Double-Blanc

V

La richesse ne fait pas le bonheur ;c’est un dicton qui court et que répètent volontiers les pauvresdiables, pour se consoler des injustices de la fortune. Laphilosophie convient aux déshérités.

Peut-être, s’ils disaient ce qu’ils pensent,au fond, tiendraient-ils un autre langage, mais il y a du vrai danscette formule générale.

Il est difficile d’être complètement heureuxsans argent, mais on peut aussi être tout à la fois très riche ettrès malheureux, car l’argent ne donne ni la santé, ni lecontentement de soi-même, et il ne préserve pas de l’ennui, cetteplaie des oisifs opulents. Encore moins préserve-t-il dessoucis.

C’est pour mettre en lumière cette véritéincontestable que La Fontaine a écrit « Le Savetier et leFinancier ».

Sa fable s’applique surtout aux hommes qui, aulieu de jouir en paix de capitaux laborieusement acquis, ne songentqu’à les défendre et à les augmenter.

C’est le combat perpétuel qu’on appelle« les affaires » ; et c’était le cas deM. Laideguive de Bernage, plusieurs fois millionnaire et pasdu tout disposé à se contenter de ses millions. Mais celui-là étaitdans son élément naturel et il n’aspirait nullement au repos. Lalutte pour l’argent, c’était sa vie.

Il ne se privait d’ailleurs d’aucune desdistractions que Paris offre aux gens qui roulent sur l’or, et ilétait arrivé à ce moment psychologique où l’ambition vient auxcapitalistes.

Charles de Bernage, spéculateur enrichi etfutur candidat à la députation, n’avait jamais eu le temps des’apercevoir qu’il lui manquait quelque chose.

Sa fille, en revanche, n’avait pas toujoursmené une existence agréable. Enfermée jusqu’à dix-sept ans dans unpensionnat et fort isolée depuis qu’elle en était sortie, ellen’avait pas commencé à vivre, – s’il est vrai que vivre c’estsentir, – que le jour où s’était décidé son mariage avec Hervé.

Ce jour-là, seulement, s’étaient ouverts pourelle des horizons nouveaux. Elle entrevoyait un avenir de fêtes etd’indépendance qu’elle n’avait pas craint d’annoncer à son fiancé.Il ne s’agissait plus que d’attendre l’heure bénie qui allait luiapporter la joyeuse liberté qu’elle rêvait. Mais, en attendant,elle ne s’amusait guère. Ses journées s’écoulaient monotones, etles thés ce cinq heures ne suffisaient pas à la distraire.

Depuis les visites qu’elle avait reçues ledimanche, elle n’avait vu personne et elle s’était mortellementennuyée en la peu réjouissante compagnie deMme de Cornuel.

Son père avait dîné en ville le lundi et lemardi – des dîners d’hommes, assurait-il, dans des maisonssérieuses où il ne la conduisait jamais. Et la pauvre Solangen’avait pas mis le pied dehors, de peur de se trouver mêlée à lafoule inélégante qui encombre les rues de Paris, pendant les joursgras.

Solange, comme toutes les nouvelles venuesdans le monde, sacrifiait ses préférences pour suivre les lois dela mode, et quoiqu’elle mourût d’envie de sortir, elle s’enprivait, parce qu’il n’était pas de bon ton de se promener en mêmetemps que le cortège du bœuf.

Elle s’était donc confinée dans l’hôtel duboulevard Malesherbes et la solitude lui avait été d’autant pluspénible à supporter qu’elle comptait sur Hervé, qui ne manquaitpresque jamais de venir lui faire sa cour, avant ou après ledîner.

Hervé n’avait pas paru.

Solange s’était donc levée de mauvaise humeur,le mercredi des Cendres, et, quoiqu’elle n’eût pas été élevée trèsreligieusement, elle avait demandé à sa gouvernante de la conduireà l’église Saint-Augustin où affluaient, ce jour-là, les pénitentesde distinction.

On déjeunait à midi chezM. de Bernage qui, absorbé par ses affaires, ne prenaitpas toujours part à ce premier repas. Il arrivait même quelquefoisque mademoiselle déjeunait seule, parce queMme de Cornuel était souffrante.

Mais, ce mercredi, le valet de chambre euttrois convives à servir. Le déjeuner n’en fut pas plus gai pourcela.

Solange boudait ; son père avait l’airsoucieux et, contrairement à ses habitudes, la dame de compagnie nedesserrait les dents que pour manger.

Ce n’était pas qu’ils n’eussent rien à sedire, mais la présence d’un domestique les empêchait d’aborder dessujets intéressants – encore un des inconvénients de la richesse –et ils étaient trop préoccupés pour échanger des parolesinsignifiantes.

La conversation ne s’engagea qu’au dessert,après que M. de Bernage eût renvoyé le valet de chambre,et ce fut sa fille qui entama l’entretien en disant :

– Est-ce que M. de Scaër estmalade ?

– Je ne crois pas, répondit le père.Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Parce que je m’étonne de ne l’avoir pasvu depuis dimanche.

– Est-ce à dire que tu t’affliges de sonabsence ?

– Un peu, je l’avoue. Sans doute, il a debonnes raisons pour s’abstenir, mais ces raisons, je voudrais lesconnaître, et j’exigerai qu’il me les explique. Du reste, mon cherpère, je saisis l’occasion de vous déclarer que la situation n’estplus tenable ni pour lui, ni pour moi.

– Comment cela ?

– Voilà six mois que nous sommes fiancés,il est temps d’en finir.

– C’est absolument mon avis.

– Alors, qu’attendez-vous pour fixer ladate de notre mariage ? Si vous continuez à le renvoyer auxcalendes grecques, autant vaudrait décider qu’il ne se ferajamais.

– En serais-tu très fâchée ? demandaBernage en regardant sa fille dans le blanc des yeux.

Solange rougit et balbutia :

– Quelle singulière question !

– Toute naturelle, au contraire. Je tiensà connaître le fond de ta pensée.

– Sur quoi ?

– Sur ce mariage, parbleu !

– Ne savez-vous pas que je ledésire ?

– Je sais que tu as consenti à épouserM. de Scaër…

– C’est vous qui me l’avez proposé.

– Parfaitement… mais je ne sais pas si tuy tiens.

– En vérité, mon père, je ne vouscomprends pas. Où voulez-vous en venir ?

– À te prier de réfléchir, avant de telier pour la vie.

– Encore une fois, mon père, il y a sixmois que je réfléchis.

– D’accord… mais six mois ne suffisentpas toujours pour bien connaître un homme. En affaires, il m’estarrivé souvent d’être trompé par des gens qui m’inspiraient uneconfiance absolue.

– En affaires, oui…

– Eh ! bien, ma chère enfant, lemariage est une affaire… où le cœur doit avoir sa part, j’enconviens, mais…

– Vous ne prétendez pas, je suppose, queM. de Scaër vous a trompé sur sa situation defortune ?

– Non, certes. Je la connaissais mieuxqu’il ne la connaissait lui-même. Je savais qu’il avait dissipé sonpatrimoine et qu’il ne lui restait que des dettes. Elle ne pouvaitdonc pas empirer et je n’en ai tenu aucun compte. J’ai vu que cejeune homme te plaisait et j’ai pu apprécier ses mérites, qui sontréels. Tu es assez riche pour te marier à ton gré. Je n’ai pasmarchandé mon consentement, parce que j’avais alors la convictionque ce mariage ferait ton bonheur.

– Et maintenant vous pensez lecontraire ?

– Je pense que, de même qu’on peut êtretrompé sur le chiffre d’une dot, on peut l’être aussi sur lesqualités d’un prétendu.

– Que s’est-il donc passé qui ait pu vousfaire changer d’avis ?

– Je vais te le dire. Réponds d’abord àune question que je vais te poser : Serais-tu heureuse avec unmari qui te donnerait sujet d’être jalouse ?

– Non, répondit nettement Solange. Jeveux avant tout être aimée, et si mon mari s’occupait d’une autrefemme, ce serait qu’il ne m’aimerait pas.

– Je prends acte de ta déclaration.

– Et vous allez me dire queM. de Scaër a beaucoup vécu… qu’il a eu des maîtresses…Peu m’importe ! Je ne me préoccupe pas de son passé… mais s’ilen avait quand nous serons mariés, j’en mourrais…

– Tu l’aimes donc… d’amour ?

– Si je ne l’aimais pas d’amour, je nel’épouserais pas… et quoi que vous en disiez, je suis sûre qu’il mesera fidèle.

– Alors, tu crois que le mariage fera delui un autre homme ?

– C’est déjà fait, et pourtant il n’estencore que mon fiancé.

– Tu affirmes ; moi, je doute.

– N’a-t-il pas renoncé à la vie qu’ilmenait avant de s’engager avec moi ? Vous en êtes convenuvous-même… vous étiez là quand il a poussé la loyauté jusqu’às’excuser de s’être laissé entraîner au bal de l’Opéra et lescrupule jusqu’à m’en demander pardon.

