Double-Blanc

IV

Le théâtre du Châtelet, un des plus vastes deParis, où il y en a tant, n’est pas précisément ce qu’on appelle unthéâtre à la mode.

Bâti dans un quartier éloigné des grandsboulevards, il attire un public plus nombreux que choisi.

L’ambigu n’est jamais chic, a écritquelque part Nestor Roqueplan, le Parisien par excellence. LeChâtelet ne l’est pas souvent, mais le beau monde y va très bienaux premières représentations et les demoiselles à ceintures doréesne dédaignent pas de s’y montrer.

Il y a un corps de ballet, ce qui constitueune attraction pour les viveurs – jeunes et vieux.

Et, dans la salle, si l’élément populairedomine au parterre et aux troisièmes galeries, l’élégance y estpresque toujours représentée aux premières loges et aux fauteuilsd’orchestre, surtout quand le spectacle en vaut la peine.

Ce n’était pas le cas, quoique la salle fûtpleine, le soir de ce mardi gras de 1870.

La pièce était déjà vieille de deux mois etelle n’avait jamais eu beaucoup de vogue.

C’était ce qu’en argot de coulisses on nommeune grande machine, quatre actes et vingt-huit tableaux –fabriquée par les fournisseurs accrédités de l’époque – Clairvilleet Siraudin, – et c’était intitulé&|160;: Paris-Revue.

Revue par le défilé traditionnel desnouveautés de l’année et par les couplets que chantaient faux desdébutantes engagées pour montrer leurs jambes&|160;; féerie, parles décors, les cortèges et les changements à vue.

Le premier rôle de femme y était tenu parCéline Montaland, alors dans tout l’état de sa jeunesse et de sabeauté, et elle avait pour compère l’excellent acteur Montrouge –Madame Satan et Monsieur Satan – car l’action sepassait en enfer&|160;; on n’a jamais su pourquoi. Et autour de cecouple annoncé en vedette sur l’affiche, se démenaient beaucoup dejolies filles, agréablement costumées en diablotins.

Quelques-unes ont fait plus tard leur chemindans le monde de la galanterie et, dès ce temps-là, elles avaient,en scène, de grands succès de maillot.

Mais le public du mardi gras ne vient pas authéâtre pour lorgner les actrices, et, il se composait surtout defamilles bourgeoises en rupture de pot-au-feu, de celles quis’offrent le spectacle quatre fois par an, quand elles ont donné àleur cuisinière la permission de minuit.

Les viveurs fêtent le carnaval tout autrement,et les femmes du vrai monde restent volontiers chez elles, lesjours de réjouissances publiques.

Hervé de Scaër avait donc tout lieu d’espérerqu’il ne rencontrerait au Châtelet ni ses anciens camarades deplaisirs, ni les habitués des salons qu’il fréquentait.

La marquise l’espérait comme lui – elle ledisait dans sa lettre – et c’était probablement une des raisons quil’avaient décidée à choisir ce lieu de rendez-vous.

De toutes les façons de s’isoler à deux,ailleurs que chez soi, la plus sûre, c’est de s’aboucher au milieud’une foule d’individus qui ne s’occupent pas de vous.

Hervé avait dîné seul dans un restaurant où iln’allait jamais et dîné longuement pour attendre l’heure indiquéepar la dame. Après quoi, il était venu à pied, par la rue deRivoli, en fumant son cigare et en se préparant à l’entrevue qui lepréoccupait.

Au lieu d’endosser l’habit, comme il lefaisait tous les soirs, il était resté en redingote, à seule fin demoins attirer l’attention dans une salle où les spectateurs entenue de soirée ne devaient pas abonder.

Quand il arriva devant le théâtre, un entractecommençait. Le public sortait en masse et il ne fallait pas songerà remonter le courant de ce flot humain. Hervé se cantonnaprovisoirement sur la place, près de la fontaine, afin de laisserle torrent s’écouler.

Il se proposait de profiter, pour entrer, dumoment où le passage serait libre, avant que la sonnette annonçâtle lever du rideau.

Un monsieur qui roulait une cigarettes’approcha pour lui demander du feu, et s’écria, quand il le vit deprès&|160;:

–&|160;Comment&|160;! c’est toi&|160;!qu’est-ce que tu fais ici&|160;?

Hervé reconnut Pibrac et maudit le sort quilui jetait encore une fois dans les jambes ce gênant compagnon.

–&|160;Décidément, tu te déranges. Depuisqu’on ne te voit plus nulle part, je me figurais que tu passais tessoirées boulevard Malesherbes, et voilà que je te trouve faisant lepied de grue à la porte d’un boui-boui.

–&|160;Tu y es bien, toi, répliqua Hervé quine se souciait pas du tout d’expliquer pourquoi il était venu.

–&|160;Oh&|160;! moi, c’est différent. J’ysuis pour Margot.

–&|160;Qui ça, Margot&|160;?

–&|160;Une jeune personne que je protège, moncher, et qui a beaucoup de talent. Elle n’a encore joué que desbouts de rôles, mais je la pousserai. Je suis au mieux avec ladirection… à preuve que j’ai mes entrées dans les coulisses. Je t’ymènerai, si tu veux, et je te présenterai Margot… Elle est endiable d’argent… je ne te dis que ça&|160;!

–&|160;Tu oublies que j’ai enterré l’autrenuit ma vie de garçon.

–&|160;Un drôle d’enterrement&|160;!… tu asrefusé de souper avec nous. Et je ne suis pas fâché de te répéterque je ne comprends pas tes scrupules. Parce que tu seras mariécette année, ce n’est pas une raison pour te priver de tout&|160;;et si tu continues à poser pour la vertu, je finirai par croire quetu t’amuses à la sourdine. Je m’empresse d’ajouter que je n’yverrais pas d’inconvénient. Mais, après tout, tu as peut-êtreraison de ne pas vouloir que je te mène sur le théâtre… Bernage yva souvent, car, lui aussi, il est très bien avec la direction… çase comprend… un capitaliste qui pourrait devenir uncommanditaire&|160;!

–&|160;Tu vois M.&|160;de&|160;Bernagepartout… c’est comme samedi dernier…

–&|160;Je le vois là où on le rencontre, et situ te figures qu’il s’abstient de faire ses farces, à l’Opéra etailleurs, tu te mets le doigt dans l’œil, mon gars. C’est tonaffaire et ça ne me regarde pas. Mais tu peux bien entrer au moinsavec moi dans la salle. Il y a une stalle libre à côté de lamienne.

–&|160;Merci, j’aime mieux flâner dehors.

–&|160;Cette fois, tu as tort. Parextraordinaire, ce soir, elle est pleine de jolies femmes, lasalle. Tu aimes les blondes… Eh&|160;! bien, j’en ai aperçu une quiest ravissante… elle est seule dans une avant-scène, et si jen’avais pas promis à Margot de l’attendre à la sortie des artistes,après la représentation, j’aurais essayé de… Tiens&|160;! on sonnepour le deuxième acte… Margot en est du deux… si jen’étais pas à ma place, quand elle dira son couplet, ellechanterait faux et ça nuirait à son avenir dramatique… C’est bienvu&|160;?… bien entendu&|160;?… tu ne viens pas&|160;?… non&|160;?…comme tu voudras&|160;!… Si tu montes au cercle, demain, sur lecoup de quatre heures, tu m’y trouveras et nous ferons un piquet…,un rubicon, à dix sous le point… ça ne te compromettrapas.

Sur cette conclusion, le joyeux Pibrac tournale dos à son ami et suivit le monde au théâtre.

Il laissait Hervé très contrarié et assezperplexe.

Rien ne pouvait lui être plus désagréable quetout ce qu’il venait d’apprendre. Pibrac installé àl’orchestre&|160;; Pibrac signalant la présence dans uneavant-scène d’une blonde qui ne pouvait être que la marquise,c’était vraiment trop de déveine. Il n’aurait plus manqué, pour ymettre le comble, que de se trouver nez à nez avecM.&|160;de&|160;Bernage.

Hervé était presque tenté de renoncer àrejoindre Mme&|160;de&|160;Mazatlan. Mais luipardonnerait-elle de ne pas se rendre à l’appel qu’il avaitreçu&|160;? C’était douteux, et si elle prenait mal la chose, ilaurait perdu une occasion, qui ne se représenterait plus, d’avoiravec elle une explication indispensable.

Toutes réflexions faites, il se dit qu’enprenant certaines précautions, il éviterait d’être vu. On sedissimule asses facilement dans une baignoire profonde, et une foisque les spectateurs auraient repris leurs places, il ne couraitplus risque de faire dans les corridors des rencontresinopportunes.

Il ne s’agissait que d’attendre encore un peu.Dans cinq minutes, le rideau serait levé, l’acte commencé et lechemin libre pour gagner incognito l’avant-scène numéro 2. Juste letemps d’achever son cigare.

Il continua donc à circuler parmi les gaminscontemplant l’illumination de la façade, les vendeurs decontre-marques, les ouvreurs de portières et les marchandesd’oranges criant&|160;: À trois sous, la belle Valence&|160;! àtrois sous&|160;!

Hervé ne se préoccupait guère de cesindustriels de la porte, mais sous le péristyle du théâtreerraient, comme lui, quelques spectateurs peu pressés de s’enfermerdans une salle surchauffée par le gaz, et il crut s’apercevoir quel’un de ces messieurs le regardait à la dérobée, chaque fois qu’ilpassait près de lui.

Ce coup d’œil jeté, pour ainsi dire, au vol,n’était pas assez accentué pour inquiéter Hervé et, en toute autrecirconstance, il n’y aurait pas pris garde, mais ce n’était pas lapremière fois, depuis quelques jours, qu’il lui arrivait deremarquer un individu qui semblait l’observer.

Il se rappelait très bien que, l’avant-veille,quelqu’un l’avait suivi sur le boulevard de la Madeleine.

Celui-là s’était tenu à distance et n’avaitpas tardé à disparaître sans laisser voir sa figure. Hervé n’étaitdonc pas en état de décider si c’était le même qui se retrouveraitsur son chemin devant le théâtre du Châtelet, mais il put cettefois dévisager tout à son aise l’homme qu’il croisait à chaque tourde promenade.

C’était un monsieur entre deux âges,convenablement vêtu et complètement rasé, comme un prêtre ou unmagistrat. Physionomie sans caractère, de celles qu’on oublie unquart d’heure après qu’on les a vues.

Hervé, à tout hasard, s’efforça de graver danssa mémoire les traits insignifiants de ce quidam, et coupa courtaux rencontres périodiques en exécutant rapidement un quart deconversion qui l’amena devant le bureau du contrôle où il n’eutqu’à donner le numéro de la loge pour qu’on le laissât passer.

Il entra sans se retourner et il enfila lecorridor du rez-de-chaussée.

Il n’y rencontra que deux ou troisretardataires qui se hâtaient de regagner leurs stalles, et par laporte mobile qu’ils poussèrent pour entrer à l’orchestre, il putvoir que l’acte venait de commencer.

Il aperçut même, au premier rang desfauteuils, Pibrac, armé d’une énorme lorgnette qu’il s’apprêtait àbraquer et cherchant des yeux à découvrir des jolies femmes dans lasalle, comme un astronome cherche à découvrir au firmament denouvelles étoiles.

Hervé se serait bien passé de la présence dece curieux indiscret, mais il n’y pouvait rien et il en prit sonparti, en se promettant de redoubler de précautions pour éviterd’être vu.

L’ouvreuse à laquelle il remit son pardessussourit d’un air fin quand il lui demanda s’il y avait déjàquelqu’un dans l’avant-scène numéro 2, et la lui ouvrit sans bruit,avec des façons presque mystérieuses, des façons de femme dechambre qui introduit, en cachette, un amoureux chez samaîtresse.

La marquise l’attendait, blottie dans un coinde la loge, le coin le plus éloigné de la scène, et abritée par unécran qu’elle avait eu soin de relever. Elle lui tendit la main, enlui disant à demi-voix&|160;:

–&|160;Mettez vous derrière moi et ne vousmontrez pas. Il y a ici quelqu’un qui vous connaît.

–&|160;Je sais, répondit Hervé en s’asseyanttout près de la marquise. C’est ce garçon que vous avez vu l’autrenuit, au bal de l’Opéra. Je viens de le rencontrer sur la place duChâtelet&|160;; il s’est accroché à moi, et j’ai eu beaucoup depeine à me débarrasser de lui&|160;; mais je ne lui ai pas dit quej’allais entrer.

–&|160;Vous avez d’autant mieux fait qu’il m’abeaucoup lorgnée depuis que je suis ici. J’ai été obligée de mecacher derrière cet écran… mais j’espère qu’il a cessé de s’occuperde moi.

»&|160;Enfin, vous voilà&|160;! Je commençaisà craindre que vous ne vinssiez pas.

–&|160;Ne me dites pas cela, je vous en prie.Votre lettre m’a comblé de joie.

–&|160;Je veux bien le croire, mais vousl’avez reçue si tard que vous auriez pu avoir disposé de votresoirée.

–&|160;J’aurais tout quitté pour venir et jeserais ici depuis une demi-heure, si je n’avais pas été arrêté parce Pibrac… Mais, laissez-moi vous dire combien je suis heureux devous revoir…

–&|160;Et surtout de m’entendre, n’est-cepas&|160;? Je vous ai promis des explications et vous les attendezavec impatience.

–&|160;C’est vrai… mais je tiens moins à vousparler du passé dont vous avez évoqué le souvenir qu’à vousexprimer ma sympathie et…

–&|160;L’un n’empêche pas l’autre, interrompitgaiement la marquise. Commençons par la sympathie. Je ne doute pasde votre amitié et vous pouvez compter sur la mienne. Voilà qui estfait. Convenons une fois pour toutes que nous en resterons à cesentiment réciproque et reprenons, au point où nous l’avonslaissée, notre conversation de la rue de Lisbonne.

Hervé ne demandait pas mieux, car, bien qu’ilprétendît le contraire, c’était surtout la curiosité qui le tenait,une curiosité rétrospective&|160;: le désir d’être renseigné sur lesort d’Héva Nesbitt.

