Double-Blanc

I

Hervé de Scaër venait de brûler ses vaisseaux.Son mariage était irrévocablement rompu et la guerre allaitcommencer. Mlle de Bernage ne pouvait pasmanquer de passer à l’ennemi, et Hervé ne pouvait pas mieux faireque de suivre le conseil donné par la marquise : chercher despreuves avant d’agir, et d’abord savoir ce qu’était devenuAlain.

Hervé n’espérait pas le revoir vivant, mais onretrouverait sans doute les corps des deux victimes et il nevoulait pas qu’on les jetât à la fosse commune.

Il ne perdit pas un instant pour setransporter rue de la Huchette. C’était là seulement qu’il pouvaitavoir des nouvelles, et s’il n’y avait couru dès le matin, c’estqu’il pensait que la maison brûlait encore et qu’on ne lelaisserait pas approcher.

Il y serait arrivé trop tôt. Il y arriva troptard. La nuit tombait et la police avait barré les rues.

L’incendie était éteint, mais les ruinesfumaient encore, on redoutait des écroulements, et, par mesure deprudence, on tenait les curieux à distance.

Force fut à Hervé de remettre l’enquête aulendemain.

Il revint chez lui et, pour se préparer àentrer en campagne, il se mit à étudier de plus belle lesindications du carnet qui l’avait mis sur la voie.

Elles lui semblaient un peu moins énigmatiquesdepuis les derniers événements. Ainsi il ne doutait plus que lalettre qu’il y avait trouvée eût été écrite àM. de Bernage par son ancien complice, lequel devait êtrece Berry, signalé par Mme de Mazatlan, et toutindiquait qu’après avoir essayé du chantage, le coquin avait faitsa paix avec le père de Solange. Il était reçu maintenant à l’hôteldu boulevard Malesherbes. Donc, ces deux hommes s’étaient misd’accord.

Mais à quoi se rapportaient les signes quicouvraient deux pages de l’agenda ? Sur la première de cespages, figurait évidemment le plan de la maison où Alain et safemme avaient logé. Seulement cette maison se composait de quatrecorps de logis. Dans lequel des quatre se trouvait la chambre donton avait, sur un des feuillets, dessiné le croquis, marqué à uncertain endroit d’une croix tracée au crayon rouge ? Et à quelétage ? Impossible de le deviner.

Et l’autre dessin, qui représentait un jardinplanté d’arbres où l’on voyait aussi une croix rouge, à quoi serapportait-il ? Le quadrilatère de la rue de la Huchetten’avait pas et n’avait jamais eu de jardin.

La légende qui accompagnait le dessinn’éclaircissait pas la question.

Il fallait en revenir à chercher cettemystérieuse gérante qui se faisait adresser ses lettres à Clamart,et il était douteux qu’on la trouvât si Alain et Zina n’étaientplus de ce monde, car eux seuls l’avaient vue ; eux seulsauraient pu la reconnaître.

Hervé pâlit, deux heures durant, sur cesproblèmes et, n’en trouvant point la solution, il s’en alla dîner àson cercle où il tomba sur l’inévitable Pibrac qui ne manqua pas del’accaparer.

À table, Pibrac prit place à côté de lui et nelui fit grâce ni d’une question, ni d’un récit : questionsindiscrètes sur la blonde de l’avant-scène ; récitsinterminables des incidents d’une partie de baccarat où il avaitgagné de quoi se consoler des infidélités de Margot.

Le tout agrémenté de lardons à l’adresse deBernage et de l’étranger que Bernage avait introduit dans lescoulisses du Châtelet et qu’il allait prochainement présenter auCercle.

Pibrac s’était déjà renseigné sur son rival.Il savait que cet étranger arrivait du Canada et s’appelaitM. Ricœur de Montréal. Pibrac se proposait de le blackbouleret de jouer de mauvais tours à Bernage, toutes les fois qu’il entrouverait l’occasion.

Il risqua bien aussi quelques allusions aumariage rompu, mais Hervé y coupa court en lui déclarant que cesujet de conversation lui était souverainement désagréable. Pibracse le tint pour dit et, après le dîner, comme il venait de passertrois ou quatre nuits blanches, il s’assoupit dans un fauteuil.

Hervé, délivré de son agaçante compagnie, putlire tranquillement les journaux qui racontaient le grand incendiede la rue de la Huchette.

Il n’y trouva rien qu’il ne sût déjà.

Tous disaient que la maison était inhabitée.Quelques-uns ajoutaient que cependant il y avait eu des victimes.Ils ne les désignaient pas. Pas un ne parlait du propriétaire del’immeuble, lequel, affirmaient-ils, n’était pas assuré.

Ce dernier renseignement était à noter, s’ilétait exact, et Hervé en conclut que ce propriétaire négligeantpourrait bien être Georges Nesbitt, qui n’habitait plus Parisdepuis dix ans.

L’ensemble de ces nouvelles laissait quelqueespérance. On ne citait pas de morts. On doutait même qu’il y eneût.

Malheureusement, Alain n’avait pas reparu, etil était fort difficile de croire qu’il eût attendu vingt-quatreheures pour se montrer, s’il était vivant.

Las de se casser la tête sur des énigmes,Hervé remit les éclaircissements au lendemain et regagna l’hôtel duRhin.

Personne n’était venu l’y demander et aucunelettre n’y était arrivée à son adresse. Les chances de revoir Alaindiminuaient de plus en plus.

Hervé se mit au lit. À l’âge qu’il avait, lesommeil ne perd jamais ses droits, et, en dépit de sespréoccupations et des inquiétudes du lendemain, il dormit aussibien que dormit le grand Condé, la veille de la bataille deRocroy.

Il dormit même si tard qu’il ne se leva qu’àdix heures passées pour entreprendre le voyage de la rue de laHuchette.

Cette fois, il y alla à pied, en fumant soncigare. Rien ne le pressait et il n’était pas fâché de se donner letemps de réfléchir à la meilleure façon de procéder pour recueillirdes informations utiles.

Il ne comptait pas beaucoup sur l’obligeancedes représentants de l’autorité. La veille, pendant l’incendie, ils’était adressé à un officier de paix qui l’avait à peine écouté etqui s’était refusé à donner des ordres pour qu’on tentât de sauverAlain. Il ne s’agissait plus de le tirer des flammes, puisque,qu’il fût mort ou vivant, son sort était décidé. Restait à savoirce qu’il était devenu et, pour le savoir, il fallait explorer lesruines de l’édifice incendié, ce qui ne pouvait se faire qu’avec lapermission des chefs chargés de diriger les travaux dedéblaiement.

L’accorderaient-ils ? C’était douteux,mais il n’en coûtait rien d’essayer de l’obtenir. S’ils larefusaient, Hervé aurait encore la ressource de se renseignerauprès des locataires des maisons voisines qui s’étaient trouvésaux premières loges pour assister au désastre.

Arrivé au pont Saint-Michel, Hervé vit quetout était rentré dans l’ordre. On avait mis le temps à profit. Lacirculation était rétablie et le quartier avait presque repris sonaspect accoutumé.

Il y avait encore de nombreux flâneurs,attirés par la curiosité, mais l’encombrement avait cessé et ilétait facile de faire le tour du quadrilatère dont il ne restaitplus que des ruines.

Hervé prit par le quai. Les fiacres et lesomnibus y passaient sur une voix laissée libre entre le parapet etune palissade qu’on finissait de planter à quelques pas du bâtimentbrûlé.

Cette palissade barrait l’entrée des deuxruelles des Zacharieet du Chat-qui-Pêche, maiselle n’empêchait pas de voir les trois corps de logis, placés enéquerre.

Ils étaient restés debout ou, s’ils étaientécroulés en partie, c’était du côté de la cour intérieure.Seulement, les rares fenêtres percées dans les trois façadesn’étaient plus que des ouvertures béantes au travers desquelles onapercevait le jour.

Le toit et les planchers avaient dûs’effondrer les uns sur les autres et former des amoncellements dedébris.

Probablement, le bâtiment qui bordait la ruede la Huchette n’avait pas eu meilleure fortune, et il y avait bienpeu de chance pour que ceux qui l’habitaient eussent survécu à lacatastrophe.

Encore fallait-il visiter ce côté de l’édificepour savoir à quoi s’en tenir.

Hervé poussa jusqu’au quai Montebello etdescendit par la rue du Petit-Pont qui sépare la rue de la Huchettede la rue de la Bûcherie.

Partout, le feu était complètement éteint. Onne voyait pas plus de fumée que de pompiers, et il ne paraissaitpas qu’on travaillât à déblayer. Il n’y avait que des sergents deville montant la garde le long des murs calcinés.