– S’il n’avait pas d’autre tort quecelui-là, je ne douterais pas de lui. Les drôlesses qu’on rencontreau bal de l’Opéra ne sont pas des rivales à redouter pour une jeunefemme. Mais il y en a de plus dangereuses…

– Dans le monde où nous vivons, je lesais… et je ne les crains pas. M. de Scaër a fait sespreuves, dimanche, pendant la visite deMme de Mazatlan. Je ne crois pas qu’il existeune beauté plus parfaite… et plus séduisante. Eh bien !M. de Scaër ne s’est occupé d’elle que tout juste assezpour être poli.

– Vraiment ? Il m’avait semblé aucontraire que cette marquise t’inspirait de la jalousie.

– J’ai pu en concevoir, mais j’en suisvite revenue. Et la preuve, c’est que je n’ai rien dit quand vousl’avez invitée à venir nous voir en Bretagne.

– J’ai eu tort. Mon excuse est que je nesavais pas ce que je sais.

– Que savez-vous donc ?

– Que cette femme n’est qu’uneintrigante.

– Vous disiez qu’elle possédait à Cubades terres… des mines…

– J’ai appris qu’elle les a vendues etqu’elle vient à Paris chercher fortune… et j’ai appris biend’autres choses encore. Ce n’est pas pour une œuvre de charitéqu’elle s’est présentée ici… c’est pour y rencontrer…

– Qui ? interrompit Solange, quipâlissait à vue d’œil.

– Tu devrais le deviner… celam’épargnerait le chagrin de te le dire.

– Hervé ?

– Eh ! oui… Hervé !… et ellen’a pas perdu son temps, car ce joli monsieur est allé larejoindre, un quart d’heure après son départ.

– La rejoindre ?… Je ne comprendspas.

– Ce n’est pas M. Pibrac qui a faitappeler M. de Scaër… c’est cette marquise impudente.

– Si je croyais cela !…

– Tu peux et tu dois le croire, car je tel’affirme… et je te le prouverais sur-le-champ, s’il ne merépugnait pas de te le faire dire par un de mes gens qui a vu… deses yeux vu…

– Ils se connaissaient donc avant de serencontrer ici ?

– Je ne sais pas s’ils se connaissaient,mais je suis sûr qu’ils ont fait connaissance, car… mais je vaist’affliger.

– Non… Je veux tout savoir.

– Alors, prends ton courage à deux mains,car c’est abominable ce qu’il fait là, ce fier gentilhomme. Hiersoir, il était au Châtelet, dans une baignoire d’avant-scène, entête-à-tête avec la charitable marquise de Mazatlan. J’étais entré,par hasard, à ce théâtre, et je les ai aperçus, quoiqu’ils aientessayé de se dissimuler, à grand renfort d’écrans…

– Ah ! c’est infâme !

– Me reprocheras-tu encore d’avoirretardé ton mariage ?

– Il faut le rompre.

– Je l’ai rompu. Je me suis fait ouvrirla loge et j’ai prié M. de Scaër d’en sortir. Il est venuet je lui ai signifié que je lui défendais de remettre les piedschez moi. J’étais tellement indigné que j’ai agi sans te consulter.Ai-je eu tort ?

Le père attendait de sa fille une approbationcatégorique, il n’avait pas prévu la réponse qui fut :

– Je veux le voir.

– Et pour quoi faire, bon Dieu !s’écria M. de Bernage.

– Pour lui dire ce que je pense de satrahison.

– Tu parles là comme une enfant. J’aivoulu, en lui signifiant son congé, t’épargner une scène pénible.Réfléchis donc à l’inconvenance d’une entrevue après ce qui s’estpassé. Je doute fort, d’ailleurs, que M. de Scaër s’yprêtât. Quand on est coupable, on n’aime pas à en convenir devantcelle qu’on a offensée.

– Coupable ?… L’est-il ?

– Les faits sont là. Je te répète que jel’ai surpris avec Mme de Mazatlan, dans uneavant-scène où ils se cachaient.

– A-t-il avoué que cette femme était samaîtresse ?

– L’aveu eût été superflu. Il n’a pasnié, d’ailleurs, et au lieu d’essayer de se justifier, il s’est misen colère. Il l’a pris de très haut avec moi. Je lui ai imposésilence et je l’ai laissé là. Je ne pouvais pas pousser les chosesplus loin… on ne se bat pas avec un homme qu’on avait choisi pourgendre…

– Non… mais on peut le forcer às’expliquer.

– C’était à lui de s’expliquer… et il n’yaurait pas manqué, s’il avait eu de bonnes raisons à me donner.

– Lui en avez-vous laissé letemps ?

– Il n’avait qu’à parler. Je l’auraisécouté. Il a préféré se fâcher. Donc, il est coupable.

– Et elle ?

– La marquise ? quand je suis entrédans la loge, elle n’a pas dit un mot, mais j’ai bien vu à son airqu’elle se sentait prise. Du reste, j’ai aussitôt priéM. de Scaër de sortir. Il est sorti et elle ne nous a passuivis. Je l’ai emmené au foyer, où, après lui avoir dit ce que jepensais de sa conduite, je lui ai déclaré que je ne le recevraisplus…

– Et il est allé la rejoindre ?

– Je le suppose, mais je n’en sais rien,car je ne suis pas resté au théâtre. Te voilà renseignée.

– Pas comme je voudrais l’être.

– Que te faut-il donc de plus ?

– Je viens de vous le dire.

– Ce n’est pas sérieusement que tu songesà interroger toi-même ce monsieur. Ce serait très maladroit, pourne pas dire plus. Il croirait que tu tiens à lui et il abuserait dela situation.

– Il croirait ce qui est…

– Non ; tu m’a dit que tu l’aimais,c’est vrai ; mais tu as ajouté que, s’il te trompait, tu nel’aimerais plus. Or, il te trompe et, en feignant de t’aimer, ils’est indignement moqué de toi.

– Je n’en ai pas la preuve.

– Voyons, ma chère Solange, ne déraisonnepas ! Tu souffres d’être trahie et le chagrin te souffle desrésolutions folles. Je comprends cela et je ne t’en veux pas, maisje te supplie d’écouter mes conseils et de les suivre. S’ils nesuffisent pas à te convertir, consulte notre amieMme de Cornuel. Je suis certain qu’elle est demon avis.

Solange fit une moue significative. Ellegoûtait peu la dame de compagnie que son père lui avait à peu prèsimposée, et Bernage s’aperçut qu’il faisait fausse route enproposant de s’en rapporter à l’arbitrage de la gouvernante.

C’était trop tard pour retirer sa proposition,car Mme de Cornuel s’empressa derépondre :

– J’ai jugé M. de Scaër dès lepremier jour, mon cher Charles, et je n’ai pas caché à votre fillequ’à mon sens, ce mariage ne lui convenait pas du tout.

– C’est votre appréciation, interrompitSolange. Hier encore, ce n’était pas celle de mon père. Je m’entiens à la mienne, et si je n’épouse pas M. de Scaër, jen’épouserai personne.

– Je crois, ma chère Solange, que tu teméprends sur tes propres sentiments, dit doucementM. de Bernage, mais à Dieu ne plaise que je tecontraigne. Je sais fort bien que tu n’iras pas te jeter à la têtede ce jeune homme. Je puis donc m’en remettre à ta sagesse. S’ils’avisait de revenir ici, je ne refuserais pas de le recevoir, enta présence, et je te laisserais l’interroger tout à ton aise. Jene pense pas qu’il ose affronter cette épreuve, mais s’il l’osait,je m’abstiendrais d’intervenir.

– C’est tout ce que je vous demande,répliqua Solange avec une fermeté qui donna fort à réfléchir aupère et à la gouvernante.

Tous deux étaient d’accord sur la nécessité derompre le mariage projeté, mais ils ne s’attendaient ni l’un nil’autre à une résistance aussi nettement déclarée.

Solange, jusqu’alors avait toujours pris lesévénements de sa vie avec une certaine insouciance. Elle n’avaitpas fait de façons pour accepter, lorsque son père lui avaitproposé, un beau matin, de la marier à Hervé de Scaër qu’elleconnaissait fort peu, et depuis que c’était décidé, elle n’avaitpas cessé de se montrer satisfaite.

Elle paraissait avoir pour Hervé une de cesaffections calmes qu’on permet aux demoiselles de bonne maison, eton pouvait supposer que la rupture se ferait sans déchirement.

Il semblait maintenant que son cœur se fût misde la partie, car au lieu de croire, sans les vérifier, auxaccusations portées par son père, elle se cramponnait à uneespérance chimérique. Et ces illusions-là sont particulières auxfemmes aveuglément éprises.

Bernage, tout en constatant ce symptômeinquiétant, ne crut pas devoir s’en préoccuper outre mesure. Ilsavait bien que Scaër, brutalement évincé, n’essaierait pas derentrer en grâce. Pour que ce Breton entêté s’humiliât jusqu’àimplorer le pardon de sa fiancée, il aurait fallu qu’il fûtpassionnément amoureux d’elle, et Bernage était convaincu que Scaërtenait beaucoup moins à Solange qu’à la grosse fortune qu’elledevait lui apporter.

On juge les autres d’après soi.

