Cruelle Énigme

Chapitre 7TEMPÊTE INTIME

   Ce fut ausortir d’un déjeuner chez une amie de Mme de Sauve, et après avoirgoûté le plaisir de voir sa maîtresse entrer au moment du café,qu’Hubert Liauran se rendit au quai d’Orléans, où un mot du générall’avait prié de se trouver vers les trois heures. Le jeune hommes’était imaginé, au reçu du billet de son parrain, qu’il s’agissaitdes arriérés de sa dette. Il savait le comte méticuleux, etplusieurs mois s’étaient écoulés sans qu’il eût acquitté lespaiements promis. L’entretien commença donc par quelques parolesd’excuse, qu’il balbutia aussitôt entré dans la pièce durez-de-chaussée, où il n’était pas revenu depuis la veille de sondépart pour Folkestone. Il éprouva en pensée toutes ses sensationsd’alors, à retrouver le visage de la chambre exactement tel qu’ill’avait laissé. Les notes sur la réorganisation de l’arméecouvraient toujours la table; le buste du maréchal Bugeaud ornaitla cheminée, et le général, habillé d’une veste dechambre taillée en forme de dolman, fumait avec méthode dans sacourte pipe de bois de bruyère. Aux premiers mots prononcés par sonfilleul, il répondit simplement : « II ne s’agit pas de cela, monami, » d’une voix tout ensemble grave et triste. A cette intonationseule, Hubert comprit trop bien qu’il se préparait une scène d’uneimportance pour lui capitale. S’il est puéril de croire auxpressentiments, dans la nuance où les gens du peuple prennent ceterme, aucune créature finement douée ne saurait nier que de trèspetits détails ne suffisent à provoquer la vision précise d’unprochain danger. Le général se taisait, et Hubert voyait dans sesyeux et sur ses lèvres le nom de Mme de Sauve, quoique jamais cenom n’eût été prononcé entre lui et son parrain. Il attendit doncque la conversation reprît, avec ce battement affolé du cœur quifait de l’impatience un supplice presque intolérable pour les êtrestrop vibrants. Scilly, dont toute l’expérience sentimentale serésumait, depuis sa jeunesse, dans une déception d’amour, setrouvait maintenant saisi d’une grande pitié devant le coup qu’ilallait porter à cet enfant si cher, et les phrases qu’il avaitcombinées, ce matin durant, lui paraissaient n’avoir pas le senscommun. II fallait parler, cependant. Aux minutes de suprêmeincertitude, c’est le trait imprimé en nous par notre métier qui semanifeste d’ordinaire et gouverne notre action. Scilly était unsoldat, courageux et précis. Il devait aller et il alla droit aufait.

– « Mon enfant, » dit-il avec unecertaine solennité, « tu dois savoir d’abord que je connais ta vie.Tu es l’amant d’une femme mariée, qui s’appelle Mme de Sauve. Nenie pas. L’honneur te défend de me dire la vérité. Mais l’essentielest de mettre tout de suite les points sur les i. »

– « Pourquoi me parlez-vous de cela, «répondit le jeune homme en se levant et prenant son chapeau, «puisque vous avouez que l’honneur me commande de ne pas même vousécouter? Tenez! mon parrain, si vous m’avez fait venir pour entamerce sujet, brisons là. J’aime mieux vous dire adieu avant de m’êtrebrouillé avec vous. »

– « Aussi n’est-ce pas pour tequestionner ni te sermonner que je t’ai demandé cet entretien, «répliqua le comte en prenant dans sa main la main crispée que luiavait tendue sèchement Hubert. « C’est pour te dire un fait trèsgrave et dont il faut, oui ! il faut que tu sois informé. Mmede Sauve a un autre amant, Hubert, et qui n’est pas toi.»

