Double-Blanc

II

Ernest Pibrac habitait la rue Saint-Arnaud,qui s’appelle maintenant la rue Volney, on n’a jamais su pourquoicar l’auteur des Ruines est fort ignoré de la générationprésente, et, en lisant l’inscription gravée sur la plaquemunicipale, des passants, plus gastronomes que lettrés, s’imaginentque la voie qui portait jadis le nom du vainqueur de l’Alma a étéconsacrée à la gloire d’un des plus fameux crûs de la Bourgogne, –avec une faute d’orthographe, – le vin de Volnay étantbeaucoup plus connu que le philosophe Volney.

C’est une courte, honnête et paisible rue, quine mène à rien et où par conséquent on ne passe guère.

En ce temps-là, un cercle très fréquenté nes’y étant pas encore installé, elle était surtout habitée par desbourgeois aisés et paisibles.

Pibrac, qui n’appartenait pas à cettecatégorie d’électeurs éligibles, y avait planté sa tente àl’entresol d’une jolie maison toute neuve et il s’y était arrangéune garçonnière élégante où il menait, sans trop de tapage, unejoyeuse existence.

Fils d’un bon négociant qui avait mis trenteans à amasser du bien en vendant du drap, et orphelin à quinze ans,Ernest Pibrac s’était trouvé, à sa majorité, maître d’une fortuneassez ronde, mais pas assez considérable pour lui permettred’aborder ce qu’on nomme à Paris la grande vie.

Il l’avait d’ailleurs, avant d’entrer enpossession, quelque peu écornée par des emprunts usuraires, commeen contractant facilement les mineurs prédestinés à tomber plustard sous la tutelle conservatrice d’un conseil judiciaire.

Il s’était donc résigné à se passer de trainde maison. Il se contentait d’un groom pour le servir et il ne sedonnait point le luxe d’avoir une voiture à lui, ni même un chevalde selle. Sa devise était : tout pour l’argent de poche, et illa mettait en pratique.

Aussi, avait-il, comme on dit, le louisfacile, et ces dames du monde où l’on s’amuse lui en savaientgré.

Il les connaissait toutes ; il dînait etil soupait dans les restaurants à la mode ; il ne manquait pasune première et on le voyait dans tous les endroits où ilest de bon ton de se montrer.

Ses relations masculines n’étaient pasprécisément triées sur le volet. Il fréquentait ses pareils et iln’avait pas ses grandes entrées dans les salons aristocratiques. Ilne s’était jamais avisé de se présenter au Jockey-Club où iln’aurait récolté que des boules noires, mais il faisait bonnefigure dans un cercle de second ordre, et parmi ses camarades deplaisirs il en comptait qui étaient reçus dans le meilleurmonde.

Entre autres, Hervé, baron de Scaër, qu’ilconnaissait depuis longtemps, sans trop savoir où et comment ill’avait connu.

Un hasard de la vie parisienne les avait misen relations et le goût du plaisir qui leur était commun avaitcimenté leur liaison.

Les rapports étaient devenus moins fréquents,depuis que le mariage de Scaër était décidé.

Pibrac allait criant partout : « Unhomme à la mer ! » quand il était question d’Hervé promuà la dignité de gendre d’un capitaliste.

Pibrac l’enviait peut-être, mais il se gardaitbien de le dire et il continuait à chanter les louanges de la viede garçon.

La nouvelle de la rupture ne lui avait pas étédésagréable, un peu parce que, s’il faut en croire LaRochefoucauld, l’illustre auteur des Maximes,il y atoujours dans la déconvenue d’un ami quelque chose qui nous faitplaisir, mais surtout parce qu’il allait retrouver un compagnonqu’il préférait à beaucoup d’autres.

Il s’était bientôt aperçu qu’il faudrait enrabattre, car Hervé paraissait peu disposé à se divertir commeautrefois. Hervé cachait sa vie et faisait la sourde oreille quandon lui parlait de faire la fête. Pibrac pensait bien que le fiancéévincé devait avoir des ennuis d’argent, mais il soupçonnait aussiqu’il y avait de l’amour sous roche et il comptait savoirprochainement à quoi s’en tenir à seule fin de ramener dans lechemin de la vie à outrance un ami qui lui manquait.

Pibrac regrettait d’autant plus l’aimablecompagnie de cet ami, qu’il venait de perdre une petite camarade àlaquelle il était aussi attaché qu’un viveur peut l’être à unesoupeuse à tous crins qui ne se piquait pas de fidélité.

Margot l’avait bel et bien lâché, mais il luien voulait beaucoup moins qu’à l’étranger qui la lui avait souffléeet même qu’à Bernage qui patronnait ce déplaisantrastaquouère.

Il leur avait juré à tous les deux une haineirréconciliable et il ne s’était pas vanté en annonçant à Hervéqu’il se préparait à leur jouer de très mauvais tours.

Seulement, il s’étonnait que le susdit Hervén’eût pas fait chorus et l’eût planté là, après le dîner ducercle.

Cette conduite devait cacher un mystère qu’ilse promettait d’éclaircir.

Il n’avait pas revu Scaër et il n’avait pastrouvé le temps d’aller le chercher à l’hôtel du Rhin, ayant passétoute la journée du jeudi et une partie de la nuit suivante àcartonner avec fureur.

Et le cartonnage ne lui avait pas réussi, –contre son habitude, – car il était heureux au jeu, plus heureuxqu’en femmes, quoiqu’il prétendît le contraire.

Il avait perdu, comme on dit dans l’argot desjoueurs, la forte somme, et le vendredi il se leva forttard et d’assez mauvaise humeur.

Il n’avait pas réglé ses bons à la caisse ducercle et il lui fallait, pour les retirer, déplacer des fonds,opération désagréable, même lorsqu’on a un compte courant au CréditLyonnais.

Il déjeunait habituellement chez lui. Songroom savait assez de cuisine pour faire cuire les œufs et lacôtelette traditionnels.

Il finissait de les expédier et il allaits’habiller pour sortir, lorsqu’un coup de sonnette annonça unvisiteur.

