Double-Blanc

V

Octobre est venu. Tout s’est écroulé. Il n’y aplus d’Empire. Pour les Parisiens, bloqués par cent milleAllemands, il n’y a plus de France. Au delà des forts détachés quiprotègent l’enceinte fortifiée, on est en Prusse.

Et le dernier des Scaër, qui s’est engagé aumois de juillet, n’a pas encore vu le feu. On l’a d’abord envoyédans un dépôt, pour y apprendre à faire l’exercice. On l’a dirigéde là sur le camp de Châlons et on l’y a laissé jusqu’au jourimpatiemment attendu par lui, où on l’a enfin incorporé dans un desrégiments du corps de Vinoy, le 35e de ligne, en marchevers Sedan.

La bataille s’est livrée avant qu’il yarrivât. Il a échappé au désastre et il s’est replié sur Paris, oùil est rentré, trois jours avant que l’investissement fûtcomplet.

Alain a partagé la fortune de son maître. Lebaron de Scaër a utilisé d’anciennes relations mondaines pourobtenir que son compatriote servît avec lui, au dépôt d’abord, puisau 35e. En trois mois, ils sont devenus d’excellentssoldats, et, comme on manque de sous-officiers, Hervé a été nommésergent, à la fin de la retraite du 13e corps.

Alain est caporal dans la même compagnie quelui.

Ils n’ont qu’un désir : se battre, etcampés en dehors des fortifications, c’est à peine s’ils ont puentrer deux ou trois fois dans Paris où ils se sont informés deschoses qui les intéressaient.

Ils n’ont plus trouvé le moindre vestige de lamaison de la rue de la Huchette.

L’hôtel de Bernage est toujours à sa place,mais il a été abandonné par ceux qui l’habitaient. Ils n’y ont paslaissé un seul domestique pour le garder.

On y a installé des gens de la banlieue dontles villages ont été occupés par l’ennemi.

L’hôtel de la rue Guyot est fermé. La marquisepartie, un mois avant la déclaration de guerre, n’est pas revenueet ne rentrera pas tant que Paris sera cerné.

Elle n’a pas donné de ses nouvelles àHervé.

L’affreuse Cornuel a disparu.

Alain pense toujours à elle. Hervé pensetoujours à Mme de Mazatlan.

Mais la vie qu’ils mènent ne leur laisse guèrele loisir de méditer sur le passé ni de songer à l’avenir.

Hervé n’espère plus rien, et le souvenir desderniers événements commence à s’effacer. Il a quitté brusquementTrégunc, sans prendre le moindre arrangement d’affaires. C’est toutau plus s’il a prévenu ses domestiques et ses fermiers qu’ilpartait pour la guerre et qu’il emmenait le gars aux biques.

L’interne est parti avec eux sans s’inquiéterde Pibrac, qui n’a pas dû se presser de se rapprocher du théâtre dela guerre.

Mais le brave Delle, pour servir son pays,n’avait pas besoin de s’engager. Il s’est fait attacher à uneambulance et Scaër ne l’a plus revu. Peut-être a-t-il ététué ; peut-être a-t-il suivi en captivité les prisonniers deSedan ; peut-être est-il enfermé dans Metz qui tientencore.

Avant de se séparer de Scaër, Delle, toujourssage, lui a conseillé de faire, comme on dit, une croix sur lepassé et de laisser la Providence dénouer ce long drame. Elle adéjà puni les assassins d’Héva ; elle châtiera aussil’incendiaire, l’odieuse créature qui a fait périr Zina dans lesflammes.

Si elle n’intervenait pas, ce n’est pas lajustice des hommes qui se chargerait d’éclaircir les lugubresmystères d’une histoire vieille de dix ans.

Il n’y a plus de justice dans une villeassiégée ; il n’y a même plus de police.

Les sergents de ville combattent auxavant-postes et les conseils de guerre ont remplacé la Courd’assises.

Le parent haut placé, le secrétaire généralqui avait pris cette affaire à cœur, a été emporté par la tromberévolutionnaire qui a tout bouleversé à la Préfecture.

Bernage et son complice ont eu grand tort dese permettre cette excursion qui leur a coûté la vie sur la côte deBretagne. S’ils s’étaient tout bonnement réfugiés en Angleterre,ils auraient pu compter sur l’impunité.

Et le sergent Scaër se demande encore parfoisquel vertige les a poussé à remettre le pied sur cette terre où ilsavaient commis leurs premiers crimes.

Il lui revient à l’esprit un vers latin qu’onapplique souvent à ces cas-là : Quos vult perdere, Jupiterdementat[1]. Mais cette réminiscence classiquen’explique rien.

Hervé a renoncé à comprendre. Et pourtant ilsent qu’il y a, au fond de tout cela, un secret qui luiéchappe.

Alain, plus silencieux que jamais, n’en pensepas moins, mais il ne dit pas ce qu’il pense.

Depuis qu’ils sont sous Paris, leur régiment aété engagé une fois, le 30 septembre, à la sanglante affaire del’Hay, mais le 2e bataillon n’a pas donné et ils sont du2 e bataillon.

Placés en réserve, ils ont assisté de loin àl’attaque et à la retraite ; ils ont vu rapporter sur unbrancard, couvert de fleurs cueillies par les Prussiens, le corpsdu brave général Guilhem qui commandait la brigade. Ils n’ont pastiré un coup de fusil.

Et, depuis ce combat glorieux, maismalheureux, il n’y a pas eu d’opération militaire importante.

Ils savent qu’on ne les laissera pas longtempsinactifs et qu’ils seront les premiers à aborder l’ennemi, car leurbrigade est la seule de l’armée de Paris qui soit composée de deuxrégiments d’ancienne formation. Le reste est fait de fractions detroupes, tirées des dépôts, et de mobiles à peine équipés, pasexercés du tout et commandé par des officiers qui n’en savent guèreplus que leurs soldats.

Le reste de l’armée française a été pris àSedan et si le 35e et le 42e n’ont pas eu lemême sort, c’est que, au moment de la déclaration de guerre, ilsoccupaient Rome et qu’ils n’ont rejoint le 13e corpsqu’à la fin du mois d’août.

Ceux-là sont destinés à tenir tête à l’ennemijusqu’à la fin du siège, pendant que les gardes nationaux jouent aubouchon sur les remparts, en attendant la proclamation de laCommune qu’ils serviront, pour trente sous par jour, mieux qu’ilsn’ont servi la patrie.

Scaër ne devait rien à l’Empire déchu, iln’avait jamais été un royaliste militant et il n’aimait pas laRépublique. Il se battait pour la France.

Alain aussi, mais sans le savoir, car il nes’était jamais occupé de politique, et c’est tout au plus s’ils’était aperçu que son pays avait changé de gouvernement.

Le 12 octobre au soir, leur bataillon avaitbivouaqué à la Grange-Ory, tout près du chemin de fer de Sceaux, etun peu en avant du fort de Montrouge, et le lendemain matin, aupetit jour, il avait pris les armes.

Chacun comprenait qu’il s’agissait d’enleverdes villages occupés par des Prussiens et on attendait l’ordred’attaquer. On savait que les mobiles de la Côte-d’Or et lesmobiles de l’Aube, massés à l’avant-garde, devaient marcher lespremiers et être soutenus par le 35e de ligne.

Mais l’ordre n’arrivait pas.

À la guerre, c’est pendant les instants quiprécèdent un combat prévu qu’on connaît les vieux soldats. Ilsrestent calmes, tandis que les conscrits s’impatientent ets’agitent.

De toutes les épreuves auxquelles peut lesexposer le hasard des dispositions militaires, l’immobilité devantl’ennemi est la plus difficile, et ceux qui la supportent sansbroncher sont de vrais braves.

