son inépuisable bidon, et nous buvons, à jeun, une goutte d’eau-de-vie sans bouquet, de l’alcool pur.

    Enfin le capitaine nous réunit et, en quelques mots, nous renseigne sur la situation :

    « Un corps d’armée allemand, dit-il, marche vers le sud-ouest, ayant pour flanc-garde une brigade qui suit la vallée de l’Aire. Le …e corps français va buter le corps allemand en avant, et nous allons, tout à l’heure, prendre la brigade de flanc. »

    Pour la première fois, je vais « donner » sérieusement.

    Face à l’Aire, Sommaisne derrière nous, on creuse des tranchées avec les pelles-pioches portatives. Les hommes savent qu’on va se battre ; ils activent. En avant et à gauche, vers Pretz-en-Argonne, un bataillon nous couvre. Je vois à la jumelle, sur le toit d’une maison, deux observateurs immobiles.

    Les tranchées s’ébauchent. On y est abrité à genoux ; ça suffit.

    Vers neuf heures, le bombardement commence. Les marmites sifflent sans trêve, éclatent sur Pretz, crèvent des toits et abattent des pans de murs. Nous ne sommes pas repérés, nous sommes tranquilles. Mais nous sentons la bataille toute proche, violente et acharnée.

    Onze heures : c’est notre tour. Déploiement en tirailleurs tout de suite. Je ne réfléchis pas ; je n’éprouve rien. Seulement, je ne sens plus la fatigue fiévreuse des dernières heures. J’entends la fusillade tout près, des éclatements d’obus encore lointains. Je regarde, avec une curiosité presque détachée, les lignes de tirailleurs bleues et rouges, qui avancent, avancent, comme collées au sol. Autour de moi, les avoines s’inclinent à peine sous la poussée d’un vent tiède et léger. Je me répète, avec une espèce de fierté : « J’y suis ! J’y suis ! » Et je m’étonne de voir les choses telles que je les vois d’ordinaire, d’entendre des coups de fusil qui ne sont que des coups de fusil. Il me semble, pourtant, que mon corps n’est plus le même, que je devrais éprouver des sensations autres, à travers d’autres organes.

    « Couchez-vous ! »

    Quelques-unes viennent de chanter au-dessus de nous. Le crépitement de la fusillade couvre leur petite voix aiguë ; mais je me rends compte que derrière nous leur chanson se prolonge en s’effilant, jusqu’à n’être plus rien.

    Nous commençons à progresser. Ça marche, vraiment, d’une façon admirable, avec la même régularité, la même aisance qu’au champ de manœuvres. Et peu à peu monte en moi une allégresse qui m’enlève à moi-même. Je me sens vivre dans tous ces hommes qu’un geste de moi pousse en avant, face aux balles qui volent vers nous, cherchant les poitrines, les fronts, la chair vivante.

    On se couche, on se lève d’un saut ; on court, on court de toute la vitesse de ses jambes, droit aux Boches invisibles qu’on veut voir pour les frapper plus sûrement, pour les chasser tant qu’on aura dos forces, jusqu’au bout de ces champs où leurs hordes pullulent.

    Nous sommes en plein sous le feu. Les balles ne chantent plus ; elles passent raide, avec un sifflement bref et colère. Elles ne s’amusent plus ; elles travaillent.

    Clac ! Clac ! En voici deux qui viennent de taper à ma gauche, sèchement. Ce bruit me surprend et m’émeut : elles semblent moins dangereuses et mauvaises lorsqu’elles sifflent. Clac ! Clac ! des cailloux jaillissent, des mottes de terre sèche, des flocons de poussière ; nous sommes vus, et visés. En avant ! Je cours le premier, cherchant le pli de terrain, le talus, le fossé où abriter mes hommes, après le bond, ou simplement la lisière de champ qui les fera moins visibles aux Boches. Un geste du bras droit déclenche la ligne par moitié ; j’entends le martèlement des pas, le froissement des épis que fauche leur course. Pendant qu’ils courent, les camarades restés sur la ligne tirent rapidement, sans fièvre. Et puis, lorsque je lève mon képi, à leur tour ils partent et galopent, tandis qu’autour de moi les Lebel crachent leur magasin.

    Un cri étouffé à ma gauche ; j’ai le temps de voir l’homme, renversé sur le dos, lancer deux fois ses jambes en avant ; une seconde, tout son corps se raidit ; puis une détente, et ce n’est plus qu’une chose inerte, de la chair morte que le soleil décomposera demain.

    En avant ! L’immobilité nous coûterait plus de morts que l’assaut furieux. En avant ! Les hommes tombent nombreux, arrêtés net en pleine ruée, les uns jetés à terre de toute leur masse, sans un mot, les autres portant les mains, en réflexe, à la place touchée. Ils disent : « Ça y est !» ou : « J’y suis ! » Souvent un seul mot, énergique et français. Presque tous, même ceux dont la blessure est légère, pâlissent et changent de visage. Il me semble qu’une seule pensée vit en eux : s’en aller, s’en aller vite, n’importe où, pourvu que les balles ne sifflent plus. Presque tous aussi me font l’effet de petits enfants, des enfants qu’on voudrait consoler, endormir et protéger. J’ai envie de leur crier, à ceux de là-bas :

    « Ne les touchez pas ! Vous n’en avez pas le droit ! Ils ne sont plus des soldats, ils ne vous feront plus de mal. »

    Et je parle à ceux qui passent :

    « Allons, mon vieux, du courage ! A trente mètres de toi, tu vois, derrière cette petite crête, il n’y a plus de danger…. Oui, ton pied te fait mal, il enfle : je sais bien. Mais on te soignera tout à l’heure. N’aie pas peur. »

    L’homme, un caporal, s’éloigne à quatre pattes, s’arrête, se retourne avec des yeux de bête traquée, et reprend sa marche de crabe, gauche et tourmentée.

    Enfin ! je les vois ! Oh ! à peine. Ils se dissimulent derrière des gerbes qu’ils poussent devant eux ; mais à présent je sais où ils sont, et les balles qu’on tirera autour de moi trouveront leur but.

    La marche en avant reprend, continue et sans flottement. J’ai confiance, je sens que ça va. C’est à ce moment qu’arrive un caporal fourrier, essoufflé, le visage couvert de sueur :

    « Mon lieutenant !

    — Qu’est-ce qu’il y a?

    — Le commandant m’envoie vous dire que vous vous êtes trop avancés. Le mouvement s’est fait trop vite. Il faut s’arrêter et attendre les ordres. »

    J’amène ma section derrière une ondulation légère de terrain, dans un pli vaguement indiqué, mais où les balles, quand même, frappent moins. Nous sommes là, couchés, attendant ces ordres qui s’obstinent à ne pas venir. Partout, au-dessus de nous, devant nous, à droite, à gauche, ça siffle, miaule, ronfle, claque. A quelques pas de moi, les balles d’une mitrailleuse assourdissante arrivent dans la terre, obstinées, régulières et pressées. La poussière se soulève, les cailloux sautent. Et je suis pris d’une tentation irraisonnée de m’approcher de cette rafale mortelle, jusqu’à toucher cet invisible faisceau d’innombrables et minuscules lingots de métal, dont chacun peut tuer.

    Les minutes se traînent, longues, énervantes. Je me soulève un peu, pour essayer de voir ce qui se passe. A gauche, la ligne ténue des tirailleurs se prolonge sans fin : tous les hommes restent aplatis contre leurs sacs debout, et tirent. Derrière un champ d’épis seulement, il y en a une vingtaine qui se lèvent pour viser. Je vois distinctement le recul de leur arme, et le mouvement de leur épaule droite que le départ du coup rejette en arrière. Petit à petit, je reconnais : voici la section Porchon, et Porchon lui-même, fumant une cigarette. Voici la section du Saint-Maixentais, disloquée un peu. Et plus loin, les tirailleurs de la 8e. Derrière eux, un petit homme se promène, debout, tranquille et nonchalant. Quel est ce téméraire? A la jumelle, je distingue une barbe dorée, la fumée bleue d’une pipe ; c’est le capitaine. On m’avait déjà dit son attitude au feu.

    Les ordres, mon Dieu, les ordres I Qu’est-ce qu’il y a? Pourquoi nous laisse-t-on là? Je me lève, décidément. Il faut que je sache ce que font les Boches, où ils sont à présent. Je monte la pente douce, sautant d’un tas de gerbes à l’autre, jusqu’à voir par-dessus la crête : là-bas, à quatre ou cinq cents mètres, il y a des uniformes gris-verdâtre, dont la teinte se confond avec celle des champs. Il me faut toute mon attention pour les discerner. Mais, par deux fois, j’en ai vu qui couraient une seconde.

    Presque sur leur ligne, loin à droite, un groupe d’uniformes français autour d’une mitrailleuse qui pétarade triple vitesse. Je vais placer mes hommes ici; ça n’est pas loin, et au moins ils tireront.

    Comme je redescends, un sifflement d’obus m’entre dans l’oreille : il tombe vers la 8e, dont la ligne se rompt un court espace, vingt mètres, puis se renoue presque aussitôt. Un autre sifflement, un autre, un autre : c’est le bombardement. Tout dégringole dans nos lignes.

    « Oh !… » Dix hommes ont crié cela ensemble. Une marmite vient d’éclater juste dans la section du Saint-Maixentais. Et lui, je l’ai vu, nettement vu, recevoir l’obus en plein corps. Son képi a volé, un pan de capote, un bras. Il y a par terre une masse informe, blanche et rouge, un corps presque nu, écrabouillé. Les hommes, sans chef, s’éparpillent.

    Mais il me semble…. Est-ce que notre gauche ne se replie pas? Cela gagne vers nous, très vite. Je vois des soldats qui courent vers Sommaisne, sous les obus. Chaque marmite en tombant fait un grand vide autour d’elle, dispersant les hommes comme on disperse, en soufflant, la poussière. La 8e maintenant. Si le capitaine était là, il la ramènerait. Il m’a semblé, tout à l’heure, que je le voyais porter une main à son visage. Notre section de gauche suit : personne n’est là, non plus, pour la maintenir. La section voisine à présent. Et soudain, brutalement, nous sommes pris dans la houle : voici des visages inconnus, des hommes d’autres compagnies qui se mêlent aux nôtres et les affolent. Un grand capitaine maigre, celui de la 5e, me crie que le commandant a donné l’ordre de battre en retraite, que nous n’avons pas été soutenus à temps, que nous sommes seuls, et perdus si nous restons. C’est l’abandon de la partie.

    De toutes mes forces, j’essaie de maintenir l’ordre et le calme, d’enrayer la panique. Je marche les bras étendus, posément, répétant :

    « Ne courez pas ! Ne courez pas ! Suivez-moi ! »

    Et je cherche les défilements pour épargner le plus d’hommes possible. J’en ai un qui reçoit une balle derrière le crâne, au moment où il va franchir une clôture en fil de fer ; il tombe sur le fil et reste là, cassé en deux, les pieds à terre, la tête et les bras pendant de l’autre côté.

    Les obus nous suivent, marmites et shrapnells. Trois fois, je me suis trouvé en pleine gerbe d’un shrapnell, les balles de plomb criblant la terre autour de moi, fêlant des têtes, trouant des pieds ou crevant des gamelles. On marche, dans le vacarme et la fumée, apercevant de temps en temps, par une trouée, le village, la rivière sous les arbres. Et toujours, par centaines, les obus nous accompagnent.