La marquise avait fait sur lui une très viveimpression&|160;; il la trouvait charmante, mais il n’en était pasencore à l’admiration passionnée.

–&|160;Je vous ai dit, commença-t-elle, quej’ai été la meilleure amie de la pauvre enfant qui vous avait donnésa foi. Il y aura bientôt dix ans qu’elle a disparu. Nous étions àpeu près du même âge. Donc, maintenant, je suis vieille.

–&|160;Vous me l’apprenez, dit Hervé.

Et il ne mentait pas, car elle avait l’aird’être aussi jeune que Mlle&|160;de&|160;Bernage, quin’était pas majeure.

–&|160;Héva ne vous a jamais parlé demoi&|160;? demanda-t-elle sans transition.

–&|160;Elle m’a parlé quelquefois d’uneparente qui s’appelait… Vicky.

–&|160;En anglais, Vicky est le diminutif deVictoria… C’est mon petit nom. Ma mère etMme&|160;Nesbitt étaient sœurs. J’ai bien le droit devenger ma tante et ma cousine germaine. Vous m’avez promis de m’yaider.

–&|160;Et je tiendrai ma promesse.

–&|160;J’y compte bien, quoique…

Il était écrit là-haut que les confidences dela marquise seraient interrompues encore une fois. Elle n’achevapas la phrase qu’elle venait de commencer par une conjonctionrestrictive, ou, si elle l’acheva, le reste se perdit dans lefracas de l’orchestre, subitement déchaîné.

L’acte se passait en enfer et, depuis le leverdu rideau, la scène n’était encore occupée que par des diablessubalternes qui se renvoyaient des coqs-à-l’âne et descalembredaines pour amuser le public, en attendant l’entrée deM.&|160;Satan, leur maître. Et c’était cette entrée que lesmusiciens annonçaient à grand renfort de cymbales et de grossecaisse.

Impossible de continuer à chuchoter dans laloge, tant que tonnerait cet ouragan d’harmonie, et il menaçait dese prolonger, car c’était tout un cortège qui allait défiler, aubruit des fanfares.

Hervé et la marquise se résignèrent à laisserpasser la tempête musicale avant de se remettre à la causerie,suspendue au moment même où elle allait devenir intéressante.Provisoirement, ils n’avaient qu’à regarder la mise en scène, etils n’y manquèrent pas.

Satan parut sous un dais porté par des femmestravesties en pages diaboliques et suivi d’une escouade de démonscornus parmi lesquels Hervé reconnut tout de suite le gars auxbiques.

Mme&|160;Satan vint à son tour,escortée des dames de sa cour, et cette marche triomphale continuajusqu’à ce que le roi et la reine des ténèbres eussent pris placesur leurs trônes respectifs. Les innombrables figurants des deuxsexes se rangèrent des deux côtés de la scène, et les cuivresfirent trêve, afin que Satan pût lancer les parolestraditionnelles&|160;:

–&|160;Que la fête commence&|160;!

Dans toute féerie qui se respecte, il y a unballet, et c’est toujours en ces termes consacrés qu’onl’annonce.

Les divertissements du Châtelet étaient trèsbien montés, en ce temps-là. La danse classique y tenait moins deplace qu’à l’Opéra, mais on y soignait particulièrement lesensembles, et comme les jolies filles n’y étaient pas rares,c’était un spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux.

Hervé ne fut pas tenté de se mettre enévidence pour le mieux voir et la marquise n’eut garde de baisserl’écran protecteur qui l’abritait, mais ils ne se privèrent ni l’unni l’autre de regarder les évolutions gracieusement réglées desdanseuses.

Bientôt même,Mme&|160;de&|160;Mazatlan eut recours à sa lorgnette,mais ce fut pour la braquer sur les coulisses où se tenaient, entredeux portants, des pompiers, des machinistes et même quelquesabonnés privilégiés, fervents amateurs de la chorégraphie del’endroit, venus pour ne rien perdre d’un pas dansé par leursprotégées.

Hervé ne s’occupait pas de ces messieurs, maisil ne tarda guère à s’apercevoir que le premier figurant de larangée qui touchait presque l’avant-scène numéro 2 était AlainKernoul qu’il avait déjà remarqué pendant le défilé. Le gars étaitsi près qu’il aurait pu lui parler et se faire entendre de lui sanstrop crier.

C’est à quoi il ne songeait guère, mais il nepouvait pas s’empêcher d’admirer de Cornouaillais que l’amour avaittiré du fond de ses landes pour l’amener à Paris et lemétamorphoser en comparse de théâtre. Et il s’étonnait de l’aplombde ce gardeur de chèvres qui semblait n’avoir de sa vie fait autrechose que de brûler les planches, comme on dit au théâtre. Engénéral, les Bas-Bretons ne s’acclimataient pas si facilement. Onen voit qui, après leur service militaire, oublient en rentrant aupays tout ce qu’ils ont appris au régiment, y compris la languefrançaise. Il est vrai que celui-là avait pris sur les tréteauxforains l’habitude de paraître en public.

Du reste, il était beaucoup mieux en garde ducorps de Satan qu’en troubadour de pendule, ce brave Alain. Sestraits taillés à coups de hache, ses sourcils épais, ses yeux caveset ses dents de jeune loup, qui brillaient sous le rouge dont ils’était barbouillé la figure, faisaient de lui un diable trèsprésentable.

Appuyé sur sa fourche en carton doré, il setenait raide comme un pieu, le regard fixe et la bouche close, aurebours des autres figurants, ses voisins, qui ne se gênaient paspour bavarder entre eux et pour échanger des œillades avec lesmarcheuses.

Évidemment, Alain ne se doutait pas que lemaître de Trégunc était à deux pas de lui et il pensait à touteautre chose qu’aux ronds de jambes des ballerines infernales&|160;:sans doute à sa chère malade qu’il avait laissée seule dans sonpauvre logis – pauvre et suspect, car rien ne prouvait qu’elle yfût en sûreté.

Hervé se demanda pourquoi le gars n’était pasresté près d’elle. Riche maintenant du billet de cent francs queson ancien maître lui avait glissé dans la main en le quittant,Alain n’avait plus besoin de venir au Châtelet pour gagner quarantesous, comme il était allé naguère au bal de l’Opéra, dans l’espoird’y récolter des gratifications.

Hervé, qui connaissait bien ses compatriotes,savait qu’ils tiennent à l’argent. C’est dans leur sang et cedéfaut capital ne leur endurcit pas le cœur. Ils en ont même unautre qui fait plus de tort à leurs qualités natives, l’ivrognerie.Mais celui-là leur vient avec l’âge, et Alain n’avait pas encore eule temps de le contracter.

Mme&|160;de&|160;Mazatlancontinuait à lorgner obstinément les messieurs embusqués dans lescoulisses, et Hervé commençait à s’étonner de la persistancequ’elle mettait à les examiner, lorsqu’elle posa sa jumelle surl’appui de la loge.

–&|160;Ce n’est pas lui, murmura-t-elle.

Hervé entendit. L’orchestre faisait moins debruit depuis qu’il accompagnait des pas de deux et des pas dequatre, de sorte que, maintenant on pouvait s’entendre en causantdans l’avant-scène, à condition d’élever un peu la voix.

–&|160;Oserai-je vous demander de qui vousparlez&|160;? interrogea Hervé.

–&|160;De quelqu’un que je croyaisreconnaître… et qui vient de s’éclipser.

La marquise ajouta, en souriant&|160;:

–&|160;Et vous, Monsieur, qui doncregardiez-vous avec tant d’attention&|160;?… une des joliesdiablesses qui se trémoussent sur la scène&|160;?…

–&|160;Oh&|160;! non, ces demoiselles me sonttout à fait indifférentes. Je regardais un diable… qui est là, toutprès de nous. Je vais bien vous étonner en vous apprenant que cediable est né sur mes terres de Cornouailles et qu’il gardaitencore, il y a trois ans, les chèvres d’une de mes fermes.

–&|160;Il y a trois ans&|160;?

–&|160;Mon Dieu, oui&|160;; et je vousétonnerais bien davantage si je vous disais comment il est venuéchouer sur les planches de ce théâtre. L’histoire est touchante etelle vous intéresserait, j’en suis sûr.

–&|160;Je le crois d’autant mieux que jem’imagine avoir déjà vu quelque part la figure de ce garçon.

–&|160;Vous devez vous tromper. Oùl’auriez-vous rencontré&|160;?

–&|160;Je ne sais trop. Peut-être dans votrepays. Précisément, j’y suis descendue, il y a trois ans…

–&|160;En 1867. J’ai de bonnes raisons pourm’en souvenir.

–&|160;Moi aussi. Je n’ai fait qu’y poser lepied, pour ainsi dire, mais je me rappelle les moindres détails decette excursion. Ainsi, je crois voir encore, assis sur le reversd’un fossé, le jour de ma visite au dolmen de Trévic, un petitpâtre que j’ai questionné et qui m’a dit que la lande sur laquelleje marchais appartenait au baron de Scaër. Il parlait de vous commele Chat botté du conte de Perrault parlait de son maître, lemarquis de Carabas.

–&|160;Et il mentait comme mentait le Chatbotté, interrompit gaiement Hervé, car en ce temps-là, je n’avaisque des dettes.

–&|160;Eh bien, ce pâtre ressemblait beaucoupau figurant que vous me montrez. Je serais curieuse de savoir sic’est lui que j’ai rencontré là-bas.

–&|160;Je me charge de le lui demander. Jepourrai même vous l’amener, si vous tenez à l’interrogervous-même.

–&|160;Oh&|160;! oui… après lareprésentation.

–&|160;Je n’ai qu’à lui faire signe…seulement, il faudrait d’abord qu’il me vît, car il ne soupçonnepas que je suis là.

–&|160;Tâchez d’attirer son attention, pendantqu’il est à portée.

–&|160;Ce ne sera pas difficile… mais jecrains d’attirer aussi celle de Pibrac qui trône aux fauteuilsd’orchestre…

–&|160;Vous avez raison&|160;; mieux vaut nepas nous exposer à ce désagrément. D’autres que ce Pibracpourraient nous découvrir… d’autant que j’aperçois là-bas, dans lacoulisse, un monsieur qui m’inquiète. Il avait disparu… le voilàrevenu et je veux m’assurer d’abord que ce n’est pas…

La marquise, sans cesser de regarder cepersonnage, avança la main pour reprendre la lorgnette, mais ellene réussit qu’à la faire tomber sur les timbales d’un musicienassis juste au-dessous de l’avant-scène. La lorgnette fit tant debruit en heurtant la peau d’âne que les spectateurs les plusrapprochés tressautèrent dans leurs stalles et que le chefd’orchestre se retourna, furieux.

La marquise, pour éviter de se montrer, auraitfait volontiers le sacrifice de sa lorgnette, mais le timbaliervenait de la ramasser&|160;; il s’était levé pour la remettre aumaladroit qui avait failli crever sa caisse, et il frappait avec unde ses tampons contre le soubassement de la loge, pour avertir ceuxqui l’occupaient.

Les spectateurs riaient, l’instrumentistemaugréait, et du haut de son pupitre le chef d’orchestrebrandissait son archet comme pour jeter l’anathème au coupable.

Ce ridicule accident avait troublé sesmusiciens qui lâchaient des fausses notes, et même les danseuses,qui manquaient la mesure. Des chut&|160;! énergiques s’élevaient detous côtés, sans parler des exclamations gouailleuses&|160;:«&|160;le baissera&|160;!… le baissera pas.&|160;»

Il s’agissait de l’écran qui restait levé, endépit des appels réitérés de l’homme aux timbales, et plus les gensde l’avant-scène faisaient la sourde oreille, plus le murmures’accentuait. On commençait à mal interpréter l’obstination qu’ilsmettaient à se cacher et les commentaires inconvenants allaientleur train.

Comique d’abord, l’incident menaçait detourner en scandale, par la faute d’un sot qui aurait dû se tenirtranquille, sauf à remettre après l’acte, à l’ouvreuse, l’objettombé qu’on ne lui réclamait pas.

Satan lui-même, – Satan-Montrouge, – du fondde la scène où il trônait, se préoccupait de cet intermèdeinattendu et Mme&|160;Satan s’en amusait de boncœur.

Hervé sentit qu’il fallait en finir, souspeine de voir intervenir le commissaire chargé de maintenantl’ordre dans le théâtre, et sans consulterMme&|160;de&|160;Mazatlan, qui n’était pas en état de leconseiller, il se leva, s’accouda sur le rebord de la loge et reçutdes mains du musicien la malencontreuse lorgnette.

Ce dénouement d’une situation grotesque futsalué par des applaudissements ironiques et le seigneur de Scaër sehâta de rentrer dans l’ombre.

Quand il se redressa, ses yeux rencontrèrentceux de Pibrac, qui leva les bras au ciel pour exprimer sastupéfaction.

Et, comme un malheur n’arrive jamais seul,Hervé, en se retirant, appuya involontairement sur l’écran quis’abaissa.

La marquise se trouva ainsi en évidence, aumoment où une fausse manœuvre d’un gazier, posté dans les frises,envoyait jusqu’au fond de l’avant-scène un aveuglant rayon delumière électrique qui aurait dû tomber sur ces demoiselles ducorps de ballet. Elle apparut tout à coup dans un nimbe comme unefée d’apothéose, et cet éclairage qui ne lui était pas destinéattira sur sa blonde beauté l’attention de tous ceux que la chutedu télescope de poche avant occupés un instant. On la vit de lasalle, on la vit de la scène, on la vit des coulisses. Jamaisincognito ne fut plus complètement et plus subitementviolé.

Hervé se précipita pour relever l’écran et ille releva, mais trop tard. L’effet était produit. Alain lui-mêmeavait reconnu son maître, et c’était le seul bon résultat qu’eûtproduit ce baroque accident. Mais le ballet tirait à sa fin et si,comme on devait le supposer, le tableau suivant se passait endialogues, sans musique, Hervé et la marquise allaient pouvoiréchanger leurs impressions et se concerter sur ce qu’ils avaient àfaire pour se préserver des conséquences possibles d’uneillumination intempestive.