– « Mon parrain,» fit le jeune homme en dégageant ses doigts de ceux duvieillard et pâlissant d’une subite colère, «je ne sais paspourquoi vous voulez que je cesse de vous respecter. C’est uneinfamie que de dire d’une femme ce que vous venez de dire decelle-là. »

– « S’il ne s’agissait de toi, »répondit le comte en se levant, – et le sérieux triste de sonvisage contrastait étrangement avec les traits égarés de sonfilleul, – « tu le sais bien, je ne te parlerais ni de Mme de Sauveni d’une autre femme. Mais je t’aime comme j’aimerais mon fils, etje te dis ce que je dirais à mon fils : tu as mal placé tonamour ; cette femme a un autre amant. »

– « Qui? Quand? Où? Quelles sont vospreuves?» répondit Hubert, exaspéré au delà de toutes limites parl’insistance et le sang-froid du général. « Mais dites !dites !… »

– « Quand? cet été…Qui? un monsieur de La Croix-Firmin… Où? à Trouville… Mais c’est lebruit de tous les salons, » continua Scilly, et il raconta, sansnommer George ni personne, les détails si indiscutables que cedernier avait confiés à Mme Liauran, depuis le récit de Philippe deVardes, le témoin oculaire, jusqu’aux indiscrétions de LaCroix-Firmin. Le jeune homme écoutait sans interrompre; mais, pourquelqu’un qui le connaissait, l’expression de son visage étaitterrible. Une colère faite de douleur et d’indignation pâlissaitjusqu’à sa bouche.

– « Et de qui tenez-vous cette histoire?» interrogea-t-il.

– « Que t’importe? » dit le général,lequel comprit qu’indiquer en ce premier moment le véritable auteurde tout ce récit à Hubert, c’était exposer George à une scène dontl’issue pouvait être tragique. « Oui, que t’importe, puisque tun’es pas l’amant de Mme de Sauve? »

– « Je suis son ami, » répliqua Hubert,« et j’ai le droit de la défendre, comme je vous défendrais, contred’odieuses calomnies… D’ailleurs, » ajouta-t-il en regardantfixement son parrain, « si vous refusez de répondre à ma question,je vous donne ma parole d’honneur que d’ici à deux jours j’auraitrouvé ce M. de La Croix-Firmin qui se permet les coquineries deces calomnies-là, et que j’aurai une affaire avec lui sans qu’aucunnom de femme soit prononcé. »

Le général, voyant l’état desurexcitation où se trouvait Hubert, et ne sachant par quellesparoles combattre une fureur qu’il n’avait pas prévue, car elleétait fondée sur la plus absolue incrédulité, se dit en lui-mêmeque Mme Liauran seule possédait le pouvoir de calmer sonfils.

– «Je t’ai dit ce que j’avais à te dire,» reprit-il mélancoliquement. « Si tu veux en savoir davantage,demande à ta mère… »

– «Ma mère? » fit le jeune homme avecviolence. « J’aurais dû m’en douter. Hé bien! j’y vais. » Et unedemi-heure plus tard il entrait dans le petit salon de la rueVaneau, où Mme Liauran se tenait seule à cette minute. Elleattendait son fils, en effet, mais dans une mortelle angoisse. Ellesavait que c’était l’instant de son explication avec Scilly, etl’issue l’en épouvantait maintenant. La vue de la physionomied’Hubert redoubla encore ses craintes. Il était livide, avec uncercle de bistre sous les yeux, et Marie-Alice ressentit aussitôtle contrecoup de cette émotion visible,

– « Je viens de chez mon parrain, mamère, » commença le jeune homme, « et il m’a dit des choses que jene lui pardonnerai de ma vie. Ce qui m’a peiné davantage encore,c’est qu’il a prétendu tenir de vous les calomnies qu’il m’arépétées sur le compte d’une personne que vous pouvez ne pas aimer…Mais je ne vous reconnais pas le droit de la flétrir auprès de moi,pour qui elle a toujours été parfaite… »