Hervé ne sourcillait pas et Alain fumait sapipe aussi tranquillement que s’il eût été assis sur la lande deTrégunc, gardant ses chèvres.

Tout près d’eux, un sergent chevronné de leurcompagnie les observait du coin de l’œil, un vétéran des campagnesde Crimée et d’Italie qui se connaissait en bravoure et qui avaitpris Scaër en amitié. Il fut si satisfait de leur attitude qu’il enfit compliment à son jeune camarade.

– Bravo ! lui dit-il gaiement, jevois que l’approche de la danse ne vous donne pas d’inquiétude dansles jambes. Il se tient très bien aussi, votre caporal.

– C’est dans le sang, répondit en riantHervé. Les Bretons n’ont jamais froid aux yeux.

– Tant mieux, car ça va chauffer. Lescasques à pointe se sont barricadés dans les rues… non, pas lescasques à pointe… les casques à chenille… Le lieutenant Leblancdisait tout à l’heure qu’il n’y a là-dedans que des Bavarois… çasera dur tout de même… un kilomètre sous la fusillade, avantd’arriver aux premières maisons… Mais voilà nos canons qui prennentposition là, sur notre droite… ils vont nous déblayer ça… et puis,nous aurons avec nous un détachement de sapeurs du génie… cettefois, ils n’ont pas oublié leurs outils, comme le 30 septembre, àChevilly, où les deux autres bataillons du régiment ont perdu cinqofficiers… sans compter que le fort qui est derrière nous va nousappuyer avec ses grosses pièces.

» Vous allez entendre un joliconcert !

Ce qui intéressait le plus Hervé dans leprogramme que le vieux sergent se plaisait à lui exposer, c’étaitles indications topographiques, car Hervé ne connaissait pas dutout le terrain sur lequel il allait se battre. Ce côté de labanlieue parisienne n’est guère fréquenté par les viveurs du mondeoù on jette l’argent par les fenêtres, et si le seigneur de Scaëravait maintes fois dîné à Saint-Germain, au pavillon Henri IV, iln’avait jamais cueilli la fraise dans les bois de la rive gauche nifait de parties à Robinson.

C’est tout au plus s’il savait les noms desforts qui allaient soutenir l’attaque et des points qu’ils’agissait d’enlever à l’ennemi.

Son camarade à trois chevrons se chargea deles lui apprendre.

– Nous sommes sous le fort de Montrouge,dit-il ; là-bas, c’est le fort de Vanves, et là-bas, toutlà-bas sur une hauteur, c’est le fort d’Issy… juste devantClamart.

– Ah ! ce village, c’estClamart ! dit Scaër, frappé par un souvenir.

La soi-disant Mme Chauvry sefaisait adresser ses lettres à Clamart. Alain, qui s’en souvenait,dressa l’oreille aussi.

– L’autre, plus près, c’est Châtillon,continua le sergent, et celui que voilà devant nous, c’est Bagneux.C’est le plus fortifié des trois et c’est nous qui aurons la plusgrosse besogne. Aujourd’hui, le 2e bataillon du35e ne sera pas aux places à quatre sous, comme ladernière fois qu’on s’est cogné. Chacun son tour… et du reste, il yen aura pour tout le monde.

Scaër n’écoutait plus les commentaires duvieux troupier. Le nom de Bagneux était un trait de lumière. Ellefigurait sur une des pages du carnet, la première syllabe de ce nomqu’il n’avait pas su compléter, faute d’être renseigné sur lesenvirons de Paris.

Il avait songé jadis à Bagnolet, peut-êtreparce qu’il se souvenait d’une chanson de Béranger intituléel’Aveugle de Bagnolet. Il n’avait jamais songé à Bagneux,quoiqu’on l’ait chanté aussi dans un opéra comique d’Adam :Ah ! qu’il fait donc bon ! qu’il fait donc bon,cueillir la fraise au bois de Bagneux, etc.

Et il allait le prendre d’assaut, ce village,indiqué par abréviation dans l’agenda volé à Bernage, en marge d’undessin représentant un jardin planté d’arbres, à côté d’une autremention écourtée : pl. Égl., qui signifiait évidemment :place de l’Église.

Bagneux en était plein de jardins plantés et,de la Grange-Ory, où il attendait dans le rang le signal du combat,Scaër voyait très distinctement le clocher de l’église.

Entre lui et la place marquée par une croixrouge, il n’y avait plus que des coups de fusil.

Et le secret, le dernier secret était là, dansquelque maison occupée par l’ennemi et abandonnée par Bernage quiavait peut-être chargé la Cornuel de la surveiller, à moins qu’iln’eût enlevé ce qu’il y avait caché.

Il ne s’agissait que de chasser de Bagneux lesBavarois et, quand Bagneux serait pris, de chercher près de laplace de l’Église un jardin planté, de le chercher à travers lafusillade, – entreprise peu commode.

Scaër n’eut pas le temps d’y réfléchirlonguement. Deux coups de canon partirent du fort de Vanves et lechevronné s’écria :

– C’est le signal. V’là le bastringue quiva commencer !

Le fort de Montrouge ouvrit aussitôt le feusur le village et, dès que ses boulets eurent renversé en partieles premières maisons et les barricades qui fermaient l’entrée desrues, les mobiles de la Côte-d’Or et de l’Aube se lancèrent.

C’était merveille de les voir courir àl’assaut, sous une fusillade qui les prenait de front et de flanc,profitant, pour se couvrir, de tous les accidents de terrain et detous les abris : haies, carrières et fossés.

De vieux soldats n’auraient pas mieux fait.Ils enlevèrent au pas de course une barricade et deux maisons oùils se retranchèrent.

Ce n’était là qu’un prologue et Scaër, quin’avait pas perdu un détail de l’action, ne pensait déjà plus à lacroix rouge tracée sur le carnet qu’il portait encore sous sonuniforme de lignard, comme il l’avait porté sous son habit noir àParis, et sous sa veste de chasse à Trégunc. Il ne pensait qu’àcharger et il piaffait comme un cheval d’escadron qui entend latrompette.

Le sang batailleur que lui avaient transmisses aïeux lui montait à la tête et il s’indignait presque de resterl’arme au bras, pendant que les mobiles se fusillaient à boutportant avec les Allemands qui se défendaient vigoureusement. Ilregardait son capitaine qui commandait le bataillon, depuis la mortde son chef, tué à l’ennemi, et qui se tenait debout, en avant desa troupe, l’œil fixé sur le colonel, attendant l’ordred’attaquer.

Il vint enfin, cet ordre, et la troupe selança, ses officiers en tête.

Elle eut moins à souffrir que les mobiles quiavaient essuyé tout le feu des maisons avant de les prendre, et,habilement dirigée, elle tourna le village par la droite.

Il n’y a guère de ce côté que des enclos dontles sapeurs eurent tôt fait d’enfoncer les portes et où lebataillon se trouva complètement abrité des feux de flanc par unlong mur qui bordait le chemin de Fontenay-aux-Roses.

Scaër venait d’entendre siffler beaucoup deballes ; il avait vu tomber quelques soldats autour de lui etil n’avait pas même eu cette émotion que ressentit Henri IV, à sapremière bataille.

Il avait ce qu’on appelle la bravoure detempérament.

Alain non plus n’avait pas bronché. Lui aussiétait d’une race de paysans qui avaient guerroyé jadis contre lesAnglais, envahisseurs de son pays, et il ne connaissait pas lapeur.

Cette fois, ce n’était pas contre l’ennemihéréditaire des Bretons qu’il se battait. Né et nourri à troiscents lieues du Rhin, il n’avait jamais entendu parler de laPrusse. Et pourtant il y allait de bon cœur, comme les autres.

