Ceux de 14 – Sous Verdun – Maurice Genevoix

III

RETRAITE

JEUDI, 5 SEPTEMBRE.

    Mon agent de liaison est venu m’éveiller. II fait nuit encore. Je regarde ma montre à la lueur d’une allumette : deux heures seulement. J’ai tout de suite l’impression que nous allons attaquer. Sur une pierre en saillie, un cuisinier a posé mon quart empli de jus. Je le bois d’un trait ; c’est glacé, mais ça met d’aplomb.

    Où allons-nous? Vers Septsarges? Je le crois un moment ; mais nous laissons la route à droite et marchons droit sur Montfaucon. Déjà, tout le village nous apparaît, escaladant la colline au sommet de laquelle il plante son clocher. Je vois maintenant à l’œil nu la croix rouge du drapeau blanc qui flotte sur l’hôpital. Nous arrivons presque au pied du mamelon, puis tournons à gauche, face au sud-ouest. Je ne verrai pas Montfaucon.

    Pour cause d’ailleurs. Plusieurs régiments, toute la division, je crois, doivent se rassembler dans un ravin, à quelques centaines de mètres du village ; le rassemblement ne se fait pas vite ;

Ma compagnie, d’arrière-garde, s’est arrêtée sur le bord de la route. Il fait grand jour. Jusqu’à quand allons-nous rester là? C’était pourtant hier qu’on nous bombardait, à Cuisy !

    Une détonation lointaine, que je reconnais : artillerie lourde allemande. Est-ce pour nous? Au sifflement, je me rends compte tout de suite que l’obus vient en plein dans notre direction. Je regarde Montfaucon, et je vois, près de l’église, une gerbe de flamme et de fumée qui jaillit ; deux secondes, et la détonation nous arrive, brutale et lourde.

    C’est le signal : sifflements, éclatements, fracas de toits qui s’effondrent, de murs qui s’écroulent. Je sens trembler le sol sous mes pieds et passer sur ma peau le souffle des explosions. Je ne sais plus où je suis, et je regarde, avec une tristesse hébétée, ces panaches de fumée noire, de fumée rouge, de fumée jaune, qui surgissent partout, se rapprochent, se mêlent, jusqu’à former un nuage immense, funèbre et sanglant, qui plane sur le village mort.

    Des voitures de blessés passent ; il y en a qui agonisent.

    Des blessés à pied maintenant, qui se traînent, à moitié couchés sur leurs béquilles, ou s’appuyant de tout leur poids sur deux bâtons. Il y a un aumônier avec eux ; il plaisante, il rit, pour essayer de leur donner confiance et courage.

   Un couple de vieux, pitoyables : l’homme a sur le dos une hotte énorme et pleine à crever ; la femme porte au bout de chaque bras une grande corbeille d’osier que recouvre une serviette ; ils vont vite, les yeux pleins de détresse et d’épouvante, et se retournent, se retournent encore, vers leur maison qu’ils n’auraient pas voulu quitter, et qui n’est plus maintenant, peut-être, qu’un tas de décombres noirs et fumants.

   A travers les prés, un grand berger dégingandé, aux jambes si longues qu’il marche les jarrets pliés, pousse devant lui en vociférant une dizaine de vaches noires et blanches. Il traîne à la remorque des pieds énormes ; on voit à peine, sous sa casquette, une tête de crétin grosse comme les deux poings.

    La colonne est assez distante maintenant pour que nous puissions partir à notre tour. J’aperçois, loin devant nous, sur la route, les deux vieux de tout à l’heure, la femme toute mince et diminuée entre ses deux paniers, et la hotte de l’homme sous laquelle tricotent deux jambes minuscules. Derrière nous, toujours, les obus tonnent sur Montfaucon. Nous marchons, chassés en avant par une poussée inouïe dont j’éprouve seulement alors la sensation nette. Nous sommes courageux et nous voulons bien faire ; mais où sont nos canons qui feraient taire ceux-là? Nous sommes bousculés, nous cédons. Et tout doucement une impression naît en moi, s’affirmant, se faisant maîtresse jusqu’à m’accabler : je nous sens petits en face de cette force.