En traversant les groupes, Hervé n’entenditaucun propos qui pût l’intéresser. Les badauds se demandaient entreeux comment le feu avait pris et pas un ne pouvait le dire.D’autres accusaient, comme toujours, l’incurie de l’administrationet la négligence de la police qui aurait dû imposer des réparationsau propriétaire. On ne parlait pas d’accidents de personnes.

C’était presque rassurant, car rien ne serépand si vite que la nouvelle d’un malheur. Mais on n’avait pasencore fouillé les décombres et il faut beaucoup de jours pourdécouvrir tous les cadavres des victimes d’un grand incendie.

On l’a bien vu, l’année dernière, quandl’Opéra-Comique a brûlé.

Hervé cherchait des renseignements pluspositifs et, pour s’en procurer, il s’engagea dans la rue de laHuchette.

Elle n’est pas large cette vieille rue duvieux Paris, et la clôture en planches qu’on venait d’y élever larétrécissait encore.

Hervé fut obligé de raser de près les maisonsdu côté gauche et il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on empêchaitles passants de s’arrêter, tandis qu’on le leur permettait sur lequai où il y avait de la place.

Cette interdiction dérangeait ses projets, caril ne pouvait pas s’informer en marchant. Il pouvait du moinsregarder et il n’y manqua pas.

La façade de ce côté avait plus souffert queles trois autres.

Le feu avait dévoré les boutiques durez-de-chaussée et il ne restait plus de vestiges de la portebâtarde que l’infortuné gars aux biques avait enfoncée pour courirà la mort.

En levant les yeux, Hervé vit que la fenêtredu cinquième étage où Zina s’était montrée un instant avaitdisparu.

Il n’était plus possible d’espérer que lapauvre malade eût survécu à la catastrophe, et si Alain étaitarrivé jusqu’à elle, il avait dû périr aussi, brûlé ou écrasé.

Hervé n’était pas à même de chercherimmédiatement une certitude. On ne lui aurait pas permis depénétrer, ce jour-là, dans l’enceinte palissadée et encore moins dechercher des morts parmi les ruines. Mais il s’arrêta pour examinerl’extérieur de la maison.

Il y avait là, juste en face, une boutique demodeste apparence qui pouvait bien être celle d’une crémerie. Laporte vitrée était ouverte et une femme en tablier blanc se tenaitsur le seuil, attendant la pratique.

Cette femme, qui n’était plus jeune, avait unefigure avenante.

Hervé eut l’idée d’engager avec elle uneconversation dont il pourrait peut-être tirer profit et elle ne sefit pas prier pour lui répondre. Elle se mit même à lui raconter sapropre histoire qu’il ne lui demandait pas.

Elle tenait cette boutique depuis douze ans etelle n’y faisait pas de brillantes affaires. Le quartier était sipauvre et le pain si cher. Il ne manquait plus que cet incendiepour lui faire du tort. Maintenant, les passants éviteraient la ruede la Huchette, tant que dureraient les travaux de déblaiement, etles habitués de son établissement finiraient par en oublier lechemin.

« Circulez, Messieurs,circulez ! » Cet avertissement donné par un sergent deville ne décida point Hervé à cesser d’interroger une personne quihabitait là depuis si longtemps, mais comme on ne l’aurait paslaissé stationner sur le trottoir, il prit le parti d’entrer.

– Monsieur désire déjeuner ? demandala crémière.

C’était décidément une crémerie.

La proposition souriait peu à Hervé de Scaër,qui n’aimait pas la mauvaise cuisine, mais c’était le meilleurmoyen de tirer quelque chose de cette ancienne habitante duquartier.

L’établissement d’ailleurs n’était pas unegargote à prix fixe. On n’y vendait ni viande de rebut, ni légumesmoisis, ni poisson avarié.

– Je prendrai une tasse de café au lait,dit modestement Hervé.

– J’en ai d’excellent et des œufs toutfrais.

Les œufs, c’était une invite, et Hervé yrépondit en les demandant à la coque.

La salle était toute petite et le fourneauétait au fond. On pouvait causer pendant que les œufs cuisaient etque le café chauffait. Hervé y comptait et il tenait à profiter dumoment où personne ne pouvait entendre la conversation.

– Monsieur n’est pas accoutumé à manger àla crémerie, ça se voit, commença la femme. Mais je réponds queMonsieur sera content. J’ai servi dans de bonnes maisons avant detenir boutique et je me flatte de ne donner que des consommationsde premier choix. C’est même pour ça que je n’ai pas fait fortune.Si j’avais voulu empoisonner mes clients avec du mauvais lait et dumauvais beurre, j’aurais mis de l’argent de côté, depuis douze ansque je travaille.

» Mon pauvre mari, qui était cocher chezun sénateur, est mort à la fin de 51. Avec les petites rentes qu’ilm’a laissées, je me suis établie ici, au commencement de 58. Noussommes en 70. Comptez ! ça fait bien douze ans sonnés. Maisj’ai encore bon pied, bon œil, et je ne pense pas à me retirer.

– Vous avez dû en voir passer, despratiques !

– Plus de mauvaises que de bonnes, maisj’ai gagné ma vie tout de même.

– Et vous avez dû connaître bien des gensdans le quartier.

– Ah ! je vous crois !… jepourrais vous raconter l’histoire de toutes les maisons, encommençant par celle qui vient de brûler.

– J’ai entendu tout à l’heure des gensqui disaient qu’il n’y demeurait personne.

– Quand j’ai pris ma crémerie, elle étaithabitée du haut en bas. Mais, en 60, on l’a vendue, et le nouveaupropriétaire a donné congé à tout le monde.

– Quelle drôle d’idée !… Comments’appelait-il ? demanda Hervé, en tâchant de prendre un airindifférent.

– Ah ! ma foi ! je n’ai jamaissu son nom… ou si je l’ai su, je l’ai oublié. Tout ce que je peuxvous dire, c’est que c’était un fier original. Figurez-vous qu’il aacheté du même coup trois autres maisons qui touchaient celle-là…une sur le quai, une sur la rue Zacharie et une sur la rue duChat-qui-Pêche. Tout le pâté, quoi ! Et ça lui a coûté bon…pas les bâtisses… elles ne valaient pas grand’chose… mais il aindemnisé les locataires qui avaient des baux, pour qu’ilsdéguerpissent tout de suite.

– Il était donc bien riche ?

– Faut croire… paraît qu’il était dans lecommerce et qu’il gagnait de l’argent gros comme lui.

– Et que voulait-il faire de ces vieillesmaisons ?

– On disait qu’il voulait y établir ungrand bazar, dans le genre de la Belle Jardinière. Cen’est pas sûr, car on a commencé par démolir en dedans les murs deséparation des quatre cours.

– Pour en faire un jardin.

– Peut-être bien. Il est venu desarchitectes qui ont tiré des plans. Le bruit courait dans lequartier qu’on allait jeter bas les quatre baraques et bâtir unchâteau à la place… Un château dans la rue de la Huchette, je vousdemande un peu !…

– Et, en définitive, on n’a rienbâti ?

– Rien du tout. Probablement, le richarda changé d’idée tout d’un coup. On n’a plus vu personne et c’estresté comme ça.

– Pendant dix ans !

– À peu près. Toutes les portes et toutesles fenêtres fermées. Il n’y avait plus que des rats. Des fois, lesgamins y entraient par un soupirail, du côté de la rue duChat-qui-Pêche, mais pas souvent, parce qu’ils avaient peur d’yvoir des revenants. Il ne manquait pas de gens qui disaient qu’onavait assassiné quelqu’un là-dedans… et d’autres qui prétendaientqu’on y faisait de la fausse monnaie. Tout ça, c’est des bêtises,vu que si c’était vrai, la police y aurait fourré son nez. Moi,j’ai toujours cru que le propriétaire était en voyage. Ça nel’empêchait pas de payer tous les ans ses impositions. C’est un desemployés du percepteur qui me l’a dit… un employé qui venait mangerici dans le temps.

Hervé nota ce renseignement et se promit dedemander au bureau de perception le nom de ce contribuable si exactà s’acquitter, quoique absent.

– Voici les œufs, dit la crémière en lesservant ; pondus de ce matin… goûtez-moi ça, Monsieur.

Le seigneur de Scaër avait pris place à unepetite table, dans un coin où les passants de la rue ne pouvaientpas le voir. Il n’était certes pas entré pour apprécier lafraîcheur des œufs de l’établissement, mais il n’eut aucune peine àjouer son rôle de déjeuneur, car la marche matinale qu’il venait defaire lui avait donné de l’appétit.

Il se trouva du reste que les œufs étaientexcellents et il s’empressa d’en faire compliment à lapatronne.

Elle venait de lui fournir, par-dessus lemarché, des indications précieuses, et il espérait en obtenir biend’autres ; mais il comprenait qu’il ne fallait pas aller tropvite. Les petites gens, à Paris, voient des policiers partout, etil ne voulait pas que cette brave femme le prît pour un agentdéguisé.

