Cruelle Énigme

Chapitre 8LA CHUTE

   Au moment oùThérèse de Sauve reçut la dépêche d’Hubert, elle se préparait às’habiller pour sortir et dîner en ville. Elle décommanda aussitôtsa voiture, et elle écrivit un mot en hâte pour mettre son absencesur le compte d’une indisposition subite. Elle venait, à la lecturedes simples phrases de ce billet bleu, d’être prise d’une sueurglacée et d’un tremblement. Elle consigna sa porte et s’accroupitsur une chaise basse, la tête dans ses mains, devant le feu de lacheminée de sa chambre à coucher. Depuis son retour de Trouville,elle vivait dans une continuelle angoisse, et ce qu’elle redoutaità l’égal de la mort était arrivé. Pour que son ami tant aimé,qu’elle avait quitté à deux heures si parfaitement tranquille etjoyeux, fût tombé dans l’état d’esprit qu’elle pressentait derrièrele plaintif enfantillage de son billet, il fallait qu’unecatastrophe fût survenue. Quelle catastrophe? Thérèse le devinaittrop. On n’avait pas menti à George Liauran. Pendant le séjour dela malheureuse femme aux bains de mer, il s’était joué dans sa vieun de ces drames secrets d’infidélité comme il s’en joue en effetbeaucoup dans la vie des femmes qui sont une fois sorties du droitchemin. Mais nos actions, si coupables soient-elles, ne donnent pastoujours la mesure de notre âme. Il y avait, dans la nature de Mmede Sauve, des portions très hautes à côté de portions très basses,un mélange singulier de corruption et de noblesse. Elle pouvaitbien commettre des fautes abominables, mais se les pardonner, commec’est l’habitude heureuse de la plupart des femmes de ce genre,elle ne le pouvait pas, et maintenant moins que jamais, après cequ’avait représenté dans sa vie cette passion de plusieurs moispour Hubert.

Ah ! sa vie ! sa vie !C’est elle que Thérèse de Sauve apercevait dans les flammestremblantes de la cheminée, par cette fin d’une journée d’automne,et le cœur bourrelé d’appréhensions. Tout le poids des erreursanciennes, des criminelles erreurs, lui retombait maintenant sur lecœur, et elle se souvenait de l’état de morne agonie où elle setrouvait lorsqu’elle avait rencontré Hubert. Elle avait été douéepar la nature des dispositions qui sont les plus funestes à unefemme au milieu de la société moderne, à moins que cette femme nese marie dans des conditions rares, ou bien que la maternité ne lasauve d’elle-même en brisant les énergies de sa vitalité physiqueet en accaparant les ardeurs de sa vitalité morale. Elle avait lecœur romanesque, et son tempérament faisait d’elle une créaturepassionnée, c’est-à-dire qu’elle nourrissait à la fois des rêveriesde sentiments et d’invincibles appétits de sensations. Lorsque lespersonnes de ce genre rencontrent, au début de leur existence, unhomme qui satisfait les doubles besoins de leur être, c’est entreelles et cet homme de ces fêtes mystérieuses de l’amour comme lespoètes en conçoivent sans jamais les étreindre. Lorsque leurdestinée veut qu’elles soient livrées, ainsi que l’avait étéThérèse à son mari, à un homme qui les traite dès l’abord encourtisanes et les initie, en fait et en pensée, à la science duplaisir, sans avoir assez de finesse pour contenter l’autre moitiéde leur âme, ces femmes-là deviennent nécessairement des curieuses,capables de tomber dans les pires expériences, – et alors leurstérilité même est un bonheur; car, du moins, elles ne transmettentpar cette flamme de vie sentimentale et sensuelle qu’elles ontd’ordinaire héritée de la faute d’une mère. C’était desa mère, en effet, misérable créature conduite par l’ennui etl’abandon, toute froide qu’elle fût, à de coupables égarements, queThérèse tenait son imagination rêveuse, tandis qu’il coulait dansses veines le sang brûlant de son vrai père, le beau comteBranciforte. Avec cela cette enfant d’un libertin et d’une affoléeavait été élevée, sans principes religieux ni frein d’aucune sorte,par Adolphe Lussac, homme très immoral que les vivacités de lapetite fille amusaient et qui, de bonne heure, avait fait d’elle laconvive de bien des dîners où elle entendait tout ce qu’ellen’aurait pas dû entendre, où elle devinait tout ce qu’elle auraitdû ignorer. Qui calculera la part d’influence attribuable, dans leschutes d’une femme de vingt-cinq ans, aux discours écoutés ousurpris par la fillette en robe courte?