Pibrac eut bonne envie de consigner sa porte àtout venant, mais il lui passa par l’esprit que c’était peut-êtreHervé qui venait le voir, et pour s’éviter la peine d’expliquer àson groom qu’il eût à recevoir M. de Scaër et personneautre, il ne donna pas d’ordre.

Ce n’était pas ce gentilhomme mais Pibrac neregretta pas trop de n’avoir rien dit, quand il vit entrer un autrecamarade qui ne venait pas souvent, mais qu’il goûtait assez,l’interne de l’Hôtel-Dieu.

Ce futur docteur était gai et sa présence nemanquait jamais de réjouir Pibrac qui ne demandait qu’à se dériderquand, par hasard, il avait des soucis.

– Tiens ! s’écria-t-il joyeusement,c’est A. Delle ! Bonjour ma petite Dé-dèle !…quel bon vent t’amène en ces lieux ?… Et comment es-tu dehorsaujourd’hui ? Est-ce que l’Hôtel-Dieu fait relâche, faute demalades ?

– Au contraire, dit en riant l’interne.En ce moment, ils y meurent comme mouches, les malades. C’estpeut-être l’effet du carnaval. Mais j’étais de garde hier, et jepuis bien me payer quelques heures de sortie. J’ai assez piochédepuis deux mois.

– Ah ! tu peux te vanter d’avoirchangé, toi !… où est le temps où tu passais tes journées à labrasserie du boul’Mich’et tes soirées à la Closerie desLilas ?

– Oui, mon cher, je suis devenu sérieux.Et en me parlant de la Closerie, tu me fournis une transition pourte dire pourquoi je viens te voir.

– Aurais-tu l’intention de me convier àt’y voir exécuter, dimanche prochain, ton fameux pas de lagrenouille en goguette ?

– Non, je l’ai oublié, mon pas. Mais j’aieu hier à la salle de garde la visite d’un de tes amis… Tesouviens-tu d’un souper chez Foyot, le jeudi gras de l’an derigolade 1867 ?… il y avait Molécule… Voyageur… Louise labalocheuse… et quelques autres jeunes personnes du meilleurmonde…

– Jeunes, hum !… mais pour ladistinction… oh ! là ! là !

– Il y avait aussi un seigneur de lavieille Armorique… M. Hervé de Scaër, un baron, rien queça !… Louise en a rêvé.

– Comment ! il est allé te chercherà l’Hôtel-Dieu ?… Que diable pouvait-il avoir à tedire ?

– C’est ce que je vais te raconter… maisd’abord, qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?

– Tu le sais bien, puisque tu viens dem’énumérer ses noms, prénoms et qualités.

– Oui, je les sais par cœur… mais quepenses-tu de son… de sa moralité… je ne trouve pas d’autre mot.

– En voilà une question bête !… siHervé n’était pas un galant homme, te figures-tu que je serais liéavec lui comme je le suis ?

– Certainement, non… je suis mêmeconvaincu, jusqu’à preuve du contraire, que ce Breton est unparfait gentleman… mais on peut se tromper sur les gens.

– T’aurait-il emprunté de l’argent etoublié de te le rendre ? demanda en goguenardant Pibrac.

– Non… pour plus d’un motif… le premierde tous est que je n’ai pas le sou. Voici ce qui s’est passé :Avant-hier, dès l’aube, on a apporté à la salle de chirurgie unbonhomme à moitié rôti, avec une épaule démise et des contusionspar tout le corps.

– Un beau cas, quoi ! est-ce que tuvas me raconter comment tu l’as traité ? Je te préviens queles opérations chirurgicales ne m’intéressent pas du tout.

– Écoute-moi donc, au lieu de blaguersans cesse. Cet individu avait été arrangé comme ça dans l’incendied’une maison qui a brûlé de fond en comble la nuit du mardigras.

– Rue de la Huchette. J’ai su ça authéâtre du Châtelet.

– Tiens ! justement, le blessé y estfigurant au Châtelet. Et il est du même pays que tonM. de Scaër, qui s’intéresse tout particulièrement àlui.

– Ça ne m’étonne pas. Scaër est devenutrès Parisien, mais il est resté Breton dans l’âme. Alors, il estvenu te voir pour te recommander ce garçon ?

– Oui… et surtout pour me prier d’obtenirqu’on le laissât sortir aujourd’hui de l’hôpital. Il veut,prétend-il, le prendre à son service.

– Il en a bien le droit et il en est biencapable. Scaër est un original. Est-ce parce qu’il veut prendre undomestique de son pays que tu doutes de sa moralité ?

– J’ai des raisons pour douter de celledu domestique en question. Il a été accompagné jusqu’à l’hôpitalpar un agent de la Sûreté. Il paraît qu’on le soupçonne d’avoir misle feu à la maison incendiée. Et c’est pour cela queM. de Scaër, qui le protège, tenait tant à ce qu’on luidonnât la clef des champs.

– Donc, cet homme est innocent. Scaër neprotègerait pas un gredin. Eh bien ! l’a-t-on mis dehors, ceprétendu incendiaire ?

– Pas encore. Mon chef de service esttout disposé à signer l’exeat et, ce matin, à la visite, je l’y aipoussé tant que j’ai pu. Mais, hier soir, on est venu de lapréfecture de police inviter le directeur de l’hôpital à ne paslaisser sortir l’homme jusqu’à nouvel avis.

– C’est sérieux, alors ? demandaPibrac d’un air de doute.

– On le dirait, répondit l’interne. Etpourtant j’ai beaucoup de peine à croire que ce garçon ait mis lefeu à la maison. Je l’ai interrogé et il m’a raconté qu’au momentoù ce feu a pris, il était occupé à figurer sur la scène duChâtelet.

– Mais Scaër aussi y était sur la scène.C’est moi qui l’y ai conduit. Il me semble bien l’avoir vu causeravec un figurant… et comme il s’est éclipsé tout d’un coup, jesuppose qu’il aura emmené son Breton et qu’ils sont allés ensemblevoir l’incendie. Je sais qu’il y était… je l’ai rencontré quand ilen revenait… et s’il répond de cet homme, c’est qu’il est en mesurede prouver qu’on se trompe en le prenant pour un incendiaire.