Et si Hervé, par fierté, se tenait à l’écart,que pourrait faire pour le ramener une jeune personne bienélevée ? À coup sûr, elle n’irait pas le chercher chez lui.Tout au plus pourrait-elle lui écrire, et on le saurait, car ellen’avait pas coutume d’aller elle-même porter ses lettres à laposte.

Ainsi raisonnait ce père qui connaissait mieuxle cours des valeurs que le caractère de sa fille. Et il sepromettait de la surveiller pour l’empêcher de faire un coup detête. Il comptait bien d’ailleurs lui trouver un autre mari quiserait selon son cœur, à lui, Bernage, et qu’elle finirait paraccepter, ne fût-ce que pour se venger de la trahison du sire deScaër.

Mme de Cornuel étaitpeut-être moins rassurée sur l’avenir, mais elle n’en laissa rienparaître.

Solange, après avoir lancé son ultimatum,s’était enfermée dans un silence inquiétant. Elle s’en tenait à cequ’elle avait dit et on voyait bien que tous les sermons du mondene la convaincraient pas qu’il ne lui restait qu’à oublierHervé.

M. de Bernage se dit que le temps lacalmerait, tandis que la discussion ne ferait que l’exciterdavantage, et jugea qu’il serait maladroit d’insister.

Il se prépara donc à lever la séance, et ilcommença par passer brusquement à un autre sujet deconversation.

– Ma chère amie, dit-il àMme de Cornuel, j’aurai ce soir à dîner un amique vous connaissez, et que vous n’avez pas vu depuis longtemps… cebrave Ricœur.

– Quoi ! Il est en France ! ditla dame.

– Oui. Il vient d’arriver à Paris. Jel’ai rencontré par hasard et j’ai eu grand plaisir à l’inviter.Nous le verrons souvent, car il va se fixer ici, et c’est unaimable homme.

» Je te le présenterai, ma chère Solange,et je suis sûr qu’il t’intéressera. Il a beaucoup vu et il raconteà merveille.

– Je ne tiens pas à l’entendre, murmurala jeune fille.

– Tu changeras peut-être d’avis quand tusauras qu’il arrive de la Havane et que c’est lui qui m’a renseignésur cette marquise…

– Tout récemment alors, car, dimanche,vous l’avez reçue plus que poliment.

– Dimanche, je venais de causer cinqminutes avec Ricœur, sur la place de la Madeleine, mais après dixannées d’absence, nous avions trop de choses à nous dire pour qu’ilfût question entre nous de Mme de Mazatlan.Hier, je l’ai revu et je lui ai parlé de cette affaire de mines oùj’avais eu la malencontreuse idée de me fourrer. Heureusement, ilm’a édifié sur la situation actuelle de cette aventurière.

– Est-ce lui, aussi, qui vous a signaléles accointances de la marquise avecM. de Scaër ?

– Non. Ricœur ne connaît pas ce Breton.C’est le hasard qui m’a fait découvrir la vérité. Je soupçonnaisdéjà qu’ils s’entendaient. Je n’en avais pas la preuve. Je l’aimaintenant et je ne reverrai plus le seigneur de Scaër, mais je mepropose de dire à cette femme ce que je pense de sa conduite.Qu’elle jette son bonnet par-dessus les moulins, je n’ai rien à yvoir… seulement, je ne lui pardonne pas de s’être moquée de nous,et comme elle pourrait avoir l’audace de revenir chez moi, je tiensà lui notifier la résolution que j’ai prise de lui fermer maporte.

– Alors, vous irez la voir ?…

– Parfaitement. Ce serait même déjà fait,si je n’avais pas tenu à t’avertir d’abord. Elle habite tout prèsd’ici.

– Avenue de Villiers, je crois, demandavivement Solange.

– Oui… au coin de la rue Guyot. Elle aloué là, tout meublé, un petit hôtel dont le propriétaire estabsent pour un an. Un de ces jours, elle s’envolera vers le paysd’où elle est venue. Cette marquise d’outre-mer est un oiseau depassage, et qui sait ?… M. de Scaër s’envolerapeut-être avec elle. C’est la grâce que je nous souhaite.

Solange, sans doute, ne s’associait pas au vœuexprimé par son père, et sans doute aussi elle savait tout cequ’elle voulait savoir, car elle ne dit plus un seul mot.

Bernage, par une transition assez naturelle,était involontairement revenu au sujet d’entretien qu’il tenait àlaisser de côté. Il s’en repentait déjà et, de peur de retomberdans la même faute, il se leva de table ;Mme de Cornuel le suivit dans le salon, en luidemandant tout haut pour le dîner du soir des instructions dontelle aurait pu se passer, sachant très bien sur quel piedd’intimité Bernage était avec son invité, qu’elle connaissait delongue date.

Solange devina sans peine que la dame prenaitce prétexte pour s’en aller conférer en tête-à-tête avec son vieilami, et elle s’empressa de regagner son appartement de jeunefille.

Ce n’était pas pour y pleurer l’abandon où lalaissait son fiancé qu’elle s’y réfugiait, ni même pour s’yconfiner.

Elle avait un projet arrêté et elle ne perditpas une minute pour le mettre à exécution.

Solange avait conservé du pensionnatl’habitude très louable de s’habiller dès le matin et d’ailleurs,ce jour-là, elle était allée à l’église avant le déjeuner. Ellen’eut qu’à mettre son chapeau sur sa tête et un manteau sur sesépaules pour être prête, et il lui était facile de sortir del’hôtel sans être vue.

Les fenêtres de sa chambre donnaient sur lejardin, où elle pouvait descendre par un escalier particulier, etelle avait la clé d’une petite porte qui s’ouvrait, au fond de cejardin, sur la rue de la Bienfaisance.

Jamais son père n’entrait chez elle ; sagouvernante y venait très rarement. Ils ne s’apercevraient pas deson absence.

Le temps avait changé depuis la veille. Leciel se couvrait de nuages chargés de neige et le jour tournait aucrépuscule, quoiqu’il fût à peine deux heures. Un temps fait àsouhait pour courir les rues incognito.

Solange, une fois hors du jardin, rabattit savoilette sur son visage et fila, en rasant le mur, vers leboulevard Malesherbes.

Où allait-elle ? Bien fin qui l’eûtdeviné. Les rares passants qui remarquaient son allure furtivedevaient croire que cette femme voilée venait de quitterclandestinement un toit conjugal pour courir au rendez-vous donnépar un amant.

Elles ont toutes, en ces occasions, une façonde se couler le long des maisons qui les signale à l’œil exercéd’un vieux Parisien.

Et, cette fois, le plus habile se seraitmépris, car Solange n’avait pas de mari à tromper et ce n’était pasprécisément l’amour qui l’avait attirée hors de l’hôtel de Bernage,quoique l’amour fût pour quelque chose dans cette escapade.

Son père, s’il eût été là, aurait peut-êtrepensé que, pour lui forcer la main, elle avait résolu de secompromettre avec Hervé de Scaër et qu’elle se hâtait ainsi versl’hôtel du Rhin où il logeait. Il n’aurait certes pas soupçonnél’étrange dessein qui s’était logé dans cette tête exaltée et ileût été bien surpris de la voir remonter le boulevardMalesherbes.

Ce n’était pas le chemin de la placeVendôme.

Elle marchait d’un pas ferme et rapide, contreune bise glacée qui lui coupait la figure à travers son voile,sourde aux appels des cochers maraudeurs, et indifférente auxœillades des messieurs qu’elle croisait.

C’était la première fois qu’il lui arrivait decirculer seule, à pied, dans ce Paris où les jeunes filles biennées ne s’aventurent guère sans un chaperon – ce chaperon fût-ilune simple femme de chambre – et à la voir ainsi, alerte etdécidée, on eût dit qu’elle n’avait de sa vie fait autre chose.

Elle eut tôt fait d’arriver, en traversant leboulevard de Courcelles, à la place Malesherbes, et elle continua,en obliquant à gauche, par l’avenue de Villiers.

Là commence un quartier où les hôtelsparticuliers, grands ou petits, ont poussé comme deschampignons.

Les peintres ont commencé. Ceux-là avaient uneraison pour aller s’établir sur les sommets. Ils ont besoin de laclaire lumière qui vient du Nord et, au cœur de la ville, l’espaceet le jour manquent pour installer commodément un atelier. Et puisun artiste propriétaire est nécessairement un artiste arrivé et ilfait payer ses tableaux en conséquence.

Les demi-mondaines ont suivi. Pour elles, lepetit hôtel, c’est le signe visible du grade gagné par de brillantssuccès dans l’armée de la galanterie. Paris leur doit des ruesnouvelles. Elles ont hérissé de bâtisses les terrains vagues etelles reçoivent leurs amis, qui s’en plaignent, dans des parages oùon allait chasser au furet sous le règne de Charles X.

Enfin, la bourgeoisie est venue. Les habitudesanglaises se sont implantées en France, et la manie du chez-moi –du home, comme disent nos voisins d’outre-Manche – a gagnéles Parisiens. Les riches, qui se contentaient jadis d’un belappartement au premier étage, dans un quartier central, se croientobligés, maintenant, d’habiter une maison à eux appartenant, àplusieurs kilomètres de la Bourse et du Palais-Royal.