– « Ne me parlepas avec cette voix, Hubert, » dit Mme Liauran, « tu me fais simal. C’est comme si tu m’enfonçais un couteau ici… » elle montraitson sein. Ah! ce n’était pas la voix seule d’Hubert, cette voixbrève et dure, qui la torturait, c’était par-dessus tout, et unefois de plus, l’évidence du sentiment qui l’attachait à Mme deSauve. « Entre elle et moi, » songeait-elle, « il la choisirait. »Sa douleur eut aussitôt pour résultat de raviver sa haine contre lacause de cette douleur, qui était cette femme. Elle trouva dans cemouvement d’aversion la force de continuer l’entretien : « Tu asperdu le sentiment de notre intérieur, mon enfant, » fit-elle d’unton plus calme ; « tu ne comprends plus quelle tendresse nousattache à toi et quels devoirs elle nous impose. »

– « Étranges devoirs, s’ils consistent àvous faire l’écho de bruits avilissants pour quelqu’un dont le seultort est de m’avoir inspiré une amitié profonde. »

– « Non, » dit Mme Liauran, quis’exaltait à son tour ; « il ne s’agit pas de reprendre unediscussion qui déjà t’a mis en face de moi comme pour un duelsacrilège, » et en ce moment le regard du fils et celui de la mèrese croisaient comme deux lames d’épées. « Il s’agit de ceci : quetu aimes une créature indigne de toi, et que moi, ta mère, je tel’ai fait dire et je te le redis. »

– « Et moi, votre fils, je vousréponds.. » et il eut le mot de mensonge sur la bouche; puis, commeeffrayé de ce qu’il allait dire : « que vous vous trompez, ma mère.Je vous demande pardon de vous parler sur ce ton, » ajouta-t-il enlui prenant la main, qu’il baisa; «je ne suis pas maître de moi…»

– « Écoute, mon enfant, » ditMarie-Alice, dans les yeux de laquelle la douceur inattendue de cegeste fit courir des larmes, « je ne peux pas entrer avec toi danstout ce triste détail ; » elle lui touchait les cheveux en cemoment comme aux jours où il était petit : « Va trouver ton cousinGeorge. Il te répétera ce qu’il nous a raconté. Car c’est lui qui,dans sa sollicitude, a cru devoir nous prévenir. Mais retiens ceque ta mère te dit maintenant. Je crois à la double vue du cœur. Jen’aurais pas haï cette femme comme j’ai fait dès les premiersjours, si elle ne devait pas t’être fatale. Allons! adieu, monenfant. Embrasse-moi, » dit-elle avec un accent brisé. -Comprenait-elle que depuis cette heure les baisers de son fils neseraient plus jamais pour elle ce qu’ils avaient été?