    Je me souviens que je suis passé à côté d’un de mes sergents, que deux hommes portaient sur leurs fusils ; il m’a montré sa chemise déchiquetée, toute rouge, et son flanc lacéré par un éclat d’obus ; les côtes apparaissaient dans la chair à vif.

    Je marche, je marche, épuisé maintenant et trébuchant. Je bois, d’une longue gorgée, un peu d’eau restée au fond de mon bidon. Je n’ai rien mangé depuis la veille.

    Quand nous arrivons au ruisseau, les hommes se ruent à la berge, et goulûment se mettent à boire, accroupis vers l’eau bourbeuse et lapant comme des chiens.

    Il doit être sept heures ; le soleil décline dans un rayonnement d’or fauve. Le ciel, sur nos têtes, est d’une émeraude transparente et pâle. La terre devient noire, les couleurs s’éteignent. Nous quittons Sommaisne : c’est la nuit. Des ombres de traînards, en longues théories.

    Nous nous arrêtons près de Rembercourt. Alors, je m’allonge sur la terre nue, appelant le sommeil. Et dans le temps qu’il met à venir, j’entends le roulement, sur les routes, des voitures pleines de

blessés ; et là-bas, dans Sommaisne, les chocs sourds des crosses dans les portes, et les hurlements avinés des Teutons qui font ripaille.

LUNDI, 7 SEPTEMBRE.

    L’humidité du matin m’éveille. Mes vêtements sont trempés, et des gouttes d’eau brillent sur le mica de mon liseur. Rembercourt est devant nous, un peu sur la gauche. La grande église écrase le village de sa masse ; nous la voyons de flanc, dans toute sa longueur. A gauche, une petite route qui disparaît entre deux talus.

    C’est par cette route que je vois, vers dix heures, revenir mon capitaine et Porchon, avec une poignée d’hommes. Ils se sont trouvés coupés du reste du régiment et ont passé la nuit dans les bois, en avant des lignes françaises. Je reconnais de loin le capitaine à son « pic », une lance de uhlans qu’il a depuis Gibercy et dont il ne se sépare jamais. Je vais au-devant de lui, pour lui rendre compte.

    Comme auprès de Cuisy, on creuse des tranchées. Les y attendrons-nous, cette fois? Nous n’avons pas devant nous le large vallon de Dannevoux, mais dans les cinq cents mètres qui nous séparent de Rembercourt, beaucoup d’entre eux tomberont s’ils avancent par là.

    On continue à se battre vers Beauzée. Sans cesse, par petits groupes, des blessés apparaissent à la dernière crête, et lentement s’en viennent vers nous. Ceux qui ont un bras en écharpe marchent plus vite ; d’autres s’appuient sur des bâtons coupés dans une haie ; beaucoup s’arrêtent, puis se traînent quelques mètres, puis s’arrêtent encore.

    Je suis allé, l’après-midi, au village. Il était plein de soldats qui fouillaient les maisons, les cuisines, les poulaillers, les caves. J’aigu des hommes couchés devant des futailles, la bouche ouverte, sous le jet de vin qui coulait. Un chasseur, blessé au bras gauche, tapait avec la crosse de son fusil, de toute la force de son bras valide, dans une porte voûtée derrière laquelle il flairait des bouteilles ; des artilleurs sont arrivés et lui ont prêté l’aide de leurs mousquetons ; mais il a fallu de surcroit les lebels de trois fantassins pour avoir raison de la porte massive : fantassins, artilleurs et chasseur ont disparu sous la voûte.

    Le docteur Le Labousse m’a conté qu’une forte patrouille d’infanterie, lancée aux trousses de pillards, avait rencontré, comme ils revenaient du village, quelques lascars attelés à une charrette pleine de butin. L’adjudant-chef de patrouille a arrêté la bande, qui s’est enfuie, par crainte des suites. La charrette attendait sur la route, brancards vides, et l’adjudant perplexe, se grattait la tête… Il paraît que la patrouille et son chef se sont endormis, ce soir-là, le ventre plein.

    A partir de trois heures, l’artillerie lourde allemande bombarde Rembercourt. A cinq heures, le feu prend à l’église. Le rouge de l’incendie se fait plus ardent à mesure que les ténèbres augmentent. A la nuit noire, l’église est un immense brasier. Les poutres de la charpente dessinent la toiture en traits de feu appuyés et en hachures incandescentes. Le clocher n’est plus qu’une braise énorme, au cœur de laquelle on aperçoit, toutes noires, les cloches mortes.

    La charpente ne s’effondre pas d’un seul coup, mais par larges morceaux. On voit les poutres s’infléchir, céder peu à peu, rester suspendues quelques instants au-dessus de la fournaise, puis y dégringoler avec un bruit étouffé ; et chaque fois jaillit, très haut, une gerbe d’étincelles claires, dont le rougeoiement, comme un écho, flotte longtemps encore sur le ciel sombre.

    Je suis resté des heures les yeux attachés à cet incendie, le cœur serré, douloureux. Mes hommes, endormis sur la terre, jalonnaient de leurs corps inertes la ligne des tranchées. Et je ne pouvais me décider à m’étendre et à dormir, comme eux.

MARDI, 8 SEPTEMBRE.

    Le capitaine m’a fait éveiller, je ne sais combien de fois, pour me donner des ordres ; en réalité peut-être, parce qu’il ne pouvait dormir. Il était enfoui, avec sa liaison, dans un gros buisson, au-dessous de la route. A chaque réveil, je regardais l’église en flammes.

    Ce matin, les ruines fument encore. La carcasse de pierre se dresse toute noire sur le ciel limpide.

    Les hommes ont le sommeil lourd. Au bord de la tranchée, il y a des plumes blanches, noires, rousses, des touffes de poil, des bouteilles vides. Je fais secouer tout le monde par les sergents. On entend, vers des bois à notre gauche, une fusillade qui, par instants, se fait violente. Derrière nous, une batterie de 120 tonne sans discontinuer. Et sur Rembercourt, à longs intervalles, des marmites éclatent en rafales, par six à la fois.

, se

couchent contre un talus quand le sifflement des obus annonce l’arrivée, puis, tranquillement, reprennent leur besogne.

On m’a offert, ce matin-là, des prunes à l’eau de- vie, des reines-claudes énormes empilées dans un flacon étroit, des cerises  agglutinées dans un sirop épais, des haricots verts et des petits pois en bouteilles, et aussi des dragées roses rangées avec art sous un papier dentelle, dans une boîte bleu pâle dont le couvercle étalait, en lettres d’or cossues, le prénom de « Pamphile ».

A midi, nous sortons des tranchées. Lentement, formés à larges intervalles, nous marchons vers la route qui va de Rembercourt à la Vauxmarie. Au long de la route d’Erize-la-Petite, des trous d’obus énormes crèvent les champs. La campagne est chauve, et terne malgré toute la lumière du ciel. Des chevaux crevés, ventre ouvert, pattes coupées, pourrissent en bas du talus, dans le fossé. Il y en a six collés les uns aux autres, qui font un tas énorme de charogne, dont la puanteur horrible stagne au fond du ravin. Beaucoup de caissons fracassés, roues en miettes, ferrures tordues.

      Route de la Vauxmarie : nous attendons, couchés en tirailleurs dans le fossé, prêts à soutenir les nôtres qui se battent en avant.

    Lorsque je me lève, je vois une grande plaine désolée, bouleversée par les obus, semée de cadavres aux vêtements déchirés, la face tournée vers le ciel ou collée dans la terre, et le fusil tombé à côté d’eux. La route monte, à droite, vers les bords de la cuvette, d’une blancheur crue qui fait mal aux yeux. Loin devant nous, des sections, en colonne d’escouade par un, restent immobiles, terrées, à peine visibles. Elles sont en plein sous les coups de l’artillerie allemande. Les lourdes marmites, par douzaines, achèvent de ravager les champs incultes et pelés. Elles arrivent en sifflant, toutes ensemble ; elles approchent, elles vont tomber sur nous. Et les corps se recroquevillent, les dos s’arrondissent, les têtes disparaissent sous les sacs, tous les muscles se contractent dans l’attente angoissée des explosions instantanément évoquées, du vol ronflant des énormes frelons d’acier. Mais je vois, tandis que le sifflement grandit encore vers nous, des panaches de fumée noire s’écheveler à la crête ; et presque aussitôt, le fracas des éclatements nous assourdit. Chaque fois qu’un obus tombe dans les rangs, c’est un éparpillement de gens qui courent en tous sens ; et lorsque la fumée s’est dissipée, on voit par terre, faisant tache sombre sur le jaune sale des chaumes, de vagues formes immobiles.

    Un commandant de gendarmerie, à bicyclette, grimpe la côte en poussant de toutes ses jambes sur les pédales. Il va droit vers la ligne où les bords de la cuvette touchent le ciel, et que couronnent, sans cesse renaissants, les sinistres panaches noirs. Il diminue à nos yeux, se profile une seconde à la crête, silhouette minuscule et nette, et soudain disparaît, en plongeant. Un quart d’heure se passe, et le voici réapparaître, puis dévaler la pente à toute allure. Il parle à notre commandant ; je crois comprendre qu’on n’a plus besoin de nous.

    En tout cas, on nous ramène à la hauteur de Rembercourt, sur la droite du village. Et nous nous collons à un talus à pic, envahi d’herbes folles, le long du verger où j’ai vu, ce matin, des maraudeurs.

    La canonnade emplit l’espace de vacarme. Les obus éclatent par centaines, criblant la plaine, défonçant la route où nous étions tout à l’heure, faisant jaillir les tuiles des toits et sauter les madriers des charpentes. Nous avons quelques rafales pour nous, de six marmites chacune, généreusement. Les dernières éclatent si près que notre commandant, resté assis contre le talus, m’a semblé poussé brusquement, comme par un coup de poing dans le dos. Les arbres du verger ont oscillé d’une telle force qu’une grêle de prunes et de pommes est tombée sur nous.

    Nous n’avons pas été vus ; mais l’ennemi connaît si bien la contrée qu’il devine les défilements où nous pouvons blottir nos réserves et les bombarde par précaution. Les marmites ne nous ont encore tué personne. Mais qu’une seule, passant au ras du talus, le franchisse et tombe derrière nous, dix hommes au moins seront touchés.

    Heureusement, nous partons avant d’avoir trinqué. A la seconde qui suit un arrivage, mon agent de liaison bondit hors du village, où est le capitaine. Je le vois courir vers nous en faisant de grands gestes de bras. Lorsqu’il n’est plus qu’à quelques mètres, il me crie à pleine voix :

    « La première, en avant ! »

    Alors, levant mon sabre, je répète l’ordre :

    « En avant ! Tous derrière moi ! »

    Et je saute sur la route. Je n’ai pas fait trois pas que je les entends venir, en sifflant. Juste le temps de bousculer vers le talus les hommes qui l’ont déjà quitté ; je viens de m’y coller moi-même, quand elles explosent, les six à la fois. Un morceau de la route a sauté : des nuées de cailloux et de terre, pêle-mêle avec les éclats, et qui retombent en pluie. Ça pue le soufre, et je suffoque, les fesses par terre, dans du noir opaque. Je crois que nous venons de l’échapper belle.