Ils s’y ennuient à mourir, mais ils sontdans le train. Ils ont un hôtel, et cela suffit à lesconsoler de l’isolement.

Les architectes ont profité de cette maniepour se donner carrière. Ils ont bâti à tort et à travers, danstous les styles, et imité toutes les époques.

Il y avait sous Louis XV des Folies-Beaujon,des Folies-Méricourt et autres fantaisies immobilières desfinanciers de ce temps-là ; il y a maintenant des Folies« n’importe qui » copiées sur leurs devancières. Il y ades castels en briques, dans le goût Louis XIII. Il y a même desconstructions agrémentées de tours, de barbacanes et demâchicoulis, auxquelles il ne manque guère que la patine du tempspour avoir l’air de châteaux-forts du moyen âge.

L’hôtel de Bernage ne ressemblait pas à cesimmeubles excentriques. C’était un hôtel sérieux, situé sur unboulevard où les terrains valent très cher. Son propriétaire auraitdédaigné les colifichets du quartier Villiers, et Solange, quisortait de l’imposante demeure paternelle, ne les regardait guère,quoiqu’elle les vît pour la première fois. Elle ne poussait pasplus loin que le parc Monceau ses promenades accompagnées. Tout auplus, lui était-il arrivé de passer en voiture par cette avenue quin’aboutit qu’aux fortifications. Mais elle savait à peu près où setrouvait la rue Guyot, qui s’appelle aujourd’hui la rue Fortuny etqui était déjà habitée par des peintres en vogue dont lui parlaientles amies qu’elle recevait à ses thés de cinq heures.

C’était, avait dit son père, au coin de cetterue et de l’avenue de Villiers que s’était logéeMme de Mazatlan, et c’était chez cettemarquise qu’elle se rendait bravement, comme un soldat marche àl’ennemi, sans s’inquiéter de l’issue de la rencontre qu’il vachercher.

Solange était ainsi faite qu’elle ne pouvaitpas supporter l’incertitude, et son tempérament la portait toujoursaux résolutions extrêmes. Si elle n’avait pas risqué de courir àl’hôtel du Rhin chercher une explication, c’est qu’elle craignaitde n’y pas rencontrer Hervé de Scaër, qui n’avait pas coutume depasser ses journées dans sa chambre d’auberge ; mais ellevoulait à tout prix savoir ce qu’il y avait de vrai dans lesdéclarations de son père qui lui semblaient suspectes, et, enattendant qu’elle pût mettre au pied du mur son fiancé, l’intrépidejeune fille allait interroger sa rivale. Démarche hardie,assurément, mais non pas déraisonnable, puisqu’elle devait êtredécisive.

Et elle l’exécutait avec une énergie sanspareille, car la neige commençait à tomber, comme si le ciel eûtvoulu la contraindre à rebrousser chemin.

Les passants se hâtaient, chassés par labourrasque, et elle ne tarda guère à se trouver seule sur cettelarge voie qui se couvrait d’un tapis blanc, mais elle touchait auterme de cette expédition aventureuse, car elle apercevait le nomde la rue Guyot sur la plaque collée à une maison d’angle.

Il y avait deux maisons, une grande et unepetite, ayant toutes les deux apparence d’hôtel.Mme de Mazatlan, affirmait Bernage, enoccupait une. Mais, laquelle ? Solange pensa que c’était laplus grande qui semblait mieux que l’autre, convenir à une marquiserichissime ou soi-disant telle. Et elle allait se décider à sonnerà la grille de cette importante habitation, lorsqu’elle vit sur letrottoir un facteur de la poste qui en sortait.

Ce facteur devait connaître l’adresse de ladame, et Mlle de Bernage osa l’arrêter pour lalui demander. À quoi il répondit que la marquise demeurait en faceet que, justement, il allait de ce pas y porter une lettre qu’ilvenait de tirer de sa boîte et qu’il tenait à la main, une lettresur laquelle Solange reconnut tout de suite l’écriture du dernierdes Scaër, une grosse écriture ronde qu’il était impossible deconfondre avec une autre.

Solange tressaillit, et peu s’en fallutqu’elle ne renonçât à son projet. Hervé en était à écrire à cettefemme que, deux jours auparavant, il feignait de ne pasconnaître ; donc, il n’y avait plus à douter de soninfidélité, mais la scabreuse visite lui procurerait du moins lasatisfaction de forcer la marquise à rougir de sa conduite et,après avoir hésité un instant, elle suivit le facteur quitraversait la rue.

L’hôtel deMme de Mazatlan était d’apparence modeste eton y entrait par une porte bâtarde. À côté, il y avait un terrain àvendre. En ce temps-là, ils ne manquaient pas dans cette rue assezrécemment percée. La marquise n’avait pas de voisins et sa suite,si elle en avait une, ne devait pas être nombreuse, car le logisn’avait que deux étages, en y comprenant un rez-de-chausséesurélevé. Pas de remise, pas d’écurie. Sans doute, elle louait aumois la voiture et les chevaux dont elle se servait.Mlle de Bernage, accoutumée à juger lasituation de fortune des gens d’après leur train de maison,commençait à penser que la dame n’était pas si millionnaire qu’ellel’avait cru.

Peu importait, d’ailleurs, qu’elle fût richeou non, car si Hervé s’était amouraché d’elle, ce n’étaitassurément pas pour les beaux yeux de sa cassette.

Le facteur sonna. On le fit attendre un peu,puis la porte s’ouvrit et sur le seuil parut un homme qui n’avaitni la livrée ni la mine d’un laquais. Grand, sec et vieux, avec sonteint basané et ses cheveux gris, il avait plutôt l’air d’un de cesintendants de grande maison comme on en voit en Espagne chez lesseigneurs qui ont le droit de se couvrir devant le Roi.

Sans desserrer les dents, il prit la lettreque lui présentait le facteur et il allait refermer la porte,lorsque Mlle de Bernage s’avança et luidemanda si sa maîtresse était visible.

Et, comme cet imposant serviteur ne sepressait pas de répondre, elle ajouta :

– Dites-lui que je viens de la part deM. Hervé de Scaër.

Ce coup d’audace était une imprudence, car lamarquise – si M. Bernage ne l’avait pas calomniée – allait semettre en garde contre une messagère anonyme qui se disait envoyéepar Hervé. De deux choses l’une : ou elle se refuserait de larecevoir, ou, si elle la recevait, elle ne manquerait pas de luidire en face : vous mentez.

Et l’explication qui commencerait ainsi nepouvait que mal tourner. Mais Solange prévoyait que, dans tous lescas, cette explication serait orageuse, et elle aimait autantcasser les vitres, dès le début. Ce qu’elle craignait, c’étaitd’être consignée à la porte et elle regrettait d’avoir cédé à unpremier mouvement qui l’avait poussée à jeter comme un défi le nomde son fiancé.

Il se trouva qu’elle avait, sans le savoir,prononcé le « Sésame, ouvre-toi ! » du conte desMille et une Nuits.

Au nom de Scaër, l’homme vêtu de noirs’inclina respectueusement et dit, avec un accent espagnol trèsprononcé :

– Si Madame veut bien me suivre, je vaisprévenir Mme la marquise.

Et il précéda la prétendue ambassadriced’Hervé dans un vestibule plein de fleurs où se dressait, portantun plateau entre ses pattes, un gigantesque ours empaillé.

L’hôtel appartenait à un Russe, absent, quil’avait meublé à la mode moscovite, et loué pour un an, avec lemobilier, à Mme de Mazatlan.

Ce boyard n’avait pas dû y mener une vieédifiante, car le domestique introduisit et laissaMlle de Bernage dans un boudoir garni dedivans circulaires et tapissé de glaces, qui aurait pu convenir àune horizontale de grande marque.

Solange était trop surexcitée pour remarquertout cela, mais elle s’abstint de s’asseoir, afin de marquer parson attitude qu’elle ne venait pas causer avec une amie. Elle allase camper, debout, près d’une fenêtre qui donnait sur le terrain àvendre et elle attendit l’entrée de la marquise.

Elle ne prit pas la pose d’une artiste demélodrame, les bras croisés et la tête rejetée en arrière, maiselle était très pâle et ses yeux étincelaient. Son cœur battait lacharge et il y avait de quoi, car elle allait jouer son bonheurcomme un duelliste joue sa vie.

Par moments, elle se reprenait à espérer queson père s’était trompé – peut-être volontairement – et queMme de Mazatlan allait, d’un mot, mettre fin àun malentendu funeste ; puis, elle se disait que la trahisonn’était pas douteuse et qu’il ne lui restait qu’à forcer lamarquise à en convenir.

Triste satisfaction qui ne la consolerait pasd’avoir été trahie.

Le temps qu’il faisait dehors était enharmonie avec l’état de son âme. La neige tombait à gros flocons etle jour blafard qui pénétrait à travers les rideaux de la fenêtreéclairait à peine ce petit salon, où il n’y avait pas de feu dansla cheminée.

Solange entrevit une main qui soulevait uneportière de soie, puis, une femme se montra qu’elle reconnutaussitôt, à la lettre décachetée qu’elle venait de lire et qu’elletenait encore : la lettre d’Hervé.

C’était la marquise.

