Double-Blanc

IV

Quatre mois sont passés.

Le dernier des Scaër est rentré à Trégunc etAlain est venu bientôt l’y rejoindre.

Ils ont quitté Paris, peu de jours après lesscènes nocturnes qui se sont déroulées dans la maison de la rue dela Huchette.

Hervé s’est brusquement décidé à partir aprèsavoir revu la marquise de Mazatlan.

Elle a été longue et dramatique cette dernièreentrevue. Elle a même été orageuse, car ils n’étaient pas d’accordet ils ont eu beaucoup de peine à s’y mettre.

La marquise voulait absolument poursuivre sanstrêve et sans merci les assassins d’Héva Nesbitt. Elle se déclaraitprête à les livrer à la justice, au risque de se trouver compromisedans un procès criminel. Il a fallu que Scaër intercédât auprèsd’elle en faveur de Solange. Il s’est adressé à son cœur et elle afini par céder. Il n’a pas manqué de lui représenter que la policeen savait assez pour mettre la main sur ces scélérats et qu’ilvalait mieux la laisser agir seule. La marquise s’est rendue, aprèsavoir discuté longtemps, mais elle a exigé d’Hervé qu’il attendîtsix mois avant de s’exiler pour toujours.

Elle trouvait bon qu’il se retirât enBretagne, mais non pas qu’il passât à l’étranger avant ledénouement du drame qui allait se jouer à Paris, et elle seréservait de rester en scène jusqu’au bout.

Que ferait-elle seule contre l’ennemicommun ? quelle part prendrait-elle aux opérations de laguerre, après le départ de son allié, un départ qui ressemblait àune défection ? Elle ne s’était pas expliquée sur sesintentions, pas plus que sur les sentiments que lui inspiraitHervé.

Et Hervé ne lui avait pas déclaré lessiens.

Les derniers incidents de cette campagne dehuit jours l’avaient découragé. Il voulait se reposer et serecueillir. À l’activité qui s’était emparée de lui tout à coupavait succédé une sorte de torpeur morale et physique. C’est uneffet assez ordinaire du surmenage et des émotions répétées.

Cependant, il n’en était pas encore à serepentir d’avoir pris parti pour la vengeresse d’Héva Nesbitt. Ilrestait même prêt à l’appuyer encore, quand viendrait le jour oùelle réclamerait son aide.

Il préférait seulement qu’elle agît sans lui,jusqu’au moment où elle aurait besoin d’un défenseur.

Cela pouvait arriver, car Bernage et soncomplice n’étaient pas abattus ; ils savaient qu’elle étaitleur plus dangereuse adversaire et ils ne reculeraient devant rienpour se débarrasser d’elle.

Ces bandits ne regardaient pas à un crime deplus ou de moins.

Alors, Hervé risquerait tout pour secourir lamarquise.

Mais puisqu’il était décidé à temporiser, ilne pouvait mieux faire que de se terrer en Cornouailles pourattendre les événements.

Ses intérêts l’y appelaient : desfermages arriérés à recevoir, des créances douteuses à fairerentrer. M. de Bernage avait acheté les terres et lechâteau et il n’y avait plus à y revenir, puisque promesse vautvente, mais l’acte n’était pas encore signé et, provisoirement,Hervé de Scaër continuait à exercer ses droits de propriétaire.

Les six mois accordés aux instances deMme de Mazatlan n’étaient pas de trop pour luipermettre de rassembler toutes ses ressources avant de s’embarqueret il tenait à en profiter.

Le prix de la coupe de bois qu’il avait touchérécemment suffirait et au delà à le défrayer pendant son séjour enBretagne, et il espérait recouvrer sur place d’autres sommes assezimportantes.

Il s’attendait du reste à être contraint desortir du château, dès que la vente serait consommée, et il nefaisait, pour ainsi dire, qu’y camper, car il s’était établi dansune chambre située sous les toits et très sommairement meublée.

Alain, qui l’avait suivi avec l’obéissancepassive qu’un soldat doit à son officier, et qui se préparait à lesuivre au bout du monde, Alain ne gardait plus les chèvres.

Son maître l’avait équipé en garde-chasse etl’emmenait avec lui dans ses tournées sur ses domaines.

Alain, du reste, n’était plus le même homme.Lui, si ardent à se venger des misérables qui l’avaient fait veuf,il ne parlait plus d’eux, et depuis son retour au pays, il n’avaitpas prononcé une seule fois le nom de Zina.

Il était devenu si taciturne et si sauvage queses camarades de ferme le croyaient un peu fou. Ils l’appelaiententre eux « l’innocent ». C’est le mot dont se serventles Bretons pour désigner ceux dont l’intelligence s’est évaporéeet ils les croient visités de Dieu.

Alain les laissait dire et, s’il avait perdula parole, il n’avait pas perdu la mémoire, car il ne cessait pasde penser aux catastrophes qui avaient ramené son maître enBretagne.

Scaër ne s’était pas séparé de la marquisesans échanger avec elle une promesse de correspondanceréciproque.

La promesse avait été tenue de part etd’autre. Mais les lettres de Mme de Mazatlan,fréquentes d’abord, s’étaient peu à peu faites plus rares.

Elles ne lui avaient d’ailleurs rien annoncéde nouveau depuis son départ. M. de Bernage,écrivait-elle, ne paraissait pas avoir été inquiété par la justice,car il continuait à mener le même train. Sa fille n’était pasencore mariée. M. Ricœur de Montréal n’avait pas quitté Pariset il avait toujours ses grandes entrées chezM. de Bernage.

Mme de Cornuel ne semontrait plus au Bois en voiture découverte avec son élève, maiselle habitait encore l’hôtel du boulevard Malesherbes.