– Il me l’a dit hier, et maintenant je lecrois, puisque tu me réponds de lui.

– Oh ! absolument. Alors, tu vas luirendre son gars ?

– Ça ne dépend pas de moi seul, mais j’ytâcherai… et j’espère que demain, après la visite, mon chef deservice le renverra… il n’a pas de comptes à rendre à la police,mon chef… et tant qu’on ne sera pas venu chercher notre blessé pourle transférer à l’infirmerie de Mazas, le médecin a le droit de lerenvoyer chez lui.

– Alors, n’en parlons plus. Pourquoin’es-tu pas venu me demander à déjeuner ?

– Parce que je n’ai pas le temps dem’amuser. Je passe mon troisième examen dans huit jours. Jereviendrai te voir quand je serai reçu et c’est moi quit’inviterai. Nous ferons une noce à tout casser.

– Tu noces donc encore, toi ?

– Toutes les fois que je peux. Et je mefigure que tu ne t’en prives pas non plus. Tu ne viens plus auquartier Latin parce que tu ne le trouves plus assez chic, mais lediable n’y perd rien, comme me disait ma grand-mère pendant mesdernières vacances, quand j’essayais de lui faire accroire que jem’étais rangé.

– C’est vrai que je n’ai pas dételé, maistu me croiras si tu veux… je le regrette, le quartier, et jeregrette aussi les bonnes filles que nous menions souper chezFoyot… les grandes cocottes ne les valent pas.

– Bah ! tu en prends et tu enlaisses… ça te coûte plus cher, mais tes moyens te lepermettent.

– Oh ! ce n’est pas mon argent queje regrette, mais c’est vexant d’être berné par des drôlesses quivous plantent là un beau soir, quand on les a tirées de lamisère.

– Est-ce que ça t’étonne ?

– Non, mais ça m’embête.

– Bon ! je vois ce que c’est. Onvient de te lâcher. Conte-moi donc ça.

– Une piqueuse de bottines que j’avaisfait entrer au Châtelet et que je venais de mettre dans sesmeubles. Croirais-tu, mon cher, que pas plus tard qu’avant-hier, aulieu de souper avec moi, comme elle me l’avait promis, elle a filéavec une espèce de rastaquouère qu’elle a rencontré dans lescoulisses ?

– C’est très mal, dit ironiquementl’interne, mais j’espère que tu t’en es déjà consolé.

– Je te prie de le croire. Seulement, jelui en veux, et elle me le paiera. Quand son rastaquouère l’auraquittée, elle se rabattra sur moi et je l’enverrai promener.

– Tu auras tort. Avec ces demoiselles, ilfaut être philosophe. Au quartier, nous ne nous fâchons pas pour sipeu.

– C’est possible… mais, moi, j’en aiassez des débutantes. Je vais me répandre dans le vrai monde. Lesdemi-castors ne me vont pas non plus. Scaër vient de s’y frotter etil lui en a cuit. Il s’est laissé pincer par une blonde qui lui afait manquer un mariage superbe. Margot était encore moinsdangereuse que cette princesse-là.

– Margot, c’est celle qui t’atrahi ?…

– Et que je ne reverrai de ma vie, lacoquine.

À ce moment, des bruits qui partaient del’antichambre arrivèrent aux oreilles des deux amis ; desbruits de voix qui alternaient et qui s’élevèrent bientôt audiapason le plus aigu.

– On jurerait que ton domestique sedispute avec une femme, dit l’interne.

La porte s’ouvrit et Margot, en personne,entra comme un obus. C’était une grande fille rousse qui neparaissait pas avoir froid aux yeux, comme disent les marins et lesmilitaires. Elle avait écarté d’un coup de poing le groom et ellelançait au maître des regards courroucés.

– Qu’est-ce que c’est que cegenre-là ?… On me consigne à la porte, maintenant !… Jem’en fiche de tes consignes… comme je me fiche des amendes durégisseur de cette sale boîte du Châtelet… tu me feras leplaisir de lui régler son compte à ton polisson de groom… et que çane traîne pas !

Puis, feignant d’apercevoir tout à coupl’interne qui riait sous cape :

– Excusez-moi, Monsieur, dit-elle ;je ne vous avais pas vu. Du reste, vous n’êtes pas de trop, carvous devez être l’ami d’Ernest… Il se conduit avec moi qui suis uneartiste comme on ne se conduit pas même avec une fille, quand on aun peu de cœur.

– C’est trop fort ! s’écria Pibrac.Comment avez-vous l’aplomb de vous présenter chez moi, après ce quis’est passé, l’autre soir, au théâtre ?

– De quoi ?… parce que j’ai étésouper au Café anglais avec un Canadien qui avait invité Julietteet Delphine ?… en voilà du bruit pour rien !… J’aiaccepté exprès pour t’apprendre à faire le jaloux. Je croyais quetu ne serais pas assez bête pour te fâcher et que tu viendrais lelendemain au théâtre… mais non… Monsieur a pris la chose detravers !… Monsieur boude !…

– Il y a de quoi ! grommelal’excellent Ernest, déjà un peu radouci, et si tu te figures que tun’as qu’à te présenter chez moi pour y reprendre pied, tu t’abuses,ma chère.

– Je commence par y prendre une chaise,dit gaiement Margot en s’attablant sans façon. Sers-moi un verre dechartreuse… j’ai le cœur sens dessus dessous… ça me remettra… de laverte, tu sais… la jaune est trop fade.

Pibrac ne se pressa point d’obéir ; maisla bouteille était sur la table et l’ami Delle versa la liqueurdemandée.

– Merci, mon petit ! lui dit Margot.Si Ernest n’avait que des camarades comme vous, il ne me ferait pasune scène ridicule à propos d’une bêtise. Mais il fréquente unimbécile de provincial qui lui monte la tête… Monsieur le baron deScaër !… un baron panné… Avoue que c’est lui qui m’adébinée…

– Scaër ne s’est jamais occupé de toi etje t’engage à ne pas t’occuper de lui.