Pour le moment, elle n’y songeait pas, carelle avait l’air d’être flattée de servir un monsieur mieux habilléet plus poli que ses pratiques ordinaires.

Hervé fit ce qu’il put pour confirmer la bonneopinion qu’elle avait conçue de lui. Il la pria de s’asseoir envis-à-vis et, laissant là l’histoire de la maison brûlée, il luidemanda aimablement des détails sur sa vie d’autrefois et surl’état présent de ses affaires.

C’était assurément le meilleur moyen des’ancrer dans les bonnes grâces de la dame, et comme elle étaitbavarde, elle ne se fit pas prier pour lui en raconter plus qu’ilne l’aurait voulu.

Elle avait nom Clarisse. Son défunt maris’appelait Martin. Elle n’avait pas d’enfants et elle aurait trouvéà se marier, puisqu’elle possédait de petites rentes, mais elletenait à son indépendance et elle aimait son état.

Bref, c’était une brave femme, et Hervé vittout de suite qu’elle pourrait lui être très utile, plus tard. Maistout en l’écoutant, il se disait qu’il n’avait pas de temps àperdre pour revenir au sujet qui l’intéressait. Un consommateurpouvait se présenter d’un instant à l’autre, et alors adieu lesrenseignements !

Or, ceux que la mère Clarisse venait de luidonner si libéralement se rapportaient tous au propriétaire anonymede la maison mystérieuse, et Hervé tenait à savoir ce qu’il étaitadvenu des locataires de passage qui l’habitaient encore quand lefeu y avait pris.

Sur ce propriétaire, son opinion était faite.Il pensait que la marquise ne s’était pas trompée en supposant queGeorges Nesbitt avait acheté la maison pour y loger sa belle-sœuret sa nièce. Peu de temps après, il s’était embarqué pour Shang-Haïet il ne paraissait qu’il en fût revenu. Par qui les contributionsavaient-elles été payées depuis son départ ? La crémière n’ensavait rien, mais on pourrait le savoir.

Il était plus intéressant et plus urgentd’être fixé sur le sort d’Alain, et Hervé cherchait une transitionpour s’en informer sans effaroucher la mère Clarisse. Elle la luifournit en disant tout à coup :

– Je ne crois pas aux cancans duquartier, mais tout de même, c’est louche ce qui s’est passélà-dedans. Depuis six mois, il y avait du monde au cinquième… desdrôles de locataires !… une femme qui se mettait quelquefois àla fenêtre, mais qui ne sortait jamais, et un homme qui ne sortaitque le soir… Je ne pourrais pas vous dire de quoi ils vivaient… ilne m’ont jamais acheté seulement pour un sou de lait… Ils étaientvenus là on ne sait pas comment et ils sont partis comme ilsétaient venus…

– Partis ! s’écria Scaër, très ému.Vous dites qu’ils sont partis ?… Est-ce qu’ils n’étaient pluslà quand le feu a pris ?

– Mais si !… mais si !… et j’aidans l’idée que c’est eux qui l’ont mis…

– Eux !… et pourquoi ?

– Vous m’en demandez trop long… unemanière de payer leur terme peut-être bien. D’abord, l’hommemarquait très mal. Je n’ai jamais connu la femme, mais je suis sûrequ’elle ne valait pas mieux que lui.

– Ce n’est pas une raison pour qu’ilsaient incendié la maison, au risque d’y être rôtis.

– Pas si bêtes !… ils avaient prisleurs précautions et ils ont sauvé leur peau. Moi qui vous parle,j’ai vu l’homme décamper, hier matin, au petit jour… ça brûlaitencore, et les pompiers n’ont pas fait attention à lui.

– Et la femme ?

– Elle avait probablement filé d’un autrecôté… mais lui, il a dû écoper… Il avait de la peine à setraîner et il devait avoir quelque chose de cassé, car il n’est pasallé bien loin. Au coin de la rue du Petit-Pont, il esttombé ; on l’a ramassé et on l’a emporté sur une civière.

– On l’a emporté… où ?

– À l’hôpital, parbleu !…l’Hôtel-Dieu n’est pas loin.

– Et vous ne vous êtes pas informée delui ?

– Ma foi ! non. J’avais autre choseà faire… et d’abord, je ne pouvais pas sortir. Toute la journéed’hier, j’ai été bloquée dans ma boutique. La rue était pleine desergents de ville et de mouchards en bourgeois. Ils ne laissaientpasser personne. Ce n’est que depuis ce matin qu’on circule et çane m’a pas encore beaucoup profité, car c’est vous qui m’étrennezaujourd’hui.

– Incendiaire !… murmura Hervé enhochant la tête ! diable ! c’est grave… et si vous aviezdes preuves…

– J’en aurais que je n’irais pas lesmontrer au commissaire de police, vu que ça ne me regarde pas.C’est son affaire à lui de trouver les criminels… et il va leschercher, pour sûr, car c’est bien clair que le feu n’a pas pristout seul. J’étais là quand il a commencé, et un quart d’heureaprès les quatre maisons flambaient comme un paquet d’allumettes.Ça n’est pas naturel.

– Certainement, non… mais l’homme quevous soupçonnez n’y est peut-être pour rien… À quoiressemble-t-il ?

– Vous voudriez avoir sonsignalement ? demanda la crémière d’un air méfiant.

– Oh ! je n’y tiens pas autrement,s’empressa de répondre Hervé, qui devinait ce qu’elle pensait delui.

– Eh bien ! tant mieux, car jeserais bien embarrassée de vous le donner… Dame ! vouscomprenez… je n’ai jamais vu ce bonhomme-là en plein jour… ça faitque ce n’est pas ici qu’il faut vous adresser… Je n’en suis pas,moi.

– De quoi n’êtes-vous pas ?

– Bon ! Vous m’entendez bien, dit lamère Clarisse en se levant brusquement. C’est dix-sept sous pourles œufs et le café au lait.

Ce que craignait Hervé arrivait. La bravefemme prenait le dernier des Scaër pour un agent de la sûreté.

Cette erreur le contrariait très fort, car ilsentait qu’il n’obtiendrait plus le moindre renseignement.

Peut-être aurait-il essayé de la détromper surson compte, mais deux messieurs entrèrent pour déjeuner.

Il fallut payer et partir.

Il eût été maladroit d’insister, surtout enprésence des deux consommateurs nouveaux venus qui ne paraissaientpas appartenir à ce qu’on appelait déjà les classesdirigeantes.

Ces gens n’auraient pas manqué de le prendre,eux aussi, pour un policier, et la crémière qui devait avoir, commeon dit, la tête près du bonnet, était très capable de faire unesclandre.

Hervé, intéressé à ne pas se brouiller avecelle, se réservait de revenir la voir et il espérait la trouvermieux disposée.

Il s’en alla donc après l’avoir payée etcomplimentée sur l’excellence du déjeuner qu’elle venait de luiservir.

La conversation avait tourné court etl’entretien avait mal fini, mais Hervé n’avait pas tout à faitperdu son temps.

Il ne doutait plus maintenant que la maisoneût appartenu à l’oncle d’Héva et il était presque sûr que, depuisla disparition de Georges Nesbitt, M. de Bernage usait etabusait de la propriété de son ancien associé. Mais ce n’était làqu’une probabilité.

Les preuves positives restaient à trouver.

En ce qui concernait le sort d’Alain, lesinformations que Scaër venait de recueillir n’avaient faitqu’augmenter, sinon ses inquiétudes, du moins ses perplexités.

Évidemment, la bonne Clarisse déraisonnait enaccusant les derniers locataires d’avoir mis le feu. Mentait-elle,quand elle affirmait avoir vu Alain sortir, le matin, de la maisonincendiée ? S’était-elle trompée ? Avait-elle rêvé cequ’elle racontait d’un homme tombé au bout de la rue de la Huchetteet emporté sur une civière ? Très probablement non, mais elleavait bien pu prendre un blessé quelconque pour ce locatairequ’elle disait n’avoir jamais vu en plein jour.

Comment s’assurer que tous les propos qu’elleavait tenus n’étaient pas des propos en l’air ? Le seigneur deScaër n’en avait pas la moindre idée.

Pibrac, à sa place, eût été beaucoup moinsembarrassé. Les vieux Parisiens sont débrouillards, et, dans descas analogues, ils savent toujours à quelle porte frapper.

Scaër n’avait vécu à Paris que de la viemondaine qui n’a rien de commun avec la vie sociale, c’est-à-direla vie d’affaires. Les siennes étaient au fond de la Bretagne. Àl’hôtel du Rhin, il campait, et depuis qu’il avait quitté Trégunc,il n’avait jamais rien eu à démêler avec un fonctionnaire public,commissaire, receveur ou autre. C’est tout au plus s’il lui étaitarrivé d’acheter du papier timbré dans un bureau de tabac, au tempsoù il achevait de se ruiner en signant des billets à desusuriers.