    Nous allons avoir quelques secondes d’accalmie. C’est le moment de bien courir : et nous dévalons la pente à toutes jambes ; puis, soufflant et l’allure plus calme, abrités maintenant un peu par le village, nous gravissons le mouvement de terrain en arrière duquel je sais que nous serons tranquilles.

    Il en tombe d’autres, là-bas, où nous étions. Mes hommes se regardent, me regardent, et rigolent. A présent, ils parlent, et ils disent : « Ah ! les salauds ! » C’est aussi le mot de mon agent de liaison, quand il me revoit. Tout à l’heure, sur la route, il n’a même pas eu le temps de se « planquer ». Les bretelles de son sac ont été cassées par l’explosion, et il s’est retrouvé au milieu d’un champ, sans une égratignure, tandis que le sac pendait aux basses branches d’un prunier.

    Le jour décline ; nous retournons à nos tranchées. J’ai rencontré, assis dans un fossé, deux sous-lieutenants de cavalerie, un hussard, un chasseur, qui sont de je ne sais plus quelle liaison.

Je les ai connus au dépôt,

    Il fait nuit ; nous avons encore oublié de manger. Un écheveau de singe, un peu d’eau tiédie dans le bidon, et qui a un goût de fer- blanc : « Encore un que les Prussiens n’auront pas », disait ma grand’mère.

MERCREDI, 9 SEPTEMBRE.

    Pas de sommeil. J’ai toujours dans les oreilles la stridence des éclats d’obus coupant l’air et dans les narines l’odeur âcre et suffocante des explosifs. Il n’est pas minuit que je reçois l’ordre de départ. J’émerge des bottes d’avoine et de seigle sous lesquelles je m’étais enfoui. Des barbes d’épis se sont glissées par le col et les manches, et me piquent la peau, un peu partout.

    La nuit est si noire qu’on bute dans les sillons et dans les mottes de terre. On passe près des 120 qui tiraient derrière nous ; j’entends les voix des artilleurs ; mais je distingue à peine les lourdes pièces endormies.

    Distributions au passage, sans autre lumière que celle d’une lanterne de campement, qui éclaire à peine, et que pourtant on dissimule. La faible lueur jaune met des coulées brunes sur les quartiers de viande saignante, amoncelés dans l’herbe poussiéreuse qui borde la route.

    Marche à travers champs, marche de somnambules, machinale, jambes en coton et tête lourde. Ça dure longtemps, des heures il me semble. Nous tournons toujours à gauche ; au petit jour, nous serons revenus à notre point de départ. Mais les ténèbres peu à peu deviennent moins denses ; et voici que je reconnais la route de La Vauxmarie, les caissons défoncés, les chevaux morts.

    Tiens ! Les canons allemands tirent de bonne heure, ce matin. Devant nous, des shrapnells éclatent, cinglants et rageurs ; la ligne des flocons barre la plaine. Il faut passer pourtant : notre première section se déclenche ; souple et mince, elle rampe à travers champs, vers une haie que le capitaine lui a donnée comme objectif. Des coups de fusil crépitent à gauche, des balles chantent ; elles doivent taper vers la section en marche. Les shrapnells se groupent au-dessus d’elle. La ligne onduleuse se fait immobile, tassée dans un vague pli de terrain, comme une énorme chenille morte.

    J’ai compris que nous allons prendre les avant-postes, et j’attends mon tour de partir. Le commandant, le capitaine sont devant nous, couchés derrière une petite haie, observant. Et le capitaine, qui voit ses hommes, là-bas, sous les obus, ne se décide pas à nous lancer, nous autres. Alors arrive, courant, le commandant de gendarmerie que j’ai vu hier pédaler sur la route. Les joues cramoisies, les yeux ronds, il bredouille quelques mots furieux, parmi lesquels je saisis au passage celui de « lâches ». Le capitaine se retourne vers moi, me dit :

    « Allez ! »

    Ça me fait plaisir. Je suis dans cet état étrange qui fut le mien, pour la première fois, à Sommaisne. Mes jambes se meuvent toutes seules, je me laisse marcher, sans réflexion, seulement avec la conscience de cette allégresse toute-puissante qui me ravit à moi-même et fait que je me regarde agir. En cinq minutes, nous sommes à la haie d’épines que nous devions atteindre. Nous nous déployons en tirailleurs devant elle, presque dessous ; les hommes, le plus vite qu’ils peuvent, creusent la terre avec leurs petits outils, coupant les racines avec le tranchant des pelles-pioches. Au bout de deux heures, nous avons une tranchée étroite et profonde. Derrière nous, à gauche, Rembercourt ; sur la droite, un peu en avant, la gare minuscule de la Vauxmarie.

    Il fait toujours chaud, chaleur énervante et malsaine. Des nuages flottent, qui peu à peu grossissent, d’un noir terne qui va s’éclaircissant vers les bords, frangés de blanc léger et lumineux. Par instants, des souffles lents passent sur nous, effluves tièdes qui charrient une puanteur fade, pénétrante, intolérable. Je m’aperçois que nous respirons dans un charnier.

    Il y a des cadavres autour de nous, partout. Un surtout, épouvantable, et duquel j’ai peine à détacher mes yeux : il est couché près d’un trou d’obus ; la tête est décollée du tronc et, par une plaie énorme qui bée au ventre, les entrailles ont glissé à terre ; elles sont noires. Près de lui, un sergent serre encore dans sa main la crosse de son fusil ; le canon, le mécanisme doivent avoir sauté au loin. L’homme a les deux jambes allongées, et pourtant un de ses pieds dépasse l’autre; la jambe est broyée. Tant d’autres ! Il faut continuer à les voir, à respirer cet air fétide, jusqu’à la nuit.

    Et jusqu’à la nuit je fume, je fume, pour vaincre l’odeur épouvantable, l’odeur des pauvres morts perdus par les champs, abandonnés par les leurs, qui n’ont pas même eu le temps de jeter sur eux quelques mottes de terre, pour qu’on ne les vît pas pourrir.

    Toute la journée, des aéros nous survolent. Des obus tombent aussi. Mais le capitaine a eu l’œil pour repérer la bonne place : les gros noirs nous encadrent sans qu’aucun arrive sur nous. A peine quelques shrapnells, cinglant de très haut, inoffensifs, ou des frelons à bout de vol, qui bourdonnent mollement.

    Qu’est-ce que fait donc cet aéro boche? Voilà des heures qu’il plane sur nous ; il dessine de grandes orbes, s’éloigne un peu quand nos obus le serrent de trop près, puis revient jusqu’à ce qu’apparaissent nettement à nos yeux les croix noires peintes sous ses grandes ailes de vautour. Il ne s’en va qu’au soir, piquant droit vers les nuages lourds qui s’accumulent sur l’horizon.

    Le soleil croule dans ces masses énormes, qui tout de suite se colorent d’une teinte sanglante, chargée, pauvre de lumière et comme stagnante. Cette fin de jour est morne et tragique. L’approche de la nuit pèse sur mes reins ; et dans l’obscurité qui gagne, la puanteur des cadavres s’exacerbe et s’étale.

    Je suis assis au fond de la tranchée, les mains croisées sur mes genoux pliés ; et j’entends devant moi, derrière moi, par toute la plaine, le choc clair des pioches contre les cailloux, le froissement des pelles qui lancent la terre, et des murmures de voix étouffées. Parfois, quelqu’un qu’on ne voit pas tousse et crache. La nuit nous enveloppe ; ils ne nous voient pas : nous pouvons enterrer nos morts.

    Je reconnais la voix d’un de mes sergents qui m’appelle dans l’ombre :

    « Mon lieutenant, vous êtes là? »

    Je réponds : « Par ici ! »

    En tâtonnant, il me met quelque chose dans la main :

    « Voilà, c’est tout ce que nous avons trouvé. »

    Au fond de la tranchée, je frotte une allumette ; et dans le court instant qu’elle brûle, j’entrevois un portefeuille usé, un porte-monnaie de cuir, une plaque d’identité attachée à un cordon noir. Une autre allumette : il y a dans le portefeuille la photographie d’une femme qui tient un bébé sur ses genoux; j’ai pu lire le nom gravé en lettres frustes sur la médaille de zinc. Le sergent me dit : « L’autre n’en avait point. Nous avons cherché à son poignet, à son cou ; vous savez, celui qui avait la tête arrachée ; j’ai mis mes mains là-dedans. Je n’ai rien trouvé. Le porte-monnaie est à lui. »

    Encore une allumette : il y a quelques pièces d’argent, quelques sous, dans ce porte-monnaie, et puis un bout de papier sale et froissé. Un reste de lueur. Je lis : « Gonin Charles, employé de chemin de fer. Classe 1904 ; Soissons. » L’allumette s’éteint.

    Je serre la main du sergent ; elle est moite, fiévreuse, et ses doigts tremblent :

    « Bonsoir ! Allez dormir, allez ! »

    Il est parti ; je reste seul éveillé, au milieu des hommes qui dorment. Dormir comme eux…. Ne plus penser, m’engourdir! Dans ma main, le petit paquet de reliques pèse, pèse…. « Gonin Charles, employé de chemin de fer…. » Les visages qui souriaient sur la photographie s’immobilisent sous mes paupières fermées, grandissent, s’animent jusqu’à m’halluciner. Les pauvres gens ! Les pauvres gens !

JEUDI, 10 SEPTEMBRE.

    Des frôlements doux et légers sur la figure : ce sont des gouttes de pluie, larges, tièdes. Ai-je dormi? Quelle heure peut-il être? Le vent se lève, la nuit est noire toujours. Je distingue vaguement, un peu sur ma droite et devant ma tranchée, un gros tas sombre : des bottes de paille amoncelées, dans lesquelles sont enfouis le commandant, le capitaine et leurs agents de liaison.

    Je vais essayer de me rendormir, lorsque quelques balles sifflent au-dessus de moi. Il m’a semblé qu’elles étaient tirées de tout près. Pourtant, il y a du monde devant nous ; je sais que ma compagnie est réserve des avant-postes. Alors?

    Je n’ai pas le temps de chercher à comprendre ; brusquement, une fusillade intense éclate, gagnant de proche en proche tout le long de la ligne, avec une vitesse inouïe. Les détonations claquent sèchement. Aucun doute : ce sont les Boches qui tirent ; nous sommes attaqués.

    « Debout tout le monde ! Debout ! Allons, debout ! »

    Je secoue le caporal qui dort auprès de moi. D’un bout à l’autre de la section, c’est un frémissement très long, un bruit de paille froissée ; puis des baïonnettes tintent, des culasses cliquettent.

    Je me rappelle que j’ai vu le commandant et le capitaine descendre dans ma tranchée, à ma droite, et qu’aussitôt des silhouettes noires se sont profilées à la crête toute proche, à peine visibles sur le ciel sans clarté. Elles n’étaient pas à trente mètres de nous quand j’ai aperçu les pointes des casques. Alors j’ai commandé, en criant de toutes mes forces, un feu à répétition.

    Juste à ce moment, des clameurs forcenées jaillissaient de cette masse noire et dense qui s’en venait vers nous :

    «Hurrah !  Hurrah! Vorwärts ! »

    Combien de milliers de soldats hurlent à la fois? La terre molle frémit du martèlement des bottes. Nous allons être atteints, piétines, broyés. Nous sommes soixante à peine ; notre ligne s’étire sur un seul rang de profondeur : nous ne pourrons résister à la pression formidable de toutes ces rangées d’hommes qui foncent sur nous comme un troupeau de buffles.