Les mobiles des cinq départements Armoricainsdéfendirent Paris pendant le siège. Ils y étaient arrivés enchantant des cantiques bretons et ils s’y comportèrentvaillamment.

Scaër aurait pu en être, et ses compatriotesl’auraient certainement nommé officier, mais les bataillons nefurent formés qu’après nos premiers désastres et il n’avait pasvoulu attendre. Le séjour de Trégunc lui était devenu odieux,depuis son excursion à Rustéphan et depuis la mort de Solange.

En ce moment, il ne songeait guère auxcatastrophes qui avaient attristé les derniers jours de son voyageen Bretagne. La fièvre de la bataille le tenait. Il lui tardait dese servir de son chassepot qui n’avait pas encore fait feu et de sabaïonnette encore vierge. Il ne songeait qu’à tuer.

Le bataillon, massé dans l’enclos où il venaitde se jeter, ne resta pas longtemps inactif. L’arrivée des lignardsavait surexcité l’ardeur des mobiles qui les avaient devancés. Cesbraves petits soldats de la Côte-d’Or faisaient des progrès dansles rues du village et enlevaient barricades sur barricades. Maisles Allemands s’étaient réfugiés dans les maisons et tiraient parles fenêtres.

Il fallait en finir et le capitaine demandades hommes de bonne volonté pour les prendre d’assaut. Il s’enprésenta beaucoup plus qu’il n’était nécessaire, Scaër et Alain entête. Quand ils arrivèrent aux maisons, la besogne était faite. Destirailleurs intrépides s’étaient glissés le long des murs, sansattendre le commandement. Ils avaient brisé les portes à coups decrosse et les Bavarois, surpris par la brusquerie de l’attaque,avaient mis bas les armes ou s’étaient sauvés.

On avait déjà une centaine de prisonniers etrien ne s’opposait plus à la marche en avant du bataillon qui netarda guère à déboucher sur une place au centre du village.

Bagneux était à nous. Il s’agissait de legarder. On se mit à l’œuvre. On crénela les murs, on barricada lesrues, et deux batteries s’établirent sur la place même, prêtes àbalayer les issues.

Hervé se souvint tout à coup des indicationsdu carnet en lisant sur une plaque posée sur une maison d’angle cestrois mots qui figuraient en abrégé sur une des pages del’agenda : Place de l’Église.

Les hasards de l’attaque l’avaient conduitprécisément à l’endroit qu’il aurait cherché s’il eût été le maîtrede ses mouvements. Et il eut de la chance jusqu’au bout.

Cinq ou six maisons bordaient cette placeassez étroite ; l’une d’elles, plus grande que les autres,attenait à un jardin clos, et Scaër reçut l’ordre d’occupercelle-là avec une vingtaine d’hommes de sa compagnie.

Les Allemands paraissaient l’avoir évacuée etce fut tôt fait de jeter bas la porte principale.

Les troupiers du 35e seprécipitèrent dans une cour plantée de tilleuls régulièrementalignés et formant deux allées.

Ils allaient pénétrer dans la maison, lorsquedes coups de feu partirent d’un soupirail ouvert au ras du sol.

Trois hommes tombèrent. Un avait été tué raided’une balle dans la tête. Les deux autres n’étaient queblessés.

Scaër, chef du détachement, n’eut pas besoinde commander. Ses soldats se jetèrent d’eux-mêmes en avant et seruèrent à la cave où ils passèrent au fil de la baïonnette cinq ousix Bavarois qui ne l’avaient pas volé, car il n’aurait tenu qu’àeux de se rendre, au lieu de tirer traîtreusement sur des Françaishors de garde.

Scaër ne mit pas la main à cette exécutionnécessaire, mais il ne fit rien pour l’empêcher et il pensa àfouiller le reste de la maison avant de s’y fortifier.

Des combattants s’étaient cachés dans lesous-sol ; d’autres pouvaient bien s’être cachés dans leschambres de cette villa à trois étages.

Cette fois, il tint à marcher en tête de sondétachement, afin d’empêcher les massacres inutiles et au risque derecevoir les premiers coups de fusil, si on surprenait d’autresennemis embusqués.

On ne trouva personne, et on se replia sur lacour qu’il s’agissait de mettre en état de défense, en prévisiond’un retour offensif de l’ennemi.

Sur l’art de se fortifier qu’on enseigne dansles écoles militaires, Hervé, refusé jadis aux examens deSaint-Cyr, n’avait que des notions très vagues, mais il venait devoir opérer les soldats du génie et il savait ce qu’il y avait àfaire pour protéger ses hommes sans qu’ils cessassent decombattre.

La maison se trouvait en façade sur la place,mais elle confinait à des terrains qui s’étendaient jusqu’àChâtillon, resté au pouvoir des Allemands, et qui étaient parsemésde villas occupées par leurs tirailleurs.

Il fallait répondre à leur feu et en mêmetemps se barricader du côté du village.

Une petite escouade de sapeurs était entréeavec le détachement. Hervé leur commanda d’ouvrir à coups de piochedes meurtrières dans le mur qui séparait le jardin de la campagneet d’abattre quelques tilleuls qu’on traînerait ensuite en traversde la porte enfoncée par les soldats de ligne.

Ils eurent tôt fait de créneler la muraille.Il leur fallut plus de temps pour couper les arbres. On n’avait pasassez de haches et celles qu’on avait n’étaient pas asseztranchantes. Le travail n’avançait pas et, afin de l’accélérer, lecaporal du génie eut l’idée de placer au pied de chacun des deuxtilleuls une cartouche de dynamite.

L’explosion les renversa et creusa dans laterre où s’enfonçaient leurs racines une tranchée assez profondequi s’étendait d’un arbre à l’autre.

Les troupiers avertis s’étaient garés, et déjàles uns aidaient les sapeurs à couper les maîtresses branches pouren faire des abattis, pendant que les autres commençaient le feupar les créneaux.

Scaër se multipliait, tantôt rectifiant le tirde ses hommes, tantôt pressant les travailleurs.

Alain, qui le secondait de son mieux, le pritpar le bras et lui montra, sans mot dire, un objet qui brillait aufond de la tranchée.

Scaër se baissa pour le ramasser et vit quec’était un étui en fer-blanc comme ceux où les soldats voyageantpar étapes enferment leur feuille de route, mais plus long, plusgros, plus lourd, plus plat et scellé avec du plomb aux deuxbouts.

Il n’eut pas besoin, pour comprendre, defeuilleter le carnet qu’il portait sur sa poitrine. Il se rappelaitparfaitement le croquis du jardin planté et la place marquée d’unecroix rouge. Ce n’était pas un cadavre que Bernage – ou un de sescomplices – avait enfoui entre deux tilleuls. Le secret était là,dans cet étui. Scaër, qui l’avait tant cherché, allait enfin savoirà quoi s’en tenir.

Le moment eût été mal choisi pour l’ouvrir etScaër ne pouvait pas le porter à la main comme un bâton decommandement. Il le fourra sous sa capote et l’assujettit contreson corps avec la large ceinture qui lui serrait la taille, à lamode des zouaves.

Alain avait compris, lui aussi, ou plutôt ilavait deviné, et il ne questionna pas son maître.

Il aida les hommes à traîner les arbres entravers de la porte et à élever une barricade qui ne lesempêcherait pas de sortir quand il faudrait battre en retraite, etqui arrêterait les assaillants, si l’ennemi tentait de reprendrepossession de la maison.

Cela fait, le gars aux biques alla se poster àun créneau et se mit à envoyer aux tirailleurs allemands des ballesbien dirigées.

Hervé aurait volontiers fait comme lui, maisil avait des soldats à surveiller, et du reste il n’était plus enétat de viser juste, depuis qu’il avait mis la main sur l’étuicaché par les assassins.