La police cherchait toujours, mais il neparaissait pas qu’elle eût trouvé ni l’incendiaire, ni les voleursde cadavres que Scaër n’avait pas omis de signaler à lamarquise.

On démolissait la maison de la rue de laHuchette, aux frais de la ville, pour cause de danger public ;on avait dragué la Seine en amont du pont de l’Hôtel-Dieu, et lesjournaux annonçaient qu’on y cherchait la preuve d’un crimemystérieux.

Mme de Mazatlan croyaitsavoir qu’on prenait des renseignements sur M. GeorgesNesbitt, en France, en Amérique et en Chine.

Elle espérait plus que jamais que la lumièrese ferait et, pour y aider, elle avait écrit de son côté à New-Yorket à la Havane.

Elle priait Scaër de prendre patience et ellelui laissait entrevoir qu’elle pourrait bien venir en personne, àTrégunc, lui apporter de bonnes nouvelles.

Ces lettres étaient écrites sur un ton defamiliarité affectueuse, et si Hervé avait voulu lire entre leslignes, il aurait facilement deviné que la marquise avait une forteinclination pour lui.

Mais il se raidissait contre cette idée et ilpersistait à répondre assez froidement. Son caractère s’étaitassombri, il se fatiguait d’attendre et il lui prenait assezsouvent des envies de s’embarquer sans tambours ni trompettes, ensecouant la poussière de ses souliers sur ce sol ingrat où iln’avait eu que des revers.

Il n’attendait pour cela que la prise depossession par M. de Bernage des domaines hypothéqués et,à son grand étonnement, les choses restaient en l’état. Lesnotaires ne bougeaient pas, et M. de Bernage ne donnaitpas signe de vie.

Vers le milieu du mois de juin, il reçut deMme de Mazatlan une lettre énigmatique. Ellelui apprenait qu’elle allait être obligée de s’absenter pour troissemaines et elle lui laissait entendre que ce voyage très prochainavait pour but de mettre fin à des incertitudes qui seprolongeaient beaucoup trop.

Elle attribuait les lenteurs de l’enquêtesecrètement poursuivie à la situation politique. On était en pleinepériode plébiscitaire. Il y avait chaque jour des troubles dans larue. On brisait les kiosques et les sergents de ville chargeaientla foule. Il s’ensuivait que la police, ayant fort à faire pourréprimer ces désordres, ne s’occupait guère de chercher les auteursd’un crime que la prescription de dix ans allait bientôtcouvrir.

La marquise terminait en priant Hervé de nepas bouger de Trégunc avant le 15 juillet et en lui promettant qu’àcette date, elle le tirerait d’inquiétude.

Cette épître avait achevé de refroidir le zèled’Hervé. Il s’était promis de ne pas dépasser le terme qu’elle luifixait et de quitter la France sans remettre les pieds à Paris.

Rien ne le retenait plus en Bretagne. Lesrentrées s’étaient faites mieux qu’il ne l’espérait. Il avaitdevant lui un capital suffisant pour payer son passage et celuid’Alain en Australie, et pour entreprendre là-bas de refaire safortune.

Il décida qu’il partirait le 20 juillet pourl’Angleterre où il trouverait un paquebot de la grande ligneaustralienne, passant par le canal de Suez, ouvert depuis sixmois.

L’exécution de ce projet était subordonnée àl’arrivée de la marquise ou des nouvelles qu’elle avait promis delui donner, mais quand un mois se fut écoulé sans qu’il eût rienreçu, il commença ses préparatifs de départ.

Ils n’étaient pas compliqués, car il portaittout avec lui, comme le philosophe grec, et il n’avait pas à rendrecompte de ses actes, pas même à ses créanciers hypothécaires,puisque M. de Bernage se substituait à lui, commeacquéreur de la totalité des biens immeubles.

Cinq jours avant la date qu’il s’était fixée,il était en mesure de se mettre en route. Il comptait traverser lapresqu’île bretonne et prendre, à Saint-Malo, le bateau de Jerseyet de Southampton.

Il lui en aurait coûté de partir sans revoirles coins de terre dont le souvenir vivait dans son cœur : ledolmen de Trévic où lui était apparue jadis cette fée qui devaitplus tard influer sur sa destinée, et aussi le cottage qu’avaithabité Héva Nesbitt, et ces ruines du château de Rustéphan qu’ilavait tant de fois visitées avec elle.

Il se décida à faire ces trois excursions, lemême jour, et il partit de grand matin, à pied, escorté par lefidèle Kernoul.

On était au premier mois de l’été. C’est labelle saison de la Bretagne, car, au printemps, les genêts et lesajoncs se couvrent déjà de fleurs d’or, mais il pleut tropsouvent.

Ce jour-là, le ciel était d’azur, le vent quisoufflait du nord tempérait l’ardeur du soleil et la mer, abritéepar les rochers de la côte, s’étendait à perte de vue comme uneimmense nappe bleue.

On la voyait du château et, en moins d’uneheure, ils arrivèrent à la pointe où se dressait l’énorme monumentdruidique, placé là comme une sentinelle avancée.

Hervé, très ému, se taisait. Alain, qui neparlait pas souvent, lui dit en lui montrant le large :

– Voyez donc, notre maître !… c’estcomme le jour où la dame a débarqué, il y a trois ans.

Scaër regarda et vit un petit bateau à vapeurqui manœuvrait à deux ou trois kilomètres de la terre.

– Il n’est pas si grand ni si bien grééque le yacht qu’elle montait, reprit le gars aux biques.

– Ce n’est pas un bateau de pêche,murmura Scaër.

– Tout de même, notre maître. Il en vientcomme ça de Nantes, loués par des gros négociants qui s’amusent àprendre du poisson aux Glenans.