    « Feu à répétition, nom de Dieu ! Feu ! »

    A mes oreilles, des détonations innombrables crèvent l’air, en même temps que de brefs jets de flamme hachent les ténèbres. Tous les fusils de la section crachent ensemble.

    Et je vois un grand vide se creuser au cœur de la masse hurlante. J’entends des bramées d’agonie, comme de bêtes frappées à mort. Les silhouettes noires fuient vers la droite et la gauche, comme si, devant ma tranchée, sur toute sa longueur, un ouragan soufflait dont la ruée formidable étendrait les hommes à terre, ainsi que fait un vent d’orage les épis.

    Et mes soldats, autour de moi, me disent :

    « Attention, mon lieutenant ! Voyez-les : ils se couchent I »

    « Non, les amis ! Non, non ! Ils tombent. »

    Et je piétine en proie  une exaltation qui touche à la folie. Je répète : « Feu ! Feu ! » Je crie : « Allez ! Allez ! Mettez-y-en ! Allez ! Allez ! Feu ! »

    Mes hommes manœuvrent les culasses d’un geste sec, mettent en joue, , et lâchent le coup, en plein tas. Ils tombent là-dedans par paquets. Le vide grandit ; il n’y a plus personne devant nous, plus personne. Mais les ombres se massent vers ma droite et ma gauche ; elles vont déborder la tranchée, l’envelopper. Rien, là-bas, pour endiguer cette coulée incessante ; nous autres, nous n’avons pu que l’arrêter un moment, la faire refluer vers les côtés ; l’immense houle va se refermer derrière nous ; ce sera fini.

    « Hurrah! Vorwärts !… »

    Ils s’excitent en hurlant, les sauvages. Leurs voix rauques s’entendent à travers la fusillade, déchiquetées par les détonations pressées, charriées par le vent avec les rafales de pluie. Vent furieux, pluie forcenée ; il  semble que la rage des combattants gagne le ciel.

    Et tout à coup une lueur brutale jaillit, allumant des reflets jaunes aux ornements de cuivre et aux pointes des casques, des reflets pâles aux lames des baïonnettes : ils ont mis le feu aux gerbes sur lesquelles le commandant et le capitaine dormaient tout à l’heure. La flamme vive se tord, rase le sol, bondit à chaque sursaut de la bourrasque ; et les gouttes de pluie volant à travers l’incendie semblent des gouttes de fonte ardente. Mes soldats ont des faces pâles ruisselantes d’eau ; leurs yeux, sous les sourcils froncés, se plombent d’un cerne lourd qui fait plus aigu leur regard fixe, où s’exprime intensément la volonté de frapper, de tuer, pour continuer à vivre.

    « La première escouade, face à droite !… »

    M’entendront-ils ?…

    « Face à droite !… »

    Ils n’entendront pas : les coups de fusil crépitent sans arrêt, le vent mugit, la pluie cingle en faisant sonner les gamelles et les plats de campement ; la clameur des voix humaines emplit le champ de bataille.

    « Laisse-moi passer, toi. »

    J’écrase l’homme contre le parapet de la tranchée.

    « Laisse-moi passer. »

    Je vais de tirailleur en tirailleur, appelant un sergent. Je passe un soldat, deux, trois; et soudain, je n’ai plus personne devant moi : la tranchée est vide, abandonnée ; il reste encore au fond un peu de paille piétinée, un fusil, quelques sacs. J’ai juste le temps de voir une ombre qui se hisse dehors en se cramponnant des deux mains aux broussailles :

    «Hé! l’homme. Hé!… Le commandant? Le capitaine ? »

    Le vent me lance quelques mots au visage :

    « Partis… Ordre ! »

    En même temps, je vois deux silhouettes casquées surgir au-dessus du parapet, tout à droite, deux silhouettes que la lueur vive de l’incendie fait plus noires, et je perçois une chute lourde et molle sur la paille, au fond de la tranchée.

    Les clameurs, à présent, montent en plein dans nos lignes. Il n’y a plus qu’une chose à faire : gagner les tranchées d’un bataillon de chasseurs, que je sais un peu en arrière de nous, et sur la droite.

    Je donne l’ordre, à pleine voix. Je crie :

    « Passez à travers la haie ! Pas sur les côtés ! Sautez dans la haie ! «

    Je pousse les hommes qui hésitent, instinctivement, devant l’enchevêtrement des branchettes hérissées de dures épines. Et je me lance, à mon tour, en plein buisson.

    J’ai cru entendre, vers la gauche de ma tranchée, des jurons, des cris étouffés. Il y a eu des entêtés, sûrement, qui ont eu peur des épines, et qui ont maintenant des baïonnettes boches dans la poitrine ou dans le dos.

    Je me suis mis à courir vers les chasseurs. Devant moi, autour de moi, des ombres rapides; et toujours les mêmes cris : « Hurrah! Vorwärts !»

    Je suis entouré de Boches ; il est impossible que j’échappe, isolé ainsi de tous les nôtres. Pourtant, je serre dans ma main la crosse de mon revolver : nous verrons bien.

    J’ai buté dans quelque chose de mou et de résistant qui m’a fait sauter, nez vers la terre ; peu s’en est fallu que je ne me sois aplati dans la boue. C’est un cadavre allemand ; le casque du mort a roulé auprès de lui. Et voici qu’une idée brusquement me traverse : je prends ce casque, je le mets sur ma tête, en me passant la jugulaire sous le menton, parce que la coiffure est trop petite pour moi et tomberait.

    Course forcenée vers les lignes des chasseurs ; je dépasse vite les groupes de Boches, qui flottent un peu, disloqués par notre fusillade de tout à l’heure. Et comme les Boches, je crie : « Hurrah! Vorwärts! » Et comme eux, je marmotte un mot à quoi ils doivent se reconnaître, en pleines ténèbres et qui est Heiligtum.

    La pluie me cingle le visage ; la boue colle à mes semelles, et je m’essouffle à tirer après moi mes chaussures énormes et pesantes. Deux fois je suis tombé sur les genoux et sur les mains, tout de suite relevé, tout de suite reprenant ma course malgré mes jambes douloureuses et mollissantes. Chantantes et allègres, les balles me dépassent et filent devant moi.

    Un Français, sautillant et geignant :

    « C’est toi, Léty?

    — Oui, mon lieutenant ; j’en ai une dans la cuisse,

     — Aie bon courage, vieux ; nous arrivons ! »

    Déjà il n’y a plus de braillards à voix rauque. Ils doivent se reformer avant de repartir à l’assaut. Alors je jette mon casque, et remets mon képi

que j’ai gardé dans ma main gauche.

    Avant d’arriver aux chasseurs, j’ai dépassé encore quatre Boches isolés. Et à chacun, courant à la même vitesse que lui, un pas en arrière, j’ai collé une balle de revolver dans le dos ou la tête. Ils sont tous tombés par terre, avec un long cri étranglé.

    Arrivée aux tranchées des chasseurs, où je retrouve une vingtaine de mes hommes. Ils attendent, à genoux dans la boue, n’ayant pu trouver place auprès des camarades cramponnés à leur poste de combat.

    « Amenez-vous par là, les enfants ! »

    Je sais que la route de la Vauxmarie est à deux pas ; je déploierai mes vingt poilus dans le fossé, le long du talus ; et nous resterons là, bon Dieu jusqu’à ce qu’on crève !

    Enragée, cette fusillade. Cela pétille innombrable ment, grêle, pressé, inlassable. A plat ventre dans l’herbe gorgée d’eau, je regarde la lueur d’un incendie, rougeoiement terne qui semble plaqué sur le ciel opaque : ce doit être la ferme de la Vauxmarie qui brûle.

    Derrière nous, soudain, une voix :

    «  Ohé ! des tranchées! y a-t-il du 106 par ici? »

    Je réponds :

    « Présent ! »

    — Un officier?

    — Je suis lieutenant. Qui appelle?

    — Voilà, mon lieutenant. J’arrive. »

    L’homme se présente à moi, se dit envoyé d’urgence par le capitaine C… :        

    « Venez vite, vite, avec tout ce que vous avez d’hommes. Le drapeau est près d’ici, dans un bouquet d’arbres. Le capitaine craint de n’avoir pas assez de monde pour tenir. »

    Nous partons, guidés par l’agent de liaison. Nos pantalons collent aux genoux et aux cuisses ; les hautes herbes font couler l’eau dans les chaussures.

    Je prolonge à droite une section de mitrailleuses. Les hommes ont chargé leurs mousquetons : ils n’ont plus qu’une pièce, et qui ne fonctionne pas.

    Les clameurs montent à nouveau, croissent jusqu’au paroxysme, puis faiblissent, puis enflent encore : les chasseurs tiennent coup. Un de mes

hommes me dit :

    « Ça barde. »

    Frémissant, ardemment, j’écoute la rumeur formidable. Je guette de tous mes sens accrus.

    Et voici que j’aperçois de vagues formes noires qui rampent, silencieuses, vingt mètres peut-être à notre droite. Je voudrais que mon regard perçât les ténèbres, et justement mes yeux embués d’eau se fatiguent, ne voient plus. Alors, tout bas, montrant de la main :

    « Regarde par là, Chabeau. Vois-tu?

    — Oui, mon lieutenant.

    — Qu’est-ce que c’est?

    — C’est des Boches. l’s nous tournent.

    — En vois-tu beaucoup?

    — Non, pas des tas.   

    — Peux-Lu les compter?»

    Deux ou trois secondes, puis :

    « J’ crois qu’i’s sont sept. »

    C’est bien ce qu’il m’a semblé. Quelques égarés sans doute, épaves de cette mêlée tourbillonnante dans le noir.

    Dix hommes, sur mon ordre, font face vers la droite. Et à chacun, presque à l’oreille, je dis :

    « Attendez que je commande feu ; ne vous pressez pas et visez bien. »

    Les Boches se sont arrêtés, hésitants, désemparés ; ils font un groupe sombre, figé dans une immobilité qu’on sent vivante.

    « Feu ! »

    Une rafale brutale, et tout de suite des cris, souffrance et terreur :

    « Kamerad ! Kamerad ! »

    Il n’en reste que deux, qu’on pousse vers moi.

    Le plus jeune se jette sur mes mains, qu’il couvre de larmes et de salive. Et il me parle, à mots précipités, d’une pauvre voix que brise l’angoisse de la mort certaine :

    « Je ne suis pas Prussien ; je suis Souabe. Les Souabes ne vous ont jamais fait de mal. Les Souabes ne voulaient pas la guerre. »

    Et ses yeux s’attachent aux miens, regard de supplication éperdue et vile.

    « J’ai donné à boire à des Français blessés. Mes camarades aussi : voilà ce que font les Souabes. »

    Il parle, il parle ; et sans cesse la même phrase revient, refrain monotone, horripilant : « Dos machen die Schwaben. Voilà ce que font les Souabes. »

    Et puis il me raconte qu’il est électricien, qu’il sait courir cinquante mètres sur les mains. Il le ferait sur un geste, possédé qu’il est d’une peur ignoble, et torturé par la soif de vivre.