Thérèse, ainsi élevée, mariée très jeune, n’était donc pas arrivéejusqu’à sa rencontre avec Hubert sans avoir eu de ces aventures quela plupart des femmes ont aussitôt, contrairement à la théoriecélèbre de la crise, ou qu’elles n’ont jamais. Mais lesdeux intrigues qu’elle avait traversées de la sorte avaient étépour elle l’occasion de tels dégoûts qu’elle s’était juré de neplus jamais avoir d’amant. Hélas! il en est des bonnes résolutionsd’une femme qui est tombée et qui a souffert de sa chute, comme desfermes propos d’un joueur qui a perdu trois mille louis et d’univrogne qui a dit ses secrets durant son ivresse. Les causesprofondes qui ont produit le premier adultère continuent desubsister après que la faute a cruellement abreuvé la coupable detoutes les amertumes. La femme qui prend un amant aime moins cetamant qu’elle n’aime l’amour, et elle continue d’aimer encorel’amour quand l’amant choisi l’a déçue, jusqu’à ce qu’elle arrive,de désillusions en désillusions, à aimer le plaisir sans amour, etquelquefois le plus dégradant plaisir. Thérèse de Sauve ne devaitjamais en descendre là, parce qu’un sentiment de l’idéal persistaiten elle, trop faible pour contrebalancer les fièvres des sens,assez fort pour éclairer à ses propres yeux l’abîme de sesdéfaillances. Cette taciturne, dans laquelle passaient par instantsles frissons d’un désir presque brutal, n’était pas uneépicurienne, une légère et gaie courtisane du monde. Conçue parmiles remords de sa mère, Thérèse avait l’âme tragique. Elle étaitcapable de dépravation, mais, incapable de cet oubli amusé quicueille l’heure fugitive et qui ne retrouve qu’avec effort le nomdu premier amant parmi tant d’autres. Non, ce premier amant, cebaron Desforges, soupçonné avec justice par George Liauran, jamaiselle ne devait y songer sans une nausée intime, en se rappelantquels tristes motifs l’avaient livrée à lui. C’était un hommeréfléchi jusqu’à la rouerie et spirituel jusqu’au cynisme, de lasorte d’esprit parisien qui a cours entre l’Opéra, Tortoni et leCafé Anglais. Il avait eu, en faisant la cour à Thérèse, le bonsens de ne pas se perdre, comme les nombreux rivaux qu’il avaitalors auprès d’elle, troupe de bêtes de proie en train de flairerune victime, dans les mièvreries des flirtations à la mode. Il luiavait nettement, avec une grande adresse de discours et uneprofondeur dans le vice, offert d’arranger avec lui une sorted’association pour le plaisir, secrète, sûre, sans avenir, etl’infortunée avait accepté, – pourquoi? Parce qu’elle s’ennuyaitmortellement, parce qu’elle enlevait momentanément Desforges àSuzanne Moraines, une de ses rivales d’élégance ; parcequ’elle était avide de sensations nouvelles et que ce viveurvieillissant avait autour de lui un étrange prestige delibertinage. De cette liaison, que le baron, fidèle du moins à saparole, n’avait pas essayé de prolonger, Thérèse avait eu bientôtune honte profonde, et elle s’en était échappée comme d’un bagne.Après une année passée à subir ses remords et à se sentir souilléepar ce que l’intimité de cet homme lui avait révélé de science duvice, elle avait cru trouver de quoi satisfaire ses besoins de