    Hier, je voyais de nos tranchées de Cuisy les automobiles allemandes rouler sur les routes, par les plaines où l’on venait de se battre. Leurs brancardiers ramassaient leurs blessés, et dans un bouquet d’arbres, près de Dannevoux, montait la fumée d’un bûcher où brûlaient leurs morts.

    Leurs aéros planaient sur nos positions, repérant les points où allaient tomber leurs obus. Les cavaliers en vedette observaient, inlassables, et des reconnaissances se hasardaient à travers les avoines et les seigles.

    Ce matin je pense à toutes ces choses, et je comprends quelle organisation met en œuvre cette force.

    Je me rappelle aussi que j’ai vu, hier encore, un bataillon allemand rassemblé entre deux bois, à trois kilomètres à peine de nos lignes. Les hommes avaient mis bas leurs capotes et tranquillement creusaient des tranchées, pendant que fumaient les feux des cuisines en plein air ; et je me demandais avec un étonnement grandissant pourquoi nos 75 tant vantés ne lançaient pas une bordée d’obus au milieu de ce tas de Boches.

    Nous marchons sur une route poudreuse, la gorge sèche, les pieds douloureux. Nous traversons Malancourt, que je connais déjà, puis Avocourt, et nous arrivons dans la forêt de Hesse. Des chevaux crevés au bord des fossés, grands yeux vitreux et pattes raides. Un cheval blanc qui agonise soulève lentement la tête et nous regarde passer ; un sergent le tue raide, à bout portant, d’une balle en plein front ; la tête retombe, lourde, et les flancs tressaillent d’un dernier soubresaut.

    La chaleur croît toujours ; les traînards jalonnent la route, affalés sur l’herbe, dans la bande d’ombre qui court le long des bois. Il y en a qui se coulent hors des rangs, s’asseyent avec flegme, extirpent de leur musette un morceau de boule et un bifteck racorni, puis se mettent à manger placidement.

    Parois. Les abattoirs du corps d’armée étaient là ; le sang, qui a coulé en mares devant les granges et qui sèche au soleil, emplit l’atmosphère d’une puanteur fade, à quoi se mêle une violente odeur d’iodoforme.

    Grand ‘halte près de Brabant, au fond d’une cuvette sans air où l’on transpire comme dans une étuve. Je n’ai plus de salive, j’ai la fièvre. Je ne peux même pas avaler une bouchée. Je ne peux pas dormir non plus.

    Lorsque nous arrivons à Brocourt, des lueurs dansent devant mes yeux, mes oreilles bourdonnent. Je me laisse dégringoler sur un tas de gerbes, les membres rompus, le crâne vide comme un grelot et pesant comme du plomb. Je me décide à consulter.

    La visite. L’aide-major, un grand gaillard à poils noirs, mâchoire saillante et volontaire, larges yeux qui révèlent une pensée toujours en éveil, examine les malades sous le porche de l’église. Il distribue des poudres blanches, des comprimés de toutes les couleurs, des pilules d’opium, badigeonne de teinture d’iode des poitrines nues, incise avec un bistouri des ampoules engorgées de sang ou de pus. Deux hommes amènent un être chétif, qui se tortille entre leurs bras, bave par les coins de la bouche et pousse des cris sauvages : un épileptique en pleine crise.

    Je comprends que j’ai besoin surtout de sommeil. J’accepte quand même, comme les autres, des comprimés blancs et des pilules d’opium. Mais je demanderai tout à l’heure l’autorisation de coucher dans une grange, au lieu de bivouaquer hors du village.

    J’ai la chance, ce soir-là, de rencontrer B…Nous parlons des camarades d’avant-guerre, évoquons des souvenirs récents, et si lointains déjà! Ça me réchauffe et me retape un peu. Quelques heures de sommeil dans le foin me valent un réveil presque gai. Je suis provisoirement remonté.