– On dirait que celui-là cherche unmouillage… c’est singulier…

Une pensée venait de traverser l’esprit deScaër.

Il se disait :

– Si c’était elle ?

Sans nouvelles de la marquise de Mazatlan qui,depuis un mois, ne lui écrivait plus, Hervé se demandait si elleavait eu l’idée de lui faire une surprise, en débarquant àl’improviste sur cette côte où il l’avait déjà rencontrée.

Il l’espérait presque. Elle était bien assezriche pour avoir acheté un nouveau yacht et repris la vie sur l’eauqu’elle avait menée avant d’être veuve.

On croit volontiers ce qu’on désire, et, sansse l’avouer à lui-même, Hervé ne désirait rien tant que de larevoir.

– Non, notre maître, dit Alain ; levoilà qui met le cap sur les îles. C’est bien ce que je pensais. Etpuis, la dame naviguait sous pavillon espagnol et je vois lepavillon tricolore à l’arrière du bateau.

Ce n’était pas une raison concluante, carMme de Mazatlan, Française par son père, avaitbien pu arborer les couleurs de son pays d’origine. Mais lasupposition d’un retour par mer était si invraisemblable que Scaërne s’y arrêta pas longtemps.

Il se contenta de faire le tour du dolmen et,pour se soustraire à l’obsession du souvenir, il reprit le cheminqui aboutissait à la grande route de Pontaven, sans se retournerpour observer les manœuvres du yacht.

Cette route, il l’avait suivie bien souventavec Héva Nesbitt, qu’il reconduisait chez sa mère, à travers leslandes, et il la connaissait mieux que la rue de la Paix.

Elle traverse une contrée sauvage et elle estsi peu fréquentée qu’on n’y rencontre guère que de loin en loin unpâtre, assis sur le revers d’un fossé.

On se croirait au temps des Druides. On nevoit que des landes, des pierres et le ciel.

Ce paysage mélancolique n’était pas fait pourdistraire de ses sombres pensées le dernier des Scaër. Il s’ylaissait aller et il ne regrettait pas d’avoir entrepris, avant des’expatrier, ce triste pèlerinage aux lieux où il avait aimé pourla première fois.

Il oubliait ses récentes aventures, comme onoublie un mauvais rêve, et il évoquait le souvenir de sajeunesse.

Chaque bloc de granit lui rappelait unincident de ses promenades à deux. Héva leur avait donné des noms,d’après leurs formes. L’un était : l’autel ; unautre : la chaise du diable ; un autre :l’éléphant.

Il y en avait un au bord de la route, posé enéquilibre sur une roche conique, une pierre branlante, comme ondit, que l’effort d’un seul homme fait osciller. La légendebretonne affirme qu’elle ne bouge pas quand la femme de celui quiessaie de la mettre en mouvement est infidèle. Héva ne manquaitjamais d’exiger que le fiancé de son cœur tentât l’épreuve, etc’était des rires joyeux lorsque la pierre se balançait sous lamoindre pression de la main d’Hervé.

La maisonnette qu’elle avait habitée avec samère était à plus d’une lieue de là, près du hameau de Kergoz, eten interrogeant Alain, Hervé apprit qu’elle était occupée depuisdeux mois par une colonie d’artistes qui l’avaient louée pour lasaison et qui y menaient joyeuse vie.

Fontainebleau ne suffit plus aux paysagistesparisiens. Beaucoup viennent chercher des sujets d’études au fondde la Bretagne. Ils ont pris possession du bourg de Pontaven ;la salle à manger de la principale auberge est tapissée de leurspeintures et ils explorent les bois qui bordent le cours de l’Aven,une petite rivière dont les eaux claires vont se jeter dans la mer,à quelques kilomètres de ce Barbizon armoricain.

Le renseignement fourni par le gars aux biquesdécida Hervé à modifier son itinéraire. Il ne se souciait pas detomber au milieu d’une bande de rapins chevelus qui l’auraientempêché de se recueillir en visitant le cottage où la chère morteavait vécu. Il n’y tenait pas d’ailleurs essentiellement, car iln’y était entré que deux ou trois fois pendant que la mère et lafille l’habitaient. Il renonça donc à s’y arrêter, préférant revoirles ruines de Rustéphan où il était venu si souvent avec Héva et oùil espérait n’être pas troublé par les gaietés bruyantes de cesmessieurs.

Rustéphan est un château bâti au quinzièmesiècle et ruiné pendant les guerres de religion. Il n’est pas aubord de la route et les touristes ont quelque peine à le découvrirau milieu des arbres d’un immense verger attenant à une ferme. Ilfaut, pour y arriver, ouvrir des barrières et franchir deséchaliers.

C’était une des promenades favorites de lajeune Américaine qui se plaisait à escalader les obstacles et mêmeà grimper, par un chemin périlleux, jusqu’au faîte de la seule tourqui soit restée debout et que couronne une plate-forme d’où l’on aune vue magnifique sur les landes et sur la mer.

Hervé comptait bien faire encore une fois, cejour-là, l’ascension du donjon et passer une heure ou deux àméditer, là haut, sur les vicissitudes de la vie.

Il fut un peu surpris de voir, stationnant surla grande route, un immense break, dont les chevaux avaient étédételés et emmenés. Le cocher était sans doute allé leur donnerl’avoine et boire un coup à la ferme, personne n’était resté pourgarder la voiture, quoiqu’on y eût laissé des sacs et descouvertures de voyage.

Il n’y avait pas de quoi s’étonner, car encette saison, ils ne sont pas rares les étrangers qui parcourent àpetites journées ce coin si curieux du Finistère, mais dans ladisposition d’esprit où se trouvait Hervé, tout incident lepréoccupait.