Hubert s’élança de l’appartement, sautadans un fiacre et donna au cocher l’adresse du Cercle Impérial, oùil espérait trouver George. Mais tandis que cet homme, stimulé parla promesse d’un fort pourboire, fouettait sa bête à coupsredoublés, le malheureux enfant commençait à réfléchir sur le coupsi entièrement inattendu qui venait de le frapper. Le caractère dela race d’action à laquelle il appartenait se manifesta par unereprise de possession de lui-même. Il écarta dès l’abord toute idéed’une invention calomnieuse de la part de sa mère et de sonparrain. Que ces deux êtres détestassent Thérèse, il le savait.Qu’ils fussent capables d’oser beaucoup pour le détacher d’elle, ilvenait d’en avoir la preuve. Oui, Mme Liauran et le comte pouvaienttout oser, tout, excepté mentir. – Ils croyaient donc à ce qu’ilsavaient dit, et ils le croyaient sur la foi de George Liauran,lequel avait colporté un des mille bruits infâmes de Paris ;mais dans quel but? L’esprit d’Hubert, en ce moment, n’admettaitpas qu’il y eût un atome de vérité dans l’histoire des relations desa maîtresse avec un autre homme. Il ne s’attarda pas à discuter lefait en lui-même, il pensa uniquement au personnage de la bouche dequi venait le récit. A quel mobile avait donc obéi ce cousin auquelil allait maintenant demander une explication? II le vit enimagination avec son visage mince, sa barbe en pointe, ses cheveuxcourts et son fin regard. Cette vision suscita en lui un singuliersentiment de malaise qui était, sans qu’il s’en doutât, l’œuvre deMme de Sauve. Jamais George n’avait jusqu’ici parlé d’elle à Hubertd’une manière qui comportât une allusion ou une moquerie. Mais lesfemmes ont un sûr instinct de défiance, et celle-ci s’était renducompte, dès les premiers temps, que son amour était nécessairementantipathique au cousin d’Hubert. Elle devinait qu’il voyaitseulement une fantaisie de blasée, là où elle voyait, elle, unereligion. Une femme pardonne des médisances précises plutôt encorequ’elle ne pardonne le ton avec lequel on parle d’elle, et ellecomprenait que le simple accent de la voix de George prononçant sonnom était en désaccord absolu avec les sentiments qu’ellesouhaitait inspirer à Hubert. Et puis, pour tout dire, elle avaitun passé, et George pouvait connaître ce passé. Un frisson laparcourait tout entière à cette seule idée. Pour ces diversesraisons, elle avait employé sa plus fine et sa plus secrètediplomatie à détacher les deux cousins l’un de l’autre. Ce travailportait aujourd’hui ses fruits, et c’était la cause qui inspirait àHubert une invincible défiance, tandis que le fiacre l’emportaitvers le cercle de la rue Boissy-d’Anglas. « Par quel moyen, »songea-t-il, « questionner George? Je ne peux cependant pas luidire : Je suis l’amant de Mme de Sauve, vous l’avez accusée dem’avoir trompé, prouvez-le-moi… » L’impossibilité morale d’un telentretien était devenue, à la minute où la voiture s’arrêta devantle cercle, une impossibilité physique. Hubert se dit: « Après tout,je suis bien enfant de m’occuper de ce que croit ou ne croit pas M.George Liauran. » II renvoya son fiacre, et, au lieu d’entrer auclub, il marcha dans la direction des Champs-Elysées. Ce quiconstitue l’essence merveilleuse de l’amour et son charme unique,c’est qu’il ramasse comme en un faisceau et fait vibrer à l’unissonles trois êtres qui sont en nous : celui