– Tu ne m’empêcheras pas de dire quec’est un jobard. Il comptait pour se refaire sur la dot de la filleà Bernage, et on vient de la lui souffler.

– Comment le sais-tu ?

– Suffit que je le tienne de bonnesource. Et je sais encore autre chose. Je sais qui elle va épouser,à la place de ton baron.

– Quoi ! elle va se marier à unautre ?

– Un peu, mon petit. Et tu le connais,l’autre… tu l’as même dans le nez, parce que tu te figures que jet’ai fait des traits avec lui.

– Le Canadien !

– Oui, gros jaloux !… ça prouve bienqu’entre ce monsieur et moi, il n’y a pas eu ça ! dit Margoten faisant claquer son ongle rose sur ses blanches incisives.

– Ça ne prouve rien du tout… et tu ne mepersuaderas pas que Bernage aurait amené cet homme dans lescoulisses du Châtelet, s’il avait eu le projet d’en faire songendre.

– Ce n’était peut-être pas son intention,ce jour-là. Il le connaissait depuis longtemps… il ne pensait qu’àprocurer à cet ami, qui venait d’arriver à Paris, l’occasion depasser agréablement la soirée du mardi gras… et il ne s’est pasembêté le Canadien !… Delphine lui a chanté des chansons àcrever de rire… mais le lendemain, Bernage l’a présenté à sa fille…elle lui a plu… et comme il est très calé, l’affaire dumariage a été bâclée tout de suite.

Pibrac se disait qu’après tout c’étaitpossible. Il se souvenait de l’empressement que Bernage avait mis àprésenter ce monsieur au cercle, et il ne s’étonnait pas outremesure que Bernage, ayant surpris Hervé de Scaër en bonne fortune,eût brusqué les choses en jetant sa fille à la tête d’un étrangeropulent.

Il admettait même que Solange eût consenti,par dépit, à changer de fiancé, du jour au lendemain.

Et il se promettait d’apprendre à Hervé, quine s’en doutait pas, cette étrange nouvelle. Mais il n’acceptait lerécit de Margot que sous bénéfice d’inventaire, c’est-à-dire en seréservant d’en contrôler l’exactitude.

– Comment, diable ! es-tu si bieninformée ? lui demanda-t-il.

Et il ajouta ironiquement :

– Est-ce que ton Canadien t’a envoyé unelettre de faire-part ?

– Non, mon cher, répondit Margot d’un airpiqué. On ne se marie pas comme ça dans les quarante-huit heures.Mais le mariage se fera. Et tu as beau me blaguer, M. Ricœurde Montréal est plus poli que toi, car tu n’as pas daigné tedéranger pour savoir ce que je devenais, tandis que, lui, il a prisla peine de venir hier chez moi s’excuser de ne pas pouvoir tenirce qu’il m’avait promis. Il m’avait fait, je ne m’en cache pas, debrillantes propositions. Il devait, comme entrée de jeu, m’acheterun hôtel, avenue de Wagram, et un huit-ressorts.

– Et tu t’étais empresséed’accepter ?

– Conviens que j’aurais été trop bête derefuser. Je n’ai dit ni oui, ni non… et ça parce que je tiens àtoi. J’ai bien fait, puisque le traité n’a pas été signé, pourcause de mariage. La vertu est toujours récompensée, conclut Margoten éclatant de rire.

Il n’y avait pas moyen de se fâcher contrecette créature. Pibrac et Delle ne purent pas s’empêcher de rireaussi. La glace était rompue et la conversation tourna vite à lagaieté. Pibrac ne croyait pas du tout à l’innocence de Margot, maiselle lui plaisait fort et il ne demandait qu’à se raccommoder avecelle. L’interne la trouvait amusante et il aurait volontiers pousséà la réconciliation, dans l’espérance de la revoir chez sonami.

La rusée commère ne s’endormit pas sur cepremier succès. Elle reprit la parole pour bavarder à tort et àtravers.

– Maintenant que la paix est faite,dit-elle, je vais vous en apprendre une bien bonne. Figurez-vous,mes enfants, qu’un de nos figurants a été à moitié rôti, l’autresoir, dans cette maison qui a brûlé rue de la Huchette, et que cebonhomme-là a été soupçonné d’avoir mis le feu.

– Tu ne nous apprends rien de neuf. Ilest à l’Hôtel-Dieu, dans le service de mon ami Delle qui,justement, me parlait de lui quand tu es arrivée.

– Bon ! mais ce que vous ne savezpas, c’est que notre régisseur l’a vu filer du théâtre avec le jolibaron de Scaër… ils avaient l’air d’une paire d’amis.

– Scaër ne se cache pas de s’intéresser àlui, puisqu’il est allé à l’hôpital, tout exprès pour lerecommander à Delle.

– Eh ! bien, vous pouvez lui direque la police ne tracassera plus son protégé. L’agent qui est venuaux informations, hier soir, a interrogé le chef de la figurationqui lui a déclaré que le nommé Ciboul… Caboul… Kernoul… je ne saisplus trop, mais c’est quelque chose comme ça… ces Bretons vous ontdes noms !… celui-là était encore en scène à la fin duquatrième acte, et à ce moment-là, il y avait au moins vingtminutes que la maison flambait. Le mouchard s’est déclarésatisfait.

– Alors, dit l’interne, la préfectureavisera aujourd’hui le directeur de l’hôpital, et demain matin, lasortie de ce garçon ne souffrira aucune difficulté.

– Voilà une nouvelle qui fera plaisir ànotre ami Scaër, s’écria Pibrac ; si j’étais sûr de le trouverchez lui, j’irais la lui annoncer.

– Je m’y oppose, dit Margot, j’ai encoredes tas de choses à te dire.

– Je puis y aller, moi, reprit AlbertDelle. La place Vendôme est sur mon chemin pour entrer àl’Hôtel-Dieu.