Aussi ne savait-il à qui s’adresser pourconnaître positivement le nom du propriétaire de la maisonbrûlée.

Là-bas, dans son pays, il serait allé chez lepercepteur de Concarneau, qui se serait fait un plaisir de luimontrer le rôle de la contribution foncière, de même que lecommissaire de police de l’endroit se serait mis à sa dispositionpour chercher un de ses fermiers qui aurait disparu.

Mais Hervé n’était pas à Concarneau ; ilétait rue de la Huchette et il n’espérait guère, ce jour-là,retrouver la trace d’Alain Kernoul. Du moins, pouvait-il s’informerde l’adresse du percepteur du quartier.

Il se décida à la demander chez un marchand devin de la rue de la Bûcherie, et ce patenté lui indiqua le domicilede l’agent du fisc.

C’était à deux pas, rue du Fouarre. Le bureaudevait être ouvert et Hervé allait être promptement fixé.

Il fut un peu surpris de voir qu’il fallaitentrer par une allée noire, dans une maison de mauvaiseapparence.

À Concarneau, les moindres receveurs étaientmieux logés.

Hervé pensait avoir affaire à un homme bienélevé et il se proposait de lui demander poliment, mais sanspréambule explicatif, le renseignement dont il avait besoin.

Il se le figurait déjà trônant sur un fauteuilde cuir, derrière un bureau en acajou. Il fallut en rabattre.

L’allée aboutissait à une salle basse, maléclairée et malpropre, où une douzaine de contribuables des deuxsexes faisaient queue pour passer successivement devant unguichet.

Les gens riches ne viennent guère eux-mêmesapporter leur argent à l’État. Il n’y avait là que des bonnes, desdomestiques et de tout petits bourgeois.

– Le cabinet de M. le receveur desfinances ? demanda Hervé à un homme, en tricot de laine, quilui répondit :

– Connais pas… adressez-vous àl’employé.

Hervé tenait à son information, et ce n’étaitpas le moment de se prendre de querelle avec un manant. Il se mit àla file et, arrivé à son tour devant un commis courbé sur un grosregistre, il lui fit la même question.

– Le receveur n’est pas ici, dit lecommis sans lever la tête. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– Je voudrais savoir à qui appartient unemaison située au coin de la rue Zacharie et de la rue de…

– Ce n’est pas ici une agence derenseignements.

– Pardon !… je…

– Ni un bureau de police,entendez-vous !… Passez à la Préfecture… rue de Jérusalem… parle quai des Orfèvres.

» Allons !… à un autre !

Scaër aurait volontiers infligé à ce scribeinsolent une correction manuelle, mais le drôle, retranché derrièreson guichet, était hors de portée et, de plus, le public n’auraitpas manqué de le soutenir.

L’allusion à la police avait produit son effetaccoutumé.

À Paris, la ville intelligente par excellence,– à en croire ceux qui y ont vu le jour – il suffit d’accuserquelqu’un d’appartenir de près ou de loin à la police pour que toutle monde prenne parti contre lui.

Cela suffit quelquefois pour le faireassommer.

Hervé fort heureusement contint sa colère etpassa.

Il sortit même de la salle, n’ayant plus rienà attendre de ces grossiers commis, ni de ces contribuableshostiles, et quand il sortit, peu s’en fallut qu’on le huât.

Ce début de sa chasse aux renseignementsn’était pas fait pour l’encourager, et il commençait à craindre derevenir bredouille, ce jour-là.

Ce n’était pas une raison pour renoncerdéfinitivement à en savoir davantage.

Il pouvait encore espérer que la policemunicipale ferait ce qu’il n’avait pas pu faire.

Il faudrait bien qu’on déblayât les ruines eton y trouverait tout au moins les restes carbonisés des victimes del’incendie, si on n’y trouvait pas les preuves d’un crime commisdix ans auparavant.

Évidemment aussi, la justice allait ouvrir uneenquête sur les causes du sinistre, et si cette enquête établissaitque le feu avait été mis par malveillance, elle chercherait lescoupables.

On disait que la maison n’était pas assurée,mais ce n’était qu’un on-dit, et s’il y avait des assurances, lescompagnies ne manqueraient pas de réclamer l’enquête, afin de nepayer qu’à bon escient.

On saurait aussi qui payait le montant desprimes annuelles, depuis que l’immeuble avait changé depropriétaire.

Seulement, pour tout cela, il fallait dutemps, et Hervé, dépourvu de vocation pour le métier d’agent depolice, aurait voulu en finir le plus tôt possible.

Et il lui en coûtait beaucoup de revoir lamarquise, sans lui rapporter au moins une information précise.

Elle savait qu’il s’était mis en campagneimmédiatement et elle devait l’attendre avec impatience.

Il ne pouvait guère cependant se présenterchez elle avant l’heure où une jeune femme est visible, et iln’était pas beaucoup plus de midi.

Hervé s’en alla donc mélancoliquement le longdes quais, en rêvant à sa situation, qui se tendait de plus enplus. La scène de la veille avecMlle de Bernage lui revenait à l’esprit, et ilse demandait s’il la raconterait àMme de Mazatlan.

Il lui était difficile de s’en dispenser, àcause de l’épisode final. Il aurait pu se taire sur sa rencontreavec sa ci-devant fiancée, mais il se serait fait scrupule decacher à la marquise qu’il avait vu débarquer devant l’hôtel deBernage l’homme signalé par elle, ce Berry qui était venu jadisrecevoir à Brest Mme Nesbitt et sa fille. Ilimportait que Mme de Mazatlan fût informée dufait et Hervé se promit de l’en avertir le jour même.

Absorbé dans ses réflexions, et marchant auhasard, il avait traversé la Seine au pont de l’Archevêché ettourné par la rue du Cloître-Notre-Dame.

Quand il déboucha sur la place du Parvis, ilaperçut des gens rassemblés devant le péristyle de l’ancienHôtel-Dieu – le nouveau n’existait encore qu’à l’état de projet, –et un propos tenu par la crémière lui revint en mémoire.

Cette femme avait parlé d’un blessé porté àl’hôpital sur un brancard, disait-elle. Si elle ne s’était pastrompée, le blessé en question devait être à l’Hôtel-Dieu, qui setrouvait alors à deux pas de la rue de la Huchette.

Rien n’empêchait Hervé d’y aller voir.

Il aurait peut-être hésité s’il lui avaitfallu demander au directeur la permission d’entrer, mais c’étaitjeudi, un jour où on admet tout le monde à visiter les malades, etl’heure de la visite allait sonner.

Elle sonna et la foule se pressa pourpasser.

Hervé, qui s’était rapproché, suivit lemouvement, sans trop savoir comment il allait s’y prendre pourtrouver celui qu’il cherchait. Ses mésaventures l’avaient renduprudent et il ne se souciait pas de s’informer au bureau où oninscrit les noms des entrants. Il se dit que puisque l’accès dessalles était libre, il n’aurait qu’à les parcourir pour s’assurersi Alain y était.

Sous le péristyle, il fut tout surpris d’êtrearrêté par un surveillant qui se mit à tâter ses poches.

Le seigneur de Scaër n’était jamais entré dansun hôpital de Paris. Il ignorait qu’on y fouille les visiteurs plussévèrement que les employés de l’octroi ne fouillent les voyageursà la barrière.

Et ce n’est pas une précaution inutile, car onn’imagine pas quelles victuailles de contrebande on saisit :des saucissons, des litres de vin bleu et jusqu’à des pains dequatre livres attachés sous les jupes des femmes et destinés à desmalades pour lesquels la diète est de rigueur.

La mortalité augmenterait sensiblement dansles hôpitaux, si on laissait faire ces braves gens, animésd’excellentes intentions, mais imbus de cette opinion très fausseet très répandue dans le peuple, que l’Assistance publique laissemourir de faim ses pensionnaires.

Hervé comprit et se laissa faire, sansmurmurer. Bien entendu, il n’avait sur lui rien de prohibé et on nele retint pas longtemps.

Il s’agissait maintenant de décider comment ilallait commencer son inspection. Il y avait des salles à tous lesétages, et des étages, le vieil Hôtel-Dieu en comptait au moinsquatre.

Hervé pensa judicieusement que les salles dechirurgie devaient être au rez-de-chaussée, par cette raison queles blessés arrivent presque toujours portés sur un lit d’ambulanceet que les porteurs auraient trop de peine à monter lesescaliers.

Il entra donc dans celle qui se trouvait deplain-pied, une longue salle garnie d’un bout à l’autre d’unedouble rangée de lits de fer à rideaux blancs, et il vit que lehasard l’avait bien servi.

Cette salle était une salle d’hommes et unesalle de chirurgie.

Si Alain avait été porté à l’Hôtel-Dieu, ildevait être là.