Il lui tardait de connaître enfin le mot de lasombre énigme qu’il n’avait pu deviner depuis dix-huit mois et ilse disait : si je suis tué aujourd’hui, personne ne le saurajamais… personne que les rôdeurs allemands qui viendront, la nuit,dévaliser les morts.

Et il pensait à recommander à Alain de secharger de l’étui, si son maître tombait sur le champ debataille.

Tout à coup, il reçut un choc qui faillit lerenverser, et il vit une balle ricocher à ses pieds. Elle l’avaitatteint en plein corps et elle avait glissé sur l’étui.

Elle n’était pas entrée par une desmeurtrières. Elle aurait tué un soldat. Scaër, au milieu du fracasde la canonnade, n’avait pas entendu le coup, qui avait dû êtretiré de haut en bas.

Il leva les yeux et vit remuer une persienne àune fenêtre du troisième étage.

Évidemment le coup était parti de cettefenêtre et ce n’était pas un coup de fusil, car Scaër aurait vu lecanon de l’arme dépasser l’entrebâillement des persiennes. Sansdoute, un ennemi oublié dans la chambre s’était servi de sonrevolver. Et pourtant, on venait de la fouiller, cette chambre dutroisième étage, et on n’y avait rien trouvé. Il fallait qu’on eûtmal cherché et on pouvait renouveler la visite.

Mais tous les hommes étaient aux créneaux ou àla barricade. Scaër, n’écoutant que son courage, résolut de monterseul. Il était poussé aussi par une rage de tuer. Il lui semblaitqu’il n’aurait pas fait son devoir tant qu’il n’aurait pas enfoncésa baïonnette dans le ventre d’un Allemand.

Et en ce moment, ses soldats n’avaient pasbesoin qu’il les commandât. Ils avaient de la besogne. Il pouvaitles laisser travailler du chassepot.

Scaër ne prit même pas le temps d’avertirAlain et il se précipita dans l’escalier qu’il monta encourant.

La chambre était vide, mais il avisa un grandplacard qu’il se mit aussitôt en devoir d’enfoncer à coups decrosse.

Pendant qu’il y heurtait violemment, la portes’ouvrit ; en s’ouvrant elle faillit le renverser, et avantqu’il eût repris son équilibre, il reçut un coup de feu en pleinefigure. La balle dévia fort heureusement et lui laboura la joue. Àdemi aveuglé par la fumée, il ne vit pas tout d’abord cetassaillant sorti d’une armoire et il était trop près de lui pour seservir de son chassepot, mais de sa main gauche il l’empoigna parle bras, et d’une secousse il lui fit lâcher le pistolet qui fumaitencore.

Alors seulement, il vit à qui il avaitaffaire. Ce n’était ni un Bavarois ni un Prussien qui venaitd’essayer de lui brûler la cervelle. C’était une femme qu’il nereconnut pas du premier coup d’œil, une femme habillée de noir etcoiffée d’un bonnet comme en portent les paysannes de la banlieuede Paris.

– Achevez-moi, puisque je vous ai manqué,dit-elle d’une voix rauque.

– Vous ! s’écria-t-il, quefaites-vous ici, malheureuse ?

– Je suis ici chez moi. Cette maisonm’appartient… cette maison que vous pillez après l’avoir saccagée.Je regrette de ne pas vous avoir tué. Je vous aurais repris l’étuique vous venez de voler. Allons !… vengez-vous !… Je suisdésarmée. Qu’attendez-vous pour en finir avec moi ?

Scaër en avait bien envie. Il ne tenait qu’àlui d’envoyer cette venimeuse créature rejoindre en enfer ses deuxcomplices, mais il lui répugnait de casser la tête ou de trouer lapoitrine d’une femme, même d’une scélérate comme l’était cetteChauvry, cette Cornuel, cette âme damnée de Bernage.

Peut-être aussi se disait-il que s’il enpurgeait la terre, elle emporterait dans l’autre monde les secretsde la bande, et que mieux vaudrait lui offrir sa grâce, à conditionqu’elle parlerait.

Entamer une instruction sous le feu del’ennemi, c’était une idée qui ne pouvait venir qu’à ce Bretonexalté.

Il commença par prendre ses précautions. Aprèsavoir repoussé la Cornuel jusqu’à la coller au mur, il ramassa lerevolver, encore chargé de quatre coups, le passa dans sa ceintureà côté de l’étui qu’il y avait serré et s’assura d’un coup d’œilque la clé était à la serrure de la porte de la chambre restéeouverte. Puis, revenant à elle :

– Avouez ! dit-il menaçant.

– Oui, j’avoue que j’ai été sotte etmaladroite, ricana l’enragée femelle. Je n’ai pas prévu que vousferiez sauter les arbres du jardin, et j’ai tiré trop vite. Vousl’avez, cet étui que j’étais chargée de garder, mais ce qui meconsole, c’est que vous ne pourrez pas vous servir de ce que vous ytrouverez… ni vous, ni votre valet, ni cette coquine que vousprenez pour une marquise… Vous pouvez me tuer maintenant… Bernagesaura bien vous rattraper… il me vengera.

– Bernage est mort… et vous allez mourir…mais vous ne mourrez pas de ma main… on fusille les espionnes et,après le combat, on ne vous fera pas grâce.

Scaër, ayant dit, sortit à reculons, ferma laporte en dehors et mit la clé dans sa poche.

La chambre n’avait pas d’autre issue et sonunique fenêtre donnait sur la cour pleine de soldats du35e.

Scaër était sûr que la Cornuel nes’échapperait pas.

En bas, il rencontra Kernoul qui venait des’apercevoir de son absence et qui s’écria en le voyant couvert dusang qui coulait de sa joue :

– Blessé !… vous êtesblessé !

– Ce n’est rien, dit Hervé en s’essuyantd’un revers de main. Où en sommes-nous ?

– Je ne m’y connais pas beaucoup, mais ilme semble que nous n’avançons pas. Par le trou qui me sert à tirer,je viens de voir les camarades foncer sur l’autre village… mais ilsont été obligés de reculer… il y a des Prussiens partout… derrièreles haies, derrière les murs… aux fenêtres des maisons… ils sonttrop.

L’autre village, c’était Châtillon quel’ennemi occupait en grande force et que la colonne du général deSusbielle avait déjà deux fois essayé inutilement d’enlever. Larésistance était acharnée. Il fallait faire le siège de chaquemaison et cela presque sans artillerie, car les canons avaientbeaucoup de peine à passer par les rues étroites. On s’était bienemparé de la partie basse du bourg, mais quand on tentait de monterplus haut, on était repoussé. C’était le plateau de Châtillon qu’ilaurait fallu prendre et il était imprenable.

Les Bavarois venaient d’y amener de nombreusesbatteries que le feu de nos forts ne parvenait pas à réduire ausilence et qui couvraient d’obus Clamart, Châtillon etBagneux ; Châtillon surtout.

Le détachement commandé par Scaër ne recevaitaucun ordre et continuait à tirailler, sans grandes pertes, parceque les hommes restaient abrités derrière les murs du jardin.

Scaër avait bandé sa joue avec son mouchoir,mais il perdait beaucoup de sang et il sentait que ses forcesdiminuaient. Il tenait bon pourtant, mais il lui fallait prévoir lecas où serait forcé d’abandonner le commandement et il appelaKernoul pour lui donner des ordres militaires et des instructionsparticulières.

– Si tu me vois faiblir, lui dit-il, tume remplaceras, et tu tiendras avec tes hommes jusqu’à ce qu’onvienne vous relever. Si je tombe, tâche qu’on ne me laisse pas ici,mais si tu étais obligé de m’abandonner, prends sous ma capote uneboîte en fer-blanc…

– Celle que vous venez de trouver dans latranchée, interrompit Alain ; je ne sais pas ce qu’il y adedans, mais je me doute que c’est la Chauvry qui l’a cachée.Clamart est tout près… elle y est peut-être, la gueuse… et elle estcapable d’avoir avertir les Prussiens que nous allionsattaquer…

– Elle est là, dit Hervé en montrant dudoigt la fenêtre du troisième étage. Si nous battons en retraite,fais-la fusiller avant de partir.