Il s’était inquiété du yacht qui croisaitdevant la pointe de Trévic ; il s’inquiétait maintenant de cebreak. Il se demandait ce qu’il faisait là et quels voyageurs ilavait amenés.

– Ça ne vient pas de Pontaven, dit Alain.Je connais tous les loueurs du bourg et je ne leur ai jamais vucette carriole-là. C’est de Lorient ou de Vannes. Des Parisiens quivont à Quimper et à Penmarc’h par Concarneau.

Scaër était du même avis que le gars auxbiques et il pestait contre ces touristes malavisés qui avaientsans doute envahi les ruines, un instant avant qu’il arrivât.

Pour se consoler de ce contretemps, il se ditqu’ils n’y feraient probablement pas un long séjour et qu’il enserait quitte pour attendre sous les chênes d’alentour qu’ilseussent fini d’explorer ces vénérables restes de l’architectureféodale.

Il s’engagea donc dans le chemin à peine tracéqui y conduit et il arriva au champ planté qui les entoure.

De ce côté, le château présente une de sestrois faces qui ont résisté au temps, – la quatrième n’existe plus,– et un grand pan de muraille masque la cour intérieure où l’onentre par une porte ogivale, à droite, près de la grosse tour.

La ferme est à une certaine distance et seshabitants ne se montraient pas. Les touristes non plus. Seulement,on entendait des éclats de voix et des rires.

Bientôt, un bruit tout particulier frappa lesoreilles d’Hervé qui s’était rapproché de la muraille, le bruit quefait en sautant le bouchon d’une bouteille de vin de Champagne.

– Je suis tombé sur des gens quidéjeunent là… c’est le comble de la déveine, dit-il entre sesdents.

Et pour savoir définitivement à quoi s’entenir, il s’avança jusqu’à la porte béante.

Il avait deviné. Deux messieurs et une dame,assis sur des pliants et servis par un groom en livrée, trinquaientgaiement devant une table portative sur laquelle le couvert étaitmis.

Hervé ne put retenir un cri de surprise enreconnaissant les convives, qui répondirent par des exclamations siretentissantes que les corneilles perchées sur les créneauxs’envolèrent.

Ils accoururent tous les trois, le verre enmain, et ils se mirent à danser une ronde autour du châtelain deTrégunc, stupéfait de trouver là Pibrac, l’interne Delle etMlle Margot, tous plus ou moins gris et parlanttous à la fois.

– Te voilà ! tu n’es donc pas partipour l’Australie ?

– Bonjour, cher Monsieur. Donnez-moi doncdes nouvelles de mon blessé de l’Hôtel-Dieu.

– Prince Breton, je vous salue !…Pas gai, votre pays !… je préfère le foyer du Châtelet.

– Ah ! ça, d’où sortez-vous ?demanda Scaër abasourdi.

– Et toi, mon vieux ? répliquaPibrac.

– Moi, je demeure tout près d’ici.

– Tiens ! c’est vrai… je l’avaisoublié.

– Alors, ce n’est pas pour me voir que tues venu ?

– Ma foi, non !… c’est une idée deMargot qui a lu des romans où l’on parle de la Bretagne… et je luiai payé le voyage… ça ne me gêne pas… j’ai gagné mille louis auxcourses et sept cents louis au baccarat… J’ai invité Delle quivient de passer triomphalement son examen et qui peut s’offrir deuxmois de vacances… Ce que nous faisons la fête depuis notre départde Paris, tu ne peux pas te le figurer !… En poste, tout letemps !… dans un break que j’ai acheté à Nantes… et nous ensommes à notre troisième panier de Moët… nous le finirons à lapointe du Raz… Mais il ne s’agit pas de ça… tu vas nous recevoirdans ton château… tes vassaux seront épatés… et s’il y aun pardon Margot y dansera un pas de caractère. À propos…il est donc encore à toi, ton château ?…

– Pas pour longtemps.

– Oui, je comprends… Bernage va tesommer, un de ces jours, de lui céder la place. Tu sais que safille n’est pas encore mariée ?

– On me l’a dit.

– Il ne quitte pourtant pas son Canadien,mais il ne l’a pas encore présenté au Cercle. Et tu ne seras pasfâché d’apprendre qu’il court de mauvais bruits sur leurcompte.

– Ça ne m’étonne pas.

– Ils ne valent pas mieux l’un quel’autre, dit Margot.

– Et ce garçon que j’ai laissé avec voussur la place Vendôme ? demanda l’interne.

– Il n’est pas loin d’ici, dit Hervé.

Alain, par discrétion, était resté dans leverger.

– Je voudrais bien le revoir.

– Vous le verrez tout à l’heure.

– On ne l’a plus inquiété ?

– Non, et j’espère qu’on ne l’inquièteraplus, car je vais quitter la France et je l’emmènerai avec moi.

– Comment !… tu pars ! s’écriaPibrac. Tu lâches ta patrie !

– Il le faut.

– Vous partez au bon moment, ditl’interne. La guerre est déclarée.

– La guerre ? répéta Hervé qui,depuis huit jours, ne lisait plus les journaux.

– Eh ! oui, la guerre avec laPrusse. Et j’ai bien envie de demander à servir comme chirurgienauxiliaire.

– Une drôle d’idée que tu as là, ditPibrac. On n’aura pas besoin de toi. Les zouaves seront à Berlindans six semaines.

– Je ne crois pas… et même…

– Ah ! mais, vous n’allez pas nousembêter avec la politique ! interrompit Margot. Prince Breton,venez prendre le café pendant qu’il est chaud. Tais-toi,Ernest ! Tu n’iras pas à la guerre, puisque tu t’es payé unremplaçant. Laisse ce toqué de Delle s’engager, si ça lui faitplaisir et offre-moi un verre de chartreuse.