cœurdans la personne de Jacques Molan, l’un des romanciers les plussubtils de ce temps. Est-ce que tous les livres de ce charmantconteur, depuis son premier et unique volume de poésie jusqu’à sondernier recueil de nouvelles, ne révélaient pas l’entente la plusminutieuse et la plus attendrie du doux esprit féminin? Dans cetteseconde liaison commencée sur la plus enivrante espérance, celle deconsoler les secrètes déceptions d’un artiste admiré, Thérèses’était bientôt heurtée à l’implacable sécheresse du littérateurusé, chez lequel le divorce est absolu entre le sentiment et sonexpression écrite. (Voir la Duchesse bleue.) Elle s’étaitpourtant obstinée à rester la maîtresse de cet homme, mêmedétrompée, par cette raison qui veut que de tous les amours defemmes, le deuxième soit le plus long à finir. Elles veulent bienadmettre que le premier ait été une erreur, mais l’erreur dumariage et l’erreur de ce premier amour, cela fait deux; à latroisième faute, elles se rendent compte que la cause de leurinconduite est en elles et non pas dans les circonstances, et c’estlà un aveu trop cruel pour l’orgueil intérieur. Puis l’égoïsme del’écrivain s’était révélé avec une telle dureté, une fois sûrd’elle, que la révolte avait été trop forte, et Thérèse avaitbrisé.

C’est dans lapériode d’acre détresse postérieure à cette rupture qu’elle avaitrencontré Hubert Liauran. Ce qu’avait été pour elle la découvertede ce cœur d’enfant tendre, du coin de son feu solitaire auprèsduquel elle s’obstinait à veiller, elle le voyait si nettement.Dans cette existence, où tout n’avait été que blessure ouflétrissure, – même ses plus vives douleurs n’étaient-elles pointdéshonorées à l’avance par leur cause? – avec quelle émotion ravieelle avait mesuré la pureté de cette âme de jeune homme !Quelle inquiétude elle avait ressentie et quelle crainte de ne paslui plaire ! Quelle crainte encore, sachant qu’elle lui avaitplu, de se perdre dans son esprit! Comme elle avait tremblé qu’undes cruels indiscrets du monde ne révélât son passé à Hubert! Commeelle avait employé tout son art de femme à faire de cet amour unadorable poème où rien ne manquât de ce qui peut enchanter une âmeinnocente et neuve à la vie! Comme elle avait joui de ses respectset comme elle les avait laissés se prolonger! Ah! ces deux journéesde Folkestone, quand elle y songeait maintenant, à peinepouvait-elle croire qu’elles eussent été réelles et qu’elle eût eule courage de leur survivre. Elle se rappelait avoir conduit Hubertà la gare, en dépit de toutes les prudences. Elle l’avait vudisparaître du côté de Londres, penché à la portière du wagon pourla regarder plus longtemps. Elle était rentrée dans l’appartementqu’ils avaient occupé tous les deux, avant de prendre elle-même letrain de Douvres. Elle avait passé là deux heures dans le mortelabandon d’une âme comblée de désespoir à la fois et de félicité.Sous le poids des souvenirs, cette âme penchait, comme les fleurschargées de trop de parfums qui se mouraient autour d’elle,maintenant, dans les vases. C’est qu’elle avait connu là unecomplète union de ses deux natures, la vibration presque affolantede son être entier.