Hervé oublia un instant pourquoi il venait,tant le spectacle qu’il avait sous les yeux était nouveau pour luiet inattendu.

La salle regorgeait déjà de visiteurs, et sursoixante lits qu’elle contenait, il n’y en avait pas dix qui nefussent entourés.

Des mères, des femmes, des enfants. Des hommesaussi, mais beaucoup moins.

Les hommes ont bon cœur, mais ils s’arrêtentquelquefois en route devant le comptoir d’un marchand de vins.

Tous et toutes arrivent les mains pleines.Certaines douceurs ne sont pas défendues : les confitures, lesoranges, le chocolat, les fleurs, pourvu qu’il n’y en ait pas tropet qu’elles ne sentent pas trop fort ; le tabac même que leconvalescent ira fumer dans le jardin, quand il pourra marcher.

On fait des étalages sur la table de nuit etsur la planchette placée au-dessus de la tête du malade.

La salle avait presque un air de fête et rienn’y rappelait l’idée de la mort.

On y meurt pourtant, ce jour-là comme lesautres, et on y pleure, mais ceux qui pleurent cachent leurs larmeset la mort choisit presque toujours d’autres heures pourfrapper.

On dirait qu’elle a des égards pour lesvisiteurs.

Une pauvre créature, encore jeune etmisérablement vêtue, était entrée en même temps que Scaër etmarchait devant lui, pâle et cherchant des yeux quelqu’un qu’ellene voyait pas.

Tout à coup, elle s’arrêta à quelques pas d’unlit inoccupé. Elle regardait les draps blancs et elle n’osait plusavancer. Elle avait peur de comprendre…

Un infirmier passa et lui dit àmi-voix :

« Il est mort cette nuit, à troisheures. »

La malheureuse chancela, mais elle ne seplaignit pas, et ce désespoir silencieux émut profondémentHervé.

Il avait vu quelquefois mourir ; il avaitentendu les sanglots des parents assemblés autour du lit où agoniseun être aimé. Ceux-là souffraient peut-être moins que cette femmequi sans doute perdait tout en perdant son mari et qui maîtrisaitsa douleur.

Il aurait voulu la consoler, l’assister. Elleétait déjà loin, et pas un de ces alités qui allaient mourir demainn’avait pris garde à cette scène muette.

Ils en avaient vu bien d’autres.

À l’hôpital, la mort est en permanence. Elletouche un lit et le lit se vide. Un autre l’occupera et s’en ira demême. Qu’importe à ceux qui survivent ? Ils se sontfamiliarisés avec l’idée de partir et ils attendent tranquillementleur tour, sans souhaiter qu’il arrive, mais sans s’apitoyer surceux qui partent avant eux, comme un soldat au feu voit sansbroncher ses camarades tomber à côté de lui.

Hervé se mit à penser que si Alain blesséavait été apporté dans cette salle, le lit qu’il y avait occupéétait peut-être déjà vide, et qu’il lui faudrait finir par où ilaurait dû commencer, c’est-à-dire interroger un infirmier, afin desavoir si, la veille, il était entré d’urgence un blessé, apportéde la rue de la Huchette.

L’incendie n’avait pas pu passer inaperçu, caril n’y avait que la Seine entre l’Hôtel-Dieu et les maisons quibrûlaient.

De leurs lits, les malades avaient dû voir lesflammes et le personnel avait dû être sur pied toute la nuit.

En continuant sa promenade devant lescouchettes entourées de visiteurs, Hervé entendit qu’on parlait dudésastre, mais il n’était pas question de blessés admis dans lasalle et il cherchait des yeux un infirmier quand il aperçut, toutau fond, une sœur de charité.

On ne les avait pas encore chassées et ellessuffisaient à tout.

Celle-là était occupée à ranger des fioles surune étagère, et quand Hervé lui adressa la parole, elle leva latête d’un air étonné, car les saintes filles n’ont pas l’habitudede causer avec le public des jeudis et des dimanches.

Les infirmiers s’en chargent et ils empochentsouvent de bonnes gratifications des parents et des amis desmalades.

La sœur était encore jeune et, sans êtrejolie, elle avait une figure avenante qui respirait la bonté. Oncroira sans peine qu’Hervé l’aborda respectueusement.

Aux premiers mots qu’il lui dit, elle vit toutde suite à qui elle avait affaire et elle s’empressa de lerenseigner.

– Un tout jeune homme, n’est-cepas ? demanda-t-elle.

– Oui, ma sœur. Il est Breton et ils’appelle Alain Kernoul.

– Je sais, Monsieur. Il occupe le litnuméro 49.

Et la sœur ajouta :

– Moi aussi, je suis de la Bretagne.

– Alors, ma sœur, nous sommescompatriotes.

Hervé se nomma et la religieuse lui dit quedans son enfance elle avait entendu parler de la famille de Scaër.Elle était du Morbihan, et ce qu’elle aimait le mieux après Dieu,c’était son pays.

Hervé ne pouvait pas mieux tomber.

– Le pauvre garçon a été apporté ici dansun triste état, reprit-elle. Il était à moitié grillé et à moitiéécrasé. L’interne qui l’a reçu croyait d’abord qu’il n’enreviendrait pas, mais en l’examinant il a reconnu qu’il n’était pastrès gravement atteint… des brûlures par tout le corps et uneépaule démise… on l’a remise hier… et aujourd’hui, il est aussibien que possible. Il serait debout en ce moment, si le règlementn’obligeait pas les malades à garder le lit, aux heures desvisites.

Hervé était au comble de la joie et saphysionomie exprimait si bien ce qu’il ressentait que la sœur luidit :

– Je vois, Monsieur, que vous vousintéressez beaucoup à ce brave garçon… et je vous assure qu’il lemérite. J’ai parlé avec lui et il n’a que de bons sentiments.

– Oh ! je le connais, ma sœur, ilest né et a été élevé chez moi.

– Il a aussi un gros chagrin, reprit lasœur. Il ne fait que pleurer et je n’ai pas pu savoir pourquoi. Lechirurgien qui l’a pansé lui a dit que ce ne serait rien et qu’ilen serait quitte pour un mois de repos. Rien n’y fait. Il veut àtoute force sortir de l’hôpital. Il est pourtant bien mieux soignéici qu’il ne le serait chez lui, car il ne me fait pas l’effetd’être riche. Peut-être a-t-il une femme et des enfants… Je n’aipas osé le lui demander… mais, ce matin, il se désolait de ne pasêtre en état d’écrire une lettre, faute de pouvoir se servir de samain droite qu’il sera obligé de porter en écharpe, tant quel’appareil ne sera pas levé. Je lui ai offert d’écrire sous sadictée ; il m’a remerciée, mais il a refusé.

» Je ne devine pas pour quel motif.

Cette dernière phrase incidente fut dite d’uncertain ton interrogatif et Hervé, qui comprit l’intention,s’empressa de répondre :

– C’est à moi certainement qu’il auraitécrit, car, à Paris, il ne connaît que moi, et s’il n’a pas acceptéle bon office que vous vouliez bien lui rendre, c’est qu’ilprévoyait que je viendrais aujourd’hui. Il est à mon service et jene pouvais pas manquer de m’émouvoir de sa disparition.

– C’est cela, sans doute, murmura la sœuren hochant la tête. Je vais vous conduire auprès de lui.

Hervé, qui préférait le voir seul, allait laprier de ne pas se déranger. Il n’eut pas à prendre cette peine. Uninfirmier vint dire qu’un malade demandait sœur Sainte-Marthe, àl’autre bout de la salle. Sur quoi, sœur Sainte-Marthe s’excusaauprès de M. de Scaër, en l’appelant par son nom, et lelaissa aller sans elle au lit d’Alain.

Ce lit se trouvait le dernier de l’autrerangée et Hervé eut encore du chemin à faire pour y arriver, maisquand il eut fait le tour d’un des piliers qui soutenaient la voûtede la salle, il reconnut de loin le blessé qu’il cherchait.

Alain, couché sur le côté gauche, avait lesyeux fermés, et il était si pâle qu’on aurait pu le prendre pour uncadavre, car il ne bougeait pas, mais Hervé lui mit doucement lamain sur le front, il ouvrit les yeux et il se redressa enbalbutiant :

– Ah ! notre maître, je n’espéraispas vous voir ici. Comment avez-vous fait pour savoir que j’yétais ?

– J’ai eu assez de mal à te trouver, maisj’y ai réussi.

– Vous avez dû croire que j’étaismort.

– Par ta faute. Pourquoi ne m’as-tu pasdonné signe de vie ?

– Mais, notre maître…

– Bon !… Tu as l’épaule démise, lasœur vient de me le dire… mais elle t’a proposé d’écrire pourtoi…

– Je n’ai pas voulu… parce que j’avaispeur de vous compromettre.

– Moi !… comment cela ?

– Mais, oui. Votre nom ne doit point êtremêlé à une pareille affaire.