    L’autre passe de mains en mains, dévisagé, palpé comme un phénomène : nous n’avions pas fait encore de prisonniers. Mes hommes sont curieux et goguenards. Ils écoutent, avec un air d’enfants sages, la conversation entre l’Allemand et moi. Et ils s’amusent, point méchamment, à lui faire rentrer le cou dans les épaules en levant brusquement la main sur lui. Chaque fois, ce sont les mêmes rires bruyants et jeunes.

    Et pendant ce temps le bruit de la fusillade crépite à travers la nuit : claquements courts, qui semblent mouillés, des fusils voisins, sifflements pressés des balles allemandes, pétillement grêle des mêlées lointaines.

    Et la pluie tombe, lourde, serrée, plaquant les capotes sur les dos, ruisselant en fontaine au bord des visières de képis. Le vent a cessé de mugir. Il souffle plus lent, comme apaisé, mais glacé, traître. Je sens l’approche du jour. C’est en moi un appel ardent vers la lumière ; je revois le champ de bataille de Sommaisne, baigné de soleil, net de lignes ,et riche de couleurs. Cette nuit, on se tire dessus en aveugles, on s’égorge à tâtons. Je ne voudrais pas mourir dans cette boue glacée, dans ces flaques d’eau qu’on ne voit pas…

    Comme tout est étrange ! Pendant une courte accalmie, j’entends une musique bizarre, aigre, à rythme lent. Ce sont des sonneries allemandes qui se répondent, de proche en proche, par toutes les lignes. Je demande à mon Boche :

    «Qu’est-ce que c’est?»

    Il tend le cou, arrondit sa main au-dessus de l’oreille, et dit :

    « Halt. »

    Et en effet, peu à peu, le roulement continu de la fusillade se brise ; il y a encore des sursauts violents, et puis c’est le calme, presque le calme : des détonations rares éclatent par-ci, par-là, étonnamment sèches dans l’air engourdi et glacé. L’oreille les accueille et les perçoit toutes ; mais entre elles, autour d’elles, semblant les menacer, les cassant net, le silence.

    Silence morne, qui soudain s’abat comme une chape immense dont je sens la matière froide et lourde. Silence suppliciant, qui me semble voulu, réalisé par quelque mystérieuse puissance de mal : l’angoisse est partout.

    Le jour blafard n’allège point nos poitrines ; une clarté triste, blanchâtre, sale, flotte au bord de l’horizon et lentement rampe vers le zénith. Des lambeaux de nuages crevés traînent à tous les coins du ciel pâle, un ciel de saison bâtarde, un de ces ciels qui longtemps à l’avance annoncent l’hiver, ou qui, le printemps venu, étreignent et glacent le cœur, que déjà gonflait d’une vie accrue l’allégresse de la chaleur et de la lumière.

    La pluie toujours, fine maintenant, drue, opiniâtre. Elle nous transperce, nous imbibe, nous pénètre. Familier, un des Allemands me dit :

    « On gèle. »

    Les mains dans les poches, les bras collés au corps, les épaules remontées, il grelotte, une jambe demi-pliée.

    De longues minutes passent. Au plein jour, le colonel est venu, son grand manteau de cavalerie raide .et lourd de boue. On a mené vers lui une dizaine de prisonniers. Je fais aussi conduire les miens. L’électricien se met à hurler et se cramponne à moi, toute sa terreur revenue de la volée de balles tirées en plein corps, au commandement.

    Parmi les prisonniers, un sous- officier, souffreteux, les joues et le menton salis de poils roux frisottants. Il baragouine quelques mots de français. Et comme le colonel l’interroge, il le regarde, tête basse, prunelles remontées jusqu’à être cachées sous la broussaille des sourcils, et répond :

    « Oui, monsieur.

    — Pas monsieur ! Colonel ! »

    Cela est dit d’une voix sèche, avec un regard droit. Le Boche semble cinglé d’un coup d’étrivière. Il se redresse, bras au corps, épaules effacées, poitrine sortie ; et sa culotte mouillée plaque contre ses fesses de chat maigre.

    Le capitaine C… est là. Il se tourne vers moi et dit:

   « Je crois que je n’aurai plus besoin de vous maintenant. Vous pouvez disposer. Essayez de retrouver votre capitaine et le reste de votre compagnie. »

    Nous nous sommes à peine mis en marche que des balles chantent. Et tout aussitôt, c’est une fusillade nombreuse dont le crépitement soudain emplit la plaine.

    « Ils remettent ça, mon lieutenant », me dit Chabeau.

    Eh! oui, ils remettent ça; et tant qu’ils peuvent. Je pense : tirez toujours, tas de Boches. Vous n’avez pas pu enfoncer par traîtrise, dans le noir. Vous en serez pour vos frais à présent qu’on y voit clair.

    Là-bas, sur la gauche, une ligne de tirailleurs, vingt et quelques hommes, semble-t-il, ce qui reste d’une section. Ils marchent, fusil à la main, courbés sous les balles, à grands pas rapides. Devant eux, un officier maigre, barbu, d’allure jeune. N’est-ce point Porchon?

    J’oblique vers lui, à toute allure. Maintenant je suis sûr que c’est Porchon. Et il m’a vu. Et il vient vers moi. Il a, en m’abordant, la question que j’allais lui poser :

    « Sais-tu où est le capitaine?

    — Non. Tu le cherches?

    — Toi aussi ? Allons ensemble, mon vieux. »

    Et nous voilà partis, nos hommes derrière nous, en tirailleurs, pendant que les balles sifflent et claquent.   

    Ayant tourné la tête, par hasard, je vois un officier assis au milieu d’un champ, à même la terre détrempée. Il agite le bras vers nous. J’ai l’impression qu’il nous hèle ; mais la fusillade déchaînée empêche le bruit de sa voix d’arriver jusqu’à nous. Je fais quelques enjambées en courant, et soudain je reconnais le colonel. Alors je crie à Porchon, à plein gosier :

    « C’est le colo ! Je vais voir… Prends mes hommes en attendant !… Tu entends?… Prends mes hommes… Tu entends? »

    Il secoue deux ou trois fois la tête de haut en bas, et repart de la même allure rapide, marchant résolument vers le sommet de la crête au-delà de laquelle on sent la mêlée.

    Je salue le colonel et me présente. Je dis :

    « Sous-lieutenant de réserve. »

    Il sourit, et regardant une flaque dont une balle vient de faire gicler l’eau boueuse, répond :

    « Réserve, active ; est-ce que les balles distinguent ? »

    Puis il me dévisage longuement, comme s’il voulait d’un coup peser ce que je vaux, et m’explique, d’une voix nette, ce qu’il attend de moi :

    « Je n’ai plus d’agents de liaison. Tous sont en mission ou hors de combat. Il faut que vous trouviez, le plus vite possible, le colonel de G…qui commande la brigade, et que vous lui demandiez, en mon nom, qu’il fasse donner tout de suite tout ce qu’il pourra du 132e…Dites-lui bien que nous sommes aux prises avec des effectifs énormes, que nos pertes sont, dès maintenant, très lourdes, et que je ne sais pas jusqu’à quel point mon régiment est désormais capable de tenir, » Il doit être vers la cote 281, à un kilomètre au nord de Marats-la-Petite. Faites tout pour le trouver, ne perdez pas une minute, et insistez sans crainte sur l’urgence de renforts immédiats.

    — Bien, mon colonel ! »

    Je cours, pendant que les balles sifflent à mes oreilles et font jaillir la boue autour de mes jambes. A cette minute encore, je me sens soulevé, jeté en avant par une force qui n’est plus en moi : il faut trouver le commandant de la brigade, lui parler, provoquer l’ordre nécessaire. Je ne mesure pas le poids de ma responsabilité ; mais je la sens lourde et l’ardente volonté de réussir vite me possède tout entier.

    Courant déjà, j’ai vu le colonel recevoir une balle dans un bras. De l’autre bras, il m’a fait signe d’aller.

    Courant au long d’une dure montée, j’ai traversé une zone infernale où des centaines de balles ronflaient et piaulaient au ras du sol, ou s’enfonçaient dans la terre avec un froissement bref.

    Je suis passé, en courant, auprès d’un groupe d’hommes arrêtés au pied d’un arbre. Au milieu d’eux, adossé à l’arbre, un officier mourant. J’ai pu entrevoir, dans le bleu sombre des vêtements de drap large ouverts, la  chemise tachée de sang clair ; la tête du blessé s’abandonnait, lourde, sur l’épaule, et j’ai reconnu, ravagé, blêmi, éteint par l’agonie, le visage de mon commandant.

    Mon cœur saute dans ma poitrine à grands bonds désordonnés ; je sens entre mes épaules un point douloureux, aux reins une brûlure aiguë. Et mes jambes ! A chaque minute, des crampes me raidissent brutalement les muscles des cuisses et des mollets, certaines si violentes qu’elles me jettent à terre, et me tiennent un long moment tordu et haletant. Mes vêtements mouillés pèsent d’un poids fantastique, et qui croît sans cesse. Je sens jusqu’au bout de mes doigts les battements précipité» de mes artères ; et l’étui de drap qui enveloppe mon sabre me fait éprouver, au creux de la main, une bizarre sensation de picotement et presque de morsure.

    Je passe devant une cabane de cantonnier, en haut d’une côte, au bord d’une route. Derrière, une section de chasseurs à pied est massée. Elle se déploie en ligne de tirailleurs et, d’une belle allure décidée, marche au feu.

    La descente, bride abattue. Quelques chutes lourdes, à plat ventre dans la boue. Puis un talus, que je dégringole sur les fesses. En bas je crève une haie, et je tombe, meurtri, au milieu de fantassins qui attendent là, debout, appuyés sur leurs fusils : des chasseurs à pied encore. Eux aussi se déploient, puis grimpent le talus, et marchent droit à la fusillade.

    Je l’entends toujours derrière moi, continue, acharnée. Vers la gauche aussi, elle crépite dur.

    D’autres chasseurs à pied, groupés par sections. Et l’une après l’autre ces sections gagnent la crête, s’étirent là-haut en une ligne de silhouettes fines, et plongent soudain au plein tumulte de la bataille.

    Une pente raide. Je me laisse glisser en bas, dans une avalanche de pierres et de cailloux. Je suis dans un ravin herbeux, très encaissé. Au fond, des soldats s’équipent, passent un bras dans la bretelle de leur sac, qu’ils lancent sur leur dos d’un vif coup d’épaule : encore des chasseurs.     Devant moi des sapins s’enlèvent sur le ciel blanc : lignes brutales, nuances sévères.

    Je suis à bout. Mes paupières brûlantes se ferment malgré ma volonté raidie. La tentation naît en moi, et m’envahit, de m’étendre à même l’herbe épaisse, de baigner mes membres fiévreux dans toute cette eau qui la fait si verte, toute cette eau dont la fraîcheur monte vers moi, et déjà m’enveloppe. J’ai peur de céder. Allons !… Allons, marche !

    Mais voici qu’un sifflement file et grandit ; et un 77 fusant éclate à quelques mètres de moi, au-dessus du ravin.

   J’ai senti dans le dos un coup violent, en même temps que des balles de plomb criblaient la terre devant moi.

    Les chasseurs, sur un ordre, courent et viennent se coller à la pente presque à pic que j’ai descendue, tout à l’heure. Il y en a un qui saute à cloche-pied : du sang coule de sa chaussure, au bout de sa jambe pliée.