– C’est une bonne idée que tu as là,s’écria Pibrac. Scaër sera très content de te voir et d’apprendreque son Breton va lui être rendu. Tu lui diras de ma part que c’estMargot qui m’a annoncé cet heureux dénouement d’une sotte aventure…Oui, très sotte, car je ne comprends pas pourquoi il se préoccupetant de ce paysan perverti… un gars du Finistère, qui monte sur lesplanches, ne peut pas être grand’chose de bon.

– Ça ne nous regarde pas, dit Margot,mais puisque Monsieur veut bien aller rassurer le baron sur le sortde son protégé, il devrait profiter de l’occasion pour lui fairepart du mariage de la fille à Bernage avec le Canadien.

– À quoi bon ?

– Parce que je suis sûre que tu lui asdit des horreurs de moi, à ton ami. Tu as dû lui raconter que jet’avais lâché pour ce rastaquouère, et je veux qu’il sache que cen’est pas vrai, puisque le rastaquouère se marie… et puis, çal’embêtera et je n’en serai pas fâchée. J’ai une dent contrelui.

– Tu as tort. Il ne m’a jamais mal parléde toi… et je conseille à l’ami Delle de ne pas se charger de tacommission.

L’interne fit signe qu’il n’avait garde et seleva pour partir. On ne le retint pas, et il s’en alla enpromettant de revenir déjeuner un matin avec les amantsréconciliés.

Ce futur docteur ne fut pas plutôt dehorsqu’il regretta de s’être offert pour servir de messager àl’insouciant Ernest, qui se gênait si peu avec ses amis ; maisle brave Delle valait mieux que cet égoïste et il tenait à êtreagréable à M. de Scaër, maintenant qu’il savait queM. de Scaër était un gentilhomme irréprochable. Il enavait douté un instant ; il n’en doutait plus.

Il se défiait un peu de l’exactitude desrenseignements apportés par Margot et il se demandait s’il n’allaitpas causer une fausse joie au maître d’Alain, en lui annonçant unebonne nouvelle qui ne se vérifierait pas, mais il pensa queM. de Scaër lui saurait gré de l’intention.

Il comptait d’ailleurs lui dire de qui iltenait cette information et l’assurer en même temps de son concoursempressé pour hâter la sortie du blessé.

De la rue Saint-Arnaud à la place Vendôme, iln’y a pas loin et l’interne arriva en moins d’un quart d’heure àl’hôtel du Rhin.

Il n’y était jamais entré et il fut un peuintimidé par la majestueuse apparence de cette auberge princièrequi ne ressemblait pas du tout aux garnis de la rue del’École-de-Médecine.

Deux équipages très bien tenus stationnaientdevant la porte cochère et des valets en livrée allaient etvenaient sous la voûte qui précède le grand escalier.

Delle, après avoir un peu hésité, se décida àdemander M. de Scaër à un portier imposant qui lui ditque monsieur le baron était chez lui.

Quoiqu’il fût convenablement vêtu, l’internen’avait pas l’air de faire partie de la jeunesse dorée, et avant delui répondre, ce concierge avait commencé par le toiser des pieds àla tête, en homme accoutumé à juger les gens sur la mine. Dellel’aurait volontiers battu, mais il se retint, par égard pour Scaër,et il monta en maugréant.

Plus le moment approchait de s’aboucher avecle baron, plus il se repentait d’avoir accepté la mission quePibrac venait de lui confier.

Delle se disait que Scaër, pour peu qu’il eûtle caractère mal fait, pourrait bien trouver mauvais qu’il eûtraconté à Pibrac sa visite à l’Hôtel-Dieu. Et, de plus, cettehistoire de mariage rompu ne lui paraissait pas claire ; lasituation avait évidemment des dessous qu’il n’apercevait pas et,en faisant ainsi du zèle, il allait peut-être se trouver mêlémalgré lui à des intrigues où il ne pouvait que se compromettre.Delle était obligeant, mais il n’avait pas de temps à perdre, etpeu s’en fallut qu’il ne rebroussât chemin, sans entrer chez l’amidu blessé.

Après avoir franchi deux étages, il s’étaitarrêté sur le palier et il délibérait encore avant de se décider àsonner à la porte de l’appartement qu’on lui avait indiqué, lorsquecette porte s’ouvrit.

Hervé de Scaër parut, habillé pour sortir, sonchapeau sur sa tête et un parapluie sous le bras.

Cette rencontre inopinée tranchait laquestion. Il n’y avait plus moyen de reculer et Delle en prit sonparti d’autant plus facilement que Scaër l’accueillit comme onaccueille un ami attendu.

– Vous alliez sortir ? lui ditl’interne.

– Oui, pour aller vous voir à l’hôpital,répondit Hervé. Vous m’aviez fait espérer que mon compatrioteserait renvoyé ce matin…

– Je viens vous expliquer pourquoi il estencore là-bas.

– Je vous suis bien reconnaissant. Entrezdonc, cher Monsieur.

Delle ne se fit pas prier, et avant que Scaërlui offrît un siège :

– Vous êtes mieux logé ici que moi à lasalle de garde, dit-il en souriant. Nous étouffons là-bas et nous yvoyons à peine clair en plein midi, tandis que vous avez du jour etde l’air à profusion… sans compter le plaisir de contempler laColonne !

L’interne, en entrant, s’était tout d’abordapproché de la fenêtre et se régalait de la vue de la placeVendôme.

Hervé ne l’avait pas suivi. Il était blasé surce spectacle et il lui tardait de parler d’Alain.

– C’est singulier, murmura, sans quitterla fenêtre, M. Delle qui ne regardait plus le bronzeimpérial.

– Quoi donc ? demanda Hervé.

– On jurerait que… mais ce n’est paspossible… l’heure est passée… Je dois me tromper, et pourtant…

Il s’agissait évidemment de quelqu’un queDelle croyait reconnaître, et Hervé trouvait étrange que Delles’occupât d’un passant, au lieu de lui donner des nouvelles dublessé.