Solange tournait le dos au jour etMme de Mazatlan ne distinguait pas très bienles traits de son visage.

Ce fut la répétition de ce qui s’était passé,le dimanche gras, dans le petit salon de l’hôtel de Bernage, aveccette différence que le dernier des Scaër n’était pas là et que lavisiteuse se trouvait dans l’ombre, tandis que la dame du logiss’avançait en pleine lumière.

– Vous venez, dites-vous, de la part deM. de Scaër, commença la marquise. Il s’est doncravisé ?

– Je ne viens pas de la part deM. de Scaër, répondit froidement Solange.

– Vous ici, Mademoiselle ! s’écriaMme de Mazatlan qui venait enfin dereconnaître la visiteuse.

– Vous vous étonnez de m’y voir. Je m’enétonne plus que vous et je vais vous dire pourquoi j’y viens.

– J’allais vous le demander.

– Vous ne le devinez pas, après avoir lucette lettre que vous tenez à la main ?

– Cette lettre ?…

– Elle est de lui, j’en suis certaine.J’ai vu le facteur la remettre et, sur l’adresse, j’ai reconnul’écriture…

– De M. de Scaër. En effet, ilm’annonce un malheur. Mais il ne me parle pas de vous,Mademoiselle. Qui peut vous faire croire que…

– Je sais ce qui s’est passé, hier soir,au théâtre du Châtelet.

– Ah !… et comment lesavez-vous ?

– Mon père m’a dit que vous occupiez uneavant-scène avec M. de Scaër.

– Pourquoi m’en cacherais-je ? Votrepère est venu y chercher M. de Scaër. Ils sont sortisensemble de la loge où j’étais et je ne les ai plus revus.

– Je vais vous l’apprendre. Ils ont euune explication très vive. Mon père a blâmé M. de Scaërde s’afficher…

– S’afficher ! répéta la marquiseavec hauteur ; voilà un mot qui ressemble fort à uneimpertinence à mon adresse. M. de Scaër et moi, noussommes du même monde, et je n’admets pas qu’il se soit compromis,ni qu’il m’ait compromise, en se montrant avec moi auspectacle.

– Non, s’il eût été de vos amis, maisvous l’aviez vu pour la première fois l’avant-veille.

» Du reste, mis en demeure par mon pèrede se justifier, M. de Scaër n’a pas daigné sejustifier.

– Il a bien fait. Un galant homme ne doitpas se défendre contre certaines accusations… je ne me défendraispas, moi qui suis une femme.

Ce fut dit d’un tel ton queMlle de Bernage modéra le sien.

– Alors, demanda-t-elle, entre vous etlui… il n’y a… rien que…

– Que supposez-vous donc,Mademoiselle ?

– Qu’il m’a trahie, murmura la jeunefille d’une voix étouffée. Mon père n’en doute pas et il a rompumon mariage.

– Que me dites-vous là ?

– La vérité, Madame. Ne le savez-vouspas ?

– Comment le saurais-je, puisque je n’aipas revu M. de Scaër ? Et… il a accepté larupture ?

– Il l’a presque provoquée.

– Il est très vif.M. de Bernage l’aura blessé.

– S’il m’aimait, il aurait supporté lesduretés de mon père.

– Et, depuis hier, il n’a pas essayé dese disculper ?

– Non, Madame. Que dois-je penser decette façon d’agir ? Je suis venue ici tout exprès pour vousle demander.

Mme de Mazatlantressaillit. La franchise de cette déclaration la touchait. Elleaurait voulu prouver à cette jeune fille que son fiancé n’avaitrien à se reprocher ; mais comment lui faire comprendrepourquoi Hervé était venu la rejoindre au théâtre ? Il auraitfallu lui parler d’une histoire que, pour plus d’une raison, ellene pouvait pas lui confier.

– Je vous remercie, Mademoiselle, de vousadresser à moi, dit-elle après un court silence. Je suis prête àvous répondre. Mais j’ai aussi une question à vous poser :votre père est-il informé de la démarche que vous faites en cemoment ?

– Non, Madame. Il s’y serait probablementopposé. Je ne l’ai pas consulté.

– C’est bien, Mademoiselle. À vous, jepuis dire la vérité. M. de Scaër et moi nous nous sommesassociés pour coopérer à une bonne œuvre.

– La fondation de cet hôpital ?demanda ironiquement Solange.

– Non. Il s’agit de tout autre chose…M. de Scaër s’est offert à me seconder dans uneentreprise.

– Il s’est offert, dites-vous ?…c’est singulier !… vous ne le connaissiez pas avant de lerencontrer chez mon père.

– Je le connaissais de nom depuislongtemps… depuis plus de dix ans… et plus récemment, j’ai fait unvoyage en Bretagne où j’ai beaucoup entendu parler de lui. J’ai ététrès heureuse de le voir. Il pouvait m’être d’un grand secours pourréparer le mal que d’autres ont fait. Je n’ai pas hésité à luiécrire et, comme je préférais ne pas le recevoir chez moi, je l’aiprié de venir me rejoindre au théâtre du Châtelet où j’avais uneloge, hier soir. J’avais choisi ce lieu de rendez-vous tout exprèspour éviter les propos de mes gens. Ils auraient pu dire aux vôtresque j’avais eu la visite de votre fiancé. Au théâtre, je comptaisqu’on ne nous verrait pas. Il en est advenu autrement.M. de Bernage a mal interprété la présence deM. de Scaër dans l’avant-scène que j’occupais. S’il avaitbien voulu m’entendre, tout se serait expliqué bien vite. Il amieux aimé s’en prendre à M. de Scaër, qui s’est fâché…avec raison. Je n’ai rien à me reprocher.

– Pardon, Madame… vous me disiez tout àl’heure que vous étiez prête à m’apprendre pourquoiM. de Scaër s’est soumis, sans réclamer, à l’exclusionque mon père lui a signifiée.

– Je le ferai… dès que j’aurai revuM. de Scaër, mais je ne puis pas deviner les motifs deson silence.

– Je les devine, moi, murmura Solange quiavait les larmes aux yeux. Il s’est tu, parce qu’il ne m’aime plus,si tant est qu’il m’ait jamais aimée. Et s’il ne m’aime plus, c’estqu’il en aime une autre… vous, sans doute.

La marquise ne put s’empêcher de rougir. Elleaussi s’était demandé déjà si elle n’avait pas inspiré à Hervé unsentiment plus vif que de la sympathie, et elle n’avait pas tentéde savoir à quoi s’en tenir. Hervé ne s’était pas encorecatégoriquement prononcé sur la nature de celui que lui inspiraitMlle de Bernage. Et avant d’aller plus loin,Mme de Mazatlan tenait à connaître l’état ducœur de cette jeune fille qui abordait si hardiment et menait sirondement les interrogatoires.

– Et vous, demanda-t-elle,l’aimez-vous ?

– Oui, puisque je suis venue ici,répondit Solange sans hésiter. Croyez-vous donc que vous m’auriezvue chez vous, si je ne souffrais que dans mon amour-propre ?La blessure que j’ai reçue est plus profonde et je sens que je n’enguérirai pas.

– Avez-vous dit cela à votrepère ?

– Je lui ai dit que si je n’épousais pasM. de Scaër, je ne me marierais jamais. Il n’a pas parume croire et il a affecté de me parler d’un ami à lui qui vientd’arriver à Paris après de longs voyages et qu’il doit me présenterce soir. Quand je lui ai déclaré que je voulais interroger moi-mêmeM. de Scaër, il m’a affirmé que M. de Scaër, sesentant coupable, n’oserait pas reparaître devant moi. Et mon pèrea ajouté qu’à vous, Madame, il viendrait notifier la résolutionqu’il a prise de ne plus vous recevoir.

– Engagez-le à s’en dispenser. Je ne veuxpas le revoir. Quant à vous, Mademoiselle, je vous prie de ne pasme croire votre ennemie. Vous faites ce que je ferais peut-être sij’étais à votre place. Quoi qu’il arrive, je ne garderai de votrevisite qu’un bon souvenir.

– Mais vous continuerez à voirM. de Scaër, dit amèrement Solange.

– Oui. Nous nous sommes alliés pouraccomplir une œuvre de réparation et de justice… je vous l’ai déjàdit.

– Quelle œuvre ?… apprenez-le moi,si vous voulez que je vous croie.

– Je ne puis. C’est un secret.

– Entre vous et lui !… Ah ! jecomprends que vous me le cachiez !

– Ce secret, vous le saurez peut-être unjour… quand nous aurons atteint le but que nous poursuivons, etalors vous reconnaîtrez que vos soupçons n’étaient pas fondés.Jusque-là, je dois me taire.

– Soit !… mais si vous tenez à meprouver que j’ai tort, que ne me montrez-vous cette lettre que vousvenez de recevoir ?

À cette nouvelle audace, la marquise se cabracomme un cheval de sang, brusquement attaqué par un cavalierbrutal. Elle allait de la main montrer la porte à la fille deM. de Bernage, mais elle ne fit qu’esquisser le geste,et, maîtrisant sa juste colère, elle dit à Solange, en lui mettantsous le nez la lettre dépliée :

– Lisez tout haut !