–&|160;Pibrac nous a vus, dit Hervé pendantque la toile tombait. Pour ma part, je m’en moque, et comme il nesait pas qui vous êtes, il n’y a que demi-mal.

–&|160;S’il n’y avait que lui, je ne seraispas inquiète, murmura la marquise. Mais je crains fort de vousavoir compromis en vous donnant rendez-vous ici.

–&|160;Compromis, moi&|160;!… Etcomment&|160;?

–&|160;J’aime autant ne pas vous le dire. Vousvous tourmenteriez peut-être sans motif, car après tout, j’ai pu metromper… mais je crois que je vais partir… la place est troppérilleuse.

–&|160;Partir&|160;!… sans me dire…

–&|160;Ce que je vous ai promis de vousapprendre. Ce n’est pas ma faute si tous ces contre-tempssuccessifs m’ont empêchée jusqu’à présent de tenir ma promesse. Etvous n’y perdrez rien, car il ne tiendra qu’à vous de me revoirbientôt. Après ce qui vient de se passer, je n’ai plus deménagements à garder et je vous dois la vérité.

Hervé, ne comprenant pas grand’chose à celangage plein de réticences, pensa que la marquise, incomplètementremise d’une émotion dont il ignorait encore la véritable cause,divaguait un peu et qu’il convenait de lui laisser le temps de secalmer tout à fait.

–&|160;Madame, dit-il doucement, je suis et jeserai toujours à vos ordres, mais permettez-moi de vous dire quevous auriez grand tort de sortir en ce moment. Pibrac vient dequitter son fauteuil d’orchestre et vous vous exposeriez à lerencontrer dans le corridor. Attendez qu’il ait repris sa place.Cela ne tardera guère. Il est sans doute allé fumer une cigarettedehors et il rentrera dans cinq minutes. L’entracte sera trèscourt.

–&|160;Ce n’est pas ce monsieur que je crains,répliqua la marquise. Il ne m’a vue que masquée, au bal de l’Opéra,et il ne me reconnaîtra pas.

–&|160;C’est juste… mais… si vous ne lecraignez pas, qui craignez-vous donc&|160;?

–&|160;Personne. Je suis veuve… parconséquent, je suis libre. Mais vous…

–&|160;Moi aussi, puisque je ne suis pasencore marié.

–&|160;Vous êtes du moins engagé avecMlle&|160;de&|160;Bernage, et si elle apprenait qu’onvous a vu dans ma loge…

–&|160;Comment l’apprendrait-elle&|160;?

–&|160;Son père ne connaît-il pas cePibrac&|160;?

–&|160;Fort peu… et il ne l’aime pas. SiPibrac se permettait de lui parler de moi, il le recevrait fort malet il ne l’écouterait pas. Du reste, vous venez de me dire que vousne redoutiez pas les indiscrétions de ce garçon sans conséquence.Convenez donc, Madame, que vous avez quelque autre sujetd’inquiétude.

–&|160;Eh bien&|160;! oui. Tout à l’heure,j’ai cru apercevoir dans la coulisse… de l’autre côté de la scène…presque en face de nous… M.&|160;de&|160;Bernage.

Hervé allait se récrier. Il se souvint tout àcoup des propos que Pibrac lui avait tenus sur la place duChâtelet. Bernage, affirmait Pibrac, fréquentait le foyer desartistes de ce théâtre qu’il commanditerait peut-être un jour.Bernage avait bien pu y venir, ce soir-là, faire le galantin auprèsdes danseuses.

–&|160;Si c’est lui, reprit la marquise, ilnous a certainement vus quand la lumière électrique est tombée surnous… et Dieu sait ce qu’il a dû penser.

Hervé de Scaër eut un mouvement de révolte. Iln’était pas homme à souffrir que son futur beau-père se mêlât decontrôler sa conduite, et l’idée d’être traité comme un écolierpris en faute lui était insupportable.

–&|160;Peu m’importe ce qu’il en pensera,répliqua-t-il sèchement. Je ne suis pas un enfant qu’on morigène etje ne reconnais pas à M.&|160;de&|160;Bernage le droit de s’occuperde ce que je fais.

–&|160;Vous m’accorderez bien cependant qu’ilpourra vous demander comment nous nous connaissons assez pour allerau spectacle ensemble… car enfin, il croit que je vous ai vu uneseule fois dans le salon de sa fille.

–&|160;Je lui répondrai que cela ne le regardepas.

–&|160;Ce serait une vraie déclaration derupture.

–&|160;Peut-être… mais, quoi qu’il arrive, jene veux pas me mettre sur le pied d’avoir à rendre compte de mesactions.

–&|160;Décidément, vous n’êtes pas trèsamoureux de Mlle&|160;de&|160;Bernage, dit en souriantla marquise.

–&|160;Que je le sois ou non, répliquabrusquement Hervé, j’ai souci de ma dignité et je tiens à monindépendance. Personne ne me fera jamais la loi.

–&|160;Alors, pour une questiond’amour-propre, vous renonceriez à un mariage avantageux&|160;?

–&|160;Sans hésiter… comme j’y aurais renoncépour épouser Héva, si elle était encore de ce monde… et mêmemaintenant, si j’espérais la retrouver, je quitterais tout. Maispuisqu’il ne s’agit plus que de la venger, je veux, pour en finiravec une situation fausse, dire la vérité à M.&|160;de&|160;Bernageet à sa fille. Pourquoi la leur cacherais-je&|160;?… Il y a dixans, j’ignorais leur existence… j’étais bien libre d’aimer unejeune fille qui m’aimait. Et vous-même, Madame, puisque vous êtesentrée en relations avec eux, pourquoi ne leur apprendriez-vous pasque vous venez à Paris pour tâcher de retrouver la trace d’unecousine et d’une tante disparues&|160;? C’est là un dessein dontvous n’avez pas à rougir, pas plus que je n’ai à rougir de vousseconder. Et qui sait si M.&|160;de&|160;Bernage ne nous sera pasutile&|160;?… il est très répandu dans tous les mondes. Il est doncplus à même que nous de recueillir des informations utiles sur undrame qui très probablement s’est dénoué à Paris.

–&|160;Vous ne lui avez jamais parlé de cetteancienne histoire&|160;?

–&|160;Non&|160;; mais je suis tout prêt à luien parler, si vous m’y autorisez… ou plutôt, pourquoi ne lui enparleriez-vous pas&|160;? il ira certainement vous voir.

–&|160;Me conseillez-vous de lui parler ausside notre rencontre sous le dolmen de Trévic&|160;? demanda lamarquise en regardant fixement Hervé qui ne sut que luirépondre.

Il n’avait pas encore envisagé le côté délicatde la situation et Mme&|160;de&|160;Mazatlan le luiindiquait nettement.

–&|160;Vous vous taisez, reprit-elle. Jecomprends que ma question vous embarrasse et je vois bien qu’avanttout, il faut que je vous explique la raison qui m’empêche deconfier mes projets à M.&|160;de&|160;Bernage… mais pour vousl’expliquer, il faut d’abord que je vous dise tout ce que je saissur la disparition de mes deux parentes.

–&|160;Enfin&|160;! pensa Hervé qui attendaitavec impatience ce récit plusieurs fois annoncé et toujours différépar suite d’incidents imprévus.

–&|160;Mme&|160;Nesbitt et safille, qui habitaient, comme ma mère et moi, Philadelphie, on étéappelées en France par l’oncle d’Héva, un frère de son père, établidepuis longtemps à Paris où il avait fait une grande fortune. Cetoncle, ne s’étant jamais marié, n’avait pas d’enfants et Héva étaitson unique héritière, mais il était brouillé avec toute sa familleet il y avait des années qu’il avait donné de ses nouvelles,lorsque, vers la fin de 1859, Mme&|160;Nesbitt reçut unelettre de lui. Il lui annonçait qu’il était disposé à seréconcilier avec elle et à laisser toute sa fortune à sa nièce.Mais il tenait absolument à voir la mère et la fille et il priaitMme&|160;Nesbitt de lui amener Héva. Ma tante n’étaitpas très riche, l’héritage à recueillir devait être considérable etrien ne la retenait aux États-Unis, puisqu’elle était veuve. Ellese décida sans trop de peine à entreprendre le voyage. Elle partitavec ma cousine, et comme la traversée l’avait beaucoup fatiguée,elle débarqua à Brest, où touchaient alors les paquebots de laligne nouvellement établie de New-York au Havre. Et de Brest, à mamère qui, je vous l’ai dit, était sa sœur, elle écrivit que forcéde partir subitement pour la Chine où il avait de gros intérêts,l’oncle Nesbitt lui avait envoyé à Brest un de ses commis pour larecevoir et pour l’installer, jusqu’à son retour del’Extrême-Orient, dans une jolie petite habitation louée toutexprès pour elle, entre Concarneau et Pontaven. C’est là que vousavez vu la pauvre Héva.

–&|160;Oui… et je savais qu’elle y était venuede Brest… mais je ne savais rien de plus… elle ne m’a jamais parléde cet oncle.

–&|160;Elle ne le connaissait pas et ill’intéressait si peu qu’elle ne me disait pas un mot de lui dansses lettres. Il n’y était question que de vous et…

La marquise s’interrompit encore une fois etmontrant du doigt le rideau baissé&|160;:

–&|160;Voyez donc, murmura-t-elle, cet œil quinous regarde&|160;!

Hervé regarda et vit en effet briller un œilappliqué contre un des trous percés dans le rideau de scène pour lacommodité des actrices qui aiment à passer en revue, pendant lesentractes, leurs adorateurs, disséminés dans la salle.

Cet œil était braqué sur la loge, mais il n’yavait vraiment pas lieu de s’en émouvoir, car il devait appartenirà une danseuse, et Hervé, qui se souciait fort peu de cesdemoiselles, enrageait de voir Mme&|160;de&|160;Mazatlanse préoccuper d’un incident aussi insignifiant, au lieu decontinuer un récit dont il attendait la suite avec une impatiencebien naturelle.

Elle se taisait, comme si elle eût étéfascinée par le maudit œil qui n’était pas celui d’une cabotine,car il n’était entouré d’aucun maquillage&|160;; pas de noir auxdeux coins, pas de rouge sur le haut de la joue qu’on entrevoyaitpar l’ouverture ronde et large.

Cet œil n’appartenait pas non plus à AlainKernoul, comme Hervé aurait pu le croire. Alain avait des sourcilsen broussailles et le visage barbouillé d’ocre. Et, d’ailleurs, lessimples figurants n’ont pas la permission de rôder sur la scènequand la toile est baissée.

Tout à coup, l’œil disparut.

–&|160;Et bien&|160;! Madame, demanda gaiementHervé, êtes-vous rassurée&|160;?

–&|160;Pas trop, répondit sur le même ton lamarquise. Je m’imagine toujours qu’on nous espionne… Mais je vousfais languir, et je devrais me hâter d’achever la triste histoireque j’ai commencé à vous raconter, car je persiste à croire que jeferai bien de partir, dès qu’on frappera les trois coups. Où enétais-je&|160;?

–&|160;À l’installation deMme&|160;Nesbitt dans la chaumière qu’elle a occupéeprès d’un an.

–&|160;Dix mois à peu près. La dernière lettreque ma mère a reçue d’elle était datée du 29 septembre 1860, etdans cette lettre, ma tante annonçait que son beau-frère étaitattendu à Paris et qu’elle irait prochainement l’y rejoindre avecHéva. Depuis, nous n’avons plus rien reçu. Ma mère a écrit à sasœur&|160;; j’ai écrit à ma cousine… nous n’avons pas eu deréponse, et, deux mois après, ma pauvre mère est morte… presquesubitement. Je restais seule au monde et j’avais à peine de quoivivre. On me proposa une place d’institutrice dans une très richefamille de la Havane… J’acceptai et, je l’avoue, le chagrin d’avoirperdu ma mère et les soucis de ma nouvelle existence me firentoublier un peu mes parentes. Je dois dire que je leur en voulais unpeu de leur silence, car l’idée ne m’était pas venue qu’il leur fûtarrivé malheur. Ma tante avait toujours été excentrique&|160;; Hévaétait une nature passionnée et les côtés positifs de la vie ne lapréoccupaient guère. Croirez-vous que ni elle, ni sa mère n’ontjamais songé à nous apprendre où demeurait à Paris l’homme qui lesavait appelées en France&|160;! Je ne savais rien de lui, si cen’est qu’il s’appelait Georges Nesbitt, et qu’il était le seulfrère survivant de feu le commodore Edmond Nesbitt, mari de matante.

»&|160;À qui me serais-je adressée pour merenseigner sur le sort de mes parentes&|160;?

–&|160;Mais… à moi, puisque votre cousine vousparlait de moi dans ses lettres.

–&|160;Comme dans les romans on parle d’unamoureux. Elle me faisait votre portrait… elle me décrivait le paysque vous habitiez… elle me répétait les serments que vouséchangiez… elle m’a raconté trois fois la scène de vos fiançaillesau pied du dolmen de Trévic… mais elle ne m’a jamais donné sur vousune indication sérieuse. Je savais que vous étiez le dernierreprésentant d’une noble race, que vous habitiez un vieux château,à deux lieues de la mer, et que vous vous appeliez Hervé de Scaër…je savais aussi que vous étiez grand et mince, et que vous aviezles yeux noirs. Ce n’était pas suffisant pour me guider dans lesrecherches que j’aurais voulu entreprendre. Et d’ailleurs, je vousle répète, je n’étais pas alors en situation d’ouvrir une enquêtesur la disparition de mes infortunées parentes. Quatre ans après lamort de ma mère, ma situation a changé. Je me suis mariée. J’aiépousé un gentilhomme espagnol, beaucoup plus âgé que moi, quipossédait une grande fortune. Il était déjà atteint du terrible malauquel il a succombé et les médecins lui avaient ordonné de voyagersur mer. Mes cinq années de mariage se sont passées sur un yacht, àtraverser l’Atlantique dans tous les sens, et à relâcher tantôt enPortugal, tantôt au Brésil. Nous avons séjourné tout un hiver àMadère, parce que le climat convenait à mon mari… nous avons aussivisité les côtes de France.