Elle s’était à demipardonné son passé en s’excusant elle-même par cette phrase qu’elledisait mentalement à Hubert, comme tant de femmes l’ont dite touthaut à des hommes jaloux d’un autrefois qui fut à d’autres : « Jene te connaissais pas! » Rentrés à Paris ensuite, durant leprintemps et l’été, qu’elle s’était soigneusement, pieusement,appliquée à vivre de manière à ne pas démériter de lui une seuleminute ! Elle avait retrouvé toutes les pudeurs que comportel’amour complet, mais ennobli par l’âme. Elle tremblait toujoursque ses caresses ne fussent une cause de corruption pour cet êtresi jeune de cœur, si jeune de corps, qu’elle voulait enivrer sansle profaner. Quoiqu’elle fût éperdument éprise, elle avait vouluque les rendez-vous se fissent rares dans le petit appartement del’avenue Friedland, de peur de ne pas conserver assez longtemps àses yeux son charme de divine nouveauté. Ils n’avaient pas été biennombreux, – elle aurait pu les compter et goûter en songe ladouceur distincte de chacun, – les après-midi où elle avaitretrouvé les délices des heures de Folkestone, tous volets clos,sans lumière, ensevelie dans les bras de son amant, morte à ce quin’était pas cette minute et cette ivresse. Elle en était venue à cepoint d’idolâtrie pour Hubert qu’elle adorait Mme Liauran,quoiqu’elle sût bien qu’elle en était haïe. Oui, elle l’adoraitd’avoir élevé ce fils dans cette atmosphère de sensibilitéfrémissante et pure. Elle l’adorait de le lui avoir gardé, àtravers les années de l’adolescence et de la jeunesse, si délicat,si gracieux, si tendre, si à elle, si uniquement à elle dans lepassé, dans le présent et dans l’avenir. Car elle avait l’orgueil,presque la folie de son propre amour Elle lui disait : « Ta viecommence, la mienne finit. Oui, enfant, à trente ans une femme estpresque à la fin de sa jeunesse, et toi, tu as tant d’années devanttoi! Mais jamais, jamais on ne t’aimera comme je t’aime, et jamaistu ne m’oublieras, jamais, jamais… » Et d’autres fois : « Tu temarieras, » disait-elle. « Elle vit pourtant, elle respire, et jene la connais pas, celle qui doit te prendre à moi, celle quidormira sur ton cœur, toutes les nuits, comme moi à Folkestone. Ah!faut-il que je t’aie rencontré si tard et que je ne puisse te lierà mes baisers !… » Et elle lui entourait le cou avec lestresses défaites de ses longs cheveux noirs. Elle avait reprisl’habitude qu’elle avait eue, jeune fille, de se coiffer elle-même,afin qu’il pût manier librement ces beaux cheveux. Puis, quand elles’était ainsi recoiffée toute seule, qu’elle s’était habillée etvoilée, elle revenait auprès de lui, ne voulant pas lui dire adieuailleurs que dans la chambre mystérieuse où ils s’étaient aimés, etaucune sensation n’était plus forte pour Hubert, elle le comprenaitaux palpitations de son cœur, que ce baiser d’adieu qu’elle luidonnait avec des lèvres presque froides. Elle s’en allait, en proieà une tristesse sans nom, mais qu’elle disait du moins à son ami.Car elle ne lui disait pas toutes ses tristesses. Elle étaitmariée, et, quoiqu’elle eût de tout temps possédé sa chambre àelle, il fallait qu’elle y reçût quelquefois son mari. Hélas! il lefallait d’autant plus qu’elle avait un amant. Sinistre expiation deson grand amour, dont elle se justifiait en se disant qu’elledevait cela à Hubert! Si jamais elle devenait mère, pouvait-elles’enfuir avec lui et lui prendre sa vie? Et l’implacable nécessitédes meurtriers mensonges et des avilissants partages venait latorturer en plein bonheur. Elle s’en absolvait cependant, puisquec’était pour lui, son bien-aimé, qu’elle mentait…