Solange obéit. Hervé avait écrit :

« Alain et sa femme ont péri cette nuit,victimes d’une catastrophe préparée, je n’en doute pas, par lesassassins d’Héva. Il faut que je vous voie aujourd’hui et je voussupplie de me recevoir. Je vais quitter la France. Vous vouschargerez de venger nos morts. »

C’était tout. Pas un mot de la rupture dumariage ; pas même une formule de politesse en tête ou au basde ce billet laconique.

Rien que la signature : « Hervé deScaër. »

Solange, n’en pouvant croire ses yeux, restaittout interdite.

– Mademoiselle, reprit sèchement lamarquise, maintenant que j’ai fait ce que vous désiriez, vous devezêtre fixée sur l’origine des relations que j’ai nouées avecM. de Scaër. Nous en resterons là, si vous le voulezbien. Je n’ai plus rien à vous dire.

– Un crime ! balbutia la jeunefille.

– Oui, un crime… ou plutôt des crimes…que ni M. de Scaër ni moi n’avons commis. Ne m’endemandez pas davantage. Je ne vous répondrais pas.

Solange aurait sans doute insisté. Le bruitclair d’un timbre l’empêcha de parler : un bruit qu’elleconnaissait bien pour l’avoir entendu dans l’hôtel de son père,quand le concierge annonçait une visite au valet de pied deservice.

Au même instant, l’homme vêtu de noirreparut.

– Reconduisez Madame, lui dit lamarquise.

Matée, vaincue, bouleversée,Mlle de Bernage suivit silencieusement cemajordome qui l’accompagna jusqu’à la porte de la rue.

La neige tombait toujours et c’était pitié demettre une femme dehors par le temps qu’il faisait. L’Espagnol ymit Solange, sans sourciller, et pendant qu’il l’y mettait,Mme de Mazatlan passa dans un autre salon oùl’attendait Hervé qui venait d’arriver.

Elle comptait sur sa visite annoncée par lebillet qu’elle avait reçu, et commeMlle de Bernage s’était présentée en mêmetemps que le facteur, elle avait donné à son intendant Dominguezl’ordre d’introduire M. de Scaër dans une autre pièce quele boudoir, si la visiteuse était encore là lorsqu’ilviendrait.

Elle trouva Hervé aussi ému qu’elle l’étaitelle-même.

– C’est donc vrai ! luidemanda-t-elle en lui tendant la main, ce pauvre Alain ?…

– La maison qu’il habitait a brûlé cettenuit. Il s’y est jeté pour sauver sa femme malade… la maison s’estécroulée et ils sont restés écrasés sous les décombres.

– C’est épouvantable !… mais…partir, vous !… quitter la France !

– Il le faut.

– Et pourquoi ?

Hervé ne répondit pas et la marquisereprit :

– Est-ce parce que votre mariage estrompu ?

– Mon mariage ! s’écria Hervé.Comment savez-vous ?…

– Je viens d’apprendre ce qui s’estpassé, hier soir, au théâtre, entre vous etM. de Bernage.

– Aurait-il eu l’audace de venirici ?

– Non, c’est sa fille qui est venue. Elleest partie, mais elle était encore là quand vous avez sonné.

– Sait-elle que c’était moi quiarrivais ?

– Je me suis bien gardée de le lui dire.Il y aurait eu une scène pénible. J’avais déjà trop souffert decelle que j’ai subie.

– Une scène !… à vous,Madame ?

– Mon Dieu, oui… une scène de jalousie.Mlle de Bernage, ne sachant si elle devaitcroire aux affirmations de son père, a eu le courage de venir medemander si je lui ai pris votre cœur. Je l’ai rassurée et je nelui en veux pas, car sa démarche prouve qu’elle vous aime.

– Je n’en sais rien, mais je n’oublieraipas l’injure que son père m’a faite. Vous me demandez pourquoi jeveux quitter la France ? Parce qu’il n’y a plus de place pourmoi dans un pays où j’ai reçu un affront que je ne peux pas venger,car cet homme, si je le provoquais, refuserait de se battre avecmoi, sous prétexte que j’ai failli être son gendre.

– Ainsi, vous renoncez à épouserMlle de Bernage ?

– Sans regret, je vous le jure… etj’espère, Madame, que vous me pardonnerez de vous laisser seule enface des assassins d’Héva.

– Au moment où ils viennent, dites-vous,de commettre un nouveau crime !

– Je n’ai plus d’armes pour lutter contreeux.

– Plus d’armes !… Qu’entendez-vouspar ces paroles ?

Hervé hésita un peu. Il lui en coûtaitd’avouer à Mme de Mazatlan qu’il allaits’expatrier parce qu’il était ruiné. Il se décida pourtant àrépondre :

– L’argent est le nerf de la guerre et jen’ai plus d’argent.

– N’est-ce que cela ? s’écria lamarquise. J’en ai, moi.

– Oui… je sais que vous êtes riche et jesais encore mieux que je suis pauvre. Pour entreprendre unecampagne contre tous ces misérables, je serais un allié inutile… etgênant. La rupture de mon mariage me rejette dans la situation oùje me trouvais il y a un an. Si je n’étais pas forcé de partir, jene m’affligerais pas de cette rupture, car, en devenant le gendrede cet homme, j’aurais vendu mon nom pour racheter mes terres.Mieux vaut que j’ailler chercher fortune en Australie ou ailleurs.Mais il me reste à peine de quoi tenter cette chance et je ne veuxpas user sur le pavé de Paris mes dernières ressources.

– Je vous comprends, Monsieur, et je vousapprouve… Il ne s’agit pas, je pense, de partirimmédiatement ?

– Non, Madame. Ma résolution est prise,mais je puis encore tenir ici quelques semaines.

– C’est plus de temps qu’il ne faut pourvenger nos morts… comme vous me l’avez écrit dans cette lettre quej’ai montrée à Mlle de Bernage.

– Quoi ! elle sait…

– Je venais de la recevoir et je latenais à la main. Mlle de Bernage a reconnuvotre écriture et elle m’a sommée de la lui laisser lire. J’y aiconsenti pour lui prouver que ce n’était pas un billet doux. J’aieu tort de céder à mon premier mouvement… à cause de l’allusion auxcrimes dont nous cherchons les auteurs… mais cette allusion,Mlle de Bernage ne l’a pas comprise.

– Oh ! peu m’importe !… et sije pouvais croire que vous êtes sur la trace des assassins…

– Vous n’en douterez pas quand j’auraicomplété les renseignements que je vous donnais hier, dans la loge,au moment où M. de Bernage y est entré. Mais, d’abord,apprenez-moi comment est mort ce malheureux garçon que vous m’avezmontré sur la scène du Châtelet et que j’avais vu en Bretagne. Vousdites que les assassins d’Héva l’ont tué. Que leur avait-il doncfait ?

– Ils ont peut-être découvert qu’il meconnaissait.

– Je ne sais rien de lui. Au théâtre,vous ne m’avez pas dit comment il s’appelait. En lisant votrelettre, j’ai deviné qu’il s’agissait de lui, parce que je savaisque ce nom d’Alain est un nom Breton… j’ignorais qu’il étaitmarié.

– Oui… c’est une longue histoire que jene pouvais pas vous dire au théâtre et qu’il faut que vous sachiezpour comprendre l’épouvantable dénouement qu’elle a eu.

Scaër raconta les touchantes et douloureusesaventures du pauvre gars aux biques, depuis sa fuite de Trégunc àla suite d’une troupe de bohémiens, jusqu’à son arrivée à Parisavec Zina.

Quand il en vint à l’installation du ménagedans la maison de la rue de la Huchette,Mme de Mazatlan, qui s’était attendrie enécoutant la première partie du récit, devint plus attentive et nese priva pas d’interrompre le narrateur pour luidemander :

– Comment était cette femme qui leur aoffert de les loger ?

Hervé, ne l’ayant jamais vue, ne pouvait pasfournir son signalement, mais il dit tout ce qu’il savait sur elleet il aborda ensuite un sujet qui se rattachait indirectement àcelui-là.

Il parla du carnet volé au bal de l’Opéra etdes indications qui se rapportaient si bien à la maison brûlée.

La marquise redoublait d’attention et safigure s’éclairait de la satisfaction que procure la trouvailleinattendue d’une solution longtemps cherchée, mais cette solution,elle attendait pour la formuler que Scaër eût tout dit.

Il alla jusqu’au bout de ce compte-rendu. Ilexpliqua comment Alain avait dû périr, victime de son dévouementaussi inutile qu’héroïque et pourquoi il n’espérait plus le revoir.Il ne doutait pas que le feu n’eût été mis volontairement, mais ildoutait que les incendiaires l’eussent mis pour se défaire d’Alainet de Zina, car ils ne pouvaient pas prévoir que le gars, qui étaitsorti pour aller figurer au Châtelet, reviendrait se jeter dans lafournaise de la rue de la Huchette, et l’invitation à déménagerlancée par l’énigmatique Mme Chauvry semblaitdémontrer que les gens qui tenaient à détruire la maison netenaient pas essentiellement à détruire en même temps leslocataires. Ils ne tenaient pas non plus à les sauver, puisqu’ilsn’avaient pas voulu différer jusqu’après leur départ l’exécution deleur criminel projet.