–&|160;Alors, quand vous m’êtes apparue sur lagrève de Trévic…

–&|160;Notre yacht était mouillé tout près delà. J’avais le projet de consacrer quelques jours à visiter lacontrée où ma pauvre amie avait vécu et à m’informer d’elle auprèsdes gens du pays. Mon mari, trop souffrant pour descendre à terre,était resté à bord. Pendant la nuit, le vent du sud-ouest se leva.Il soufflait en tempête et menaçait de jeter le yacht sur lesrochers. Il fallut lever l’ancre, prendre le large…

–&|160;Et vous n’êtes plus jamais revenue enBretagne&|160;?

–&|160;Jamais. M.&|160;de&|160;Mazatlan se fitramener à la Havane et, dix-huit mois après, il y mourut en meléguant toute sa fortune, à charge d’en consacrer une partie à lafondation d’un hôpital pour les phtisiques. Je résolus alors de mefixer en France, où j’étais née… J’ai oublié de vous dire que monpère était Français. Capitaine au long cours, il avait épousé àNew-York ma mère, qui était Canadienne, et il avait amené sa femmeau Havre, où j’ai passé toute mon enfance. J’avais dix ans quand jel’ai perdu. Ma mère, veuve, revint vivre près de sa sœur qui étaitmariée à Philadelphie…

»&|160;Vous savez le reste de ma biographie,puisque j’ai commencé mon récit par la fin.

–&|160;Vous ne m’avez pas dit depuis quandvous êtes à Paris, murmura Scaër, un peu désappointé, car dans cerécit il avait été fort peu question d’Héva Nesbitt.

–&|160;Depuis la fin de l’été dernier,répondit la marquise. J’y ai vécu très isolée, mais je n’y ai pastout à fait perdu mon temps, car je l’ai employé à prendre desinformations sur l’oncle d’Héva… cet oncle trois ou quatre foismillionnaire qui l’avait appelée en France, il y a dix ans. Je mesuis renseignée à la légation et au consulat des États-Unis.

–&|160;Et vous y avez appris&|160;?…

–&|160;Qu’il était parti, en 1860, pour unvoyage en Chine, qu’il n’était jamais revenu et qu’il avait dûpérir dans un naufrage.

–&|160;Mais sa fortune n’avait pas péri aveclui, je suppose.

–&|160;Non, sans doute. Malheureusement, onignore où il l’avait placée.

»&|160;Et de mes infortunées parentes, nul n’apu me donner des nouvelles. Personne ne les a vues à Paris, etcependant elles y sont venues.

–&|160;En avez-vous la preuve&|160;?

–&|160;Pas encore, mais je l’aurai… et je saisdéjà qu’avant de s’embarquer pour Hong-Kong, l’oncle d’Héva avaitdéposé chez un notaire de Paris un testament par lequel ilinstituait sa nièce légataire universelle.

–&|160;Et ce testament n’indiquait pas en quoiconsistait son avoir&|160;?

–&|160;Non. Il est parfaitement régulier, maisil n’a que trois lignes.

–&|160;C’est étrange. Mais… ce négociantdevait avoir des commettants… des associés peut-être… et par eux,on pourrait savoir…

–&|160;On saura. J’ai déjà des indications…seulement, il est moins facile que vous ne pensez d’arriver à unecertitude. M.&|160;Nesbitt remuait de gros capitaux, mais iln’était pas à la tête d’une maison de commerce proprement dite… etses relations d’affaires étaient surtout avec l’Extrême-Orient… laChine, le Japon et les Indes néerlandaises. Et il y allait souvent.Croiriez-vous qu’à Paris, où il résidait habituellement depuisquinze ans, il n’a jamais eu de domicile fixe. Il logeait àl’auberge. C’est une manie américaine. En dernier lieu, il habitaitl’hôtel Saint-James, rue Saint-Honoré.

–&|160;Et vivant ainsi en camp volant, ilfaisait venir sa belle-sœur et sa nièce&|160;! Singulièreidée&|160;!

–&|160;Il était décidé à changer d’existence.Il écrivait à ma tante qu’il allait acheter une maison où ellepourrait s’installer largement avec sa fille et dont il occuperaitle reste. Il lui annonçait même qu’il y donnerait des fêtes et illaissait entendre qu’il ferait faire un beau mariage à Héva.

–&|160;Où était donc situé le palais où ilcomptait recevoir si brillante compagnie&|160;?

–&|160;Au centre de Paris, disait-il&|160;; etil ajoutait qu’il y aurait un vaste jardin quand la transformationserait achevée.

–&|160;De plus en plus bizarre&|160;! murmuraHervé.

–&|160;Je n’en sais pas davantage surl’emplacement qu’il avait choisi. Il ne paraît pas d’ailleurs quece projet ait eu de suite. Du moins, le notaire qui a reçu letestament n’a eu connaissance d’aucune acquisition de ce genre.Mais le hasard m’a mise sur une autre piste qui me conduira,j’espère, à des découvertes plus intéressantes. L’homme qui vintrecevoir à Brest ma tante et ma cousine s’appelait Berry, m’écrivitHéva. Or, cinq ans après, à la Havane, mon mari prit commerégisseur d’une de ses terres un certain Berry, qu’il dut chasserau bout de six mois, parce que ce drôle le volait. Je ne pris pasgarde alors à ce nom qui aurait dû réveiller en moi un souvenir.Mais, tout récemment, j’ai su que Berry était à Paris. Monintendant, un vieux serviteur que j’ai gardé après mon veuvage, l’areconnu tout récemment dans la rue, et quand il m’a parlé de cetterencontre, le rapprochement que j’aurais dû faire autrefois m’estvenu à l’esprit tout à coup. Je me suis demandé si cet hommen’était pas l’ancien commis de M.&|160;Nesbitt. J’ai interrogé monintendant afin de savoir s’il se rappellerait comment le marquis deMazatlan avait engagé à son service un étranger qui aurait dû luiêtre suspect, car les gens qui viennent chercher fortune à Cubasont presque tous des aventuriers. Ce brave Dominguez s’est trèsbien souvenu que cet homme avait présenté à mon mari un certificatd’honorabilité signé par un gros négociant de Paris.

–&|160;Par l’oncle Nesbitt&|160;? interrogeaHervé qui suivait attentivement le fil du discours de la marquise,mais qui ne devinait pas encore où elle allait en venir…

–&|160;Non… pas par l’oncle Nesbitt, réponditMme&|160;de&|160;Mazatlan. C’eût été déjà quelque choseque d’être informée de la présence à Paris de l’ancien messager del’oncle disparu. J’aurais tout mis en œuvre pour le retrouver et,sans doute, j’y serais parvenue, mais j’ai fait une découverte plusimportante et plus imprévue. Dominguez m’a affirmé quel’attestation donnée à ce Berry venait d’un Français qui vit àParis, très considéré, parce qu’il est très riche.

»&|160;Celui-là n’était pas difficile àtrouver.

–&|160;Si c’est un homme du monde, je leconnais peut-être.

–&|160;Avant de vous le nommer, laissez-moivous dire que je vous cherchais aussi, et que j’y ai mis plus detemps. Je savais que vous habitiez Paris, mais j’ai eu de la peineà connaître votre adresse, et quand je l’ai sue, j’ai beaucouphésité à me mettre en relations avec vous. Je n’osais pas vousécrire, encore moins me présenter chez vous, avant d’être sûre quevous n’aviez pas tout à fait oublié Héva et notre rencontre sur lacôte. Si je vous disais que j’ai chargé Dominguez de vous épier…que l’autre soir il vous avait vu entrer au bal de l’Opéra… et qu’àcette nouvelle, j’y ai couru… J’ai mis un domino pour la premièrefois de ma vie… et, ne sachant pas si je trouverais l’occasion devous parler, j’ai préparé ce billet que vous avez pris…

–&|160;Et que je garde précieusement… maispardonnez-moi de revenir à ce monsieur si bien posé qui arecommandé le commis de l’oncle d’Héva.

»&|160;Dites-moi son nom, Madame, je vous ensupplie.

Hervé de Scaër n’employait pas souvent lesgrands mots et s’il se servait d’une formule d’invocation presquesolennelle, c’est que la situation l’y avait poussé.

Il suppliait, au lieu de se contenter d’unesimple prière, parce qu’il souhaitait ardemment de savoir le nom duprotecteur de Berry, qui avait dû jouer un rôle dans la disparitiond’Héva Nesbitt, un rôle subalterne sans doute, le principal ayantété rempli par le signataire du certificat.

Il y tenait d’autant plus que la marquisevenait de lui laisser entrevoir qu’il connaissait cet homme, pourl’avoir vu dans le monde.

Et, quoi qu’il en fût, il ne doutait pas de ledécouvrir dès que Mme&|160;de&|160;Mazatlan le luiaurait nommé.

Elle ne se pressait pas de répondre, et illisait dans ses yeux qu’elle hésitait à le dénoncer, comme onhésite à mettre le feu à un baril de poudre, même quand on n’apersonnellement rien à craindre des suites de l’explosion.

–&|160;Eh&|160;! bien&|160;? demandafiévreusement Hervé&|160;; ce nom&|160;?…

–&|160;À quoi bon vous le dire&|160;? murmurala marquise. Il suffit que je le sache. Jusqu’à présent, je n’aipas la certitude que ce personnage ait trempé dans l’enlèvement demes malheureuses parentes. J’ai pris mes mesures pour arriver àdécouvrir la vérité. C’est une enquête à faire et je la ferai biensans vous.

–&|160;Ce n’est pas ce que vous m’aviez promiset je m’aperçois que j’ai perdu votre confiance.

–&|160;En aucune façon. Pour vous prouver lecontraire, je m’engage à vous désigner l’homme que je soupçonne,aussitôt que je serai sûre qu’il est coupable.

–&|160;Pourquoi pas maintenant&|160;?

–&|160;Parce que, si je me trompais, j’auraisà me repentir de vous avoir affligé mal à propos.

–&|160;Affligé&|160;! s’écria Scaër. Est-ce àdire qu’il s’agit de quelqu’un qui me touche&|160;?

Et comme Mme&|160;de&|160;Mazatlanne répondait pas&|160;:

–&|160;S’il en est ainsi, il serait cruel àvous de me laisser dans le doute, car je pourrais accuser à tort unde mes amis. Je vous demande en grâce de m’éclairer… Je vous ledemande au nom d’Héva.

–&|160;Vous le voulez&|160;? murmura lamarquise, visiblement émue.

–&|160;Si vous n’étiez pas femme, je vousdirais que je l’exige.

–&|160;Eh&|160;! bien, soit&|160;!… ne vous enprenez qu’à vous-même du chagrin que je vais vous causer.L’honorable gentilhomme qui garantissait la moralité de ce Berry,régisseur infidèle et peut-être complice du crime commis il y a dixans, ce gentilhomme, vous le connaissez bien… vous ne le connaissezque trop. C’est…

À ce moment, avant que le nom anxieusementattendu par Hervé sortît des lèvres deMme&|160;de&|160;Mazatlan, on frappa doucement à laporte de la loge.

La marquise s’arrêta net, et Hervé compritqu’avant de la presser de compléter la révélation commencée, ilfallait en finir avec ce nouveau et inexplicable contre-temps.Inexplicable, car on ne s’annonce pas ainsi quand on veut pénétrerdans une loge occupée. On s’adresse à l’ouvreuse qui la garde etqui en a la clef.

Il est vrai que les ouvreuses ne sont pastoujours à leur poste.

La marquise regardait Hervé comme pour leconsulter. Ce n’était pas le moment de délibérer et il prit sur luid’aller ouvrir.

Il n’y avait guère qu’un garçon mal élevé quifût capable de déranger un tête-à-tête au théâtre, et Hervépressentait qu’il allait se trouver en face d’Ernest Pibrac.

Il resta stupéfait en voyant que le visiteurindiscret était M.&|160;de&|160;Bernage.

Il ne pouvait pas lui fermer la porte au nez,quoiqu’il en eût bonne envie, et il dut s’effacer pour le laisserpasser.

M.&|160;de&|160;Bernage entra, saluaMme&|160;de&|160;Mazatlan et lui dit d’un airdégagé&|160;:

–&|160;Me pardonnerez-vous, Madame, d’envahirainsi votre loge&|160;? Je viens d’y apercevoir de loinM.&|160;de&|160;Scaër, et je vais vous l’enlever pour quelquesinstants. J’ai une communication à lui faire… une communicationimportante et urgente.

La marquise, très troublée, se taisait. Hervérépondit pour elle, – du ton le plus cassant qu’il pût prendre.

–&|160;Monsieur, dit-il sèchement, vous auriezpu attendre la fin du spectacle. Je ne suis pas à vos ordres etje…

–&|160;Ne vous emportez pas, interrompit lepère de Solange, et veuillez croire que s’il ne s’agissait pas dechoses graves, je ne serais pas venu vous chercher ici. Je vousprie de sortir avec moi et de m’accorder dix minutesd’entretien.

»&|160;Madame m’excusera, et quand je vousaurai dit ce que j’ai à vous dire, vous serez libre de larejoindre.

Hervé montra la porte à son futur beau-père etle suivit dans le corridor, où M.&|160;de&|160;Bernagereprit&|160;:

–&|160;Nous ne pouvons pas nous expliquer ici.Prenez la peine de m’accompagner au foyer. Je ne vous y retiendraipas longtemps.

–&|160;Soit&|160;! dit Hervé, décidé à enfinir.

On venait de frapper les trois coups pourannoncer le lever du rideau et il n’y avait plus de flâneurs dansles couloirs.

Le foyer aussi était désert etM.&|160;de&|160;Bernage n’y fit pas attendre au fiancé de Solangela communication annoncée.

–&|160;Monsieur, lui dit-il, j’aurais pu eneffet remettre à un autre moment un entretien indispensable, maisj’aime les solutions promptes et les situations nettes.

–&|160;Moi aussi, Monsieur, répliqua fièrementle dernier des Scaër.

–&|160;Alors, ce sera vite réglé. Vous deviezêtre mon gendre&|160;; vous ne pouvez plus l’être. Ma fillen’épousera pas un homme qui s’affiche avec une aventurière.