– Pourquoi pas tout de suite ?s’écria le gars aux biques. Je m’en charge à moi tout seul, etje…

Il n’acheva pas. Une effroyable explosion luicoupa la parole. Un obus de gros calibre venait de tomber sur letoit et d’éclater dans la chambre où l’odieuse Cornuel étaitenfermée. Les murs croulaient et la maison prenait feu. Si laprisonnière n’avait pas été mise en pièces, elle allait périr de lamême mort que sa victime, la pauvre Zina, brûlée rue de laHuchette.

– Justice est faite, dit Scaër en voyantque la Cornuel ne se montrait pas à la fenêtre.

Il parlait encore lorsqu’un autre projectilecreux s’abattit sur la barricade, qu’il anéantit en dispersant lestroncs et les branches et en projetant des éclats dans toutes lesdirections. Alain roula aux pieds de son maître qui, par miracle,n’avait pas été atteint et qui se précipita pour le relever.

– Ce n’est pas la peine, murmura le garsaux biques. J’ai mon compte.

– Où es-tu blessé ? lui demandaScaër, agenouillé.

– J’ai le bras cassé et les côtesenfoncées.

À ce moment, le capitaine entra dans le jardinau pas de course, flanqué d’un clairon qui sonnait le ralliement.Il venait chercher le détachement pour le lancer sur Châtillon,avec le reste du 35e formé en colonne d’attaque, et ildit à Scaër qu’il connaissait un peu :

– Vous êtes blessé, sergent ; il estinutile de vous faire tuer. Tâchez de marcher jusqu’à laGrange-Ory. Vous y trouverez une ambulance.

Et il emmena les hommes, laissant là Scaër,Alain et les quelques soldats que le feu des Bavarois avait mishors de combat.

– Pourras-tu marcher ? dit vivementHervé.

– Je vais tâcher, répondit Alain.

– Oui… essaie… je te soutiendrai… et situ tombes en route, je ne t’abandonnerai pas.

Il aida le pauvre Kernoul à se remettre surpied et ils sortirent ensemble de cette maison qui était devenue lepoint de mire des artilleurs ennemis. Un troisième obus venait dela bouleverser de fond en comble, et de la Cornuel il ne devaitplus rester que des lambeaux.

Alain, appuyé sur le bras de son maître, avaitbien de la peine à se traîner, et Scaër se demandait s’il pourraitle soutenir jusqu’au bout de la voie douloureuse qu’ils avaient àparcourir avant d’arriver à l’ambulance. Sa blessure saignaittoujours abondamment. Il n’avait pas pu arrêter l’hémorragie et ilse sentait défaillir.

Il leur fallut d’abord se frayer un chemin àtravers les troupes et les caissons qui encombraient les rues deBagneux, et ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent à déboucherdu village que l’ennemi canonnait, par intervalles seulement, caril dirigeait de préférence son feu sur les abords de Châtillonvigoureusement assailli par les nôtres.

Quand ils eurent dépassé les dernièresmaisons, la vue d’un drapeau à la croix de Genève qui flottait prèsde la Grange-Ory releva leur énergie, mais la plaine qu’ils avaienttraversée le matin, en sens inverse, au pas de charge, leur semblaplus large, maintenant qu’ils n’étaient plus excités par l’ardeurdu combat.

Ils arrivèrent enfin et ils furent accueilliscomme ils méritaient de l’être, car on voyait bien qu’ils nes’étaient retirés du feu que faute de pouvoir se servir de leursfusils qu’ils rapportaient. Scaër avait mis le sien en bandoulièreet celui d’Alain sur son épaule.

Les ambulances, organisées et conduites parl’illustre docteur Ricord, fonctionnèrent admirablement pendanttoute la durée du siège et, les jours de bataille, ellesrivalisaient entre elles de zèle et de bravoure.

Les blessés, relevés sous la mitraille ourecueillis tout près du théâtre de l’action, quand ils avaient puse traîner jusque là, étaient, autant que possible, transportésimmédiatement à Paris où on se disputait l’honneur de les recevoir.Les foyers des théâtres étaient devenus des succursales deshôpitaux et beaucoup de belles dames en avaient fait autant deleurs salons dorés.

Au moment où les deux Bretons atteignirent laGrange-Ory, une voiture attendait d’avoir complété son chargementde blessés pour rentrer en ville par la porte d’Orléans, et leschirurgiens attachés à l’ambulance s’empressaient à panser ceux quiavaient besoin de l’être sur place et de faire monter les autresdans le char bien agencé qui allait les emmener.

– Comment ! c’est vous, mon cher,s’écria un jeune homme qui portait un képi à deux galons avec unbrassard blanc marqué d’une croix rouge.

– Monsieur Delle ! répondit Hervé.Ah ! je suis bien content de vous retrouver. Je ne l’espéraispas.

– Vous m’avez cru mort ou prisonnier. Peus’en est fallu, ma foi !… je serais, à cette heure, au fond del’Allemagne, si je ne m’étais pas échappé de Sedan après lacapitulation. Mais vous, mon ami, qu’êtes-vous devenu ?… etqu’est-ce que vous avez à la joue !…

– Ce ne sera rien, je pense… une ballequi m’a éraflé la figure…

– Une balle tirée à bout portant, à ceque je vois… la poudre vous a noirci la peau… Mais, je ne me trompepas… ce caporal, c’est bien le brave garçon qui était avec nous àTrégunc, le soir du naufrage ?

– Oui, et je vous supplie de l’examiner,car il est plus sérieusement blessé que moi.

– Voyons ça ! dit l’interne.Bon ! une fracture du bras droit. Il n’a pas de chance, cebras-là… la luxation de l’épaule que j’ai réduite à l’Hôtel-Dieuétait du même côté… on le raccommodera tantôt, cet humérus… Pour lemoment, nous allons le suspendre à une écharpe, tout bonnement… Lesressorts de notre voiture d’ambulance sont très doux… vous nesouffrirez pas trop en route, mon garçon.

– Ce n’est pas au bras que j’ai le plusmal, murmura Kernoul qui pâlissait à vue d’œil ; c’est à lapoitrine.

– En effet… votre capote est déchirée… unéclat d’obus, hein ?… Ils n’en font jamais d’autres, cesdiables d’obus… mais celui-là n’a pas pénétré… il n’y a qu’uneforte contusion.

– J’étouffe… soutenez-moi…

La marche avait épuisé les forces d’Alain. Ilserait tombé, si Delle n’avait pas appelé deux ambulanciers quil’enlevèrent et le portèrent dans l’omnibus des blessés, déjàpresque plein.

– Avec vous, mon cher Scaër, nous seronsau complet, reprit l’interne, et nous pouvons partir. Vous monterezbien, près de moi, sur le siège ?

– Parfaitement, mais ce pauvre garsn’aurait qu’à mourir en route…

– Non… non… je réponds de lui… et plusvite nous arriverons au palais de l’Industrie, mieux ça vaudra…

– Au palais de l’Industrie ? répétaScaër étonné.

– Oui… aux Champs-Élysées… on y a établiune ambulance admirable dans les salles d’exposition… Le grandsalon carré contient trente lits… et on y est soigné par de bellesdames… Vous y serez à merveille.

– Je n’ai pas la moindre envie d’yrester… On pansera mon égratignure, et ce soir je rejoindrai meshommes… s’il en reste.