De tous ces faits contradictoires, il étaitdifficile de tirer une conclusion, et, cependant, dès qu’Hervé eutfini de les exposer, la marquise n’hésita pas.

– J’ai compris, dit-elle. Cette maisonest celle où Georges Nesbitt voulait loger sa nièce et sabelle-sœur, quand il les a appelées en France. Il venait del’acheter, et il allait la faire aménager pour l’habiter avec ellesquand il est parti brusquement. Il n’a pas pu la vendre, puisqu’iln’a plus reparu. Elle doit lui appartenir encore, s’il est vivant.On a profité de son absence pour y attirer Héva et sa mère. C’estlà qu’on les a tuées… et qu’on les a enterrées. Le hasard y a amenéle malheureux Alain en le mettant sur le chemin de cette femme quicherchait un pauvre diable pour en faire un gardien… unsurveillant… elle craignait que des rôdeurs ne s’introduisissent lanuit dans cette maison abandonnée et n’y découvrissent lescadavres… ou… qui sait ?… la fortune de Nesbitt, que lesassassins y auraient cachée, après l’avoir tué, lui aussi.

– Je commence à le croire, murmuraHervé ; mais pourquoi se sont-ils ravisés ?… pourquoiont-ils mis le feu ?

– Parce qu’ils ont su que nous lescherchions.

– Comment l’auraient-ils su ?

– Vous rappelez-vous que je vous ai parléd’un certain Berry qui vint, il y a dix ans, attendre et recevoir,à Brest, Héva Nesbitt et sa mère ?…

– Et qui plus tard, à la Havane, entra auservice de votre mari.

– Il est à Paris, je vous l’ai dit.Dominguez, mon vieil intendant, l’a rencontré et l’a reconnu.Berry, de son côté, a reconnu Dominguez. Il l’a suivi, il s’estinformé et il a appris que je demeure ici. Il a dû se mettre enrapport avec son complice d’autrefois.

– Un riche négociant…

– Négociant, il ne l’est plus, mais ilest toujours très riche. Berry, qui n’a pas fait fortune, a dû luidemander de payer son silence… en le menaçant de le dénoncer à lajustice.

– C’est assez vraisemblable, mais celan’expliquerait pas l’incendie.

– Supposez que Berry nous ait vusensemble et que son complice nous connaisse.

– Eh bien ?

– Dans ce cas, Berry n’a certainement pasmanqué d’avertir ce complice du danger qui les menaçait, car Berrya su, à la Havane, que leurs victimes étaient mes parentes et il apu deviner que je suis venue en France pour tâcher de retrouverleurs traces. Les deux scélérats s’étaient mis d’accord ; ilsont pensé d’abord à anéantir la preuve de leur crime et ensuite àse débarrasser de nous : de moi, parce que je cherche mesparentes disparues ; de vous, parce qu’ils savent que cecarnet est entre vos mains, depuis le bal de l’Opéra.

– Vous croyez donc qu’on l’a volé à l’und’eux ?

– Je n’en doute pas et vous n’en douterezpas non plus quand je vous aurai nommé le grand coupable… celui quia bénéficié du crime.

– Nommez-le donc !

La marquise ne se hâta point et il y eut unsilence, mais cette fois personne ne survint pour l’empêcher deprononcer ce nom qu’elle avait eu sur les lèvres, la veille, authéâtre du Châtelet.

– L’homme qui avait envoyé Berry à Brest,reprit-elle lentement, c’est M. de Bernage.

– Ah ! s’écria Scaër, j’aurais dû ledeviner.

– Comprenez-vous maintenant pourquoi ilne veut plus de vous pour gendre ?… Il a appris que j’étaisentrée en relations avec vous… Il l’a appris tout récemment… hier,peut-être… Dimanche, quand j’ai été reçue chez lui, il ne le savaitpas encore… mais dès qu’il l’a su, il n’a pas hésité une minute àrompre avec vous et à détruire la maison du crime… le soir même,c’était fait… et il ne s’en tiendra pas là.

– Elle lui appartenait donc, cettemaison ?

– À lui, ou à Georges Nesbitt, disparudepuis dix ans.

– Et le carnet ?

– C’est à lui qu’on l’a volé. N’était-ilpas au bal de l’Opéra ?

– Pibrac prétend l’y avoir vu. Mais quil’a volé ?

– Son ancien complice, probablement. Ilsne s’étaient pas encore concertés, et Berry prenait ses précautionspour le cas où ils ne parviendraient pas à s’entendre. Le voleur,m’avez-vous dit, portait une fausse barbe ; c’était Berry quis’était ainsi déguisé afin que M. de Bernage ne lereconnût pas.

– Il espérait sans doute trouver dans ceportefeuille la somme qu’il exigeait pour se taire…

– Ou bien la lettre de menaces qu’ilavait écrite. Et s’il s’est défait du carnet volé, en le fourrantdans votre poche, c’est que, à ce moment-là, il ne savait pas quivous étiez… mais il l’a su bien vite, puisqu’il vous a suivijusqu’à l’hôtel du Rhin. Je ne puis que conjecturer ce qui s’estpassé ensuite, mais j’imagine que les tentatives de ce coquin ayantéchoué, il s’est décidé à traiter avec Bernage. Maintenant, ilssont ligués contre nous. Ils en ont fini avec Alain. Notre tourviendra… non… pas le vôtre, puisque vous allez quitter laFrance.

– Je ne partirai pas, dit vivement Hervé,et je vais les dénoncer.

– Vous oubliez que vous n’avez pas depreuves contre eux. Vous oubliez aussi que vous étiez sur le pointd’épouser Mlle de Bernage. Si vous accusiezson père, on croirait que c’est pour vous venger d’avoir étééconduit.

Hervé n’avait pas songé qu’en effet il étaitle seul homme qui n’eût pour ainsi dire pas le droit de dénoncer ceBernage, qui avait failli devenir son beau-père, et il comprenaitque, s’il osait en venir à cette extrémité, l’opinion du monde setournerait contre lui.

– Que faire donc ? demanda-t-il.

– D’abord, chercher des preuves, réponditsans hésiter la marquise. Quand nous en aurons de positives, je mechargerai, moi, d’avertir la justice. Je n’ai pas de ménagements àgarder avec l’assassin d’Héva.

Hervé pensait à part lui que ses relationsavec Mme de Mazatlan la gêneraient pourentreprendre une campagne contre le père de Solange, mais ils’abstint de le dire, et elle reprit :

– Les preuves, c’est cet incendie quinous les fournira. Nous saurons à qui appartient la maison brûlée.À Georges Nesbitt, je n’en doute pas, et Georges Nesbitt a étél’associé de M. de Bernage. Et ce n’est pas tout… cettefemme qui est venue hier soir sommer votre pauvre compatriote dedéguerpir, c’est la dame de compagnie.

– Mme de Cornuel ?…

– Mes pressentiments ne me trompentjamais, et quand je l’ai vue, dimanche, chezM. de Bernage, j’ai eu l’intuition qu’elle avait dû jouerun rôle dans le drame qui a commencé, il y a dix ans. Si Alainn’était pas mort, il la reconnaîtrait, j’en suis sûr. Mais nousnous renseignerons à Clamart, à l’adresse où il lui écrivait, etvous verrez que Mme de Cornuel etMme Chauvry ne sont qu’une seule et même personne.Quand nous en serons là, je sais ce qu’il nous restera à faire.Maintenant, me permettrez-vous de vous donner un conseil ?

– Un ordre, si vous voulez.

– Eh ! bien… vous n’êtes pas restéjusqu’à la fin de l’incendie… allez vous informer de ce qui s’estpassé après votre départ. Qui sait si, par miracle, Alain n’a paséchappé à la mort ?…

– S’il vivait, il serait venu chezmoi.

– Il est peut-être blessé et on l’auratransporté dans un hôpital.

– J’aurais dû y aller voir.

– Et le secret que nous cherchons estdans cette maison de la rue de la Huchette.

– J’y cours. Quand vousreverrai-je ?

– Quand vous aurez des nouvelles àm’apprendre. Je serai toujours très heureuse de vous recevoir, maisnous ferons bien d’être prudents. On va nous épier.

– On m’épie déjà, je m’en suis aperçu. Ily a un homme que j’ai trouvé deux fois sur mon chemin.

– Comment est-il ?

– Il est complètement rasé… comme unvalet de chambre…

– C’est lui !… c’est ceBerry !… où l’avez-vous rencontré ?

– D’abord, sur le boulevard de laMadeleine, dimanche dernier. Hier soir, je l’ai revu qui sepromenait devant le théâtre du Châtelet où j’allais entrer, et plustard, lorsque je suis monté sur la scène avec Pibrac, je l’aiencore retrouvé dans les coulisses. Mais M. de Bernage,vous le savez, y est venu aussi, et dimanche il était avec moi surle boulevard, quand cet individu m’a suivi… Ils ne se connaissentpas… s’ils se connaissaient, ils se seraient abouchés…

– Devant vous !… ils n’avaientgarde.