VENDREDI, 4 SEPTEMBRE.

    Nouvelle étape au soleil. La chaleur a peut-être grandi depuis hier. Jubécourt, Ville-sur-Gousances. Il y a là des gendarmes, des forestiers ; on croise des autos à fanions, des autobus de ravitaillement : ça sent l’arrière en plein. Est-ce que vraiment ce serait une déroute ? Nous ne sommes pas talonnés. Je cherche à entrevoir au moins le pourquoi de ces étapes bride abattue, de cette randonnée haletante vers Bar-le-Duc.

    Bien entendu, les « tinettes » se font jour, diverses et baroques. Celle-ci triomphe : nous allons à Paris pour y maintenir l’ordre.

    Julvécourt, Ippécourt. Nous faisons la grand ‘-halte en sortant de Fleury-sur-Aire. Des dizaines d’hommes arrivent avec d’immenses quartiers de fromage plat, coulant, qui ressemble au Brie. D’autres sont cuirassés de bidons, qui arrondissent autour d’eux une ceinture énorme. Les musettes craquent.

    L’herbe, dans le pré où nous sommes, est drue et vivace. J’en vois qui se déchaussent et marchent nu-pieds dans cette fraîcheur verte. Presque tous, nous avons étendu au soleil nos capotes mouillées de sueur. Les chemises claires, les doublures des vêtements tirent à elles la lumière. Les couleurs papillotent, fatiguent les yeux.

    Je me lave jusqu’à la ceinture dans l’eau froide et transparente de l’Aire. Deux ou trois se sont mis nus, et font une pleine eau. Parmi eux je remarque un nageur musclé, à peau brune, qui évolue avec une souplesse vigoureuse et tire lentement des brasses allongées, qui le poussent en quelques secondes d’un bord à l’autre du large bassin où la rivière s’étale.

    Au long de la rive, échelonnés, les hommes barbotent, s’ébrouent. Ils lavent des chaussettes, des mouchoirs, penchés vers l’eau ; le drap de leurs pantalons se tend sur leurs fesses. Une pellicule bleuâtre, peu à peu accrue, flotte à la surface et s’irise au soleil.

    Déjeuner gai, à l’ombre des saules qui trempent leurs basses branches dans le courant. Près de nous, un lieutenant se tient debout au milieu d’un groupe, moustaches hérissées, bras nus, l’échancrure de sa chemise montrant une poitrine velue comme le poitrail d’un sanglier. Il étourdit les autres de sa faconde et de la violence de sa voix, éraillée mais formidable. J’entends ceci :

    « Il y a deux moyens de les avoir : enfoncer le centre, ou déborder sur les ailes ! »

    Nubécourt. L’étape ne m’a pas éreinté autant que celle d’hier ; j’évoque la nuit proche que je passerai dans un lit, avec B…, le Saint-Maixentais, pour voisin. Pauvre de moi ! L’animal fait appel à mon bon cœur, et à ce qu’il veut bien appeler ma « connaissance de la vie » : il est las, si las ! et puis le lit est si étroit! N’y en a-t-il pas d’autres au village ? beaucoup d’autres ? Je le quitte sur un bonjour froid.

    Popote dans une cuisine qui ressemble à toutes celles que j’ai vues, demi-ténèbres et lueurs jaunes de bougies. Le cuisinier à grosses lèvres nous sert, ce soir-là, une ignoble piquette gâtée, qui laisse au palais un goût d’encre.

    Je cherche longtemps un lit. Mais tous mes efforts, unis à ceux d’une fillette à poitrine plate et à bon cœur, n’aboutissent qu’à m’enlever une heure de sommeil. J’échoue dans une grange, sur la paille.

SAMEDI, 5 SEPTEMBRE.

    Porchon m’annonce en riant que l’homme au vin a refilé sa marchandise, en la revendant plus cher que nous ne la lui avions payée.