– C’est ce que nous verrons, quand monchef aura examiné votre blessure. Elle ne me paraît pas dangereuse,mais il faut savoir s’il ne surviendra pas des accidents. Il sepeut qu’on vous garde… Maintenant, partons… il ne fera pas bon ici,tout à l’heure, si nos soldats battent en retraite… Les canonniersallemands ne se gêneront pas pour tirer sur eux du haut du plateau…et sur nous en même temps… Après, ils diront qu’ils n’ont pas vu ledrapeau d’ambulance…

Scaër se débarrassa des deux fusils qu’ilportait et suivit l’excellent Delle, mais avant de monter sur ledevant de la voiture, il alla serrer la main de Kernoul déjàinstallé dans l’intérieur où il faisait triste mine.

Le gars n’avait plus la force de parler. Ilremercia d’un coup d’œil son maître, très ému et très inquiet.

On roula vers Paris, et en vérité, il étaittemps, car le combat avait repris sur toute la ligne ; nostroupes n’avançaient pas et un mouvement offensif de l’ennemi nedevait pas tarder à se prononcer.

Déjà, de nombreux blessés, sortis de Bagneux,s’acheminaient vers la Grange-Ory sous le feu de l’artilleriebavaroise, et les ambulances mobiles se préparaient à quitter laplace où elles n’étaient plus en sûreté.

Scaër, pendant le voyage, ne put guère causeravec Delle, occupé, presque tout le temps, à soigner les plusgravement atteints.

Alain était de ceux-là, en dépit du pronosticfavorable que l’interne venait de formuler, après l’avoirsommairement examiné, et qu’il s’abstint de confirmer en arrivantau palais de l’Industrie, où il devait déposer ses blessés, avantde retourner en chercher d’autres sur le champ de bataille.

Ceux qu’il amenait n’étaient pas les premiersde cette sanglante journée. Les lits étaient déjà presque tousoccupés et on ne pouvait plus recevoir indistinctement tous lesnouveaux venus. Les médecins refusaient ceux qui étaient encore enétat de supporter le transport jusqu’à un autre hôpital.

Delle n’eut pas besoin d’insister pour qu’onadmît Alain qui avait eu deux syncopes en route et qui ne tenaitplus sur ses jambes, mais il eut quelque peine à obtenir qu’onpermît au sergent Scaër, qui n’était que légèrement blessé,d’accompagner son caporal jusqu’à la salle où on le porta sur unbrancard ; il n’obtint pas qu’on l’y gardât, après qu’onaurait pansé sa joue trouée par une balle sortie du revolver de laCornuel.

Hervé, désolé d’être forcé de quitter lepauvre gars aux biques, voulut du moins connaître le résultat de laconsultation rapide qui eut lieu au chevet d’Alain déshabillé,couché et palpé par le docteur chef de l’ambulance desChamps-Élysées.

– Il s’en tirera, j’espère, lui ditl’interne après avoir conféré avec son confrère en médecine, maisje ne réponds plus de lui. Une des côtes que l’éclat d’obus abrisée a déchiré le poumon. C’est plus sérieux que je ne pensais.Il y a cependant beaucoup de chances de guérison, car il va êtreadmirablement soigné. Quant à vous, mon cher ami, je viens dem’entendre avec mon camarade pour que vous soyez aussi bien quepossible. Il y a ici des dames qui ont organisé des ambulances chezelles et qui se chargent des blessés, quand la place manque dans cepalais. Elles vont se disputer l’honneur et le plaisir de vousemmener, car elles n’ont pas souvent des hommes comme vous àsoigner. Je vais vous conduire dans la salle où elles setiennent.

– Laissez-moi d’abord dire au revoir à cebrave garçon.

– Faites vite, je vous en prie. Onm’attend à Bagneux et à Châtillon. Ce ne sera pas mon derniervoyage, car la journée va être rude et j’ai bien peur qu’elle nefinisse mal.

Scaër s’approcha du lit d’Alain qui étaitentre les mains du chirurgien et de ses aides, et qui fit signe àson maître de se pencher pour l’entendre.

– Je sens que je n’en reviendrai pas,murmura-t-il, et je ne regrette pas la vie. Zina est vengée… Jemourrai content si vous me jurez de faire dire à l’église deTrégunc des prières pour elle et pour moi.

– Tu ne mourras pas, dit Scaër. Jeviendrai te voir tous les jours, et dans un mois, tu seras surpied.

– Jurez !… je vous le demande engrâce…

– Eh ! bien, je te jure que notrerecteur dira des messes pour ta femme… tu y assisteras avec moi,quand la guerre sera finie.

Delle vint tirer Scaër par la manche de sacapote et Scaër se laissa emmener. Il était temps de mettre fin àune scène qui retardait le pansement et ne pouvait que faire du malau blessé.

– Pensez à vous maintenant, mon ami, ditl’interne, et comptez absolument sur moi. Je vais savoir où on vavous loger et j’irai vous y voir… les jours où je ne serai pas deservice aux avant-postes.

» Venez que je vous présente à cesdames.

Hervé suivit l’excellent Delle qui le menadans une salle, aménagée et meublée comme une pharmacie d’hôpital,où se tenaient cinq ou six femmes, vêtues à peu près comme desinfirmières, quoiqu’elles appartinssent à toutes lesaristocraties.

Il y avait là une marquise, deux comtesses,deux dames de la haute finance et une actrice très célèbre.

Ce fut un des plus beaux côtés du siège deParis que cette émulation de dévouement qui enflamma l’éliteféminine du grand monde et de l’art.

Elle fit sensation parmi ces dames, l’entréede ce jeune sous-officier, blessé au visage, et, ainsi que Dellel’avait prévu, ce fut à qui se chargerait de lui ; mais, avantqu’il eût le temps de s’y reconnaître, l’une d’elles s’avança et ilfaillit suffoquer d’émotion et d’étonnement.

Cette sœur de charité intérimaire, c’étaitMme de Mazatlan, aussi surprise et aussi émueque lui.

Le lieu ne se prêtait ni aux effusions ni auxexplications, et ils surent tous deux se contenir.

La marquise s’offrit tout naturellement, carc’était son tour de recevoir un blessé, pour lequel il ne restaitplus de lit disponible au palais de l’Industrie et personne ne luicontesta le droit de l’emmener.

Il y avait seulement une formalité à remplir.L’administration des hôpitaux militaires prenait les noms dessoldats soignés à domicile et les adresses des habitants qui lesrecevaient chez eux, et c’était vite fait. Scaër appris ainsi quela marquise demeurait tout près de là, au rond-point desChamps-Élysées, et qu’il allait être tenu de ne pas quitter, sansl’autorisation de l’aide-major qui viendrait l’y visiter,l’ambulance privée où on voulait bien l’admettre.

Delle n’avait jamais vu la marquise et Hervéne jugea pas opportun de le présenter en ce moment. Il se réservaitde le remercier encore en lui serrant la main. Il avait hâte d’êtreseul avec Mme de Mazatlan et Delle étaitpressé de retourner à la Grange-Ory, de sorte que les adieux furentcourts.

L’interne monta en voiture et Scaër s’en allaà pied avec la marquise.

En d’autres temps, les passants se seraientretournés pour voir passer ce sergent tout ensanglanté, escortantune jeune femme, très jolie et très élégante, en dépit du modestecostume qu’elle portait.

Ils marchèrent quelques instants côte à côtesans se parler, et ce n’était certes pas qu’ils n’eussent rien à sedire. Au contraire, ils avaient tant de choses à se raconter qu’ilsne savaient par où commencer. Et aussi, chacun d’eux avait contrel’autre quelques griefs intimes qu’il hésitait à formuler.

Ce fut Mme de Mazatlanqui, la première, se décida à entamer le chapitre des explicationsdélicates.