– Ça va ! dit Pibrac en donnant lebras à la donzelle pour la ramener à la table où le café lesattendait.

Hervé suivit machinalement. La nouvelle qu’ilvenait d’apprendre avait changé le cours de ses idées. Il se disaitque cette guerre arrivait à point et qu’au lieu d’aller chercheraux antipodes la fortune ou la mort, il ferait mieux de se battrepour son pays.

L’interne, qui marchait à côté de lui, reprità demi-voix :

– Voulez-vous que nous causions entête-à-tête, cher Monsieur ? J’ai à vous parler de choses quivous intéresseront et qui n’intéresseraient pas notre ami.

– Je ne demande pas mieux, réponditHervé, un peu surpris de cette ouverture.

Il connaissait très peu M. Delle et il nedevinait pas de quoi ce jeune homme voulait l’entretenir enparticulier.

– Bon ! dit l’interne ;seulement, il faut trouver un prétexte pour quitter momentanémentPibrac et sa compagne, car je tiens à ce qu’ils ne se doutent derien.

Et presque aussitôt :

– Je crois que je le tiens, le prétexte.Laissez-moi faire.

Le couple si bien assorti était déjà attabléet Margot versait à la ronde le cognac et la chartreuse pourappuyer le café qui fumait dans les tasses.

– N’avez-vous pas honte ? leurcria-t-il. Vous ne pensez qu’à boire des petits verres au milieu deces ruines imposantes !… vous auriez aussi bien fait de restersur le boulevard et de vous asseoir à la terrasse du café de laPaix. Moi, je prétends les visiter en détail.

– Hé ! va donc, archéologue decarton ! ricana Pibrac.

– Et je suis sûr queM. de Scaër aura l’obligeance de me servir de cicerone àtravers ces nobles débris du moyen âge.

– Très volontiers, dit Hervé.

– Peut-on monter sur cettetour ?

– Ce n’est pas très commode… il y a bienun escalier, mais il y manque des marches, par-ci, par-là.

– Ça m’est égal. Au collège, j’ai eu unpremier prix de gymnastique. Je n’ai même jamais eu quecelui-là.

– Alors, tout ira bien. Je connais lechemin depuis le temps où je grimpais là-haut pour y dénicher leschouettes.

» Et vous serez payé de vos peines, carvous découvrirez toute la côte, depuis la baie de la Forest jusqu’àl’anse du Pouldu, comme si vous aviez sous les yeux une cartegéographique.

» C’est une vue à vol d’oiseau.

– Voilà qui m’est égal ! s’écriaPibrac.

» Allez, mes enfants, allez vous casserle cou pour contempler l’Océan. Moi, je vais fumer une pipe, enattendant qu’il vous plaise de descendre.

Delle emmena Hervé, qui ne demandait qu’às’aboucher avec lui, car il pressentait que l’interne avait à luifaire une communication importante.

Ils entrèrent ensemble dans la tour qui, àl’intérieur, avait l’aspect d’un puits recouvert d’une calotte depierre.

Des trois étages qu’elle avait jadis, il nesubsistait rien qu’une plate-forme, au sommet, suspendue en l’airet menaçant ruine, mais se soutenant grâce à la solidité de sonarchitecture.

Au moyen âge on bâtissait mieux qu’àprésent.

L’escalier, pris dans l’épaisseur du mur,avait résisté au temps et aux sièges soutenus par le château, etquoiqu’il présentât deux ou trois solutions de continuité, il étaitencore praticable.

Delle et Scaër, jeunes et lestes tous lesdeux, le gravirent sans peine. Aussitôt arrivé sur la plate-forme,l’interne se mit à regarder en bas, au lieu d’examiner lepanorama.

– Les voilà attablés, murmura-t-il.Margot boit de la chartreuse et Pibrac boit de l’eau-de-vie. Ils nenous dérangeront pas. Mais… n’est-ce pas mon blessé qui se promènesous les arbres du verger ?

– Lui-même, répondit Hervé. Je l’y ailaissé, parce que je ne savais pas que vous étiez là, mais jel’appellerai.

– Quand nous serons descendus. Il n’a pasbesoin d’entendre ce que j’ai à vous dire.

– Parlez, je vous en prie.

– Moi, je vous supplie de ne pas croireque je cherche à surprendre vos secrets, en me mêlant de ce qui neme regarde pas. Le hasard m’a mis au courant de certains faitsqu’il peut vous importer de connaître et dont je n’ai pas encoredit un mot à qui que ce soit… pas même à notre ami Pibrac qui n’estpas discret. À vous, c’est différent, et comme je n’ai pas promisde me taire, je vais vous apprendre tout ce que j’ai su depuisvotre départ.

– Sur Alain ? demanda Scaër, de plusen plus étonné et même un peu défiant.

– Sur ce garçon, et sur d’autrespersonnes. Il faut d’abord que je vous dise de qui je tiens mesrenseignements. Je n’aime pas les policiers, vous le savez, maisj’ai un parent qui occupe de hautes fonctions à la préfecture depolice… que voulez-vous !… on n’est pas parfait… et du reste,il fait bon avoir des amis partout, comme vous allez voir. Ceparent a su que c’était moi qui avais soigné à l’Hôtel-Dieu l’hommequ’on accusait d’avoir mis le feu rue de la Huchette, que jem’étais occupé de lui faire obtenir son exeat, que vous étiez venume le recommander, et qu’après sa sortie j’étais entré en relationsavec vous. Il a su tout cela par les rapports de ses agents, cardepuis l’incendie, Alain a toujours été surveillé.