    Les étapes succèdent aux étapes : Beauzée-sur-Aire ; Sommaisne. C’est là, pendant une halte horaire, que je vois les premiers Bulletins des Armées.

    Des canards, en famille, se promènent sur l’Aisne, une toute petite rivière qui passe en plein village.

    Rembercourt-aux-Pots. Belle grande église du seizième, un peu lourde, un peu trop riche d’ornements qui empâtent les lignes. Des arbres au bord de la route ; chaque fois qu’on passe dans l’ombre des feuilles, je tiens mon képi à la main et j’ai envie de m’arrêter. Des gendarmes et des forestiers, des autos à fanion toujours ; ça n’est plus le front décidément. Un tortillard, avec une gare minuscule. C’est par cette ligne que nous passerons sans doute, de nuit, en route vers Paris. Il n’est plus bruit que de cela.

    Condé-en-Barrois. Une longue file d’autobus, venant du village, nous aveuglent de poussière opaque. Nous nous arrêtons, pour la grand ‘halte, dans un chaume où les formes s’altèrent dans la vibration intense de l’atmosphère. Un pauvre diable vient se présenter au capitaine ; il est ceinturé de bidons et de musettes qui laissent voir des goulots de bouteilles et de canettes de bière. Dans chaque main, une paire de poulets battant des ailes et gloussant. Comme il tient entre les dents la ficelle d’un paquet, il ne peut pas arriver à s’expliquer. Tout le bas du visage est masqué ; on ne voit que le nez et les yeux, des yeux inquiets et larmoyants. Allégé, il nous raconte d’une voix lamentable qu’il s’est fait prendre dans le village au moment où il accumulait les provisions, mais qu’il a tout payé, qu’il est honnête homme, qu’il ne volerait pas une épingle, qu’il n’a pas de chance. Les mots de pillage et de conseil de guerre lui tombent sur le crâne comme un coup de massue. On le condamne à porter ses victuailles au poste de secours. Et il s’en va, geignant, disparu sous l’amoncellement des bouteilles, des volailles, des paquets et des bidons.

    Je me suis reposé deux heures, avec P…, chez un marchand de bicyclettes. La chambre était bouleversée ; des ballots s’empilaient dans un coin, l’armoire vide béait. Est-ce que ces gens s’en allaient par prudence? Ou leur avait-on donné l’ordre d’évacuer?

   Même bouleversement dans la maison où nous dînons. Plus parlant encore peut-être, parce que cette maison est plus spacieuse et plus riche. Rien dans le buffet ; des murs nus ; la table semble perdue dans la solitude froide du parquet ciré.

    C’est la ripaille, dans ce gros village qui n’a pas vu de troupes encore. Jusqu’ici, nous n’avons traversé que de pauvres hameaux épuisés, nettoyés à fond. On a acheté pour les hommes des moutons ; ils s’empiffrent. Il y a longtemps qu’ils n’ont bu de vin; ils en ont, et en abusent; du cidre aussi, et de la bière.

    Quand nous repartons, en pleine nuit, vers dix heures, la colonne ondule et flotte, avec de grands à-coups. Il fait très sombre. Derrière moi, j’entends vaguement le pas d’un cheval. Et sur ce cheval, il y a le capitaine de la 8e, qui dort sur sa selle. Il ne se réveille que pour interpeller avec vigueur des hommes que les libations copieuses de l’après-midi obligent maintenant à des arrêts brusques et fréquents. Un d’eux riposte avec une vigueur égale, proteste qu’il est inhumain d’empêcher de pisser un homme qui en a envie, et disparaît dans les rangs avant que son partenaire ait eu le temps de l’identifier.

    Nous revenons sur nos pas, sans nous arrêter à la gare du tortillard. N’allons-nous donc pas embarquer à Bar-le-Duc? Le désordre continuera donc à régner dans Paris?

    Nous voici à Rembercourt, marchant silencieusement entre les maisons noires. Nous laissons sur notre gauche la route de Sommaisne, et coupons à travers champs, vers des bois vaguement profilés sur le ciel plus clair.

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