– Ah ! s’écria Hervé en se frappantle front, je me souviens… Bernage m’a quitté sur la place de laMadeleine et je l’ai vu de loin aborder un homme qui paraissaitl’attendre.

– C’est cela !… Berry, tout en voussuivant, lui aura fait signe de venir lui parler à l’écart… il estallé rejoindre Berry et c’est à ce moment-là qu’ils se sont misd’accord.

– Non, puisque Bernage nous a fait bonvisage, à vous et moi, quand il nous a trouvés causant avec safille…

– Parce que Berry n’avait pas eu le tempsde lui dire ce qu’il savait sur nous. Peut-être aussi ne savait-ilencore que fort peu de chose. Ils se sont revus depuis…

– Oui… c’est Bernage qui l’a amené dansles coulisses et qui l’a présenté aux danseuses comme un étrangertrès riche. Je m’explique tout maintenant. Ces deux coquinss’entendent… raison de plus pour que je ne vous laisse pas seuleexposée à leurs attaques.

– Je ne refuse pas l’appui que vousm’offrez. Mais je vous prie de faire d’abord ce que je vous aidemandé.

» Au revoir, Monsieur ! ajouta lamarquise, en tendant au baron de Scaër une main qu’il serra aveceffusion.

Hervé avait dit tout ce qu’il avait à dire etl’instant eût été mal choisi pour exprimer à la marquise lessentiments qu’elle lui inspirait. Du reste, il n’y voyait pasencore très clair dans son propre cœur et il ne pouvait pass’empêcher de plaindre Solange.

Elle n’avait rien à se reprocher, cette filled’un père criminel, et jusqu’à présent le châtiment n’atteignaitqu’elle.

Mais les torts de M. de Bernagen’étaient pas de ceux qu’on peut pardonner, et Hervé, tout enplaignant celle qu’il abandonnait, était bien résolu à ne plus luidonner signe de vie.

La marquise n’avait pas sonné Dominguez pourqu’il reconduisît M. de Scaër, mais le salon où ellel’avait reçu était au rez-de-chaussée, et il n’eut aucune peine àtrouver la porte de la rue.

Lorsqu’il l’eut ouverte et refermée derrièrelui, Hervé se trouva pris dans un ouragan de neige. Aveuglé par lesflocons que le vent lui chassait au visage, il recula pours’abriter un peu, en s’adossant au mur de l’hôtel occupé parMme de Mazatlan, pour attendre là qu’un fiacrevînt à passer par l’avenue de Villiers.

Il eut la chance d’en aviser un qui cheminaitpéniblement sur la chaussée, et il héla le cocher qui s’empressa des’arrêter pour charger ce voyageur inespéré.

Hervé allait y courir et s’y jeter, lorsqu’ilentendit qu’on l’appelait par son nom. Il se retourna vivement etil vit une femme qui venait à lui du fond de la rue Guyot. Cettefemme releva sa voilette, et il reconnutMlle de Bernage.

Il n’en pouvait croire ses yeux et ilmaudissait cette rencontre, mais il n’eut pas la cruauté de fuircelle qu’il s’était juré de ne jamais revoir. Il alla mêmeau-devant d’elle et il arriva tout juste à temps pour l’empêcher detomber, car elle se soutenait à peine.

– Je le savais bien, que c’était vous quiétiez chez cette femme, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

Hervé ne voulait ni la laisser là, ni sonnerpour demander assistance à l’intendant de la marquise. Il l’enlevapar la taille et il la porta jusqu’au fiacre providentiel. Lecocher avait déjà ouvert la portière. Hervé déposa la jeune femmesur les coussins. Il allait commander à ce cocher de la voiturerjusqu’à l’hôtel de Bernage ; mais il fut pris d’un remords et,après avoir jeté l’adresse : « boulevard Malesherbes, aucoin de la rue de la Bienfaisance », il prit place à côté dela pauvre Solange.

Elle n’avait pas complètement perduconnaissance, mais elle était hors d’état de parler. Ellegrelottait, et ses dents claquaient. Elle laissa aller sa tête surl’épaule d’Hervé. Il fallut bien qu’il l’entourât d’un bras etqu’il lui tînt les mains pour les réchauffer entre les siennes.Leurs visages se touchaient presque.

Le fiacre roulait sans secousses et sans bruitsur la neige molle. Ceux qui les auraient vus les auraient prispour deux amoureux, et, de toutes les aventures par lesquellespassait le dernier des Scaër, celle-là n’était pas la moinsbizarre.

Lui qui, tout à l’heure, chez la marquise, sefélicitait de la rupture de son mariage, il sentait maintenantbattre contre sa poitrine le cœur de la fille de l’odieux Bernage,et il était ému, attendri. Il aurait voulu la consoler et il luivenait aux lèvres de douces paroles qu’il n’osait pasprononcer.

Il devinait que Solange, congédiée parMme de Mazatlan, avait compris que soninfidèle fiancé venait d’arriver et que, pour s’assurer que c’étaitbien lui, elle avait eu le courage de l’attendre sous la neige, parun froid glacial.

Elle avait joué sa vie pour le revoir ;elle méritait mieux que de la pitié.

Du reste, il ne semblait pas qu’elle eûtconscience de sa situation, car elle restait immobile etmuette.

Hervé se demandait déjà ce qu’il allait fairequand ils arriveraient à l’hôtel de Bernage, qui n’était pasloin.

Il voulait bien y conduire Solange, mais il nevoulait pas y entrer ; aussi se promettait-il de descendreseul, de sonner à la grille pour avertir le portier et de lelaisser secourir la fille de son maître, si, pendant le trajet,elle ne sortait pas de la torpeur où elle était tombée.

Au moment où le fiacre traversait le boulevardde Courcelles, qui était alors très mal pavé, un cahot la réveilla.Elle se redressa tout à coup et, se dégageant de l’étreinted’Hervé, elle lui dit :

– Ne me touchez pas. Vous me faiteshorreur.

Il ne répondit pas un mot. Qu’aurait-il pudire ? Il savait bien pourquoi elle le traitait ainsi et iln’avait aucune envie de se justifier.

– Vous m’avez trahie, reprit-elle avecune violence qu’elle ne cherchait pas à contenir. Que faisiez-vouschez cette femme ? Je pourrais vous pardonner d’y être alléaprès la scène que mon père vous a faite… je ne vous pardonneraijamais de m’avoir trompée en me disant que vous ne la connaissiezpas avant de la rencontrer chez moi.

» Vous mentiez !… elle aussi a mentitout à l’heure en me disant que vous vous étiez associés pourvenger je ne sais quels morts… elle a parlé d’un crime… et quand jel’ai sommée de s’expliquer, elle a refusé de me répondre. Soyezfranc !… avouez que vous l’aimez et que vous ne m’avez jamaisaimée… Pourquoi donc vouliez vous m’épouser ? pour ma fortune,sans doute.

– Il vous manquait de m’injurier,répliqua sèchement Hervé.

– Je vous aimais, moi, et vous m’avezbrisé le cœur, sanglota la jeune fille.

Hervé n’était pas cuirassé contre la pitié.Les reproches l’avaient blessé ; les larmes le touchèrent etil n’eut pas le courage de désespérer celle qui avait été safiancée.

– Vous oubliez, Mademoiselle, que votrepère m’a brutalement signifié mon congé… Je ne songeais pas àrompre.

– Vrai ?… bien vrai ?…

– Interrogez-le… il vous dira que c’estlui qui…

– Mais je n’ai pas rompu, moi… il n’a pasle droit de m’imposer sa volonté, et il ne tient qu’à vous de meprouver que vos sentiments n’ont pas changé. Nous allons arriver àl’hôtel… mon père y est… entrez avec moi… nous lui déclarerons quenous nous marierons malgré lui… et si cela ne suffit pas, je luidirai que je viens de me compromettre, en allant vous chercher chezvous…

Et comme Hervé se taisait :

– Tenez ! reprit l’amoureuseexaltée, la grille est ouverte… nos gens vont nous voir… Mon pèresaura qu’ils nous ont vus… il faudra bien qu’il cède.

Hervé avait faibli un instant, mais il sesouvint à temps que ce père était l’assassin d’Héva. Pour coupercourt à cette scène pénible, il mit la tête à la portière et ilcria au cocher d’arrêter, un peu avant la majestueuse entrée del’hôtel de Bernage. Le cocher obéit et Hervé sauta sur letrottoir.

En ramenant la jeune fille chez elle, ilcroyait en avoir assez fait et il tenait à en rester là.

Au moment où il descendit, un coupé de maîtrequi venait en sens inverse s’arrêta devant la grille à dix pas delui, et il en vit sortir un homme qu’il reconnut du premier coupd’œil.

Cet homme, c’était celui qui l’avait suivitrois jours auparavant, sur le boulevard de la Madeleine, et qu’ilavait encore entrevu au Châtelet. C’était ce Berry, signalé par lamarquise, l’ancien complice de M. de Bernage.

Si Hervé avait eu quelques velléités derenouer, cette rencontre les aurait dissipées.

La mesure était comble. Il fut brutal.

Laissant là Solange, qui se flattait del’avoir reconquis, il fila au pas accéléré, sans regarder derrièrelui.

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