–&|160;Qu’osez-vous dire&|160;?

–&|160;Je dis ce qui est. J’ai pris desrenseignements sur cette soi-disant marquise et je sais ce qu’ellevaut. Je sais aussi qu’elle est d’accord avec vous pour noustromper… Ne niez pas&|160;!… Dimanche, après la visite qu’elle a eul’impudence de nous faire, vous êtes allé la retrouver dans une ruevoisine de mon hôtel… un de mes domestiques vous y a vu. Et voilàque, ce soir, je vous surprends dans une baignoire d’avant-scène,où vous vous cachiez tous les deux… C’est trop… la mesure estcomble. J’ai beaucoup vécu, Monsieur le baron, et j’excuse bien desfautes. Vous avez eu, je le sais, une jeunesse dissipée, etj’aurais pu vous pardonner une légèreté… comme d’aller, parexemple, au bal de l’Opéra… je ne vous pardonne pas d’être l’amantd’une femme qui a osé s’introduire chez moi sous un prétexteridicule… et ce n’est pas pour la recevoir quand vous serez mariéque j’ai acheté vos terres et votre château.

–&|160;Monsieur&|160;!…

–&|160;Oh&|160;! pas d’éclat, s’il vousplaît&|160;! vous savez fort bien qu’entre nous il n’y a pas deduel possible. Vous auriez du reste tout à y perdre. Restons-en oùnous en sommes et oubliez, comme je l’oublierai, qu’il a étéquestion de votre mariage avec ma fille. Quant aux affairesd’intérêt, elles seront faciles à régler entre nous. En faitd’immeubles, promesse vaut vente. Je reste donc propriétaire de vosbiens du Finistère, et c’est à vos créanciers hypothécaires quej’en paierai le prix. Mon notaire s’entendra à ce sujet avec levôtre et il est tout à fait inutile que je vous revoie.

»&|160;Adieu, Monsieur le baron&|160;!

Sur cette impertinente conclusion, le père deSolange planta là le seigneur dépossédé de Scaër, qui le laissapartir sans en venir aux voies de fait et même sans répliquer à cebrutal ultimatum.

On ne peut pas souffleter un homme dont on afailli devenir le gendre et on ne discute pas une signification derupture formulée à peu près comme un acte d’huissier.

Hervé étouffait de rage, et ce n’était pas ledépit de renoncer à la main d’une riche héritière ni le regret dese retrouver ruiné comme devant qui l’exaspérait. C’étaitl’humiliation d’avoir été traité de la sorte par un parvenu fier deses millions. L’orgueil de race se réveillait en lui et il sereprochait déjà d’avoir songer à se mésallier pour sauver sesdomaines. Mieux valait cent fois s’expatrier que de vivre dans ladépendance d’un Bernage qui n’aurait pas manqué plus tard de luifaire durement sentir qu’en ce siècle positif, l’argent prime lanoblesse, comme la force prime le droit.

Il se demandait aussi d’où venait cerevirement subit dans les intentions d’un homme qui avait eu lepremier l’idée de ce mariage mal assorti, et qui n’était certes pasd’un rigorisme outré sur le chapitre des mœurs.

Pourquoi Bernage, habitué des coulisses, leprenait-il maintenant de si haut en parlant d’une femme quel’avant-veille il portait aux nues&|160;? Que s’était-il passédepuis la visite de Mme&|160;de&|160;Mazatlan à l’hôteldu boulevard Malesherbes&|160;?

Hervé ne pouvait mieux faire que d’allerraconter à la marquise la scène qu’il venait de subir et quisimplifiait singulièrement sa situation vis-à-vis de cette fidèleamie d’Héva Nesbitt, puisque rien ne l’empêchait plus de se montreravec elle, ni de s’associer à ses projets.

Il l’avait laissée dans la loge où elle devaitl’attendre avec impatience. Il y courut, mais il n’y arriva passans encombre, car au bas de l’escalier du foyer il tomba bienmalgré lui dans les bras de Pibrac qui l’arrêta enricanant&|160;:

–&|160;Pincé, mon petit&|160;! Je sais où tuvas. Tu as eu beau jouer de l’écran dans l’avant-scène, je t’y aipigé avec la blonde que je t’avais signalée. Voilà donc pourquoi tum’as lâché tantôt à la porte du théâtre&|160;!… Es-tu assezcachottier&|160;!… Et tu t’es laissé prendre par Bernage&|160;!…c’est bien fait&|160;!… ça t’apprendra à faire le mystérieux avecun ami&|160;!…

–&|160;Comment sais-tu&|160;?…

–&|160;J’ai vu passer ton futur beau-pèrequand il est allé te relancer… et tout à l’heure, je viens encorede le rencontrer. Il n’avait pas l’air content, ce capitaliste, etj’ai dans l’idée qu’il t’a cherché noise. Dame&|160;! ça secomprend… quand tu as envie de faire tes farces, tu devrais mieuxprendre tes précautions… par égard pour la dot de ta future. Unmillion ou deux, sans compter les espérances, ça ne se trouve passouvent, par le temps qui court. Si ton mariage manquait, ta blondete coûterait cher.

–&|160;Je me moque de la dot, de la fille etdu père.

–&|160;Ah&|160;! bah&|160;!… est-ce queBernage t’aurait dit le fameux&|160;: «&|160;Tout est rompu, mongendre&|160;?&|160;» … Diable&|160;! je te plaindrais.

–&|160;Ne me plains pas et laisse-moialler.

–&|160;Où ça&|160;?… retrouver taprincesse&|160;?… Ah&|160;! tu vas bien, toi, quand tu t’ymets&|160;! et dire que samedi tu n’as pas voulu souper avec nousau Grand-Quinze&|160;!… Bernage ne serait pas venu t’ychercher, tandis que ce soir…

Scaër, agacé, eut recours aux grandsmoyens&|160;: d’une bourrade, il écarta Pibrac et il se lança aupas accéléré dans le corridor.

L’ouvreuse, qui avait repris sa faction devantla loge, le reconnut et prit un air mystérieux pour luidire&|160;:

–&|160;Cette dame vient de partir et elle m’achargée de prier Monsieur de ne pas l’attendre.

Décidément, tout tournait contre Hervé,pendant cette malencontreuse soirée. Il restait brouillé avecM.&|160;de&|160;Bernage et il s’en était fallu d’une seconde qu’ilapprît le nom de l’homme que la marquise soupçonnait d’avoir faitdisparaître Héva.

Ce nom, il ne tenait qu’à lui de le connaîtrebientôt, car la marquise maintenant ne refuserait plus de lerecevoir chez elle et, après les confidences qu’elle venait de luifaire, elle n’avait plus de raison pour lui cacher le mot del’énigme, le mot final, celui que l’entrée inattendue deM.&|160;de&|160;Bernage l’avait empêchée de prononcer&|160;; et ilsaurait enfin à qui s’en prendre de l’enlèvement d’HévaNesbitt.

En attendant, il restait sous le coup d’undésastre. La rupture de son mariage, c’était la ruine.

Depuis que ce mariage était décidé, Hervéavait continué à vivre largement et l’argent ne lui avait pasencore manqué, car il touchait ses revenus comme par le passé. Leshypothèques ne stérilisent pas les terres et tant que les terres nesont pas saisies ou vendues, le propriétaire perçoit lesfruits.

Hervé venait justement de vendre une coupe debois de sa forêt de Clohars et il en avait encaissé le prix,dix-neuf mille francs, déposés par lui en compte courant à laBanque de France.

Ce n’était donc pas la misère immédiate et ilpouvait encore tenir un certain temps sur le pavé de Paris. Maisquand il aurait vu la fin de ce reste d’opulence, il n’aurait plusqu’à disparaître. Et encore devait-il garder de quoi tenter de serefaire en Australie, comme il y avait songé plus d’une fois avantque M.&|160;de&|160;Bernage l’eût choisi pour gendre.

Ce même Bernage allait évidemment exiger quel’acte de vente fût signé à bref délai, et cela fait, il neperdrait pas une minute pour user de son droit en dépossédant levendeur.

C’était la guerre qu’il venait de déclarer audernier des Scaër, et il la poursuivrait sans trêve ni merci.

Comment et pourquoi en était-il arrivé là toutà coup&|160;? Ce n’était pas le moment de chercher la cause de cebrusque changement. Et Hervé ne pensa qu’à fuir ce maudit théâtredu Châtelet où il n’avait fait que passer d’un désagrément à unautre pour aboutir à une catastrophe.

Il reprit son pardessus qu’il avait laissé àl’ouvreuse et il rebroussa chemin pour gagner la sortie.

Il était écrit qu’il n’échapperait pas àPibrac. Il le retrouva planté devant la porte de l’orchestre, etcet insupportable camarade lui barra encore une fois lepassage.

Hervé crut d’abord que Pibrac l’attendait làpour lui demander raison de la poussée qu’il avait reçue au bas del’escalier du foyer, et il s’apprêtait à lui répondre vertement,car il eût été ravi de passer sa colère sur quelqu’un, mais Pibraclui dit en lui riant au nez&|160;:

–&|160;Eh&|160;! bien, l’oiseau s’est doncenvolé&|160;? Tu n’as pas de chance. Cette blonde qui te brouilleavec ton futur beau-père et qui file ensuite me fait l’effet d’êtreune jolie farceuse. À ta place, moi, je la lâcherais. Elle a duchic, c’est vrai, mais elle porte malheur. C’est une femmeà la guigne. Et puis, je ne la crois pas inédite. On nem’ôtera pas de l’idée que je l’ai déjà vue quelque part.

À ce discours saugrenu, la colère d’Hervétomba subitement.

Le ton facétieux de Pibrac l’avait désarmé etil enviait l’insouciance de ce garçon qui riait de tout et quiprenait si gaiement le malheur d’un ami.

–&|160;Moque-toi donc de ça, reprit le joyeuxErnest. Ça ne manque pas de femmes, ici… au contraire&|160;!… unede perdue, dix de retrouvées. Raccommode-toi avec papa beau-père,si le cœur t’en dit… et si tu n’y tiens pas, remets-toi carrément àfaire la fête. Pour commencer, viens avec moi dans les coulisses.Je te présenterai Margot. Elle est gaie comme un pinson et elle ades petites camarades qui sont gentilles. Je vais monter une partiedont tu me diras des nouvelles. Nous irons au café Anglais noyerton chagrin dans les pots.

À quel mouvement céda le seigneur de Scaër enacceptant la proposition de ce fou&|160;? Sans doute, à unmouvement de dépit. Il était ainsi fait que les événements fâcheuxle poussaient toujours aux résolutions extrêmes.

–&|160;Soit&|160;! dit-il rageusement.Mène-moi sur le théâtre et invite tes drôlesses.

–&|160;À la bonne heure&|160;! s’écria Pibrac,tu commences à entendre raison. Viens, mon gars&|160;! Tu verrasque tu t’en trouveras bien. La nuit porte conseil… le vin deChampagne aussi… et demain, tu seras beaucoup mieux disposé pourfaire ta paix avec Bernage. S’il essaie de te tenir rigueur, tu luiparleras du faux nez qu’il portait au bal de l’Opéra et il mettrales pouces.

Ayant dit, Pibrac prit Hervé par le bras, pourl’empêcher de se raviser et l’entraîna jusqu’au fond du corridor oùse trouvait justement la porte par laquelle on va de la salle à lascène.

L’ouvreuse de l’avant-scène sourit quand Hervépassa près d’elle. Peut-être s’étonnait-elle que ce grand brun seconsolât si vite du départ de la dame blonde.

Pibrac, pratiquant souvent ce chemin, laconnaissait et lui envoya un bonjour protecteur avant de frapperd’un air d’autorité, comme il convient à un monsieur qui a sesentrées au foyer de la danse.

Même au Châtelet, il n’en faut pas plus pourposer un homme.

L’huis réservé s’ouvrit et le cerbère chargéde le garder sourit à Pibrac qui ne lui ménageait pas lesgratifications et qui lui dit majestueusement&|160;:

–&|160;Monsieur est avec moi.

C’était la première fois que Scaër mettait lespieds sur les planches d’un théâtre. Il s’y trouva d’abord un peudépaysé, mais son interlocuteur lui servit de guide à travers ledédale des portants et le conduisit derrière la toile de fond.

Le tableau qui commençait se passait dans unsalon fermé – le salon de M.&|160;Satan – mais comme le décordevait disparaître pour le tableau suivant, les figurants des deuxsexes se tenaient prêts à entrer en scène, abrités par la cloisonmobile qui allait bientôt laisser à découvert le palais duDiable.

À part de ce troupeau et cantonnées dans uncoin, les protégées auxquelles on avait distribué des bouts de rôleattendaient aussi le changement pour se produire aux yeuxdu public.

Et, au premier rang de ce groupe, la préféréede Pibrac, une rousse assez appétissante, Margot, en diabled’argent, habillée d’une étoffe de circonstance, blanche etbrillante comme l’enveloppe d’un bâton de chocolat.

Elle n’eut pas plutôt aperçu son Ernestqu’elle accourut à sa rencontre en l’apostrophant d’une façon peugracieuse.

–&|160;Qu’est-ce que tu viens chercherici&|160;? lui cria-t-elle.

–&|160;Comment&|160;! mais c’est toi qui m’asdit d’y venir, répliqua Pibrac.

–&|160;Tu vas me faire manquer mon entrée. Etpuis, quand tu es sur mes talons, je chante faux.

Elle aurait dû dire qu’elle ne chantait jamaisjuste, et Hervé, qui s’en doutait, aurait ri s’il eût été moinspréoccupé.

–&|160;Elle est bien bonne, celle-là&|160;!s’exclama Pibrac. Pas plus tard que tantôt, tu m’as dit tout lecontraire.

–&|160;Possible, mon cher… mais j’ai changéd’idée depuis tantôt.

–&|160;C’est bon… je n’aime pas à jouer lesgêneurs. Je vais faire un tour au foyer, pendant que tu diras toncouplet. Et après le quatre, j’irai te chercher à lasortie des artistes.

–&|160;Pourquoi faire&|160;?