– Je suis bien heureuse de vous revoir,dit-elle ; je ne l’espérais plus. Vous n’avez pas répondu àmes lettres.

– Quoi ! vous m’avez écrit depuis lemois de juin ? s’écria Scaër.

– Trois fois… à Trégunc.

– Je n’y étais plus… j’y ai attendu devos nouvelles jusqu’à la date que vous m’aviez fixée… j’ai quittéTrégunc, le 15 juillet… Je ne pouvais pas vous prévenir que jepartais… je ne savais pas où vous étiez.

– J’étais en Amérique… à Baltimore. Lalettre que je vous ai écrite pour vous l’apprendre aurait dû vousarriver avant le 15 juillet.

– Je ne l’ai pas reçue… Je suis partipour aller m’engager… sans dire à personne où j’allais.

– Et moi, retenue là-bas, où je memourais d’inquiétude, j’ai pu enfin m’embarquer pour le Havre, aumois de septembre… Je suis entrée à Paris, la veille du jour oùParis a été bloqué par les Allemands.

– Moi aussi… avec mon régiment… et dèsque j’ai pu obtenir une permission, j’ai été rue Guyot… Votre hôtelétait fermé…

– Je ne voulais plus demeurer si près duboulevard Malesherbes ! Je me souvenais de ce qui s’est passéle mercredi des Cendres et j’ai loué aux Champs-Élysées un grandappartement meublé. J’ai bien fait, puisque j’ai pu y établir uneambulance… où je vais vous recevoir et où vous guérirez plus vitequ’au Val-de-Grâce.

– Je suis déjà guéri, depuis que je vousai retrouvée.

La marquise ne répondit pas à cette allusionaux sentiments du dernier des Scaër, la première depuis leurmiraculeuse rencontre après une longue séparation.

Il ne convenait pas àMme de Mazatlan d’exprimer les siens avantd’avoir échangé avec lui des récits qui allaient les mettre aucourant de leurs aventures respectives.

Les cœurs changent quelquefois avec lesévénements, et elle voulait savoir d’abord sur quel terrain ellemarchait.

Elle conduisit chez elle Hervé et ellel’installa dans la seule chambre qui restât libre. Les autres et lesalon étaient occupés par une douzaine de blessés recueillis aprèsles premiers combats du siège, soignés par deux sœurs deSaint-Vincent-de-Paul et visités tous les matins par un médecinmilitaire.

La marquise couchait sur un lit de camp dansle cabinet de toilette, et se passait parfaitement de femme dechambre.

Elle n’avait gardé que le fidèle Dominguez,qui veillait à tout et qui suffisait à tout, même à préparer lesrepas très sommaires de sa vaillante maîtresse.

Deux heures après son entrée à l’ambulanceprivilégiée du rond-point, Scaër, dûment pansé de sa blessure etcomplètement remis de ses fatigues, sinon de ses émotions,retrouvait la marquise dans la salle à manger où elle l’attendaitpour le servir à table.

Elle pensait à tout et elle lui avait faitpréparer un dîner dont il avait grand besoin après une si rudejournée.

Un dîner, comme on en faisait encore au moisd’octobre dans Paris assiégé, quand on était très riche, et comme,un peu plus tard, on n’en fit plus à aucun prix.

Scaër, il faut l’avouer, mangea comme quatre,et ce ne fut qu’après avoir apaisé sa faim qu’il se trouva en étatde s’expliquer avec Mme de Mazatlan quiprenait plaisir à le voir satisfaire ce glorieux appétit, rapportédu champ de bataille, avec une blessure assez légère pour luipermettre de jouer des mâchoires.

La balle n’avait fait qu’érafler la joue et nedevait laisser d’autre trace de son passage qu’une balafre bienplacée : une de ces balafres qui ne défigurent pas et quiplaisent aux femmes.

Il fallut enfin en venir aux explicationsdécisives et, cette fois encore, ce futMme de Mazatlan qui commença.

– Qu’avez-vous pensé de moi depuis notreséparation ? demanda-t-elle en regardant fixement Hervé.

– J’ai pensé, je l’avoue, que vousm’aviez oublié… Mais je vous jure que moi je n’ai pas cessé un seulinstant de penser à vous… J’attendais toujours de vos nouvelles, etsi la guerre avec la Prusse n’était pas survenue, je n’aurais pasquitté la Bretagne… la guerre et d’autres événements que vousignorez…

– Apprenez-les moi.

– Héva et sa mère sont vengées. Bernageest mort avec son complice… sa fille a péri avec eux.

– Quoi !… elle aussi ! murmurala marquise, très émue. Et comment ?…

Scaër raconta tout : la lugubredécouverte qu’il avait faite au sommet de la tour de Rustéphan,l’arrivée de Bernage au château et le naufrage du yacht à la pointede Trévic.

Mme de Mazatlan l’écoutasans l’interrompre, et quand il eut fini, il vit qu’elle avait leslarmes aux yeux.

Assurément, elle ne s’attendrissait pas sur lafin bien méritée des assassins. Elle pleurait la malheureuse jeunefille qui n’était pas coupable et qui avait partagé leur sort.

Scaër lui sut gré de la pleurer.

– J’aurais voulu qu’elle vécût, dit-elle,Dieu en a décidé autrement. Écoutez maintenant ce que j’ai à vousapprendre.

» Depuis notre dernière entrevue, aprèsvotre départ pour Trégunc, j’ai continué à chercher des preuvescontre les assassins d’Héva. Je savais que la police cherchait deson côté et j’étais certaine qu’elle n’arriverait pas à lesconnaître. C’est mon brave Dominguez qui m’a indiqué ce qu’ilfallait faire pour y parvenir. Il s’est souvenu d’un homme quiétait venu jadis à la Havane avec Berry, le futur gendre deBernage. Dominguez les y avait vus et savait qu’ils étaientintimement liés. Au bout de quatre mois, il a fini par découvrirque cet homme, un aventurier américain, nommé Disney, habitaitBaltimore. Je n’ai pas hésité, je me suis embarqué pour l’Amériqueavec Dominguez, et mon vieux serviteur a retrouvé, non sans peine,ce Disney qui se trouvait à peu près sans ressources et qui envoulait beaucoup à ce Berry de l’avoir abandonné, à la fin del’hiver dernier, pour revenir en Europe.

» Ces deux coquins n’avaient pas desecrets l’un pour l’autre ; Berry n’avait pas caché à Disneyque le but de son voyage en France était de faire chanterson ancien complice Bernage, et Berry n’avait pas donné de sesnouvelles depuis son départ. Disney, habilement interrogé etlargement payé par Dominguez, lui a raconté tout ce qui s’estpassé, il y a dix ans, à Paris et en Bretagne. Et cesrenseignements, Disney les tenait de Berry qui les lui avait mêmelaissés par écrit, en lui recommandant de les remettre à la justicedes États-Unis, s’il ne recevait pas de ses nouvelles avant la finde l’année 1870. Dominguez l’a lu, ce testament d’un bandit résoluà se venger, après sa mort, si Bernage refusait d’acheter sonsilence. L’écrit est resté entre les mains de Disney qui leproduira quand je voudrai.

– Et cet écrit contient le récit descrimes de 1860 ! s’écria Scaër.