Faute de siège pour s’asseoir, Hervé étaitdebout près du lit, et c’est une position peu commode pour causeravec un homme couché ; surtout pour causer à basse voix, defaçon à ne pas être entendu des voisins.

Un infirmier, – le même qui était venuchercher la sœur Sainte-Marthe, – avisa ce visiteur bien mis et,flairant un bon pourboire, lui apporta une chaise qu’on tenait enréserve pour les cas analogues.

Scaër récompensa immédiatement par le dond’une grosse pièce blanche cette attention qui allait lui permettred’échanger avec le blessé des confidences intimes.

Alain, après un élan de surprise et de joie,avait laissé tomber sa tête sur l’oreiller et maintenant ilpleurait à chaudes larmes. Hervé comprit pourquoi.

– Tu ne pouvais pas la sauver, lui dit-iltout bas, et tu n’as rien à te reprocher, car tu as exposé ta vie,et c’est un miracle que tu sois sorti vivant de cette maison.

– Plût à Dieu que j’y fusse resté !soupira le gars aux biques.

– Si tu avais péri avec elle, tu neserais plus là pour m’aider à venger sa mort. Et nous la vengerons,je te le jure.

» Maintenant apprends-moi ce qui s’estpassé dans cette maison maudite où tu t’es jeté, sans que j’aie put’arrêter. C’était une folie… je suis sûr que tu n’est pas parvenuà monter l’escalier…

– J’ai pu arriver au premier étage… là,les flammes m’ont barré le passage… la fumée m’a asphyxié… j’ai étérepoussé jusque dans l’allée… le feu y était déjà et je ne pouvaisplus sortir par la rue de la Huchette… j’ai couru en avant sanssavoir où j’allais… j’aurais dû me heurter contre la porte de lacour intérieure… pas du tout !… elle était ouverte.

– C’est singulier.

– C’est d’autant plus extraordinaire queje l’avais moi-même fermée à double tour avant de partir. D’autresque moi avaient la clé et s’en sont servis après moi ;… enoubliant de la refermer, cette porte que je vous ai montrée, ilsm’ont sauvé la vie, car j’ai pu passer… Ah ! ils ne l’ont pasfait exprès de me sauver !…

– Et tu es resté toute la nuit dans cettecour !

– Oui, toute la nuit, entre les quatrecorps de bâtiments qui brûlaient. Je les ai vus s’effondrer étagepar étage, couvrant de débris la cour où j’étais bloqué. Je m’étaisréfugié au centre et je n’y étais pas à l’abri. Les décombress’amoncelaient autour de moi, et rétrécissaient de plus en plusl’espace qui me restait… ça montait comme la marée dans la rivièrede Pontaven… J’aurais pu calculer le moment où je serais enfouisous les ruines, car les murs s’écroulaient les uns après lesautres… Je n’y pensais guère… je ne pensais qu’à Zina…

Les sanglots étouffèrent la voix du gars auxbiques.

L’émotion est contagieuse. Hervé avait leslarmes aux yeux. Il aurait voulu réconforter Alain et il netrouvait à lui offrir que des consolations banales, de cesconsolations qui ne consolent pas.

– Elle était condamnée, soupira-t-il. Lemal qui la minait était sans remède. Elle souffrait tant que lamort a été pour elle une délivrance.

– Hélas ! quelle mort !… laplus horrible de toutes ! dit le blessé.

– Non… elle ne l’a pas vue venir… elle aété surprise pendant son sommeil…

Scaër savait bien le contraire, puisque lamalheureuse Zina s’était montrée un instant à la fenêtre, appelantdu secours, et s’il parlait ainsi, c’est qu’il espérait que cepieux mensonge calmerait un peu la douleur d’Alain. Il s’aperçutbien vite qu’il se trompait et que ses tentatives d’apaisement nefaisaient qu’exaspérer le chagrin du malheureux veuf quis’écria :

– Dire que je ne reverrai jamais sonpauvre corps !… Elle m’avait demandé de la faire enterrer àTrégunc et je ne pourrai seulement pas la conduire jusqu’à un deces affreux cimetières de Paris où on jette dans la fosse communeceux qui n’ont pas de quoi acheter un peu de terre pour y dormir enpaix. Il ne me restera rien d’elle. Je ne pourrai pas prier sur satombe.

Le gars aux biques, sans s’en douter, plaidaitéloquemment contre la crémation dont il n’était pas encore questionen ce temps-là, et il exprimait un sentiment qui, en dépit desthéories matérialistes, vivra toujours dans le cœur dessimples : ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse allerpleurer sur des cendres enfermées dans une urne.

Scaër le partageait ce sentiment, mais iln’eut pas le courage de répondre que le feu n’avait peut-être pascomplètement anéanti le cadavre de Zina et que, si on en retrouvaitdes restes, il se chargerait de leur assurer une sépulturechrétienne.

– Ah ! notre maître, reprit Alain,si vous saviez quel supplice j’ai enduré dans cette cour, pendantqu’autour de moi les bâtiments brûlaient !… Vingt fois, j’aieu l’idée de me jeter dans la fournaise et je m’y serais jeté sinotre recteur de Trégunc ne m’avait pas appris au catéchisme que lareligion nous défend de nous tuer. J’espérais que le bon Dieu meferait la grâce de me laisser mourir là… au moins j’aurais finicomme ma pauvre femme !

– Il vaut mieux que tu lui aies survécupour m’aider à retrouver les scélérats qui l’ont assassinée, ditHervé.

Et pour couper court aux lamentations inutilesde son brave compatriote, il se hâta d’ajouter :

– Achève de me raconter comment tu essorti de cet enfer… et surtout dis-moi bien ce que tu as vu pendantles heures que tu y as passées… As-tu quelque idée de l’endroit oùle feu a pris ?

– Il a pris partout, presque en mêmetemps, répondit Alain ; cependant, je crois bien qu’il acommencé du côté de la rue Zacharie, au rez-de-chaussée… là où, unsoir de cet hiver, j’ai vu de la lumière derrière un vitrage… il aéclaté dès le début de l’incendie, ce vitrage, et, quand je suisentré dans la cour, les flammes sortaient par là comme par labouche d’un four ; mais les trois autres bâtiments n’ont pastardé à flamber aussi… et ça sentait le goudron.

– Pas le goudron, le pétrole, dit Scaër,qui avait la mémoire de l’odorat.

Il se souvenait maintenant d’avoir respiré,rue de la Huchette, une odeur âcre, qui n’était pas celle du boisbrûlé, et cette odeur, il l’appelait par son nom, peu connualors : un nom qui fut dans toutes les bouches, après lesincendies allumés par les communards.

Et ce souvenir était un trait de lumière.Évidemment, les caves de ces quatre maisons abandonnées necontenaient pas des tonnes de ce dangereux combustible dont l’usagen’était pas encore très répandu en France. Il fallait qu’on en eûtbadigeonné intérieurement les murailles, en prévision du cas où ily aurait urgence à détruire en quelques heures toutes ces vieillesbâtisses.

Et il n’était pas impossible que ce travailpréparatoire eût été fait longtemps avant l’embrasementgénéral.

On avait huilé par avance l’édifice condamné àdisparaître, comme on saborde la cale d’un navire destiné à êtrecoulé.

On rebouche le trou avec des planches qu’ilsuffit de déclouer pour que le navire aille au fond de l’eau ;de même, on n’a qu’à promener une allumette sur les muraillesenduites de pétrole pour que l’incendie éclate. Et Hervésoupçonnait fort que ce procédé avait été employé par les coquinsintéressés à supprimer les preuves d’un crime ancien que laprescription ne couvrait pas encore.

Alain, qui, pour le moment, songeait moins àeux qu’à la mort de Zina, reprit le récit qu’il avait entamé, à laprière de son maître.

– J’ai passé là huit heures, reprit-il,et j’ai été préservé par les décombres qui avaient fini par formercomme un rempart autour de moi. Lorsque le jour a paru, je n’étaispas encore sérieusement blessé… des pierres m’avaient touché… mesvêtements étaient brûlés… mes cheveux aussi…, mais je n’avais riende cassé. C’est en essayant de sortir de la cour que je me suisdéboîté l’épaule droite… il commençait à faire clair et j’avaisentrevu une large brèche à la place de l’allée par laquelle j’étaisentré. Le feu était presque éteint et la fumée était moins épaisse…seulement il fallait franchir des tas de débris… des barricades demoellons et de plâtras… je n’en pouvais plus… j’ai grimpé pourtant…mais, tout en haut, le pied m’a manqué sur un pavé branlant, j’aidégringolé… j’ai eu bien du mal à me relever et à me traînerdehors. Je n’ai pas eu la force d’aller plus loin…

– Tu es tombé au bout de la rue de laHuchette, au coin de la rue du Petit-Pont.