Mais l’interne continuait àmarmotter :

– Il sort de l’hôtel du Rhin et il ne memontre plus que son dos… s’il voulait bien se retourner encore unefois, je serais sûr de mon fait, mais je crois bien que c’est lui…il est assez reconnaissable avec ses habits en loques et son brasen écharpe.

À ces derniers mots, Hervé courut à la fenêtreet il y arriva au moment où Delle reprenait :

– Ah ! le voilà qui s’arrête surl’asphalte qui entoure le piédestal de la colonne… il faitdemi-tour… maintenant que je le vois de face, je suis fixé… c’estparfaitement notre homme.

– Alain ! s’écria Scaër.

– Lui-même… et voilà qui me dispense devous raconter ce que je venais vous apprendre. Je croyais qu’il nesortirait que demain… Il est dehors… Tout est pour le mieux dans lemeilleur des mondes.

Scaër ouvrit précipitamment la fenêtre et semit à appeler du geste le gars aux biques, lequel, en l’apercevant,venait d’ôter son chapeau pour le saluer.

– Pourquoi ne monte-t-il pas ?disait entre ses dents l’interne.

Alain répondit à l’invitation de son maîtrepar une mimique dont le sens était très clair, quoiqu’il n’eûtqu’un bras pour l’exécuter.

Il montrait alternativement la porte cochèrede l’hôtel du Rhin et sa propre personne, tout en faisant de latête un signe négatif.

– Je comprends, reprit l’interne, on n’apas voulu le laisser entrer, parce qu’il est fait comme un voleur.Ça ne m’étonne pas qu’on l’ait chassé, car c’est tout au plus si leportier m’a permis de passer.

– C’est à moi de descendre, dit vivementHervé. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?

– Ah ! je crois bien !… et jevais descendre avec vous, car je suis curieux de savoir comment ila eu, au milieu de la journée, l’exeat que je n’ai pas pu obtenirpour lui, ce matin, à la visite.

Scaër était déjà dans l’escalier. Dellesuivit. Ils franchirent les marches quatre à quatre, et ilssortirent en courant.

Ce n’est pas à cette allure que vont jamaisles gentlemen, soucieux de leur respectabilité.

Seul, au coin de son feu, un lord, à ce qu’onprétend, n’oser pas croiser ses jambes, de peur d’êtreinconvenant ; à plus forte raison n’en joue-t-il pas devantdes inférieurs, alors même qu’il s’agirait de sauver sa vie.

C’est pourquoi cette sortie précipitéescandalisa les courriers-interprètes et autres valets qui flânaientdans le vestibule, y compris le portier qui venait, comme Dellel’avait deviné, d’expulser Alain, et qui sortit de sa loge pourvoir où couraient ces messieurs.

Le gars aux biques les attendait au pied de laColonne, n’osant plus approcher de ce palais où on l’avait si malreçu.

– Te voilà enfin, mon pauvre gars !lui cria Hervé.

– Oui, notre maître ! me voilà.Ah ! dame ! ça n’a pas marché tout seul, mais ils m’ontlâché tout de même.

– Dites-moi, mon garçon, demandal’interne, qui est-ce qui a signé votre bon de sortie ?

– Ma foi ! Monsieur, je ne pourraispas vous dire… votre camarade est venu dans la salle pour un hommequ’on apportait et qui avait une jambe cassée… pendant qu’on ledéshabillait, il s’est approché de mon lit et il m’a interrogé poursavoir si je voulais toujours m’en aller. J’ai répondu que oui. Ilm’a commandé de me lever et de m’habiller. Ça n’a pas été long.L’infirmier m’a aidé à remettre mes guenilles. On m’a conduit dansun endroit où il y avait des gens qui écrivaient sur des grosregistres et deux messieurs qui causaient dans un coin…

– Le directeur et l’économe,probablement.

– Ils m’ont demandé où j’allais demeurer…J’ai dit que je ne savais pas encore et que j’allais chercher ungarni… là-dessus, ils se sont remis à parler entre eux et,finalement, ils m’ont laissé partir. Je suis venu ici toutdroit.

– Vous n’avez pas remarqué qu’on voussuivait ?

– Non… je n’ai pas fait attention… maisquand j’ai voulu monter chez monsieur Hervé, le portier m’a ditqu’on ne recevait pas les mendiants et j’ai été obligé dedécamper.

– C’est heureux que j’aie regardé par lafenêtre.

– Oh ! je serais resté en factionjusqu’à ce que j’aie vu sortir mon maître… quand j’aurais dûcoucher là.

– Il vaut mieux que vous couchiez dans unlit. Vous n’êtes pas encore en état de passer une nuit à la belleétoile, et d’ailleurs on vous aurait mis au poste. Je voismaintenant ce qui s’est passé à l’hôpital. Mon chef de serviceavait laissé ce matin un exeat auquel il ne manquait que la date.La consigne de la préfecture de police a été levée dans la journée.L’interne qui me remplaçait a daté l’exeat.

– Mais, demanda Scaër, vous sembliezcraindre tout à l’heure qu’on espionnât ce brave garçon…Pourquoi ?

– Oh ! c’est une idée qui m’étaitvenue… je n’aime pas les policiers et je les crois capables detout… je vois maintenant que personne ne l’a filé, commeils disent… s’il y avait un mouchard sur la place, je l’aurais déjàreconnu… et il ne me reste, cher Monsieur, qu’à prendre congé devous… après vous avoir dit que Pibrac m’a chargé de vous faire sesamitiés.

– Pibrac !… vous l’avezvu ?…

– Je viens de chez lui, et je l’y ailaissé en joyeuse compagnie… une demoiselle Margot que vousconnaissez, je crois.

– Ah !… il s’est remis avecelle ?

– Oh ! complètement… et cetteaimable personne m’a annoncé que, hier soir, au théâtre duChâtelet, il avait été fortement question de notre blessé. Lerégisseur a répondu de lui à un agent qui est venu demander sil’homme qu’on nous a apporté le matin à l’Hôtel-Dieu avait fait sonservice, la veille, au théâtre du Châtelet. Les autres figurants etleur chef ont déclaré qu’il était resté en scène jusqu’à onzeheures et qu’au moment où il est parti, la maison brûlait déjà. Iln’y eut jamais d’alibi mieux établi… et l’effet de cette enquête nes’est pas fait attendre, puisque votre protégé est sorti.