    « Comme vous êtes pâle ! « me dit un sous-lieutenant qui arrive, « Blessé ? »

    Je réponds :

    « Je crois que ça n’est rien. Les balles de shrapnell ont dû taper dans mon sac. »

    On panse l’homme, dont le pied est traversé. Un autre, atteint en plein crâne, reste étendu là-bas dans l’herbe.

    Et des sifflements précipités, aigus, passent sur nous ; et les obus éclatent un peu en avant, avec des détonations brisantes, métalliques, dont la vibration grave se prolonge d’un bout à l’autre du ravin. A chaque éclatement, on voit d’énormes morceaux d’acier aux formes déchiquetées voler tout noirs, sur le ciel. Des paquets de fumée jaune et compacte flottent longtemps, presque immobiles dans l’air calme, rampent en file à faible hauteur, et vont s’accrocher aux branches des sapins qui les déchirent et les dispersent.

    Je demande au sous-lieutenant des chasseurs :

    « Savez-vous où est le colonel de G…?

    — Pas exactement, répond-il. Assez près d’ici, je pense. Mais le commandant va pouvoir vous renseigner avec précision. »

    Grand, jeune, de mine franche et résolue, le commandant m’écoute exposer le but de ma mission. Et lorsque j’ai terminé :

    « Parfait, me dit-il. Vous trouverez le colonel derrière ces bois que vous voyez là-bas. C’est là du moins qu’il était il n’y a pas une heure. En passant, vous verrez du 132 dans des tranchées, sur cette pente. Et vous pourrez dire aux officiers que ce n’est pas le moment de se croiser les bras en fumant des pipes, et qu’ils sont des jean-foutre s’ils ne marchent pas. Allez, et bonne chance ! »

    Je suis fourbu. La seule exaltation intérieure me soutient. Ce ravin est long. Cette côte est dure. Des hommes s’agitent là-haut et parlent. Avance donc !… Je m’appuie sur mon sabre ; je soulève l’un après l’autre mes pieds gonflés ; le dos me fait mal. Avance ! Il faut. Quelques minutes d’énergie et tu seras arrivé. Avance !… Avance,

I

Ces hommes, de qui j’approche en titubant, me semblent des géants : ils ont des corps énormes, déséquilibrés, et dont les formes monstrueuses dansent devant mes yeux brouillés. La boue me tire vers elle, d’une force molle et continue.

    Avance !… Je ne peux pas… La lumière manque. Ah ! malheureux !

    Je me suis senti soulevé, porté par des bras solides et précautionneux. Un liquide poivré a brûlé ma bouche. Et j’ai tout de suite rouvert les yeux. Une voix, près de mon visage, demandait :

    « Comment vous sentez-vous ? »

    Je dis :

    « Ça n’est rien. Fatigue. Pas dormi. Pas mangé. On s’est battu toute la nuit. Ça passe. »

    Je suis au bord d’une tranchée couverte de paille pourrie. Un lieutenant est auprès de moi, quelques hommes un peu à l’écart. C’est le lieutenant qui vient de me parler ; c’est lui qui m’a fait boire l’eau-de-vie au goulot de son bidon.

    Je regarde le col de sa capote, et je lis le chiffre du régiment que je cherche. Je crie :

    «Ah ! vous voilà ! Tout le régiment est ici? »

    Il semble un peu ahuri :

    « Eh ! bien oui, quoi ! Vous ne le saviez pas?

    — Non, parbleu ! puisque je viens de zigzaguer pendant une lieue pour vous trouver, et le colonel de G…. On vous ignorait, aux avant-postes.  Voilà des heures qu’on est tout seuls aux prises avec des masses de Boches. On a besoin de vous par là. Savez-vous où il est, le colonel de G…?

     — Dans ce bois, je crois, en avant des batteries que vous entendez tirer. Vous pourriez le voir d’ici, »

    Il se lève, regarde un long moment, et me dit :

    « Il n’y est plus. Mais pas depuis longtemps. On vous dira sûrement là-bas de quel côté il est parti. »

    Je le remercie, et lui demande, avant de le quitter :

    «Encore un peu de gniole, voulez-vous? J’ai besoin d’un coup de fouet. »

    J’avale une longue gorgée d’eau-de-vie rude, et je m’en vais, tout droit vers les 75 qui donnent de la gueule, avec ensemble, dans le bois.

    J’arrive au milieu d’artilleurs affolés de joie. Ils manœuvrent avec une vitesse, une précision, un entrain qui me frappent. A peine le temps d’apercevoir le petit obus que prolonge la douille de cuivre. Ça file devant les yeux comme une mince ligne rouge et jaune, qui tout de suite s’évanouit dans la culasse encore fumante du dernier départ. Et la seconde d’après, le canon lance son paquet de mitraille avec un coup de gueule impérieux et gai, dans la gloire de la flamme qui jaillit, de la fumée qui flotte comme un panache.

    Les artilleurs se démènent, courent, sautent, gesticulent autour de leurs pièces. Beaucoup ont jeté bas leurs vestes et relevé au-dessus des coudes leurs manches de chemise. Tous s’amusent, et blaguent, et rient bruyamment. Avec mes vêtements boueux, ma face lugubre, je me fais l’effet d’un hibou qui tomberait dans une bande de moineaux francs. Mais cette allégresse de tous peu à peu s’insinue en moi comme une contagion bienfaisante. J’ai l’impression qu’en ce moment même quelque chose se passe de très heureux, de très exaltant. Et je demande à un lieutenant, qui observe à la jumelle, en frémissant de tout son corps :

    « Ça va ? »

    Il se tourne vers moi. La joie qui lui emplit la poitrine éclaire son visage. Il a un rire de bonheur exubérant :

    « Si ça va ! Mais ils ne tiennent plus ! Ils foutent le camp comme des lapins ! »

    Il rit encore :

    « Écoutez-les, nos 75 ! Pas redoublé ! Danse de fous ! C’est la conduite, ça ! De grands coups de bottes dans les fesses ! Ah ! les bougres ! »

    Un capitaine d’état-major, à pied, regarde les artilleurs endiablés, et rit lui aussi, et répète plusieurs fois, à voix très haute :

    « Bon ! Bon ! »

    Je me précipite vers lui. Je lui dis en quelques mots ce qui se passait, il y a une demi-heure, vers la Vauxmarie, la route d’Erize. Je lui dis les paroles de mon colonel blessé, ma course, ma joie d’arriver au but. Et j’ajoute :

    « Je voudrais voir quand même le colonel de G… puisque c’est à lui qu’on m’a envoyé. »

    Le capitaine me regarde longtemps avant de répondre, et doucement :

    « Allez vous reposer. On n’a plus besoin du …e. On n’a plus besoin de vous. C’est partie gagnée…. Vous avez fait de belles choses. »

    Et il m’apprend que mon régiment vient d’être retiré de la ligne de feu, qu’il se reconstitue un peu en arrière, au calme. Il me montre sur la carte le point de rassemblement et, me tendant sa main grande ouverte :

    «Au revoir, jeune homme, me dit-il. Dormez bien, mangez bien, prenez des forces. Il va falloir être d’attaque pour courir aux semelles des Boches.»

    Je demande, avec un battement de cœur :

    « Alors, mon capitaine, c’est une grande victoire ?

    — Je ne sais pas… pas encore. Mais sûrement oui, si tous les fantassins du front ont marché depuis dimanche comme ceux du corps d’armée. »

    Une houle de joie me bouleverse, un élan très fort et très doux, fervent, religieux. Que ce soit vrai ! Que ce soit vrai ! L’effroyable tension nerveuse qui me tenait crispé depuis des heures a cassé tout d’un coup. Je me sens très petit, très faible, avec un grand désir de pleurer longuement et sans contrainte.

    Derrière moi, les 75 alignés à la lisière du bois continuent, allègrement, leurs salves triomphantes. Mais le tapage qu’ils mènent me parvient étouffé, presque éteint, comme si ma tête était enveloppée d’ouate épaisse, molle et tiède. Sous mes pieds, le sol moussu, couvert d’aiguilles de sapin humides, se fait élastique, accueillant, facile à la marche. Et je vais, à pas tranquilles, oublieux des récentes angoisses, tous mes sens morts aux choses qui m’entourent.

    Présents, réels, avec un beau sourire de tendresse confiante, les visages d’êtres chéris ont surgi devant ma vision intérieure. Je me sens protégé, réchauffé, calmé par eux tous qui m’accompagnent. J’écoute en moi leurs voix familières, graves, un peu solennelles, si caressantes pourtant, et qui me disent :

    «Aie foi. C’est en ce moment, hier, aujourd’hui, demain, c’est au long des minutes cruelles que tu gagnes de nous revoir. »

    Avant de rejoindre le régiment, j’ai traversé une route qui allait d’une Marats à l’autre. J’étais tout près de Marats-la-Petite, et je suis allé à un poste de secours montrer à un major mon dos qui me faisait mal. Une grange obscure, quelques blessés grièvement atteints étendus sur la paille, formes vagues à peine entrevues, et geignant dans l’ombre. Par terre, des tampons d’ouate jetés au hasard, tachés de sang sec et brun, quelques-uns de sang frais et rouge.

    « Il vous faudrait du repos, me dit le major. Ça n’a pas pénétré, mais vous avez de fameuses ecchymoses. »

    Je retrouve le régiment dans un pré, à côté d’un ponceau de pierre qui enjambe un large fossé plein d’eau. Porchon est là, le capitaine aussi.

    De la 5e compagnie, de la 6e ne restent que quelques survivants, une quinzaine de la 5e, un peu plus de la 6e. Plus un seul officier. Ils étaient cette nuit en avant de nous. Les ténèbres, la bourrasque, la pluie ont permis aux Boches de tourner leurs tranchées, repérées pendant la journée par les grands oiseaux à croix noires. Ce fut un massacre à l’arme blanche, la dégoûtante besogne d’assassins qui surinent dans le dos.

    Ces Boches étaient du 13e corps d’armée, la plupart wurtembergeois. On les avait soûlés d’alcool et d’éther : les prisonniers l’ont avoué. Beaucoup avaient dans leurs sacs des pastilles incendiaires, et plusieurs de mes hommes m’ont affirmé en avoir vu qui prenaient feu soudain de la tête aux pieds, lorsqu’une balle les atteignait, et continuaient à flamber comme des torches.

    Marche à travers des champs inondés, ou par des chemins de terre dont les ornières reflètent le ciel pâle. Je suis en queue de la compagnie, avec le capitaine qui va de son grand pas lent, rythmé au choc contre les cailloux de son inséparable « pic ». Deux prisonniers marchent à côté de nous. Le capitaine, Lorrain des environs de Sarrebourg, bavarde avec l’un d’eux, moi avec l’autre. C’est un jardinier d’Esslingen, près de Stuttgart. Je lui parle de ces villes, que je connais. Mis en confiance, il m’offre sa boîte de singe. J’accepte sans vergogne : lui mangera sûrement demain, nous peut-être pas. Je partage avec mon ordonnance et deux de mes hommes. Excellent, ce singe : entouré d’une gelée transparente,

                              . Le pain manque ; mais ça ne fait rien : ça comble un vide.