– Je m’en suis aperçu.

– Oui, puisque vous avez eu affaire à uncommissaire, une nuit…

– Vous savez cela !

– Mon parent m’a fait appeler quelquesjours plus tard et m’a demandé ce que je pensais de votrecompatriote… et de vous. Vous devinez ce que je lui ai répondu.J’ai pour vous autant d’estime que de sympathie.

– C’est réciproque.

– Je l’espère, et je reviens à mon récit.Mon parent était déjà très bien disposé pour vous, et comme il meporte beaucoup d’amitié… je me flatte même qu’il fait cas de monjugement… il n’a pas craint de me parler de votre cas. Il m’araconté votre rencontre nocturne avec ce commissaire et ce qui s’enest suivi. J’ai su par lui que vous étiez parti brusquement pour laBretagne, qu’on vous y laisserait tranquille et qu’on recherchaitactivement l’auteur ou les auteurs de deux ou trois crimes anciensou récents.

– Quoi ! il vous a parlé nonseulement de l’incendie, mais encore de…

– Il m’a parlé de la disparition, il y adix ans, du propriétaire de la maison, et il m’a dit qu’on menaittrès secrètement une enquête sur cette disparition inexplicable. Ila même ajouté que vous aviez indiqué au commissaire la marche àsuivre pour éclaircir ce mystère et que vous lui aviez donné unavis très judicieux.

– Je lui ai conseillé de s’informer enAmérique.

– C’est ce qui a été fait, je crois. Monparent ne m’en avait pas dit davantage, mais pendant ces quatrederniers mois, j’ai eu quelquefois l’occasion de le revoir et j’aisu de lui qu’on était sur une piste, qu’on n’avait pas encore depreuves positives, mais qu’on en aurait bientôt, et que lescoupables seraient arrêtés, quelle que fût leur situationsociale.

– Il sait donc que ce sont des gens dumonde ?… des gens riches ?

– Probablement. Et j’ai retenu desparoles qu’il a prononcées et que je vais vous répéter. Je n’enavais pas d’abord compris la portée… j’ai réfléchi depuis, et jecrois avoir deviné à quel acte de votre vie il faisait allusion enme disant textuellement ceci : « Votre Breton s’estconduit comme un vrai gentilhomme. Il n’a pas hésité entre sonintérêt et son honneur. Il a sacrifié son intérêt et il n’a dénoncépersonne. Nous ferons ce qu’il ne pouvait pas faire et chacun seratraité selon ses œuvres. »

Ce langage peu clair ne compromettait pas lehaut fonctionnaire qui l’avait tenu, mais Scaër n’eut pas de peineà comprendre qu’il visait la rupture de son mariage et le silencequ’il avait gardé, par pitié pour la fille de l’assassin qui avaitété sa fiancée.

– Les indiscrétions de Pibrac m’ontéclairé, reprit l’interne. Je ne connais pasM. de Bernage, ni les gens qui l’entourent, mais je croisbien que la police s’occupe d’eux.

– Je m’étonne qu’elle n’ait rien trouvé,dit évasivement Hervé.

– Elle aurait trouvé, si elle nes’occupait pas tant de politique, depuis qu’il y a des troublesdans la rue.

C’était précisément ce que la marquise avaitécrit à Hervé.

– Et, continua M. Delle, il est àcraindre que de nouveaux événements ne lui donnent encore plus debesogne. La guerre qu’on vient de déclarer agite déjà tout le pays.Le désordre est partout, et les agents ne suffisent pas à assurerla tranquillité dans Paris. Les coquins vont avoir beau jeu.

» Maintenant, cher Monsieur, vous voilàrenseigné. Je tenais à vous dire tout cela en tête-à-tête. Pibracn’est pas sérieux et Margot l’est encore moins que lui, si c’estpossible. Si je me suis décidé à voyager avec eux, c’est que laguerre, je le prévois, va m’empêcher de terminer mes études et queje n’étais pas fâché de me distraire un brin avant de m’engagerdans une ambulance comme je me propose de le faire, la semaineprochaine, en rentrant à Paris. Je ne regrette pas d’être venu,puisque je vous ai rencontré… et peut-être tranquillisé sur lessuites de votre aventure de cet hiver.

Hervé remercia chaleureusement l’interne et ileut bonne envie de lui en dire et de lui en demander davantage.Maintenant, il avait pleine confiance dans ce brave jeune homme quiaurait pu être pour lui un précieux auxiliaire, non seulement àcause de ses relations de parenté avec un employé supérieur de lapréfecture de police, mais aussi parce qu’il était loyal etavisé.

Malheureusement, il aurait fallu lui parler durôle qu’avait joué en cette affaireMme de Mazatlan et Hervé ne se croyait pas ledroit de la mettre en cause, en racontant que c’était elle qui luiavait signalé les assassins de sa cousine Héva.

Et puis, une idée fixe venait de se loger dansla tête du dernier des Scaër. Il était las de se débattre dans lesincertitudes d’une situation sans issue et, pour en sortir, ilvoulait s’engager dans l’armée. Il avait jadis manquéSaint-Cyr ; mais il était bon à faire un simple soldat, dût-ilservir dans l’infanterie, en dérogeant aux traditions de sa race.Ses aïeux avaient toujours combattu à cheval, depuis le temps descroisades. Un Scaër ruiné pouvait bien se battre à pied, comme lesgars Cornouaillais.

– Nous ferions bien, je crois, dedescendre, reprit l’interne. Je vois que Pibrac nous appelle engesticulant. Son groom plie bagage et le cocher est alléatteler.