–&|160;Pour aller souper, parbleu&|160;!… avecmon ami, qui a envie de s’amuser ce soir. Tâche d’amener Julietteet Delphine. Nous mangerons du homard à l’américaine.

–&|160;Merci&|160;! je ne l’aime pas, et, cesoir, je n’ai pas envie de souper. J’ai la migraine. Ainsi, ne tedérange pas pour m’attendre, mon gros. Ton ami m’excusera, ajoutaMargot en coulant une œillade à Hervé.

–&|160;Bon&|160;! ricana Pibrac. Il y a unBrésilien sous roche.

–&|160;Qu’est-ce que tu me chantes avec tonBrésilien&|160;?

–&|160;À moins que ce ne soit un Russe ou unnabab indien. Ne me la fais pas à la migraine, ma petite. Ça neprendrait pas.

–&|160;Ah&|160;! c’est comme ça&|160;?… Ehbien&|160;! crois ce que tu voudras et fiche-moi la paix&|160;!… Jesuis bonne fille, mais je ne veux pas qu’on m’embête, et si tu n’espas content…

–&|160;Voyons, Margot… pas de coup de tête… tuen serais bien fâchée après.

–&|160;Mais, non&|160;!… mais non&|160;!… cen’est pas le Pérou que ta connaissance, et je ne serais pasembarrassée pour te remplacer, mon cher&|160;!

Après cette conclusion impolie, Margot fitdemi-tour et se replia sur le petit groupe féminin d’où elles’était détachée pour empêcher Ernest d’avancer.

Et Ernest fit la sottise de la suivre, enessayant de la prendre par la douceur.

C’est le scénario habituel des querelles entreamoureux de cette catégorie. Le monsieur commence par objurguer lademoiselle et finit par l’implorer.

En dépit du scepticisme qu’il professait àl’endroit des femmes, Pibrac ne faisait pas exception à larègle.

Hervé connaissait, pour y avoir passé commeles autres, l’ordre et la marche de ces disputes, et n’étant pastenté de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, il avait eusoin de se tenir à distance.

Il ne doutait pas que l’infortuné Pibrac n’eûtdeviné pourquoi sa Margot refusait de souper, et il prévoyait quecette explication orageuse aurait pour effet de le priver de lacompagnie de son ami retenu par la jalousie auprès de ladonzelle.

Peu lui importait, du reste. Dans un moment decolère, il s’était laissé amener sur la scène&|160;; il ne tenaitpas du tout à y rester jusqu’à la fin du spectacle.

Après avoir suivi des yeux Ernest quis’obstinait à escorter sa cabotine, et les avoir vus rentrer dansla coulisse en se chamaillant, Hervé allait filer tout doucement ducôté opposé, lorsqu’il aperçut, appuyé contre un portant, unmonsieur qu’il reconnut pour l’avoir croisé plusieurs fois sous lepéristyle du théâtre.

Ce monsieur pouvait fort bien être venu làpour Margot, car il la couvait des yeux, et les petites camaradeschuchotaient en le regardant.

Évidemment, elles se moquaient entre elles dugros Ernest, qui ne prenait pas souci de ce personnage prêt à luisouffler sa belle.

–&|160;Allons, se dit Scaër, j’avais bien tortde croire que ce monsieur m’espionnait dehors. Il attendait toutbonnement l’heure du berger. C’est ce pauvre Pibrac qui aurait dûse défier de lui, car il est clair que Mlle&|160;Margotva le planter là pour ce vilain bonhomme qui n’a pas du tout l’aird’un Brésilien.

Tout en se félicitant de se tirer de cettebagarre, Hervé filait derrière la toile du fond, afin de regagnerla porte par laquelle il était entré avec Pibrac.

Il faisait bien de se hâter, car des symptômessignificatifs annonçaient que le changement à vue n’allait pastarder.

Les machinistes prenaient leurs postes, lesfigurants se massaient en reculant vers le troisième plan, et lerégisseur gesticulait pour accélérer la manœuvre.

Si peu que Scaër se fût attardé, il se seraittrouvé pris dans quelque évolution qui l’aurait retenu sur lascène, après le changement – mésaventure ridicule qu’il tenaitessentiellement à éviter.

Il réussit à traverser sans accroc et à seglisser par un mouvement tournant dans la coulisse latérale où iln’avait plus à redouter d’être hué par le public, toujoursgouailleur, si la cloison du salon de M.&|160;Satan venait às’écarter avant qu’il fût rentré dans la salle.

Il allait courir à la petite porte decommunication, quand il sentit qu’on le tirait par la manche de sonpardessus.

Il se retourna de mauvaise humeur, persuadéque c’était Pibrac qui le rattrapait. Il se trompait. Pibrac étaittout à Margot. C’était Alain qui l’arrêtait, et le gars aux biqueslui dit d’un air triste&|160;:

–&|160;Ah&|160;! monsieur le baron, je suisbien content de pouvoir vous parler. Si vous n’étiez pas venu auChâtelet, ce soir, je crois bien que j’aurais osé aller chez vous…et pourtant, c’est une mauvaise nouvelle que j’ai à vousapprendre.

–&|160;Quoi&|160;! dit Hervé, est-ce que cettepauvre jeune femme&|160;?…

Il n’osa pas achever la phrase, convaincuqu’il était que la mauvaise nouvelle apportée par Alain ne pouvaitêtre que la nouvelle de la mort de Zina. Et il en voulait déjà à cegarçon d’être venu figurer, pour gagner quarante sous le soir dujour où la malheureuse avait rendu l’âme.

–&|160;Ma femme ne va ni mieux ni pis, dit legars aux biques. Elle a reçu le coup plus courageusement quemoi.

–&|160;Quel coup&|160;?

–&|160;La dame de Clamart nous chasse dulogement qu’elle nous avait prêté.

–&|160;Elle t’a écrit&|160;?

–&|160;Elle est venue… deux heures après quevous avez été parti.

–&|160;Et pourquoi vousrenvoie-t-elle&|160;?

–&|160;Il paraît que le propriétaire vaarriver et qu’il veut faire démolir la maison pour en bâtir uneautre à la même place.

–&|160;Franchement, il n’a pas tort. Ellemenace ruine, cette masure, et elle s’écroulerait si on ne lajetait bas.

–&|160;C’est vrai… mais il faut que nousdécampions.

–&|160;Eh bien&|160;! ne t’ai-je pas dit queje me chargeais de vous caser dans un appartement où vous serezbeaucoup mieux&|160;?

–&|160;Oui, et vous êtes bien bon de vousoccuper de nous… mais en attendant que vous l’ayez trouvé, Zinasera forcée d’entrer à l’hôpital.

–&|160;Je trouverai d’ici à très peu de jourset vous ne déménagerez pas avant que votre nouveau logis soitprêt.

–&|160;Mme&|160;Chauvry ne l’entendpas comme ça. Elle nous a signifié de déguerpir tout de suite. Ellevoulait que ce fût ce soir.

–&|160;Elle est donc folle&|160;!… Tu l’asenvoyée promener, je suppose.

–&|160;Je lui ai dit que ce n’était paspossible. Zina est hors d’état de descendre l’escalier et jen’aurais pas pu me procurer ce soir un brancard et des porteurs… Lemardi gras, personne ne veut travailler. Et puis, où aller&|160;?…avec l’argent que vous m’avez donné je pourrais bien payer unechambre dans un garni, mais Zina est trop malade. Aucun logeur nevoudrait d’elle. Ces gens-là n’aiment pas qu’on meure chez eux.

–&|160;Bon&|160;!… qu’a dit à cela cettefemme&|160;?

–&|160;Elle m’a répondu que cela ne laregardait pas… qu’elle nous avait hébergé par charité, qu’elleétait bien libre de nous renvoyer quand ça lui convenait, et que sinous étions encore là demain, elle nous ferait mettre à la portepar les sergents de ville.

–&|160;Ça, je l’en défie, par exemple. On nejette pas une malade sur le pavé, sans lui laisser le temps de seloger ailleurs.

–&|160;Je le croyais… cette dame prétendqu’elle en a le droit… Elle a même ajouté, en s’en allant&|160;: sivous couchez ici cette nuit et qu’il vous arrive malheur, tant pispour vous&|160;!

–&|160;Voilà une méchante coquine&|160;!… maisne crains rien, mon brave. Si elle essayait de te faire desmisères, j’irais trouver avec toi le commissaire de police duquartier et nous verrions si elle oserait pousser les choses plusloin.

Et Hervé reprit, après un court tempsd’arrêt&|160;:

–&|160;Je ne serais même pas fâché qu’ellem’obligeât à y aller, chez le commissaire… Je le prierais dedemander à cette gérante le nom du propriétaire qu’elle représente.J’ai des raisons pour tenir à connaître ce monsieur.

Hervé venait de se rappeler tout à coup lesindications du carnet que les multiples incidents de la soirée luiavaient fait oublier, et il croyait déjà apercevoir un filconducteur qui pourrait guider ses recherches, car il pressentaitque Mme&|160;Chauvry devait connaître le secret qui lepréoccupait, – par intermittences, – depuis qu’un filou lui avaitmis en poche l’énigmatique agenda.

Il n’avait pas encore eu l’idée de rattacherles bizarres agissements de la dame au mystère que lui faisaientsoupçonner les lignes tracées sur certains feuillets de ce livret,mais il commençait à penser que cette inconnue pourrait lesexpliquer.

Si, comme il était permis de le supposer, uncrime avait été commis ou un trésor caché dans la maison de la ruede la Huchette, Mme&|160;Chauvry ne l’ignorait pas, etpeut-être n’avait-elle installé là un pauvre ménage ramassé sur leboulevard Saint-Michel qu’afin d’être prévenue immédiatement au casoù la police ou bien des voleurs s’aviseraient d’y pénétrer – lapolice s’il y avait eu crime&|160;; des voleurs si on y avaitenfoui de l’argent.

L’explication était plausible, mais ellen’était pas complète, car, dans cette hypothèse, il restait àexpliquer pourquoi la même femme s’était subitement décidée àexpulser ses locataires.

Elle n’avait donc plus besoin de leursservices.

–&|160;Mme&|160;Chauvry nous a faitdu bien, dit timidement Alain&|160;; je ne voudrais pas lui fairearriver de la peine.

Le gars aux biques avait bon cœur, et sonmaître lui sut gré du sentiment qu’il exprimait. Hervé avaitd’ailleurs en ce moment d’autres soucis que celui d’éclaircir unmystère qui ne le touchait pas personnellement.

–&|160;Tu as raison, dit-il, mieux vaut que jene m’occupe pas d’elle. Tu ne lui as pas parlé de moi,j’espère&|160;?

–&|160;Pas du tout, notre maître. Vous mel’aviez défendu.

–&|160;Bon&|160;!… je vais tâcher de te mettreà même de changer de domicile immédiatement. Ta femme peut bienpasser quelques jours à la maison Dubois, faubourg Saint-Denis.

Et comme Alain ne paraissait pascomprendre&|160;:

–&|160;C’est une maison de santé où on soigneles malades à peu de frais. La tienne y sera très bien et, pour yentrer, les formalités ne sont pas longues. Il n’y a qu’à payer unequinzaine d’avance. C’est ce que je ferai demain matin et onenverra aussitôt une litière pour transporter Zina. Tul’accompagneras pendant le trajet et rien ne t’empêchera de luitenir compagnie toute la journée.

»&|160;Quant à te loger, toi…

–&|160;Oh&|160;!… un cabinet dans le premiergarni venu me suffira. Zina va être bien contente… elle le seraitencore plus, si vous lui disiez vous-même tout ce que vous venez deme dire.

–&|160;Je ne demande pas mieux, mais à quelmoment&|160;? Demain, toute ma matinée sera prise.

–&|160;Si j’osais, notre maître… je vousdemanderai d’y venir ce soir.

–&|160;Après la représentation&|160;?Ah&|160;! ma foi&|160;! non. J’en ai assez de ce théâtre, et jem’en vais, sans plus tarder.

–&|160;Je puis bien m’en aller aussi.

–&|160;Et ta figuration&|160;?… voilàjustement qu’on sonne au rideau… il faut que tu entres enscène.

–&|160;Un diable de moins dans le cortège, onne s’en apercevra pas. Et si le chef s’en apercevait, je lui diraisque j’ai la fièvre et que je ne peux plus tenir sur mes jambes.

–&|160;Pourquoi donc tiens-tu tant à ce que jevoie ta femme ce soir&|160;?

–&|160;Parce qu’elle se tourmente, depuis quela dame nous a donné congé. Si je lui disais que votre bonté vanous tirer d’affaire, elle ne me croirait peut-être pas… et si vousvenez, elle reprendra courage.

–&|160;Qu’à cela ne tienne&|160;!… après tout,si on te renvoie d’ici, tu n’y perdras pas grand’chose, puisque tun’es plus dans la nécessité de continuer le sot métier que tu fais.Donc, c’est convenu… Nous allons ensemble rue de la Huchette… et jemonterai encore une fois les cinq étages… pour l’amour deZina&|160;; va te déshabiller, mon gars, et viens me rejoindre surle quai, au coin du pont. Seulement, dépêche-toi.

–&|160;Je ne vous demande que dix minutes,répondit Alain en se précipitant vers l’escalier intérieur quiconduit au vestiaire des figurants.

Scaër, talonné par la crainte d’être encoreune fois rattrapé par le sempiternel Pibrac, gagna prestement lapetite porte et, une fois dans le corridor, il ne fit qu’un sautjusqu’à la sortie du théâtre.

Ce n’était pas encore assez pour qu’il se crûtà l’abri des rencontres fâcheuses, et il courut, tout d’unehaleine, jusqu’à l’entrée du Pont-au-Change, où il avait promis àAlain de l’attendre.

Les flâneurs qui se promenaient sur la petiteplace du Châtelet en venaient pas rôder jusque-là.

Il faut bien le dire, ce n’était pas seulementpar bonté d’âme que Scaër avait consenti à accompagner le gars auxbiques.

Scaër se réjouissait d’apporter desconsolations à une pauvre fille dont le triste sort l’apitoyait,mais il n’était pas fâché non plus de savoir ce qu’elle pensait dela dame de Clamart et de la signification du congé.