    Halte à la lisière d’un petit bois en pente, au sol caillouteux. Il y a des feuilles mortes du dernier automne, pourries, et, de place en place,  quelques feuilles d’un jaune pâle que la tourmente nocturne a détachées des branches.

    De compagnie à compagnie, les hommes se reconnaissent, s’interpellent, se félicitent avec de grands rires d’en avoir « réchappé ». Assis derrière les faisceaux, fangeux, harassés, ils mangent, ce qu’ils peuvent. Ceux qui ont su garder, au fond de leur sac, une boîte de singe, sont rois. D’autres rôdent à leur abord, torturés d’une convoitise qui allume leurs yeux, malades du désir de quémander, et n’osant pas. Privilégiés aussi ceux qui ont pu trouver au fond des sacs boches les réserves de petits biscuits carrés, friables et vaguement sucrés. Beaucoup s’égaillent dans les champs, reviennent avec des carottes, des raves terreuses qu’ils viennent d’arracher ; ils les pèlent avec leurs couteaux de poche, et mordent à même à coups de dents voraces.

    Nuit glaciale et morose. Je glisse continuellement sur le terrain en pente. Les cailloux sur lesquels je suis couché entrent dans ma chair meurtrie et me font mal comme autant de blessures.

    Un souci me hante : celui de mon bidon perdu par un homme qui devait me le rapporter plein d’eau, et que je n’ai plus revu. Je regrette d’avoir persécuté Porchon parce qu’il avait laissé son sabre dans la paille de sa tranchée, à la Vauxmarie, alors que j’avais sauvé le mien. J’ai mon sabre, j’ai mon képi, j’ai mon sac. Mais je n’ai plus mon bidon ; et c’est une perte qui me rend l’avenir moins clair. Je pense en m’endormant aux quelques gouttes d’eau tiédie que j’ai bues le soir de Sommaisne, et qui ont coulé comme un baume le long de mon gosier aride ; je pense à la gorgée d’eau-de-vie avalée le matin même, et qui a fouaillé ma force déclinante…. Plus de bidon ! C’est un malheur.

VENDREDI, 11 SEPTEMBRE.

    « Debout ! Sac au dos ! »

    On part. Une dizaine de fusants éclatent derrière nous, sur le bois, pas bien loin. Les Boches ont dû sentir de l’infanterie cachée sous les arbres.

    Il y a autant d’eau qu’hier dans les champs, des flaques, des mares qui s’étalent, et de minuscules canaux parallèles au fond des sillons droits.

    Encore des bois, un chemin perdu dans les feuilles denses, d’un vert foncé, puissant, avivé par la pluie. Des fossés comblés d’herbe drue, de ronces emmêlées qui poussent des rejets jusqu’au milieu du chemin. Des trilles, des roulades, des pépiements aigus et monotones sortent des frondaisons. Parfois, un merle noir s’envole devant nous, filant si bas qu’il pourrait toucher la terre de ses pattes, et soulevant les feuilles au vent de ses ailes. Au-dessus de nos têtes, une grande trouée bleue, limpide et profonde, attire le regard et le caresse. Douceur et paix.

    Lorsque nous sortons des bois, tout est redevenu gris et navrant. Nous pataugeons dans un pré marécageux où des canons et des caissons s’alignent, encroûtés de boue jusqu’à hauteur des moyeux, et salis d’éclaboussures sèches. Des entrailles de moutons, des peaux molles et visqueuses s’affaissent dans les flaques en petits tas ronds. Des ossements épars, qui gardent attachés des fragments de chair blanchâtre, délavée, donnent à cette plaine rase un aspect de charnier. Une route la traverse, luisante d’eau qui stagne, bordée d’arbres tristes, à perte de vue. Et sur cette platitude morne pèsent des nuages bas, aux formes lâches, de grandes traînées de pluie qui rampent l’une vers l’autre, s’accouplent, se confondent, finissent par voiler tout le bleu que je voyais dans le bois à travers les feuilles, et nous faire prisonniers d’un ciel uniformément terne, humide et froid.

    Nous sommes auprès de Rosnes. Rosnes est un village au bord de la route ; et je pense aux maisons qui ne furent peut-être pas bombardées, aux granges où il y a du foin, du foin moelleux, odorant et tiède, dans lequel il ferait si bon s’enfouir.

    Mais nous laissons Rosnes derrière nous, gravissons lentement, en pleines terres, une pente assez raide, pour arriver sur un plateau que couvrent au loin de hautes herbes vivaces. Les souffles de l’air passent sur elles en ondes rapides et frissonnantes ; on croirait un étang mystérieux et glauque dont le vent d’automne horripile la surface frileuse.

    Réunion des officiers autour du capitaine G…. C’est lui qui, à Gercourt, avait réparti dans les compagnies les hommes de notre détachement. Le voici maintenant chef de corps, puisque le colonel est blessé, le chef du premier bataillon blessé aussi, ceux du deuxième et du troisième tués. J’apprends alors que le troisième bataillon était commandé depuis quelques jours par l’officier de gendarmerie que j’avais vu secoué de fureur le matin du 9, le même qui avait crié vers nous, vers mon commandant, des paroles d’injure inconsciente, à la minute où nos chefs hésitaient à nous lancer à travers la plaine nue et mitraillée. Il a été tué magnifiquement, au corps à corps.

    Le capitaine C… nous parle de sa voix sèche. Il nous félicite, nous dit qu’il compte sur nous tous : nous sommes fatigués, mais il faut réagir, plastronner au besoin devant les hommes, pour qu’ils ne faiblissent point si notre rude vie continue, pour qu’en voyant notre entrain et notre gaieté quand même ils n’éprouvent pas la tentation de se plaindre.

    A l’expression volontaire des visages, à la sérénité des regards, je comprends que nous sommes tous prêts aux épreuves futures, si redoutables qu’elles doivent être. Il semble que nous nous serrions les uns contre les autres, frères vraiment par la foi commune qui vit en nous. Une grâce nous possède, qui nous exalte et qui nous arme.

    Mon capitaine devient mon chef de bataillon, Porchon mon commandant de compagnie. Je suis content, parce que chaque jour qui passait nous a rapprochés l’un de l’autre. Je le sais aujourd’hui très franc, ambitieux sur toutes choses de se montrer juste avec indulgence, et brave avec simplicité. Et puis, j’aime sa belle humeur, son rire facile, son ardeur à vivre. Être gai, savoir l’être au plus âcre des souffrances du corps, le rester lorsque la dévastation et la mort brutales empoignent et broient auprès de vous les hommes, et les choses des hommes, dont la force n’était point usée, tenir bon à ces assauts constants que mènent contre le cœur tous les sens surexcités, c’est pour le chef un rude devoir, et sacré. Je ne veux point fermer mes sens pour rendre ma tâche plus facile. Je veux répondre à toutes les sollicitations du monde prodigieux où je me suis trouvé jeté, ne jamais esquiver les chocs quand ils devraient me démolir, et garder malgré tout, si je puis, cette belle humeur bienfaisante vers laquelle je m’efforce comme à la conquête d’une vertu. Porchon m’y aidera.

    Nous allons ensemble déterminer l’emplacement des tranchées que la compagnie doit creuser. Les hommes se mettent au travail avec les grands outils de parc. Les pioches détachent de lourdes mottes de terre brune. La pluie tombe. Mais la besogne est facile ; les bras abattent le pic avec roideur, souquent ferme sur le manche des larges pelles. Des chansons se répondent, des lazzi se croisent : car on vient d’appeler les hommes de corvée aux distributions.

    Ils sont descendus vers Seigneulles, le village qui est tout près, dans le creux. De là-haut, nous apercevons les voitures régimentaires qui pointent leurs brancards vers nous et s’appuient aux clôtures des jardins. Plus loin, émergeant du trou, à peine visible et révélant seule le groupe des maisons, la flèche du clocher.

    Et voici que bientôt fument au bord du chemin les foyers des cuisines. Nous mangerons ce soir de la viande cuite, des pommes de terre chaudes. Nous aurons de la paille pour dormir, un toit pour nous abriter de la pluie et du vent. Qu’importe demain, puisque ce soir la vie est bonne !

SAMEDI, 12 SEPTEMBRE.

    Sommeil de brute, sans un rêve. Je m’éveille dans la position que j’avais hier au moment où j’ai sombré, d’un seul coup. La paille m’enveloppe d’une bonne tiédeur, un peu moite parce que l’eau qui imbibait mes vêtements s’est évaporée pendant la nuit. Je vois au-dessus de moi les poutres énormes de la charpente, à quoi pendent des toiles d’araignées poussiéreuses ; et j’ai une stupeur à découvrir cette toiture amie, au lieu des feuilles ou du plein ciel accoutumés. La pluie frappe les tuiles avec un bruit menu. Je l’aime ainsi, et je jouis plus intensément, à constater cette opiniâtreté méchante, d’avoir dormi, d’avoir eu chaud malgré elle.

    Elle prend sa revanche au cours de la journée. Car nous grimpons encore sur le plateau, et continuons à creuser la tranchée commencée la veille. Depuis, elle s’est emplie de boue délayée. Mais des sapeurs mineurs aident nos fantassins, et grâce à eux nous ne sommes pas trop mouillés : ils se sont hâtés de construire un toit épais de rondins et de mottes entassées.

    Longues pauses nonchalantes, riches de bavardages. Les épisodes de l’attaque de nuit ressuscitent, reprennent une vie ardente et sauvage aux paroles toutes simples de ceux qui en furent les héros :

    « Je ne m’en suis pas fait d’abord », dit Montigny, un des miens. « Mais tout d’un coup, pendant que je tirais, en voilà un qui me tombe sur les jambes, sans faire ouf ! J’étais à genoux, et il me pesait sur les deux jarrets. Dur de tirer, quand on est pris comme ça ! Il m’enfonçait petit à petit les genoux dans la boue. Le mouillé me montait jusque dans les mains : plus moyen seulement d’approvisionner mon flingue. Je n’ai pas pu le reconnaître, mais sûr que c’était un lourd ! »

    Et un autre :

    «Veine que j’aie été prévôt dans l’active ! Sans ça j’y étais, et comment ! Pas eu le temps de mettre baïonnette au canon. Et voilà une sacrée grande arsouille qui m’arrive dessus avec sa lardoire. Je me lui pense: Qu’est-ce que c’est? Non, mais des fois, tu rigoles? Et vlan ! une parade à tout péter avec le fût de mon fusil. Quelle riposte il allait encaisser, quand même que mon bâton était plus court que le sien ! Seulement, voilà, il ne piquait pas…. Et plus une cartouche dedans ! Et voilà mon Boche qui recommence, et que je me fatiguais à sauter tout le temps de côté en esquivant. Vous croyez que c’est commode de parer, vous, quand on ne sent plus ses doigts? Je me disais tout en sautant : « Mais qu’est-ce qu’ils » foutent donc à droite et à gauche, les copains, » qu’ils vont me laisser dégonfler? » Ils s’occupaient, tiens ! Et c’est même celui de droite, qu’était Gillet, qui lui en a tiré une de côté en reprenant respiration. J’en ai profité pour mettre la pique au bout et donner à manger au magasin. Il pouvait toujours s’en ramener d’autres ! »

    « Cré cochons que c’Boches! » braille un mineur du Nord, un « chtimi ». « Que gueulards qu’c’est là, bon Dieu ! Quand jl’s ai vus s’en venir su mi : Martin, ti via foutu à c’t’heure, que j’mi dis. Hourrah ! qu’i’s s’en allaient, et fourvaque ! et toum toum toum, que jl’ sais même pus! Qué’s usiniers !…

–Martin, tu bafouilles », coupe un grand Champenois placide, qui fume sa pipe et sourit du coin des yeux. « Tire la terre puisque tu sais y faire ; mais n’te mêle point d’causer puisque tu l’peux point. »

    Il crache dans ses mains, les frotte l’une contre l’autre, empoigne le manche de sa pioche, et recommence à. taper, à grands coups rythmés et puissants.