» Il a devancé la bonne nouvelle que jevous apportais.

– Je ne puis trop vous remercier, ditHervé. Enfin, on va laisser en repos ce brave garçon !

– Ne vous y fiez qu’à demi. Ces policierssont tenaces. Il se pourrait qu’on le surveillât… mais peu vousimporte, puisqu’il n’a rien à se reprocher.

– Au revoir, cher Monsieur ! conclutle brave Delle.

Le gars aux biques et son maître restèrentface à face sur le large trottoir qui entoure la colonne.

– Maintenant, commença Hervé, tu ne mequitteras plus. Je te prends à mon service, je te l’ai dit. Mais ilfaut d’abord te vêtir proprement. Va t’habiller de pied en cap dansun magasin de confection et cherche un logement pour cette nuit.Moi, je déménagerai demain et nous débarquerons ensemble dans lenouvel hôtel où je m’établirai. Je tiens à t’avoir sous la main,puisque tu vas m’aider à chercher les brigands que j’ai juré deretrouver, et tu ne peux pas loger à l’hôtel du Rhin ; leportier te reconnaîtrait…

– Oh ! oui, et vous auriez desennuis à cause de moi. Voyez plutôt ! Il est sorti de sa logeet ils sont là-bas, sous la porte cochère, trois ou quatre qui nousregardent. Ça fait, notre maître, que si vous m’en croyez, nous neresterons pas à la place où nous sommes.

Le maître fut de l’avis du serviteur et ilspassèrent ensemble de l’autre côté du vaste piédestal de lacolonne.

Derrière cet écran de bronze, la valetaillequi les espionnait de loin ne pouvait plus les apercevoir, et avantde se séparer pour se rejoindre le lendemain, ils avaient àconvenir de leurs faits.

Agir de concert, c’était bien ; encorefallait-il arrêter un plan de conduite et s’entendre sur la marcheà suivre pour atteindre le but.

Scaër n’y avait pas encore beaucoup réfléchiet il n’imaginait rien de mieux que de prendre Alain pour valet dechambre, à seule fin de l’avoir toujours à sa disposition quand ilaurait un ordre à lui donner ou une mission à lui confier.

– Ainsi, dit-il, c’est convenu. Tu serasmon domestique.

– Un bien mauvais domestique, murmura legars en secouant la tête. Je ferai ce que vous me commanderez,notre maître, mais je crois que je vous rendrais plus de servicessi je n’étais pas au vôtre et que je ne vous compromettraispas.

– Comment pourrais-tu mecompromettre ?

– Dame ! si on me surveille, commece bon monsieur nous le disait tout à l’heure, il vaudrait mieuxqu’on ne surveillât que moi… c’est déjà trop qu’on m’ait remarquéquand je vous ai demandé à votre hôtel, et vous avez bien raison dedire qu’il ne faut pas que j’y remette les pieds… mais si vous lequittiez, on croirait que c’est à cause de moi.

– Il faudra pourtant bien que je terevoie.

– Oui, mais pas chez vous… ni chez moi,quand j’aurai un logement. Nous nous rencontrerions, tous les deuxou trois jours, dehors… dans des endroits où on ne pourrait pasnous surprendre… chaque fois que je vous verrais, je vousraconterais ce que j’aurais fait depuis notre dernier rendez-vous…et je prendrais vos commandements.

– Bon !… mais que feras-tu sansmoi ? Tu as donc un projet ?

– Oui, notre maître, un projet que jevous expliquerai, et j’espère que vous l’approuverez. Voici ce quec’est…

Hervé attendait la suite et la suite ne vintpas. Alain était resté bouche bée et les yeux fixés sur une voiturequi arrivait du côté de la rue de la Paix, au grand trot de deuxsuperbes chevaux alezans : un landau découvert, unhuit-ressorts à quatre places.

Le temps s’était remis au beau depuis laveille et une tiède journée d’hiver avait fait sortir les équipagesqui roulaient vers le Bois. C’était, sur les grandes voies quiconduisent au Champs-Élysées, un défilé, comme jadis àLongchamp.

Ce spectacle n’intéressait guère Hervé quis’étonnait de voir le gars aux biques admirer un attelageluxueux.

Il s’aperçut bien vite que Kernoul neregardait ni les chevaux, ni le majestueux cocher, ni les deuxlaquais en grande livrée.

Quatre personnes occupaient ce landau si bientenu. Deux dames assises dans le fond faisaient vis-à-vis à deuxmessieurs.

Kernoul ne voyait que les dames qui seprésentaient à lui de face, puisque le landau débouchait de la ruede la Paix et prenait à droite pour gagner la rue de Castiglione encontournant l’esplanade bitumée qui s’étend au pied de lacolonne.

Il passa tout près d’Alain qui fit :« Oh !… et qui, en le suivant des yeux, ne tarda guère àlaisser échapper une nouvelle exclamation.

La première était pour ces dames, l’autreétait pour les messieurs que maintenant le mouvement tournant de lavoiture lui montrait de face. Et si Hervé ne se récria pas aussi,c’est qu’il avait moins sujet de s’étonner en apercevant, assisdans le même équipage, M. de Bernage, sa fille Solange,Mme de Cornuel et le monsieur qu’il avait vu,l’avant-veille, descendre à la porte de l’hôtel du boulevardMalesherbes.

Il n’eut pas besoin d’interroger Alain qui luidit d’un air agité :

– C’est elle !… c’est la Chauvry… lacoquine qui nous a amenés dans la maison où ma pauvre Zina a étébrûlée.

– Je m’en doutais, murmura Scaër.

– Je ne connais pas l’autre femme… lajeune… mais j’ai reconnu les deux messieurs… le plus vieux vientassez souvent dans les coulisses… celui qui est rasé comme unrecteur de chez nous, c’est le voleur du bal de l’Opéra.