– Le récit complet, détaillé et signé dela main de Berry qui avait pris ses précautions pour assurer savengeance au cas où Bernage se déferait de lui. Dominguez, qui l’alu, me l’a répété presque mot pour mot, et le voici :

» En 1859, Georges Nesbitt étaitl’associé de Bernage dans de grosses affaires avec la Chine qui lesavaient enrichis. Nesbitt surtout, parce qu’il avait apporté laplus grosse part du capital engagé. À cette époque, Nesbitt sedécida, vous le savez, à faire venir près de lui sa nièce et sabelle-sœur. Elles étaient en route pour la France, lorsqu’il futsubitement appelé à Hong-Kong par la faillite d’un négociantchinois qu’il commanditait. Il s’agissait de sauver une grossesomme. Nesbitt partit, après avoir chargé Bernage de recevoir sesparentes à leur arrivée à Paris. Bernage conçut alors la pensée deles supprimer tous pour s’emparer de la fortune de Nesbitt, quiavait, par testament déposé chez un notaire, institué Héva salégataire universelle. Bernage le savait. Il commença par envoyer àBrest ce Berry qui était un de ses commis et son âme damnée. Berryreçut mes malheureuses parentes et les installa dans le cottage oùvous les avez vues. Bernage n’avait pas encore mûri son plan. Il seréservait de l’exécuter plus tard. Il n’y manqua pas. GeorgesNesbitt, revenu au mois d’octobre, fut étranglé dans la maison dela rue de la Huchette par les deux scélérats qui, trois semainesaprès, en firent autant à Héva et à sa mère, en Bretagne. Bernage,alors, paya son complice et le décida à quitter la France, en luifaisant des promesses qu’il n’a pas tenues. Berry, après avoirdépensé tout l’argent qu’il avait reçu, s’est lassé de vivred’expédients et s’est décidé à revenir exploiter Bernage. Vousdevinez le reste.

– Je devine qu’il a commencé par lemenacer et qu’ils n’ont pas tardé à tomber d’accord. Bernage l’aapaisé en lui sacrifiant sa fille. Mais je ne comprends pas encorecomment Bernage a pu s’emparer de la fortune de GeorgesNesbitt.

– Il paraît que cette fortune consistaiten valeurs mobilières au porteur et que Bernage en était ledépositaire. Il n’a eu qu’à les garder, puisque Nesbitt n’étaitplus là pour les lui réclamer.

» Et je suppose qu’il les emportait aveclui sur son yacht, car lorsqu’il s’est aperçu qu’on le soupçonnait,il s’est décidé à passer à l’étranger avec son futur gendre. Dieuqui les a puni a voulu que la mer engloutît avec eux les sommesvolées. Ma pauvre amie n’en aurait pas profité, puisqu’elle estmorte.

– Mais elle a hérité, s’il est vraiqu’elle ait été assassinée trois semaines après son oncle… lafortune serait revenue à ses héritiers, à elle… à sa mère, si samère lui avait survécu…

– Sa mère a été tuée avant elle… Berryl’a dit à ce Disney en lui racontant les détails du crime… Il amême eu soin de constater le fait dans l’écrit qu’il a signé.

– Si on pouvait prouver cela, l’héritagepasserait au parent le plus proche… à vous peut-être…

– Je le crois… j’étais sa cousinegermaine, puisque nos mères étaient sœurs ; et sa famille ducôté paternel est éteinte, mais qu’importe ?… ce n’est pascette fortune que je regrette…

– Oh ! je le sais… mais je medemande pourquoi ces scélérats ont tant tardé à faire disparaîtrela preuve de leurs crimes…

– Ils se croyaient assurés de l’impunité.Cet hiver, ils sont su que je les cherchais, ces preuves, et quevous les cherchiez aussi. C’est alors seulement qu’ils ont essayéde les anéantir… en mettant le feu à la maison où ils avaient cachéle cadavre de leur première victime.

– Ils n’ont pas réussi à le brûler, maisils ont réussi à l’enlever et à le jeter dans la Seine. ÀRustéphan, le temps leur a manqué… les os d’Héva et de sa mère ysont encore…

– Nous pourrons donc après la guerre leurdonner une sépulture chrétienne, mais vous ne m’avez pas parlé decette femme qui se faisait appelerMme de Cornuel… elle n’était pas sur leyacht ?

– Non. Bernage l’avait laissée à Paris.Un obus prussien vient de la tuer… sous mes yeux… dans une maisonque mes soldats avaient prise… à Bagneux… C’est elle qui m’a blesséd’un coup de pistolet qu’elle m’a tiré à bout portant.

– Que faisait-elle là, bonDieu ?

– Elle veillait sur un objet que Bernagey avait caché et que j’ai trouvé.

– Un… objet ?

– Oui… je ne sais comment appeler cetétui, dit Scaër en le tirant de sa ceinture et en le plaçant sur latable devant la marquise. Que pensez-vous qu’il contient ?

Elle ne répondit pas et elle se garda d’ytoucher. Elle en avait peur.

À ce moment, Dominguez entra. Scaër, quil’avait déjà vu en arrivant, le lui remit en le priant de lebriser, et un instant après, Dominguez, qui s’était servi d’unehache, le rapporta fendu d’un bout à l’autre, comme une boîte àsardines dont on a soulevé le couvercle avec un couteau.

Le vieil intendant venait annoncer àMme de Mazatlan que l’aide-major de servicecommençait sa visite aux blessés établis dans le salon.

– J’y vais, dit la marquise en lecongédiant d’un geste.

Et dès qu’il fut sorti, Scaër tira de l’étuiun rouleau de papiers jaunis par le temps.

Il y avait trois titres de rente trois pourcent, de trente mille francs chacun, au nom de mademoiselle HévaNesbitt.

– Ah ! s’écria-t-il, je comprendsque Bernage ne les ait pas pris… il n’aurait pas pu s’en servir,puisqu’ils n’étaient pas au porteur. Mais je ne comprends pas qu’ilne les ait pas détruits. Qui sait par quelle combinaisonfrauduleuse il espérait se les approprier plus tard… quand laprescription de dix ans aurait mis l’assassin d’Héva à l’abri despoursuites criminelles. Il était très capable de fabriquer un fauxacte de décès et un faux testament datés d’une année où HévaNesbitt eût été majeure. Elle était citoyenne des États-Unis, régiepar la loi américaine, et peut-être que là-bas, on n’y regarde pasde très près… Mais qu’importe tout cela ? Vous êtes la seulehéritière d’Héva. Nous prouverons qu’elle est morte, et que sononcle et sa mère sont morts avant elle. Ces titres sont à vous.

– Je n’en veux pas, dit vivement lamarquise.

– Il faut pourtant que vous les preniez,car je ne puis pas les garder, répliqua Scaër.

Et il ajouta en souriant à demi :

– Vous emploierez cette fortune à fonderun hôpital. N’était-ce pas votre intention quand vous êtes arrivéeà Paris ?

– Oui… et je n’ai pas renoncé à réaliserce projet. J’y consacrerai tout ce que je possède et je meretirerai dans un couvent.

– Vous ?… au couvent ! s’écriadouloureusement Hervé.

– J’y suis résolue. Dieu a puni lesassassins d’Héva et je suis seule au monde. Ma vie est finie.

– Seule au monde !… ne savez-vousdonc pas que je vous aime ?

– Vous ne me l’avez jamais dit, murmurala marquise.

– Mais, je vous le dis enfin…, je ne saisce qu’il adviendra de moi… et je ne veux pas mourir sans vous avoiravoué mon amour.

– Une déclaration àl’ambulance !…

– C’est ridicule, je le sais, et vousavez le droit de vous moquer de moi.

– Je n’ai garde… mais le jour n’est pasvenu de me parler de votre amour. Tant que durera cette horribleguerre, j’appartiendrai à mes blessés et vous, mon ami, vous vousdevrez tout entier à votre pays envahi. Quelle valeur auraient lesserments que nous échangerions, alors que vous pouvez être tuédemain ?

– Mais… après la guerre ?interrompit Hervé, haletant d’émotion.

– Je m’en remets à Dieu qui tient notresort entre ses mains. Allez vous battre !… Si vous mourez pourla France, je me consacrerai à lui.

– Et si je ne meurs pas ?

– Je serai votre femme. Dieu l’auravoulu.

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