– J’aurais voulu vous offrirl’hospitalité chez moi, dit Hervé, mais…

– Oh ! je comprends que vous ne voussouciez pas d’héberger Margot. Cette créature a le diable au corpset elle scandaliserait vos paysans. Laissez-les filer surConcarneau, avec moi. Nous y coucherons ce soir, et nous devonspartir demain pour Pennmarc’h par Quimper. Je dirai que je suisfatigué et, si vous le permettez, j’irai vous voir, sauf à lesrejoindre après-demain.

– Je serai bien heureux de vousrecevoir.

– Et moi de passer une journée avecvous.

L’interne, en causant, s’était assis sur leparapet du donjon. Pour partir, il sauta brusquement sur laplate-forme et il faillit tomber la face en avant, car la dalle surlaquelle il prit pied céda sous son poids et s’effondra, ensoulevant un nuage de poussière.

Il n’eut que le temps de se reculer vivementpour ne pas disparaître dans un trou.

– Diable ! dit-il, elle n’est passolide la tour de Rustéphan. Un peu plus et je m’enfonçais dans letroisième dessous.

Hervé n’en revenait pas de cet accident.Quatre siècles avaient passé sur le donjon presque sans l’ébrécheret le pavé de granit de la plate-forme n’avait pas résisté à unchoc assez faible.

C’était à n’y rien comprendre.

Delle, qui aimait à se rendre compte deseffets et des causes, s’était mis à genoux pour examiner le fond del’excavation.

– Je ne serais pas tombé de bien haut,dit-il. Le creux n’a pas deux mètres de profondeur… mais je croisbien qu’il y avait ici une oubliette… et elle a dû servir… car ilen sort une odeur que je connais bien… ça sent l’amphithéâtred’anatomie.

Hervé la sentait aussi cette odeurcaractéristique. Elle lui arrivait par bouffées et elle luirappelait le souvenir d’une scène nocturne à laquelle il avaitassisté dans la maison de la rue de la Huchette, quatre moisauparavant, lorsque les assassins du malheureux Nesbitt avaienttiré de la muraille le corps de leur victime pour le traîner dansla Seine.

Et Hervé, saisi d’horreur, se demandait enfrissonnant si ces misérables en avaient caché un autre sous lesdalles de la plate-forme.

C’était trop de cadavres. Le cœur luimanquait.

– Il faut voir ça de près, dit l’interne.C’est curieux et ça rentre dans ma spécialité. Seulement, je netiens pas à dégringoler du haut en bas de la tour et je vaiscommencer par éclairer le trou avant d’y descendre.

Il tira de sa poche une boîte d’allumettes etun journal dont il arracha un fragment qu’il roula de façon àl’empêcher de brûler trop vite ; après quoi il y mit le feu etil le lâcha dans la cavité que la dalle, en tombant, avait laisséeà découvert.

Penché sur l’ouverture, il suivit des yeux celuminaire volant jusqu’à ce qu’il eût touché le fond, ou il achevade brûler.

– Parfaitement, dit-il, je ne m’étais pastrompé. Il y a un squelette là-dedans… et très bien conservé, mafoi !… S’il était là depuis des siècles, il ne serait pas ensi bon état… et il sentirait moins mauvais… C’est un squelettecontemporain… et non pas celui d’un vassal qu’un seigneur du moyenâge aurait jeté dans les oubliettes. Je calomniais les châtelainsde Rustéphan.

Ces plaisanteries horripilaient Hervé deScaër, et elles étaient vraiment de mauvais goût. Il ne comprenaitpas que Delle prît ce ton dégagé pour annoncer une lugubretrouvaille. Il oubliait que les études médicales de ce brave garçonl’avaient blasé sur les spectacles répugnants et qu’un interne deshôpitaux n’envisage la mort et ses suites qu’au point de vuescientifique.

– N’importe, reprit Albert Delle, lemalheureux qu’on a mis là n’y est pas venu de son plein gré… ilfaut qu’on l’ait assassiné… Un crime à quarante mètres en l’air,quel joli titre de roman !… Qui l’a commis, ce crime ?…et pourquoi l’a-t-on commis sur le haut de cette tour ?… vousqui êtes du pays, qu’en pensez-vous, cher Monsieur ?

Et comme Hervé ne répondait pas :

– Un gars qui aurait servi de guide à untouriste amateur de beaux points de vue aurait bien pu l’assommerici pour lui prendre son argent et l’enfouir dans ce trou. Personnene l’aurait vu. Du reste, ce n’est pas mon affaire… je ne suis pasjuge d’instruction… mais ça m’intéresse à un autre point de vue, etvoilà une bonne occasion de faire un peu de médecine légale pendantmes vacances. Je vais examiner ce squelette inattendu, et je vousdirai tout à l’heure l’âge et le sexe du sujet, la cause et la datede la mort.

» Le célèbre professeur Orfila fit jadisen ce genre un véritable tour de force… Une vieille femmeassassinée et enterrée depuis dix ans dans un jardin de la rue deVaugirard… il ne restait que les os, et Orfila put dire commentelle était de son vivant et comment on l’avait tuée. Je vaisessayer d’en faire autant, quoique je sois dans de moins bonnesconditions. Il n’est pas aussi commode de travailler là-dedans quesur une table d’amphithéâtre. Heureusement, j’ai de quoim’éclairer. Mes poches sont bourrées de journaux. Depuis que laguerre est déclarée, j’achète tous ceux que je trouve.

Sans attendre que Scaër répondît à cebavardage, l’interne se mit à plat ventre sur le bord del’excavation et s’y laissai glisser.

Scaër, immobile et muet, le regardait etattendait, le cœur serré, qu’il s’expliquât.

Scaër craignait de deviner ce qu’il allaitdire.