– Tu es sûr de ce que tu dis ?

– Oh ! oui… je l’ai vu d’assez prèsquand il vous a tombé dessus, à la porte de votre hôtel.

– Comment se fait-il que tu ne l’aies pasremarqué, lui aussi, dans les coulisses ? Il y était, le soirdu Mardi-Gras.

– Je n’ai pas fait attention à lui… maisaujourd’hui, je ne me trompe pas… c’est bien l’homme qui a volé unportefeuille et qui s’en est débarrassé en le fourrant dans votrepoche.

– Ça ne m’étonne pas qu’il fréquente laChauvry. Ils doivent être de la même bande.

– Je commence à le croire… et je medemande s’ils nous ont vus.

– Je gagerais que non. Leur voitureallait comme le vent… et si la Chauvry m’avait reconnu en passant,elle se serait retournée sur moi… ils causaient entre eux et ils neregardaient personne.

– Tant mieux ! dit entre ses dentsHervé, qui se préoccupait déjà des suites de cette rencontre.

Il n’était pas trop surpris d’avoir vu leCanadien installé dans le carrosse de M. de Bernage. Ilne l’aurait pas été davantage d’apprendre que Bernage avait choisipour gendre son ancien complice, et il ne s’étonnait pas outremesure d’avoir acquis par le témoignage d’Alain la certitude queMme Chauvry et Mme de Cornueln’étaient qu’une seule et même personne.

Il s’en doutait depuis deux jours.

Et maintenant qu’il savait à quoi s’en tenirsur tous ces gredins, il allait pouvoir agir, sans hésiter et sanstâtonner.

Il ne lui restait plus qu’à mettre au courantd’une situation nouvelle Mme de Mazatlan qu’iln’avait pas revue depuis la visite qu’il lui avait faite par untemps de neige, et à arrêter définitivement avec son auxiliaireAlain Kernoul le plan de la campagne qu’ils allaient ouvrir.

– Ne t’amuse pas à chercher cette femme,lui dit-il brusquement ; je sais où la trouver et elle neperdra rien pour avoir attendu. Ce qu’il me faut, c’est la preuvequ’un crime a été commis dans la maison de la rue de la Huchette…je devrais dire deux crimes, car ces scélérats ont brûlé ta pauvreZina, mais celui-là n’est pas difficile à prouver… l’autre remonteà dix ans… ce sera moins commode… Je me charge de dénoncer lesassassins quand j’aurai de quoi les convaincre… et pour cela, j’aibesoin de toi… Explique-moi ton projet ; que comptes-tufaire ?

– Peau neuve, d’abord, répondit nettementAlain. Je vais commencer par m’acheter une blouse, une cotte et unecasquette… comme un ouvrier… je me logerai dans un garni du côté dela place Maubert… je me ferai couper les cheveux et je laisseraipousser ma barbe… je veux que personne ne me reconnaisse…

– Et ton épaule démise ?

– On me l’a très bien remise àl’hôpital ; je n’en souffre plus et, demain, je ne porteraiplus mon bras en écharpe.

– Très bien… et après ?

– Après, je trouverai bien un moyend’entrer dans la maison qu’ils ont détruite par le feu. Le secretest là.

– Tu tiens à opérer seul ?

– Je vous ai dit pourquoi. Si vous vousen mêliez, je ne ferais pas mieux et vous n’avez pas besoin de moipour découvrir les assassins, puisque vous les connaissez…Laissez-moi l’autre besogne… je ne vous demande pas plus de troisjours pour m’y mettre. C’est aujourd’hui vendredi. Voulez-vous quemardi soir, à dix heures, je vous attende sous le pont de laTournelle ?

– Comment, sous le pont ?… tu veuxdire sur le pont.

– Non, notre maître, sous la premièrearche, du côté du quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis. J’y aipêché à la ligne et je connais l’endroit. C’est une bonne placepour causer sans être dérangés…

– Et pour se faire assommer par desrôdeurs… mais j’aurai mon revolver… va pour la première arche,puisque tu y tiens !

» Maintenant, tu n’irais pas loin sansargent. Je vais t’en remettre.

– Ce n’est pas la peine, notre maître. Jen’ai pas encore changé le billet de cent francs que vous m’avezdonné mardi, et j’ai eu la chance qu’il n’a pas brûlé dans mapoche… On l’y a trouvé quand on m’a déshabillé à l’hôpital, et onme l’a rendu avant de me laisser sortir. Je crois bien que ça lesétonnait de voir que j’étais si riche, mais ils ne m’ont pasdemandé où je l’avais pris… Heureusement, car j’aurais été obligéde dire qu’il me venait de vous… c’est déjà bien assez quel’interne et la sœur Sainte-Marthe sachent que vous vous intéressezà moi…

– Je ne m’en cache pas.

– Je le sais bien, notre maître ;mais si la police me faisait des misères, je ne voudrais pas que lenom de Scaër fût mêlé à ces vilaines histoires-là.

Hervé ne put s’empêcher de sourire de lasollicitude de ce brave garçon qui se préoccupait de l’honneur dunom de son maître plus que ce maître lui-même, mais il ne put pass’empêcher non plus de lui en savoir gré, et il s’affermit dans larésolution qu’il venait de prendre de lui laisser carteblanche.

– Ne te tourmente pas de cela, mon gars,lui dit-il affectueusement, et puisque tu le veux, opère de toncôté, pendant que je travaillerai d’une autre façon. Séparons-nousdonc jusqu’à mardi soir…

– À dix heures, acheva Kernoul, comme unsoldat qui répond au mot d’ordre.

Et il fila rapidement vers le boulevard, afind’éviter de passer devant l’hôtel du Rhin.

Hervé le suivit un instant des yeux, et enrebroussant chemin pour rentrer chez lui, il n’aperçut pas defigures suspectes.

Il s’en allait rassuré, sans songer que laplace Vendôme est immense et qu’à Paris les espions savent secacher, fût-ce au milieu du Champ de Mars.

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