Les femmes sont toujours plus fines que leshommes, et Zina lui avait paru beaucoup plus capable que ce braveAlain d’apprécier ce que valait la suspecte gérante et de devinerle véritable motif qui la faisait agir.

Il avait oublié aussi d’adresser au gars unequestion intéressante, et ce fut par cette question qu’il entamal’entretien, quand, au bout d’un quart d’heure, Alain arriva toutessoufflé.

–&|160;Tu m’as vu dans la loge où j’étaisavant de monter sur le théâtre&|160;? lui demanda-t-il de but enblanc.

–&|160;Oui, notre maître, répondit le gars. Jevous ai vu au moment où vous vous êtes levé pour ramasser lalorgnette de votre dame.

–&|160;Tu ne la connais pas, ladame&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, notre maître.

–&|160;Eh&|160;! bien, elle te connaît.

–&|160;Pas possible&|160;!

–&|160;Elle t’a vu, en Bretagne, il y a troisans, un jour que tu gardais tes chèvres, sur la lande deTrévic.

–&|160;Il y a trois ans, notre maître, j’étaisplus souvent à Concarneau qu’à la ferme, à cause de Zina… mais çase peut tout de même que cette dame m’ait rencontré.

–&|160;Elle t’a même parlé. Elle t’a demandéquel maître tu servais.

–&|160;Oh&|160;! je me souviens maintenant.Elle avait débarqué d’un navire comme je n’en avais jamais vu… hautmâté, avec une coque peinte en blanc et un pavillon jaune et rouge…C’est pourtant vrai qu’elle m’a questionné sur vous. Elle voulaitsavoir si le château de Trégunc était loin de la côte. Je lui aiproposé de l’y conduire. Elle n’a pas voulu… et puis… attendez queje me rappelle… Ah&|160;! elle m’a demandé aussi ce qu’on disaitchez nous des étrangères qui avaient loué, dans le temps, un petitmanoir pas loin des ruines de Rustéphan et qui sont parties toutd’un coup. Je n’ai pas pu lui en dire grand’chose… je n’avais quedix ans quand elles sont venues dans notre pays et je n’allais passouvent du côté où elles demeuraient.

Hervé ne poussa pas plus loinl’interrogatoire. Alain, évidemment, n’était pas en état de lerenseigner sur le sort d’Héva Nesbitt et ses réponses venaient deconfirmer le récit de la marquise.Mme&|160;de&|160;Mazatlan avait dit la vérité enracontant sa courte excursion en Cornouailles. Hervé était fixé surce point. Il ne lui restait plus qu’à tâcher de savoir ce que Zinapensait de Mme&|160;Chauvry.

Quand ce serait fait, il pourrait enfinrentrer à l’hôtel du Rhin et réfléchir solitairement à sa nouvellesituation.

Tout en causant, Alain et lui avaient passé legrand bras de la Seine, traversé la Cité et enfilé le pontSaint-Michel, au bout duquel commence le quartier Latin.

Ce soir-là, on y fêtait le Mardi-Gras. Lescafés de la place regorgeaient de monde et des bandes d’étudiantsdescendaient, en chantant, le large chemin qu’ils appellent, parabréviation, le boul’Mich.

Hervé ne songeait qu’à tourner à gauche pouréviter de tomber dans cette joyeuse cohue. Il ne fut pas peusurpris de voir des gens s’en détacher et se précipiter dans la ruede la Huchette.

«&|160;Quand le peuple s’assemble ainsi,

c’est toujours sur quelque ruine&|160;»,

a écrit Alfred de Musset. À plus forte raison,quand il court.

Certainement, un malheur venait d’arriver.

Un malheur ou un simple accident, car ilsuffit quelquefois d’un chien écrasé par une voiture pour que lafoule se rue ou s’amasse.

Hervé ne se serait guère ému, si ce tumultes’était produit dans un autre quartier, mais le flot roulait versla rue de la Huchette, et ce nouveau contre-temps fit qu’ils’arrêta court.

–&|160;Attendons la fin de cette bagarre,dit-il à Alain. Il est inutile qu’on nous voie entrer chez toi. Cesgens-là courent probablement après une mascarade. Laissons-lespasser.

–&|160;On dirait plutôt qu’ils se sauvent,murmura le gars aux biques.

–&|160;Entends-tu ce qu’ils crient&|160;?

–&|160;Pas très bien, et pourtant…

–&|160;Tiens&|160;! on regarde en l’air…

–&|160;C’est le feu, notre maître&|160;!Voyez&|160;!

Hervé leva les yeux vers le ciel. Un épaisnuage de fumée noire tourbillonnait au-dessus des toits, chassé parle vent qui soufflait de l’Est.

–&|160;Je crois en effet que c’est unincendie… et tout près d’ici, car je sens une odeur de bois brûléet des bouffées de chaleur, dit Scaër.

–&|160;Et moi, je vois les flammes, repritAlain.

Des gerbes d’étincelles commençaient à sortirdu nuage et, par intervalles, des langues de feu jetaient deslueurs sinistres.

–&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;!… si c’étaitchez nous&|160;!…

–&|160;Non, je ne crois pas… le foyer est surle quai, car le reflet illumine les maisons de l’autre côté de larivière.

–&|160;La nôtre s’étend jusqu’au quai, vous lesavez bien, notre maître… si le feu gagne, tout flambera comme uneallumette… et Zina qui ne peut pas bouger… j’y vais… pourvu quej’arrive à temps&|160;!

–&|160;J’y vais avec toi.

Et ils coururent tous les deux à la rue de laHuchette.

Elle était déjà bondée de monde et ils eurentbeaucoup de peine à y pénétrer. Ils s’y lancèrent pourtant. Alain,en jouant des coudes, des poings et même de la tête – à la modebretonne – frayait le chemin à son maître qui le suivait de près.Mais plus ils avançaient, plus il devenait difficile de fendre lafoule.

C’était bien la maison d’Alain qui brûlait etelle ne brûlait pas seule. Toutes les vieilles constructions qui sereliaient à elle étaient en flammes, comme si on eût mis le feu enmême temps aux quatre coins du quadrilatère.

Et les secours qui arrivaient ne faisaientqu’augmenter le désordre.

En ce temps-là, on n’en était pas encore auxengins perfectionnés qui fonctionnent maintenant à Paris. Lespompes, traînées non par des chevaux, mais par des hommes, étaientdes pompes à bras.

On venait d’en mettre une en batterie au coinde la ruelle du Chat-qui-Pêche, et ceux qui n’étaient pas occupés àla manœuvrer n’épargnaient pas leurs peines. Ils dressaient uneéchelle contre la façade de la rue de la Huchette, pendant que leurcaporal enfonçait à coups de hache la porte que Kernoul avaitfermée à clé.

On supposait sans doute que la maison étaithabitée et on préparait des moyens de sauvetage qui pourraient êtreefficaces, car, de ce côté, l’incendie ne paraissait pas avoir faitde grands progrès.

Alain, pris dans un groupe compact, sedémenait pour s’ouvrir un passage, car il voulait à toute forcesauver lui-même sa chère malade.

À ce moment, la devanture d’une des boutiquesdu rez-de-chaussée éclata sous la pression des flammes quicouvaient dans l’intérieur et qui jaillirent au dehors avec unetelle violence qu’elles firent reculer les travailleurs.

Ce fut un désarroi général. Les pompiers, ycompris leur caporal, se replièrent sur les curieux attroupés quecontenaient à grand’peine quelques rares sergents de ville et quirefluèrent tumultueusement vers la place Saint-Michel. Il y eut unebousculade indescriptible, et la rue se serait vidée en un clind’œil si elle n’eût été obstruée par des gens qui accouraient de laplace.

Hervé, violemment séparé de son compagnon, futpoussé de l’autre côté de la rue, dans une embrasure de porte où ilresta serré comme un hareng dans une caque.

Il ne pouvait plus bouger, mais il pouvaitvoir, car, depuis l’explosion, il faisait clair comme en plein jouret il se trouvait placé de façon à ne rien perdre de l’émouvantspectacle qui commençait.

Une fenêtre s’ouvrit tout en haut de la maisonet une femme s’y montra, une femme vêtue de blanc.

Les flammes n’arrivaient pas jusqu’à elle,mais l’incendie montait avec une rapidité effrayante. Déjà, aupremier étage, des volets tombaient, livrant passage à des jets defeu. Les fenêtres de la façade s’allumaient l’une après l’autre etla maison prenait l’aspect d’un énorme navire, percé de sabordsembrasés.

Elle allait évidemment brûler de fond encomble, et c’en était fait de la pauvre Zina, à moins que, pourtenter de la sauver, un pompier héroïque n’affrontât une mortinévitable.

Plus d’un n’aurait pas hésité, mais ces bravesgens ne songeaient guère à elle. La fumée leur cachait le cinquièmeétage et Zina n’appelait pas au secours parce qu’elle n’en avaitpas la force. Elle aurait d’ailleurs crié inutilement. Les bruitsde la rue et le formidable ronflement de l’incendie auraientétouffé sa voix. Elle était sans doute hors d’état de se traînerjusqu’à l’escalier. Et, parmi les curieux entassés, Hervé étaitpeut-être le seul qui eût aperçu la malheureuse.

Encore n’avait-il fait que l’entrevoir, carelle ne s’était montrée qu’un instant.

Mais Hervé n’était pas le seul à savoir qu’unefemme allait périr. Alain aussi le savait, et mieux que personne,puisqu’il l’avait laissée là, exposée à tous les dangers del’isolement. C’était à lui de risquer sa vie et de périr avec elle,s’il ne réussissait pas à l’arracher à la mort.

Hervé le cherchait des yeux dans la foule,s’étonnait de ne plus le voir et se demandait déjà si le gars auxbiques était un lâche.

Il regretta bientôt d’avoir douté du couragede ce Breton qui avait eu le tort de quitter sa femme pour allergagner un misérable salaire.

Alain Kernoul tenait peut-être trop àl’argent&|160;; il ne tenait pas à sa peau.

Il se jeta en avant des travailleurs quihésitaient, et, ramassant la hache que le caporal, repoussé par lesflammes, avait laissé tomber, il attaqua vigoureusement la porte del’allée.

Elle tomba bientôt sous les coups furieuxqu’il lui portait et il se précipita dans le corridor ouvert.

Le feu n’y était pas encore, parce qu’il yavait là des murs et non pas, comme dans les boutiques abandonnées,des cloisons de bois et des planchers vermoulus, mais la fuméeavait envahi ce couloir étroit qui aboutissait à l’escalier etaussi à la cour intérieure.

C’était l’asphyxie certaine&|160;: de quoifaire reculer les plus intrépides.

Deux pompiers firent mine de suivre ceparticulier qui leur montrait le chemin. Un officier les retint –par la même raison qu’à bord d’un navire, un commandant défend àses marins de mettre une embarcation à la mer pour essayerinutilement de secourir un de leurs camarades qui vient d’y tomberpar un gros temps.

Et, à vrai dire, l’officier n’avait pas tort,car tout indiquait que la tentative de sauvetage coûterait la vie àdeux bons soldats, et rien ne semblait indiquer qu’il y eûtquelqu’un à sauver dans la maison.

L’homme qui venait d’y pénétrer, sans prendreconseil de personne, ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même, s’illui arrivait malheur.

Hervé ne raisonnait pas ainsi&|160;; ilconnaissait la situation, et si Alain n’avait pas commis cettegénéreuse folie, il l’aurait renié.

Le seigneur de Scaër aurait volontiers suivil’exemple de son serviteur et, s’il se tenait coi, ce n’était passa grandeur qui l’attachait au pavé de la rue de la Huchette.C’était la certitude d’être arrêté dans son élan par les sergentsde ville qui s’évertuaient à maintenir l’ordre et à empêcher que lafoule envahissante n’entravât le service des pompes.

Faute de mieux, Hervé voulait du moinssignaler la présence d’une femme à l’étage le plus élevé de lamaison qui brûlait, mais de l’endroit où il l’aurait lancé,l’avertissement se serait perdu dans le vacarme. Il fit si bienqu’il parvint à se pousser au premier rang et à accrocher unofficier de paix qui venait d’arriver.

–&|160;Le cinquième est habité par une femmemalade, lui cria-t-il en le tirant par la manche de sacapote&|160;; elle sera brûlée si on ne va pas la chercher.

Pour toute réponse, le fonctionnaire au képigalonné lui montra du doigt les échelles qu’on avait appliquéescontre la façade avant le jaillissement des flammes. Ellesatteignaient à peine la hauteur du troisième étage et, comme ellesallaient prendre feu, les pompiers se hâtaient de les enlever.

Restait l’escalier, et peut-être l’officierqui dirigeait les manœuvres y aurait-il aventuré ses hommes, siHervé avait pu lui parler, mais ce chef s’était porté vers la rueZacharie, pour y établir une nouvelle pompe, et il ne fallait passonger à le rejoindre à travers les agents qui barraient tous lespassages.

Hervé était condamné à attendre, inactif etimpuissant, la fin de ce drame qu’allait probablement dénouer unedouble catastrophe.

Le sort de Zina était dans les mains de Dieu,comme le sort d’Alain.

Et le danger grandissait à chaque instant, carle feu dévorait aussi les trois corps de bâtiment qui bordaient lequai Saint-Michel et les deux ruelles latérales. L’incendie étaitpartout.

Les gens attirés par ce terrible spectaclecommençaient à se trouver en très fâcheuse situation. Refoulésassez brutalement par les sergents de ville et poussés en sensinverse par d’autres curieux qui venaient du boulevard, ils étaientd’autant plus en danger d’être écrasés, qu’une pompe supplémentairearrivait à fond de train, trouant comme un boulet de canon la fouletrop lente à se garer.

Depuis quelques jours, Hervé ne faisait quetomber d’une bagarre dans une autre&|160;: bagarre au bal del’Opéra, la nuit du samedi gras&|160;; bagarre, le lendemain, surle boulevard des Italiens. Il commençait à s’y habituer, mais il nesavait vraiment pas comment se tirer de celle-ci.