– Comment savez-vous ça ?

– La crémière d’en face t’a vu. Elle m’arenseigné.

– Mais je ne la connais pas !

– Elle te connaît de vue et je vais bient’étonner en t’apprenant ce qu’elle m’a dit de toi. Elle estpersuadée que le feu n’a pas pris tout seul.

– J’en suis persuadé aussi.

– Et elle croit que c’est toi qui l’asmis.

– Oh !… alors elle estfolle !…

– Mon Dieu, non. Elle n’est même pasméchante. Seulement, comme tant d’autres de petites marchandes enboutique, elle est cancanière et curieuse… Elle voit des mystèrespartout… Tu ne parlais à personne dans le quartier… Il n’en a pasfallu davantage pour qu’elle s’imaginât que tu te cachais parce quetu avais des crimes sur la conscience. Elle m’a bien pris pour unagent de la Sûreté, moi, parce que je la questionnais. Tout cela neserait rien, mais j’ai peur qu’elle ne bavarde. Si les bruitsqu’elle pourra faire courir arrivaient aux oreilles du commissaire,tu serais peut-être inquiété… on t’interrogerait.

– Je ne serais pas très embarrassé pourrépondre. Ce n’est pas moi qui ai quelque chose à craindre de lapolice.

– Assurément, non… mais j’aime autant quela police ne se mêle pas de cette affaire.

– Je croyais que vous vouliez venger…

– Les victimes de ces misérables ;oui, certes ; mais, pour cela, je n’ai besoin de personne quetoi. Il faut d’abord que tu sortes de cet hôpital.

– Je ne demande pas mieux, mais… oùirai-je ?

– Tu viendras chez moi. Je te prends àmon service.

– Oh ! alors, tout de suite !s’écria le gars aux biques en rejetant la couverture du lit.

Il allait se lever quand l’infirmier, quirôdait par là, vint lui dire que c’était défendu pendant la visitedu public. Il le lui dit doucement – le pourboire l’avait rendupoli – et comme Hervé demandait la raison de cette consigne, ilprit la peine de lui expliquer qu’elle avait pour but d’empêcherles malades surveillés de s’échapper en se faufilant parmi lesvisiteurs.

Hervé n’insista pas, mais cette réponse luidonna à réfléchir. Il y avait donc des malades surveillés et Alainen était peut-être.

En se posant cette question, Hervé se promitde l’élucider avant de sortir de l’hôpital, mais il jugea inutilede faire part au blessé de ses appréhensions.

– Attendons à demain ; il fautrespecter le règlement, lui dit-il. Je vais m’adresser à la sœurqui m’a indiqué ton lit et lui demander quelles sont les formalitésà remplir pour qu’on te laisse aller.

– Sœur Sainte-Marthe ! elle est bienbonne pour moi… et puis, vous ne savez pas, notre maître… elle estpresque de chez nous… c’est la fille d’un meunier de Plouharnel quedéfunt mon père a connu.

– Oui… mais, dis-moi… on t’a demandé tonnom quand tu es entré ici ?

– Et je l’ai donné… la preuve, c’estqu’il est là, sur un écriteau.

En levant les yeux, Hervé vit, accroché à latringle des rideaux et encadrée de fer, une pancarte qui portaitl’indication complète de l’état civil d’Alain Kernoul, son âge, lelieu de sa naissance et sa profession de figurant.

On était renseigné et, après sa sortie del’Hôtel-Dieu, il y resterait des traces de son passage.

Peu importait, d’ailleurs, à Scaër qui étaitdécidé à attacher Alain à sa personne. Alain n’avait rien à sereprocher, et si la police s’avisait de le tracasser, il en seraitquitte pour dire la vérité sur son séjour dans la maisonbrûlée.

On chercherait la gérante qui l’y avait amenéet on la trouverait peut-être sans que Scaër s’en mêlât.

Pour le moment, Scaër tenait à s’assurer quele gars aux biques obtiendrait le lendemain son exeat.

Après l’avoir réconforté de son mieux, il lequitta en lui recommandant de ne pas perdre une minute pour seprésenter à l’hôtel du Rhin, aussitôt qu’il serait libre, et il semit en quête de la sœur Sainte-Marthe, qu’il ne rencontra qu’àl’autre bout de la salle, au chevet d’un blessé qui geignait etqu’elle s’évertuait à consoler.

Hervé se garda bien de la déranger, mais elledevina qu’il souhait lui parler et elle lui fit signe d’attendrequ’elle eût fini de donner à boire à cet affligé, un malheureuxcouvreur qui s’était cassé les deux bras en tombant d’un toit.

Scaër comprit, dès ce moment, que la sympathiede cette sainte fille lui était acquise, qu’il la devait à saqualité de compatriote et qu’elle s’étendait à Alain qui étaitaussi Breton que lui.

Il passa sans mot dire et il alla se placerprès de la porte, derrière un pilier où elle ne tarda pas à venirle rejoindre.

– Comment avez-vous trouvé ce pauvregarçon ? lui demanda-t-elle.

– Il va si bien que j’aurais voulul’emmener aujourd’hui, répondit Hervé.

– Aujourd’hui, ce n’est pas possible.C’est le docteur qui signe les bons de sortie. Il a fait sa visitece matin et il ne reviendra que demain.

– Les malades sont donc prisonniersici ? dit Hervé en souriant.

– Non, Monsieur ; on ne les gardepas malgré eux… souvent même on les renvoie plus vite qu’ils nevoudraient, car on n’a jamais assez de lits disponibles et unconvalescent occupe la place d’un malade qui a plus que lui besoind’être soigné ; mais il faut toujours que la sortie soitrégulièrement autorisée… quand ce ne serait qu’à cause desconsignés…

Et comme Hervé ne paraissait pas comprendre lesens du mot « consignés », la sœur reprit :

– Il arrive quelquefois qu’on reçoitd’urgence un homme qu’on pourrait arrêter… et qu’on arrêterait s’iln’était pas blessé. Alors le directeur de l’hôpital est tenu de lefaire surveiller, car on le rendrait responsable d’une évasion.

– J’aime à croire que mon protégé n’estpas dans ce cas-là, dit vivement Hervé.

– J’espère bien que non, dit la sœurSainte-Marthe d’un ton qui ne rassura pas beaucoup Hervé.

– Est-ce à dire que vous n’en êtes pascertaine ? demanda-t-il.

– Je ne le crois pas et, quoi qu’il ensoit, je suis convaincue que ce garçon n’a rien fait de mal, maisil est bon que vous sachiez ce qui s’est passé hier. Quand on l’aapporté, un agent de police en bourgeois escortait le brancard etdeux heures après, quand le blessé a été pansé et couché, ce mêmeagent est revenu copier les indications portées sur le registred’entrée de l’hôpital.

– On le soupçonne donc ?

– Peut-être.

– Et de quoi ? bon Dieu !

– Il paraît qu’on l’a vu, au petit jour,se glisser hors de la maison incendiée, et comme on ignore commentle feu a pris, on veut sans doute l’interroger…, mais on nel’accuse pas, que je sache.

– Ce serait trop fort !… Je répondsde lui, sous tous les rapports, et je suis prêt à dire pourquoi ilest entré dans cette maison pendant qu’elle brûlait.

– Alors, Monsieur, voulez-vous mepermettre de vous donner un conseil ?

– Je vous en serai très reconnaissant etje vous promets de le suivre.

– Eh ! bien, voyez l’interne deservice. Il vous renseignera mieux que je ne puis le faire. Vous letrouverez à la salle de garde.

– Je vous remercie, ma sœur, et je vousrecommande notre compatriote…

Elle acquiesça d’un sourire et elle revint aulit de son blessé.

Hervé sortit et s’adressa au portier qui luiindiqua le chemin à suivre pour arriver à la salle où se tiennentles internes.

Il y alla en maugréant contre la crémière dela rue de la Huchette.

– Elle aura bavardé, se disait-il, et sessots propos seront tombés dans l’oreille d’un mouchard. Je m’endoutais bien. Mais l’accusation est trop bête et il sera facile deprouver que Kernoul était sur les planches du Châtelet quandl’incendie a éclaté. Je vais commencer par expliquer la chose à cejeune homme. Il me comprendra, pour peu qu’il soit intelligent, etil décidera son chef à accorder l’exeat. Si ça ne suffit pas, jeverrai le directeur de l’hôpital. Il me faut, dès demain, mon garsaux biques.

Par de longs corridors où il ne rencontrapersonne, il arriva devant une porte sur laquelle il lut :« Salle de garde », et comme cette porte était ouverte àmoitié, – probablement à cause de la fumée du poêle, – il put,avant d’entrer, examiner le local et ceux qui l’occupaient.