Oui, mais quellemonstrueuse énigme se dressait souvent devant elle? Ah! la cruelle,cruelle énigme ! Comment, avec cet amour sublime dans soncœur, avait-elle pu faire ce quelle avait fait? Car c’était bienelle et non pas une autre, elle, avec ses pieds qu’elle sentaitglacés, avec ses mains qui pressaient son front où battait lafièvre ; elle, avec tout son être physique enfin, qui étaitpartie pour Trouville à la fin du mois de juillet; elle, Thérèse deSauve, qui s’était installée pour la saison dans une villa sur lahauteur. Oui, c’était elle… Et pourtant, non! Il n’était paspossible que la maîtresse d’Hubert eût fait cela… Quoi? cela? Ah!cruelle, cruelle énigme!… De quelles profondeurs de la mémoire deses sens étaient donc sortis ces passages étranges, ces sourdestentations de luxure qui avaient commencé de l’assaillir? Maisest-ce que les sens ont vraiment une mémoire ? Est-ce que lescoupables fièvres ne veulent pas s’en aller pour toujours du sangqu’elles ont brûlé dans des heures mauvaises? Une fois établie ensa villa, elle avait retrouvé des amies d’autrefois, très négligéesdepuis le commencement de sa liaison avec Hubert. Elle avait faitavec ces femmes et leurs attentifs, leurs fancy men, -comme disait une lady mêlée à ce cercle, – plusieurs parties decampagne, très gaies et très innocentes. Et voici que, jour à jour,elle se prenait, non pas à moins aimer Hubert, mais à vivre un peuà côté de cet amour, à se complaire de nouveau dans les habitudesde familiarités masculines qu’elle s’était interdites depuis uneannée. Elle était si oisive dans sa villa, sans occupationd’intérieur, sans lecture même. Car elle n’avait jamais beaucoupaimé les livres, et sa liaison avec Jacques Molan l’avait dégoûtéeà jamais du mensonge des belles phrases. Quand elle avait écrit àHubert longuement, puis brièvement à son mari, qui venaitd’ailleurs la voir chaque semaine, il lui fallait bien tromperl’ennui, et par moments il lui arrivait comme des bouffées d’idéesqu’elle n’osait pas s’avouer à elle-même. Des besoins de sensationss’élevaient en elle, qui l’étonnaient. Elle savait, pour l’avoirentendu dire, que presque tous les hommes, si tendres soient-ils,ne demeurent pas loin de leur maîtresse, si aimée soit-elle, sanséprouver des tentations irrésistibles de la tromper avec lapremière fille venue. Mais cela était vrai des hommes et non desfemmes. Pourquoi donc se trouvait-elle en proie à ces troublesinexplicables, à cette ardeur intime, à cette soif d’ivressessensuelles dont elle s’était crue à jamais guérie par l’influencede son ennoblissant, de son idéal amour? La créature dépravéequ’elle avait été autrefois se réveillait peu à peu. La nuit,durant son sommeil, elle était hantée par les visions de son passé.En vain elle avait lutté, en vain maudit sa perversion secrète.Puis elle s’était laissé faire la cour par le jeune comte de LaCroix-Firmin. Elle se rappelait avec horreur la sorte defascination animale que la présence de cet homme, son sourire, sesyeux, avaient exercée sur elle. Puis, – elle aurait voulu mourir àce souvenir, – un après-midi qu’il était monté chez elle, qu’ilfaisait une de ces torrides chaleurs par lesquelles la volonté sesent comme malade, il avait été audacieux, et elle s’étaitabandonnée à lui, d’abord lâchement, puis fougueusement,rageusement. Pendant huit jours elle avait été sa maîtresse, enproie à l’égarement de la passion physique, chassant, chassanttoujours le souvenir d’Hubert, se sentant rouler dans un gouffred’infamie et s’y précipitant plus avant encore, jusqu’au jour oùelle s’était réveillée de cette fureur sensuelle ainsi que d’unsonge. – Elle avait ouvert les yeux, elle avait jugé sa honte, et,comme une blessée, comme une agonisante, elle avait fui cet endroitmaudit, ce complice exécré, pour revenir – à quoi? et àqui?