Heureusement, les foules sont comme la mer.Elles ont le flux et le reflux. La vague humaine qui avait portéScaër devant la maison qui brûlait le rapporta sur la placeSaint-Michel, où il put respirer plus à l’aise.

Elle était néanmoins fort encombrée et on n’ycirculait pas facilement, car tout le quartier était sur pied etles étudiants, au lieu de monter au bal de Bullier, descendaient enmasse pour voir de près un incendie de première classe.

Ces messieurs prenaient gaiement ce désastre,et Hervé comprit pourquoi, en écoutant les propos qu’ilséchangeaient&|160;:

–&|160;Ohé&|160;! la Tour de Nesle quibrûle&|160;?

–&|160;Et Marguerite de Bourgogne n’est pasdedans. C’est dommage&|160;!

–&|160;Voilà ce que c’est que de laisser auxrats une maison où on aurait pu ouvrir une brasserie superbe.

–&|160;Pichard, qui fait son droit depuisquinze ans, prétend qu’il l’a toujours vue fermée.

–&|160;Moi, j’ai toujours cru qu’on yfabriquait de la fausse monnaie.

–&|160;Tant mieux si elle est vide, aprèstout&|160;! Personne ne sera rôti.

–&|160;Si j’avais seulement un petit million,j’achèterais l’emplacement et j’y fonderais la Closerie des Lilasdu quai Saint-Michel.

–&|160;Il paraît, se disait Hervé, quel’immeuble géré par Mme&|160;Chauvry n’a pas bonnerenommée sur la rive gauche. Je n’aurai pas de peine à m’yrenseigner.

Cette pensée consolante ne pouvait pas luifaire oublier le malheureux Alain.

Hervé, maintenant, se reprochait amèrementd’avoir cédé aux prières d’Alain qui l’avait supplié del’accompagner, ce soir-là, rue de la Huchette. S’il avait refusé,le pauvre gars serait resté au théâtre jusqu’à la fin de lareprésentation et il ne se serait pas sacrifié inutilement, car ilserait arrivé trop tard.

Zina aurait péri quand même, mais Alain auraitvécu.

Et il n’était pas poitrinaire, lui, tandis queles jours de la malheureuse femme étaient comptés.

Hervé, qui la connaissait à peine, laplaignait plus qu’il ne la regrettait, mais en perdant Alain, ilperdait un serviteur dévoué et un auxiliaire précieux, presque unami, et cela au moment où la rupture de son mariage l’isolait en leruinant.

Hervé ne faisait pas ce raisonnement égoïste,et, s’il se désolait, ce n’était pas seulement parce que lesservices d’Alain allaient lui manquer. Hervé s’était déjà attaché àce brave garçon et il aurait donné volontiers sa vie pour lesauver.

Il n’y fallait pas songer. Alain s’était jetédans la fournaise, et, à l’heure présente, il devait être mort, àmoins qu’un miracle l’eût préservé.

Hervé ne saurait à quoi s’en tenir que lelendemain, car il ne pouvait plus approcher de la maison quibrûlait. Un cordon d’agents barrait l’entrée de la rue de laHuchette, où il ne restait que les gardes municipaux et despompiers travaillant à circonscrire l’incendie qu’ils n’espéraientplus éteindre.

La place elle-même, si vaste qu’elle fût,n’était plus tenable. On y étouffait et on s’y écrasait.

Hervé essaya de passer de l’autre côté del’eau par le pont Saint-Michel.

L’entreprise était malaisée, car la foule,grossie de curieux venant de la rive droite s’épaississait de plusen plus.

Il parvint, cependant, à remonter jusqu’aubout du pont, mais là, au moment où il allait prendre le boulevarddu Palais, une violente poussée le jeta sur le quai du Marché-Neufet l’y bloqua.

Il était aux premières loges pour regarderl’incendie, et le spectacle était grandiose.

Les quatre façades de la maison closebrûlaient en même temps et celle qui bordait le pont Saint-Michelvomissait des flammes par toutes les ouvertures. Des clartéssinistres illuminaient à la fois les paisibles eaux du petit brasde la Seine, les murailles du vieil Hôtel-Dieu et les deux tourscarrées de Notre-Dame, impassible témoins, depuis six siècles, debien d’autres désastres.

Hervé, qui avait l’âme d’un artiste, auraitpeut-être admiré ces effets de lumière, s’il eût été rassuré sur lesort du couple infortuné qui l’intéressait, mais il ne pouvait pasoublier qu’en ce moment même Zina et Alain mouraient peut-être dela plus affreuse des morts. Et il maudissait sa destinée qui lecondamnait à rester spectateur impuissant de la catastrophefinale.

Elle était prochaine, cette catastrophe, carles toits flambaient et les murs n’étaient pas assez solides pourrésister longtemps encore à l’action dévorante de ce feuinfernal.

Bientôt, en effet, ce qui devait arriverarriva, mais le premier écroulement ne se produisit pas du côté dela rivière. Un fracas effroyable, accompagné d’une éruption depoussière et de fumée, annonça qu’une des autres façades venaientde s’effondrer, celle de la rue de la Huchette, trèsprobablement.

C’en était fait de ceux qui se trouvaient prissous les décombres.

Des cris d’horreur s’élevèrent de la foule,comme pour protester contre la Providence qui aurait dû interveniret sauver des innocents&|160;; peut-être aussi, et à plus justetitre, contre l’incurie de l’administration qui avait toléré qu’aucentre de Paris on laissât debout une masure dont le peu desolidité constituait une menace permanente pour les maisons duvoisinage.

Ce dénouement prévu donna le signal d’unedébandade générale, quoique les badauds qui avaient pris positiondans la Cité ne courussent aucun danger.

Ils se mirent à fuir par toutes les issues etHervé, entraîné par le torrent, se retrouva sur la place duChâtelet, sans trop savoir comment il y était arrivé.

La représentation avait pris fin&|160;; lesspectateurs étaient partis à pied ou en voiture, mais quelquescochers retardataires arrivaient encore, par l’avenue Victoria,pour tâcher de charger, à la sortie des artistes, des demoisellesattendues par des messieurs.

Hervé, qui ne tenait plus sur ses jambes, hélaun de ces cochers, qui venait d’arrêter son cheval, tout près de larue des Lavandières où se trouve la porte du paradis interdit auxgalants qui n’ont pas leurs entrées dans les coulisses.

Un monsieur sortant de cette bienheureuse ruedevança Hervé, et Hervé réclama énergiquement son droit depriorité.

–&|160;Comment&|160;! c’est encore toi&|160;!s’écria ce monsieur qui n’était autre que Pibrac. Tu es un jolilâcheur&|160;!… N’importe&|160;!… monte et conduis-moi au cercle.J’en ai long à te conter. Après je te laisserai le sapin et tu irasoù tu voudras.

Hervé ne tenait pas à entendre le récit desmésaventures qu’il devinait, et il pestait contre la fatalité quile condamnait à jouer aux barres avec Pibrac&|160;; mais il luitardait de rentrer chez lui et il monta dans la voiture où Pibracprit place en disant piteusement&|160;:

–&|160;Margot m’a planté là, mon bon.

–&|160;Je m’en doutais un peu, murmuraScaër.

–&|160;Et pour qui&|160;?… pour un individuqui a l’air d’un valet de chambre.

–&|160;Que veux-tu que j’y fasse&|160;?

–&|160;Tu devrais au moins me plaindre,puisque nous sommes logés à la même enseigne. Ta blonde aussi t’aplanté là… et je vois que tu ne l’as pas rattrapée.

–&|160;Je n’ai pas couru après elle.

–&|160;Et je ne courrai pas après Margot, jete prie de le croire, mais je te donne en mille à deviner ce quec’est que cet homme rasé de frais.

–&|160;Dis-le moi tout de suite, ce sera plusvite fait.

–&|160;Tu l’as peut-être remarqué. Il setenait contre un portant, pendant que nous causions avecMargot.

–&|160;Je m’en souviens.

–&|160;Eh bien&|160;! mon cher, c’est Bernagequi l’avait amené là.

–&|160;Bernage&|160;!…

–&|160;Parfaitement… et il a dit à ces damesque c’était un étranger, arrivé récemment à Paris et colossalementriche.

–&|160;Je m’explique maintenant que Margot aitpréféré souper avec lui.

–&|160;Moi aussi, parbleu&|160;! je mel’explique. Mais c’est un mauvais tour que Bernage m’a joué… et jelui revaudrai cela. Vous voilà brouillés&|160;; si, comme je lesuppose, tu cherches des occasions de lui être désagréable, comptesur moi&|160;; nous serons deux contre lui, et à nous deux…

–&|160;Il n’a pas dit comment s’appelait cemonsieur, interrompit Hervé, que ce traité d’alliance ne tentaitpas du tout.

–&|160;Non, grommela Pibrac, ou du moins j’aioublié de m’en informer… mais je le saurai. Margot ne manquera pasd’afficher sa liaison avec un millionnaire, quand ce ne serait quepour faire enrager ses petits camarades… et je t’apprendrai le nomde ce nabab, si ça t’intéresse.

–&|160;Oh&|160;! fort peu.

Hervé ne disait pas ce qu’il pensait, carl’homme que tantôt, à la porte du théâtre, il avait pris pour unespion, le préoccupait de plus belle, maintenant qu’il savait queBernage le patronnait.

C’était encore un mauvais point à marquer àson ex-futur beau-père qui lui devenait de plus en plussuspect.

Quels liens unissaient ce financier à unpersonnage exotique, qui pouvait être cousu d’or, mais qui nepayait pas de mine et qui, à peine débarqué à Paris, se faisaitprésenter à ces demoiselles du Châtelet&|160;? Le père de Solangeavait là un singulier ami et un ami avec lequel il ne se gênaitguère, puisqu’il l’avait quitté pour aller, presque sous ses yeux,faire une scène à Hervé de Scaër.

Mais le moment n’était pas venu d’ouvrir uneenquête sur les relations de M.&|160;de&|160;Bernage, et Hervé nevoulait pas parler à Pibrac des soupçons qui l’agitaient, pas plusqu’il ne voulait lui dire un seul mot des événements qui venaientde troubler sa vie&|160;: pas un mot de la marquise, pas un motd’Alain.

–&|160;Alors, s’écria l’insouciant Ernest,qu’ils aillent tout au diable&|160;!… Tu as fait ton deuil de tonmariage manqué&|160;; moi je ne pleurerai pas Margot. Parlonsd’autre chose… D’où viens-tu et qu’est-ce que tu es devenu depuisque tu t’es dérobé derrière la toile du fond&|160;?… Ta cravate estnouée de travers, ton chapeau a des bosses et ton pardessus a desaccrocs… est-ce que tu es allé voir l’incendie&|160;?…

–&|160;Comment&|160;! tu sais&|160;?…

–&|160;Une demi-heure après ton départ, lebruit a couru que tout le quartier Latin brûlait.

–&|160;On exagérait&|160;; mais j’ai été eneffet pris dans la foule et j’ai eu beaucoup de peine à m’entirer.

–&|160;Pourquoi t’y étais-tu fourré&|160;?Est-ce que ta blonde demeure par là&|160;?

–&|160;Ah&|160;! tu m’ennuies, à la fin&|160;!Tu t’occupes sans cesse de cette femme. Est-ce que je m’occupe destiennes&|160;?

–&|160;Là&|160;!… là&|160;!… ne te fâche pas,beau ténébreux&|160;! Je ne me permettrai plus jamais de tequestionner et je reste prêt à te soutenir, si tu as guerre avec cevieux drôle dont tu as manqué d’épouser la fille. Du reste, nousvoici arrivés à la porte du cercle. Montes-tu faire une partie pourte consoler&|160;?

–&|160;Je n’ai nul besoin de me consoler et jevais me coucher.

–&|160;Alors, bonne nuit, mon cher, conclutPibrac en sautant sur le trottoir. Moi, je vais tailler une banqueau baccarat. Depuis que Margot m’a lâché, je dois être en veine, àmoins que le proverbe…

Hervé n’entendit pas la fin de la phrase,occupé qu’il était à donner au cocher l’ordre de le conduire àl’hôtel du Rhin et, une fois débarrassé de son indiscret compagnon,il se reprit à penser aux deux touchantes victimes que le caquet dePibrac lui avait fait oublier momentanément.

Il n’espérait plus les revoir, mais ilréfléchissait à la catastrophe où Alain et Zina avaient trouvé lamort, et plus il y réfléchissait, plus elle lui semblaitinexplicable.

Qu’une maison très vieille eût brûlé trèsvite, cela se pouvait comprendre, mais que le feu eût pris dans unemaison uniquement habitée par une malade qui n’en faisait pas chezelle, faute de bois pour se chauffer, c’était plus quebizarre&|160;; et puis, comment l’incendie avait-il éclaté presqueau même instant de tous les côtés de ce bâtiment à quatrefaces&|160;?

Il fallait qu’on l’eût allumé et même qu’onl’eût préparé en y entassant des matières inflammables.

Quelle main criminelle avait accompli cettesinistre besogne&|160;? Et à qui en voulaitl’incendiaire&|160;?

Pas au ménage qu’on y avait logé par charité.En ce monde égoïste, on méprise et on délaisse les pauvres, mais onne les hait pas.

Si le couple gênait, on se serait contenté dele chasser.

Était-ce donc pour nuire au propriétaire qu’ony avait mis le feu&|160;? En vérité, la destruction de son immeublene lui aurait pas causé un bien grand préjudice, car cet immeublen’avait pas d’autre valeur que celle du terrain sur lequel il étaitconstruit.

Que ce propriétaire inconnu, s’étant faitassurer pour une forte somme, se fût incendié lui-même, cela s’estvu, et Hervé se serait peut-être arrêté à cette supposition, si, endescendant de voiture devant son hôtel, il ne se fût souvenusubitement d’un propos rapporté par le gars aux biques.

«&|160;Si vous couchez ici cette nuit et s’ilvous arriver malheur, ne vous en prenez qu’à vous-même, avait dit àAlain Mme&|160;Chauvry.

–&|160;C’est cette femme qui a fait le coup,murmura Scaër, dernier de son nom.

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