    Huit heures du matin. Repos pour le reste de la journée. Mais nous ne descendrons au village que ce soir à quatre heures. Alors, avec des piquets fourchus, de longues branches solides, des bottes de paille, nous dressons contre la pluie des abris hâtifs. Les gouttes volent obliquement, fouettées par le vent d’ouest. Les hommes se plient en chien de fusil, se collent aux gerbes dressées le long desquelles l’eau ruisselle. Beaucoup s’endorment; et lorsqu’ils s’éveillent, après une courte sieste, les brins de paille ont imprimé dans leurs joues des sillons rouges qui semblent des cicatrices.

    Le plateau, avec toutes ces huttes de chaume qui ont poussé en moins d’une heure, a maintenant l’aspect d’un campement de nomades. Le« pic » du capitaine, planté droit en terre à côté d’une hutte plus haute, marque le poste de commandement. Lui doit être dessous, mais on ne le voit pas, ni ses agents de liaison. De rares silhouettes surgissent parfois sur l’étendue déserte sans parvenir à l’animer. La pluie les brouille, en fait de vagues choses falotes, sans couleur, presque sans formes. Elles s’effacent peu à peu, et disparaissent sans que l’œil ait pu saisir les phases de leur évanouissement. Elles étaient là tout à l’heure ; elles n’y sont plus ; il n’y a que le plateau noyé, qui tend son échine à la douche, et sur quoi nos paillotes font comme d’étranges et malsaines boursouflures.

    Pendant une éclaircie, Porchon m’apparaît, soudainement dressé ; il tient à la main un couvercle de bouthéon, dans lequel il y a quelque chose qui fume. Il me tend ça avec un sourire un peu fat, et dit :

    « Fine compagnie la mienne ! Tout le stock pour nous ! Hume-moi ça ! mon vieux, et emplis tes narines avant d’avaler. »

    Stupeur : ce qu’il y a dans son couvercle, ce que je bois, c’est du cacao ! Je crois que depuis le départ du dépôt rien ne m’a donné aussi intense l’impression de la sécurité et de la paix. Est-ce qu’en guerre on déguste, au déjeuner matinal, du cacao bouillant? Mon étonnement dure encore après que j’ai bu la dernière goutte. Je demande :

    « Mais où as-tu trouvé ça ? »

    Sans répondre, il tire de ses poches immenses une fiole de cognac, un saucisson et deux pots de confitures de Bar-le-Duc. Ces confitures coupent l’effet qu’il préparait. Je lui dis :

    « Parbleu ! C’est un épicier ambulant qui est venu de Bar. »

    Et comme j’évoque, tout à coup, ceux que j’ai vus sur les routes de mon pays, j’ajoute au hasard, mais sur un ton d’absolue certitude :

    « Il avait une petite voiture avec des rideaux de toile cirée noire, et son cheval portait des grelots au collier. »

    Les yeux de Porchon s’écarquillent, et j’ai un sourire de suffisance à constater ainsi ma perspicacité.

    Au village, le soir. Je vais d’un pas léger vers la grange où ma section cantonne. Sur la place, devant une maison que rien ne distingue des voisines, un groupe de soldats bruyants. Ils se poussent les uns les autres, et tendent le cou vers un placard grand comme les deux mains, qu’on vient de coller sur le mur. Je vais voir, en badaud consciencieux. Je n’éprouve d’ailleurs qu’une curiosité banale et nonchalante.

    Mais, à la première ligne, un mot m’entre dans les yeux, me donne au cœur un choc violent. Je ne vois que lui ; il n’y a que lui en moi, et mon imagination nerveuse en fait tout de suite quelque chose de merveilleux, d’immense, de surhumain : « Victoire ! »

    Il chante à mes oreilles, ce mot, il résonne large, il éclate comme une fanfare:» Victoire!» Des frissons courts passent sur ma peau, un enthousiasme me soulève, tellement fort que j’éprouve un malaise physique, la souffrance de sentir ma poitrine trop étroite pour l’émotion sacrée qui vit en elle.

    « La retraite des première, deuxième et troisième armées allemandes s’accentue devant notre gauche et notre centre. A son tour, la quatrième armée ennemie commence à se replier au nord de Vitry et de Sermaize. »

    Alors, c’est cela ! Nous avons fait tête partout ! Nous avons accroché, mordu, blessé ! Oh ! qu’il coule, ce sang boche, et coule sans arrêt jusqu’à ce que toute leur force se soit en allée d’eux !…

    Je comprends, à présent, je vois simple et clair. Cette retraite déprimante des premiers jours de septembre, ces étapes hébétées dans la chaleur desséchante de l’air, au long des routes poussiéreuses, elles n’étaient pas la fuite d’une armée bousculée, et qui s’avoue vaincue. Reculade, oui ; mais pas à pas, mais jusqu’ici, au terme que les chefs avaient marqué, pas plus loin !

    Et je lis, à côté du bulletin de victoire, la proclamation que le généralissime avait lancée aux troupes la veille de la grande bataille :

    « Le moment n’est plus de regarder en arrière….Attaquer, refouler l’ennemi….

    C’est cela, j’avais senti cela, et mes hommes, et nous tous à qui l’on n’avait rien dit.

    « Se faire tuer sur place plutôt que de reculer. »

    Personne ne nous a lu ces mots, à Condé, à l’heure de notre volte-face vers le Nord. Mais nous les avions en nous ; ils étaient notre raison d’être et notre volonté. Sans savoir que de ces jours poignants dépendait le salut du Pays, nous avions fait dans la joie tout le sacrifice.

    Depuis, la terre s’est gorgée de sang jeune jusque dans ses profondeurs, à la place où nous avions chargé nos fusils et dressé nos baïonnettes. Mais leurs obus énormes n’ont pas abattu le mur fragile ; leurs balles ne l’ont pas effrité ; et lorsqu’après l’avalanche d’acier qu’elles poussaient devant elles les hordes casquées sont venues déferler à son pied, leurs élans têtus, leurs coups de boutoir renouvelés cinq jours avec une fureur désespérée, ne purent y ouvrir la brèche qu’elles y avaient voulue !

    Aujourd’hui, à la Vauxmarie, des équipes de sapeurs ramassent les Boches tombés là aussi drus que les épis d’un champ. Elles les chargent par dizaines sur de grands tombereaux qui s’acheminent vers des fosses, creusées larges et profondes, en secouant aux cahots des ornières leur fardeau de chair morte. Lorsqu’ils sont arrivés au bord des trous béants, on les fait basculer en arrière et verser là-dedans les grappes de cadavres, qui roulent au fond avec d’affreux gestes ballants. Et la terre de France recouvre bien vite les habits verdâtres, les faces décomposées dont les yeux ne la verront plus, les grosses bottes pesantes qui plus jamais ne la meurtriront de leurs clous de fer.

    Voilà ce que m’a raconté un sapeur qui arrive de là-bas, et qui garde encore au fond des yeux l’horreur de ce qu’il y a vu.

    Les paroles de cet homme me redeviennent présentes, me suggèrent des images qui ont l’intensité d’hallucinations. Je me livre à cette évocation, et j’y trouve un orgueil acre, une joie féroce qui me secouent tout entier, me soulèvent d’un besoin de crier si impérieux qu’il me faut serrer les dents pour n’y point céder.

    C’est là, devant cette mairie de village au toit bas, les yeux fixés sur ces quelques lignes dactylographiées par un scribe d’état-major, que j’ai éprouvé à défaillir une des émotions les plus bouleversantes qui puissent étreindre un cœur d’homme.

    J’ai retraversé le groupe des soldats, qui continuaient à se pousser pour lire. J’ai regardé, en passant auprès d’eux, ceux qui se trouvaient sur ma route : ils avaient tous des visages terreux, aux joues creuses envahies de barbe ; leurs capotes bleues gardaient les traces de la poussière des routes, de la boue des champs, de l’eau du ciel ; le cuir de leurs chaussures et de leurs guêtres avait pris à la longue une couleur sombre et terne ; des reprises grossières marquaient leurs vêtements aux genoux et aux coudes ; et de leurs manches râpées sortaient leurs mains durcies et sales. La plupart semblaient las infiniment, et misérables.

    Pourtant, c’étaient eux qui venaient de se battre avec une énergie plus qu’humaine, eux qui s’étaient montrés plus forts que les balles et les baïonnettes allemandes ; c’étaient eux les vainqueurs ! Et j’aurais voulu dire à chacun l’élan de chaude affection qui me poussait vers tous, soldats qui méritaient maintenant l’admiration et le respect du monde, pour s’être sacrifiés sans crier leur sacrifice, sans comprendre même la sublimité de leur héroïsme.

    Demain peut-être, il faudra reprendre le sac et les cartouchières lourdes qui meurtrissent les épaules, marcher des heures malgré les pieds qui enflent et brûlent, coucher au revers des fossés pleins d’eau, manger au hasard des ravitaillements, avoir faim quelquefois, avoir soif, avoir froid. Ils partiront, et parmi eux ne s’en trouvera pas un pour se plaindre et maudire la vie qui leur sera faite. Et quand viendra l’heure de se battre encore, ils auront le même geste allègre pour épauler leur fusil, la même souplesse pour bondir entre deux rafales de mitraille, la même ténacité pour briser les sursauts de l’ennemi. Car en eux vit une force d’âme qui ne faiblira point, que la certitude de la victoire va grandir au contraire, et qui toujours aura raison de la fatigue des corps. O vous tous, mes amis, nous ferons mieux encore, n’est-ce pas, que ce que nous avons fait?

     Mais des cris s’élèvent à la sortie du village. Des hommes grimpent à toutes jambes vers le sommet du plateau. Que se passe-t-il? Où vont-ils? Je regarde, en suivant des yeux la direction de leur course ; et soudain, je me rends compte. Il y a là-haut une forte troupe massée, un demi bataillon peut-être. Les capotes bleues et les pantalons rouges se détachent en teintes vives ; les plats de campement, les « bouthéons », les gamelles brillent crûment malgré la lumière pauvre. Tout cela est propre, astiqué, reluisant, tout neuf. Ce sont les renforts qui viennent d’arriver.

    Heureux hommes, qui rallient le front au moment d’une victoire, qui ne connaîtront pas le supplice d’une retraite sans lutte et qu’on ne s’explique pas ! La vision des tranchées de Cuisy, du large champ de tir ensoleillé où les repères s’échelonnaient jusqu’à l’extrême portée de nos armes, n’a guère cessé de me persécuter pendant les jours d’avant Sommaisne. Il a fallu partir, sans comprendre pourquoi nous partions. Heureux hommes, certes, qui vont faire leurs premières armes dans l’ivresse de la poursuite, sans avoir souffert la torture d’un pareil accablement !

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