Mélancolique et navrant retour vers cequi avait été la réparation de sa vie entière et qu’elle avaitflétri à jamais ! Elle était rentrée dans l’appartement desheures douces, et elle avait retrouvé Hubert, son Hubert, – maispouvait-elle encore l’appeler ainsi? – plus tendre, plus aimant,plus aimé encore. Hélas! son inexpiable tromperie l’avait-ellerendue pour toujours impuissante à goûter un bonheur dont ellen’était plus digne? Entre les bras du jeune homme et sur son cœur,elle s’était souvenue de l’autre, et l’extase d’autrefois, ladélicieuse et ineffable défaillance dans le trop sentir, l’avaitfuie. C’est alors qu’Hubert l’avait vue sangloter désespérément, etune immense tristesse l’avait envahie, une torpeur de mort,traversée de l’inquiétude atroce qu’une indiscrétion quelconquen’arrivât jusqu’à son ami et n’éveillât ses soupçons. De saréputation, à elle, elle ne se souciait guère; elle savait bienqu’après s’être conduite comme elle avait fait avec La Croix-Firminelle ne pouvait guère compter que sur son mépris et sur sa haine.Elle savait aussi ce que vaut la délicatesse des hommes dont c’estla profession d’avoir des femmes. Ce qui la torturait, pourtant, cen’était pas la crainte qu’en parlant il ne compromît sa sécuritépersonnelle. Après tout, sans enfants, et riche d’une fortuneindépendante, qu’avait-elle à redouter de son mari? Mais unedéfiance dans les yeux d’Hubert, elle sentait qu’elle ne pourraitpas la supporter. Peut-être, néanmoins, vaudrait-il mieux qu’il sûtl’affreuse vérité? Il la chasserait comme une malheureuse ;mais tout lui semblait, par instants, préférable au suppliced’avoir ce remords sur le cœur et de mentir sans cesse à ce nobleenfant. Elle s’était remise à l’aimer avec une frénésie désespérée,et comme sa révolte contre la partie basse de sa nature laprécipitait à l’excès dans l’autre sens, c’est-à-dire vers leromanesque, un insensé désir l’envahissait de tout lui dire, afinque du moins l’humiliation volontaire de son aveu fût comme unrachat de son infamie. Et cependant, quoique le silence fût bien unmensonge, ce mensonge-là, elle avait encore la force de lesoutenir ; mais un mensonge effectif, si jamais ill’interrogeait, elle souffrait trop pour en avoir la honteuseénergie. Et cette interrogation, elle allait avoir à l’affronter;elle la lisait entre les lignes de la dépêche. Ah! qu’allait-ellefaire, maintenant, si elle avait deviné juste? Elle avait bu dufiel de la honte tout ce qu’elle en pouvait supporter. Aurait-ellele cœur de boire cette goutte encore, la plus amère, et de trahirune fois de plus son unique amour par une nouvelle tromperie? Dumoins, si elle était franche, il faudrait bien qu’Hubert l’estimâtde cette franchise, et si elle ne l’était pas, comment elle-même sesupporterait-elle? – Oui; mais parler, c’était la mort de sonbonheur. Hélas ! est-ce qu’il n’était pas mort déjà depuis sonretour? Est-ce qu’elle retrouverait jamais ce qu’elle avait sentiautrefois? A quoi bon disputer au sort ce reste mutilé, souillé,d’un divin songe?… Et, toute cette nuit, elle plia sous l’agonie deces pensées, faible créature née pour toutes les noblesses del’amour unique et fidèle, qui avait entrevu, possédé sonrêve ; et puis elle en avait été dépossédée par la faute d’unêtre caché en elle, mais qui, cependant, n’était pas elle toutentière.

 

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