de pensée, celui desentiment et celui d’instinct, – le cerveau, le cœur et toute lachair. Mais c’est aussi cet unisson qui est sa terrible infirmité.Il demeure sans défense contre l’envahissement de l’imaginationphysique, et cette faiblesse apparaît surtout dans la naissance dela jalousie. Ainsi s’explique la monstrueuse facilité avec laquellele soupçon surgit dans l’âme de l’homme qui se sait le plus aimé,si un détail quelconque fait se former devant les yeux de sonesprit un tableau où il voit sa maîtresse le trompant. Sans doute,l’amoureux ne croit pas à la vérité de ce tableau, mais il ne peutpas non plus l’oublier entièrement, et il en souffre jusqu’à cequ’une preuve vienne rendre cette image de tous points absurde.Comme il entre dans la formation de ce tableau une grande part devie physique, plus la preuve sera matérielle, plus la guérison seracomplète. C’est exactement ce qui arrive à celui qui se réveilled’un cauchemar, lorsque l’assaut des sensations environnantes vientdissiper le mirage torturant qui l’hallucinait dans son sommeil.Certes, Hubert Liauran, depuis une année qu’il aimait Thérèse deSauve, n’avait jamais eu un doute, même d’une minute, sur cetamour, dont, par une délicatesse qui se trouvait être de laprudence, il n’avait jamais parlé à personne; et encore maintenant,après les accusations formulées contre elle par le comte Scilly etMme Liauran, il ne la croyait pas capable d’une trahison. Cependantces accusations emportaient avec elles une réalité possible, ettandis qu’il remontait vers l’Arc-de-Triomphe, voici que lesouvenir des phrases prononcées par son parrain et sa mère évoquaen lui le spectacle de Thérèse s’abandonnant à un autre homme. Cene fut qu’un éclair, et à peine cette vision de hideur eut-ellefrappé l’esprit d’Hubert, qu’elle détermina une réaction. Par unviolent effort, il chassa cette image, qui s’effaça pour quelquesminutes; puis elle reparut, accompagnée cette fois de tout uncortège d’idées probatrices. Hubert se rappela soudain que, durantle voyage à Trouville, et d’un jour à l’autre, plusieurs lettres desa maîtresse s’étaient trouvées écrites d’une écriture un peuautre. Il semblait qu’elle se fût mise à sa table en hâte, pours’acquitter de sa douce corvée d’amour comme d’une tâcheprécipitamment accomplie. Hubert avait été peiné de ce petitchangement momentané, puis il s’était reproché comme uneingratitude cette tendre susceptibilité de cœur. Oui, maisn’était-ce pas aussitôt après cette courte période des lettresnégligées que Thérèse avait quitté Trouville, sous le prétexte quel’air de la mer ne lui valait rien? Ce départ avait été décidé envingt-quatre heures. Hubert ressentait encore le mouvement de joieétonnée que lui avait procuré ce retour subit. Il ne s’attendaitpas à voir Mme de Sauve rentrer à Paris avant le mois d’octobre, etil la retrouvait dans la première semaine de septembre. Cette joied’alors se transformait rétrospectivement en une vague inquiétude.Est-ce qu’il n’y avait aucun rapport entre le trouble évident deslettres écrites avant ce départ, ce départ même et l’abominableaction dont Thérèse avait été accusée? Mais c’était une infamie àlui que d’admettre, même en imagination, des idées pareilles. Ilrejeta sa tête en arrière, ferma ses yeux, plissa son front, et,réunissant toute son énergie d’âme, il put encore une fois chasserle soupçon,