C’était une pièce carrée, avec des mursblanchis à la chaux, prenant jour sur une cour intérieure et trèssommairement meublée : une couchette de fer où se reposait lanuit l’interne de service ; un grand casier en bois noir,surchargé de cahiers d’observations et de vieux journaux demédecine, une fontaine en cuivre, avec bassin pareil, accrochée aumur ; un râtelier de pipes très culottées ; puis, colléeà la muraille, une longue liste de noms de malades avec les numérosde leurs lits et une ardoise où les internes qui s’absententinscrivent à la craie le nom de la salle où l’infirmier peut lestrouver, si on a besoin d’eux.

Au milieu, un poêle en faïence qui fumaitoutrageusement et dans le fourneau duquel une vieille femmeaccroupie cuisinait quelque mets mal odorant.

Dans un coin, au fond, une table en sapin oùétait accoudé, entre deux piles de bouquins, un jeune homme entablier blanc, avec une petite calotte sur la tête et à laboutonnière une pelote à épingles, violette, qui, de loin, avaitl’air d’une rosette d’officier d’académie.

Hervé toussa pour s’annoncer. La vieille seretourna et se remit à fourgonner dans les cendres. L’interne levala tête et regarda le nouveau venu, en fronçant le sourcil.

Il était évidemment contrarié d’être dérangéde son travail et ses yeux disaient : qu’est-ce que vous mevoulez ?

Mais, presque aussitôt, sa figure changead’expression. Il porta la main à sa calotte et, après avoirrepoussé du pied le tabouret qui lui servait de siège, il vint audevant d’Hervé, en lui disant :

– Bonjour, Monsieur !… Vous ne mereconnaissez pas !

– Mais, balbutia Hervé, il me semble bienvous avoir déjà vu… seulement, je ne me rappelle pas où.

– À Bullier, parbleu !… nous avonspassé toute une soirée ensemble avec l’ami Pibrac qui nous aprésentés l’un à l’autre… et même toute une nuit, car, après lebal, nous sommes allés souper chez Foyot… il y avait des dames…c’était en plein carnaval… le jeudi gras…

– Il y a trois ans ! Je mesouviens…

– À la bonne heure !… Vous êtes bienM. de Scaër ?

– Parfaitement.

– Alors, donnez-moi des nouvelles de cebrave Pibrac. Comment va-t-il ? Je ne le vois plus guèredepuis que j’ai été reçu à l’internat… vous comprenez… je n’ai plusle temps de m’amuser. Il faut que je pioche mes examens.

– Pibrac va très bien.

– Bravo !… il ne me reste plus qu’àvous rappeler mon nom que vous me faites l’effet d’avoir oublié…Delle… Albert Delle… ça fait Adèle, disait ce blagueur dePibrac… et à vous demander, cher Monsieur, à quoi je puis vous êtrebon dans cet hôpital.

Hervé admirait les coups du hasard quidisperse et rassemble les gens, à Paris, comme des billescarambolant sur un billard, et il commençait à trouver que lafréquentation de Pibrac présentait quelques avantages mêlés àbeaucoup d’inconvénients.

D’anciennes fredaines avec ce garnementallaient lui faciliter sa tâche en le tirant de l’embarras qu’iléprouvait à aborder un sujet assez délicat.

À un homme avec lequel on a soupé jadis, enjoyeuse compagnie, on peut dire des choses qu’on hésiterait àconfier à un inconnu.

– Voici ce que c’est, commença-t-il enoffrant à l’interne un excellent cigare qui fut refusé.

Delle préférait la pipe. Il alluma la sienne,après avoir donné du feu à Hervé et, s’apercevant que celui-ciregardait du coin de l’œil la vieille, toujours occupée àtisonner :

– Mère Ponisse, cria-t-il, allez doncnous chercher de la bière.

Puis, quand elle fut dehors :

– Marchez maintenant, reprit-il gaiement.Je suis tout ouïe. Vous avez bien fait de me faire penser à larenvoyer. C’est une vraie pie borgne… et il est inutile qu’ellevous entende, si vous avez quelque chose de particulier à medire.

– Oh ! rien de confidentiel,s’empressa de répondre Hervé. Vous avez dans la salle de chirurgieun blessé auquel je m’intéresse… Alain Kernoul.

– Le nom ne m’apprend rien… ici, on neconnaît les malades que par les numéros des lits… et je ne retiensguère ceux des sujets insignifiants.

– Le mien est au numéro 49.

L’interne se leva pour aller jeter un coupd’œil sur une pancarte pendue au mur.

– Le 49 n’y figure pas, dit-il ;c’est bon signe pour lui, car tous ceux que j’ai numérotés là sontsûrs de passer prochainement l’arme à gauche. Je les ai inscritspour un externe de mes amis qui fait des recherches sur lesmaladies des os et qui désire être prévenu à temps pour assister àl’autopsie.

Delle disait cela aussi simplement que s’ileût parlé d’un mémento destiné à inscrire des dates d’invitations àdîner.

– Oh ! reprit Hervé ; il n’estpas dangereusement blessé… une luxation de l’épaule droite…

– Bon ! en ce moment, nous n’enavons que trois, des luxations… Quand votre homme est-il entré àl’Hôtel-Dieu ?

– Hier matin… on l’a apporté sur unbrancard… il était hors d’état de marcher.

– J’y suis… c’est l’individu qui a manquéd’être grillé dans cette maison de la rue de la Huchette.

– Justement.

– Eh ! bien, il est raccommodé…c’est moi qui l’ai reçu et qui l’ai pansé quand il est arrivé… ill’a échappé belle… il était couvert de contusions et de brûlures…Soyez tranquille, il sera soigné ici, mieux qu’il ne le serait chezlui.

– Je n’en doute pas, mais…

– Et avant un mois, il sera sur piedcomplètement.

– Il voudrait sortir dès demain.

– Demain, c’est trop tôt. La fièvre l’apris à la suite de l’opération, et il a absolument besoin de repos.Mon chef de service ne signera pas l’exeat… à moins que le blesséne l’exige formellement, car nous ne gardons pas les gens deforce.

– On prétend que si… dans certains cas…en vertu d’un ordre du parquet, par exemple.

– Oui, quand il s’agit d’un prévenu…désigné pour être transféré à Mazas, dès qu’il sera en état demonter dans la voiture cellulaire – vulgo : le panierà salade. Ceux-là, on les case dans une salle spéciale… et votrehomme n’y est pas, aux consignés.

– Non…, mais on vient de me dire qu’ilavait été accompagné ici par un agent de police… et que cetindividu était revenu un peu plus tard copier les indicationsaccrochées au lit de ce pauvre garçon… c’est une sœur de charitéqui m’a averti…

– Sœur Sainte-Marthe… si elle vous a ditcela, c’est la vérité… et, au fait, j’ai une vague idée d’avoirentendu mes camarades parler d’un mouchard qui a montré son nezdans la salle de chirurgie… ça arrive quelquefois, mais quand onsignale un de ces drôles, tout le monde se donne le mot pour luijouer des tours… et si celui-là s’avisait de revenir, il passeraitmal son temps. Je suppose d’ailleurs que votre compatriote n’a riensur la conscience.

– Je réponds de lui comme de moi-même. Ilparaît qu’il s’est trouvé des imbéciles pour raconter que c’est luiqui a mis le feu à cette maison où il a failli laisser sa peau.C’est absurde, mais vous connaissez le mot de je ne sais plus quelmagistrat d’autrefois : « Si on m’accusait d’avoir voléles tours de Notre-Dame, je commencerais par mettre la frontièreentre moi et la justice… » Mon brave Alain n’a pas la moindreenvie de se sauver, mais je voudrais lui éviter des ennuis en letirant de l’hôpital… et je vous serai très obligé de ne pas vousopposer à ce qu’il en sorte dès demain.

– Ça ne dépend pas de moi… mais je vouspromets d’exposer le cas à mon chef… il ne les aime pas plus que jene les aime, ces messieurs de la police… et j’espère qu’il signerale bon de sortie du 49… Vous m’autorisez à vous nommer ?

– Parfaitement. Je loge à l’hôtel duRhin, place Vendôme, et je compte prendre Alain à mon service. Onle trouverait chez moi si on avait besoin de lui. Je m’engage à leprésenter à la première réquisition, dit Hervé en souriant.

– C’est tout ce qu’il faut, cherMonsieur, et je vais…

Un infirmier poussa la porte et dit :

– Monsieur Delle, la sœur m’envoie vouschercher… l’amputé du 27 vient d’être pris d’une hémorragie…

– Diable ! j’y vais, s’écrial’interne en posant sa pipe sur la table. Vous m’excusez, cherMonsieur…

Et il se précipita dans le corridor.

– Allons ! pensa Hervé en prenant lemême chemin, je n’ai pas perdu ma journée.

» Alain sortira demain et nous seronsdeux contre deux.

Il aurait dû dire trois contre trois, encomptant la marquise comme une alliée etMme de Cornuel comme une ennemie.

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