Il était maintenant dans la plus hautepartie de l’avenue. Il se sentit tellement las qu’il fit une actionpour lui extraordinaire. Il chercha un café où il put s’arrêter etse reposer. Il avisa une petite taverne anglaise, perdue dans cecoin de Paris élégant, pour l’usage des cochers et des bookmakers.II y entra. Deux hommes à face rouge, à forte encolure, et que l’ondevinait devoir sentir l’écurie, se tenaient debout devant lecomptoir. Par cette fin d’un après-midi d’automne, l’ombreenvahissait sinistrement ce coin désert. En face du bar courait unebanquette vide, et une longue table de bois était chargée d’unnuméro de journal anglais à plusieurs feuilles. Hubert s’assit etse laissa servir un verre de vin de Porto, qu’il but machinalement,et qui eut sur ses nerfs tendus un effet d’excitation nouvelle. Lavision lui revint, pour la troisième fois, accompagnée d’un nombred’idées plus grand encore qui, d’elles-mêmes, se classaient en uncorps de raisonnement. Thérèse était donc revenue à Paris, si vite,et elle s’était rendue à l’un de leurs rendez-vous clandestins.Pourquoi donc avait-elle eu, entre ses bras mêmes, un si violentaccès de sanglots? Elle était souvent mélancolique dans la volupté.Les ivresses de l’amour aboutissaient d’ordinaire en elle àl’attendrissement triste. Mais qu’il y avait loin de son habituelleet rêveuse langueur à cette frénésie de désespoir ! Hubert enétait demeuré comme épouvanté, puis elle lui avait répondu : « II yavait si longtemps que je n’avais goûté tes baisers. Ils me sont sidoux qu’ils me font mal. Mais c’est un cher mal!… » avait-elleajouté en l’attirant sur son cœur et en le berçant entre ses bras.Ce désespoir ne s’était pourtant dissipé entièrement ni lelendemain ni durant les semaines suivantes, qu’elle avait passéesdans une maison de campagne des environs de Paris, chez une de sesamies qu’Hubert connaissait. Il était allé pour l’y voir, et ill’avait trouvée plus silencieuse que jamais, et par instantspresque morne. Elle était revenue à Paris dans le même état, levisage un peu altéré ; mais il avait attribué ce changement àun malaise physique. Une subite et nouvelle association d’idées luifaisait se dire maintenant : « Si c’était un remords?… Quelremords?… Mais de cette infamie… » II se leva, sortit du café,reprit sa marche et secoua cette affreuse hypothèse. «Insensé queje suis! » pensa-t-il. » Si elle m’avait trompé, c’est qu’ellene m’aimerait pas, et quel motif aurait-elle alors de me mentir?… »Cette objection, qui lui parut irréfutable, chassa le soupçon pourquelques minutes. Puis le soupçon revint, – comme il revienttoujours. « Mais qui est ce comte de La Croix-Firmin? M’en a-t-ellejamais parlé? » se demanda-t-il. En fouillant anxieusement tous sessouvenirs, il ne put trouver que ce nom eût jamais été prononcé parelle… Si, cependant… Il aperçut soudain, et dans un coin perdu desa mémoire, les syllabes de ce nom haï déjà. Il les avait vuesimprimées dans un article de journal sur les fêtes de Trouville.C’était sur une feuille du boulevard, certainement, et dans unesérie où il avait remarqué aussi le nom de sa maîtresse. Par quelhasard ce petit fait, insignifiant en lui-même, revenait-il letourmenter à ce moment? Il douta de son exactitude et prit unevoiture pour aller jusqu’aux bureaux du seul journal qu’il lûtd’habitude. Il feuilleta la collection et remit la main surl’entrefilet, dont il se souvenait sans doute parce qu’il l’avaitlu plusieurs fois à cause de Thérèse. C’était le compte rendu d’unegarden party organisée chez une marquise de Jussat. Est-ceque cela prouvait seulement que ce M. de La Croix-Firmin eût étéprésenté à Mme de Sauve? « Ah ! » s’écria le pauvre enfant àla suite de ces meurtrières réflexions, « est-ce que je vaisdevenir jaloux? » Cela lui représentait une idée insupportable, carrien n’était plus contraire que la défiance à la loyauté innée detoute sa nature. Il se ressouvint alors de la chaude tendresse queson amie lui avait prodiguée depuis le premier jour, et, comme ilavait dès lors pris l’habitude douce de lui ouvrir tout son cœur,il se dit qu’il avait un moyen assuré d’éloigner pour toujourscette mauvaise vision. Il fallait simplement voir Thérèse et toutlui dire. D’abord, c’était la prévenir d’une calomnie à laquelleelle avait à couper court aussitôt.   Puisil sentait qu’un seul  mot sorti de labouche  de cette femme dissiperait immédiatementjusqu’à l’ombre de l’inquiétude dans sa pensée, il entra dans unbureau de poste et griffonna sur le papier bleu d’une petitedépêche pneumatique : « Mardi,  cinq heures.- L’ami est triste et ne peut se passer de son amie. Des méchantslui ont parlé d’elle en lui faisant mal. A qui dire tout cela,sinon à la chère confidente de toute douleur et detout  bonheur? Peut-elle venir demain où ellesait, à dix heures, dans la matinée? Qu’elle le puisse, et ellesera plus aimée encore, s’il estpossible,  de son H. L… , qui signifiepar cette fin d’après-midi  : Horrible Lassitude.»   C’est sur ce ton de puérilitétendre qu’il lui écrivait, avec la mignardise de mots où la passiondissimule souvent sa violence native. Il glissa la fine dépêchedans la boîte, et il fut étonné de se sentir redevenu presquepaisible. Il avait agi, et la présence du réel avait chassé lavision.

 

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