La dalle tombée était très large et un hommepouvait passer facilement par l’ouverture, mais le trou n’était pastrès creux, car lorsque Delle eut pris pied, sa tête dépassaitencore le niveau de la plate-forme.

Il disparut bientôt, en s’agenouillant au fondde la cavité et il se mit à allumer des papiers pours’éclairer.

– J’avais bien vu ! cria-t-il, c’estun squelette, en très bon état… il n’y manque pas un os, et si onle nettoyait un peu, il pourrait figurer au musée d’anatomiecomparée… Je me demande comment on a pu le préparer si bien…l’assassin était peut-être du métier…

– Assez ! murmura Scaër, écœuré.

– Tiens !… il y en a deux, repritl’interne ! voilà qui devient curieux !… qui diable a puemmagasiner ici des squelettes ?…

Scaër recula jusqu’au parapet et s’y adossapour ne pas tomber. Ses jambes se dérobaient sous lui. Il avaitcompris et il ne se sentait plus le courage d’assister à cettehorrible exploration.

L’interne leva les yeux et, ne le voyant pluspenché sur le trou, il se remit à la besogne, mais il cessad’annoncer à haute voix les résultats de ses recherches.

Peut-être s’était-il aperçu de l’effet queproduisait sur Hervé ce langage d’étudiant sceptique, mais il nepouvait pas deviner la cause de son émotion.

Hervé ne doutait presque plus d’avoirdécouvert la place où le meurtrier d’Héva Nesbitt et de sa mèreavait caché leurs cadavres et cherchait vainement à s’expliquercomment ils se trouvaient là.

On ne les avait donc pas conduites à Paris,comme il l’avait cru. On les avait donc attirées dans les ruines deRustéphan et on les y avait égorgées. C’était à n’y pas croire.

Delle ne reparut qu’au bout de dix minutes. Ilremonta sur la plate-forme, à la force du poignet, et il vint droità Scaër en disant :

– Je n’ai pu compléter mes observations…j’ai brûlé tous mes journaux et je n’y voyais plus clair… mais j’ensais assez… j’ai recueilli les éléments d’un rapport que monprofesseur de médecine légale pourrait signer, je m’en flatte.Voici : le premier squelette est celui d’une jeune fille…presque une enfant… l’autre est celui d’une femme de quarante àcinquante ans… on les a tuées toutes les deux en leur brisant lecrâne à coups de marteau ou à coups de bâton… en style judiciaire,avec un instrument contondant…, la mort remonte à une dizained’années.

» On a dû brûler les cadavres, car les ossont non pas calcinés, mais noircis par l’action du feu qui aconsumé seulement les vêtements et les chairs. Je crois même qu’onles a brûlés sur place, car le pavé est couvert d’une couche depoussière noirâtre, qui répand une odeur infecte.

» Ce qui m’étonne, c’est que l’assassinait pu décider les malheureuses à monter sur cette tour. Après ça,il les a peut-être assommées en bas et traînées jusqu’ici… ilfallait qu’il fût vigoureux et qu’il connût la cachette où il les afourrées… la dalle qui a cédé tout à l’heure sous mon poids a étédescellée, remise en place et maçonnée à nouveau, dans un tempsassez récent… ça se voit aux cassures du plâtre… autrefois, oncimentait mieux que ça… et en y réfléchissant, je pense quel’assassin a été aidé par un complice… il n’aurait pas pu fairetout cela, seul.

» Comment s’y sont-ils pris pourincinérer ?… ça manque de bois, ici, et il n’y a pas de placepour élever un bûcher à la mode antique… je suppose qu’ils se sontservis de pétrole.

Hervé tressaillit en se souvenant que lamaison de la rue de la Huchette avait été brûlée au pétrole.

C’était décidément le procédé habituel decette bande de brigands dont l’affreux Bernage était le chef.

– Voilà ce que j’appelle un beau crime,reprit l’interne, et exécuté d’après une méthode inédite. C’est, jecrois bien, la première fois qu’on s’avise de cacher des cadavresau sommet d’une tour. C’est moins facile que de les enterrer ou deles jeter dans la mer, mais c’est plus sûr.

» La mer rapporte quelquefois ce qu’on yjette et les laboureurs fouillent la terre. Je sais bien que destouristes intrépides ou des archéologues enragés auraient puexplorer et même creuser cette plate-forme, mais personne ne l’afait. Il a fallu un hasard extraordinaire pour mettre à découvertcette espèce de caveau.

Hervé écoutait, sans mot dire, cesdissertations hors de propos. Delle s’avisa enfin qu’il tenait undiscours oiseux.

– Qu’allons-nous faire maintenant ?demanda-t-il.

– Rien, répondit nettement Scaër.

– Quoi ! vous voulez vous en tenirlà ?…

– Pour le moment, oui.

– Diable !… c’est raide… car enfinsi nous informions de cette trouvaille le procureur impérial del’arrondissement, on chercherait les assassins et on les trouveraitpeut-être.

– Je les connais.

– Et vous préférez ne pas lesdénoncer ?

– Je n’ai pas dit cela. Ce que je veux,c’est que Pibrac et cette Margot ne sachent rien.

– Vous avez peut-être raison. Ilsembrouilleraient l’affaire…

– Et elle ne regarde que moi. Demain, sivous venez à Trégunc, comme vous me l’avez promis, je vous diraitout… mais partons, je vous en prie… je n’y tiens plus.

Delle regarda Hervé et lut sur son visagebouleversé les pensées qui l’agitaient.

– Partons, cher Monsieur, dit-il. Comptezsur ma visite demain.

Ils descendirent l’escalier plus rapidementqu’ils ne l’avaient monté et ils virent que le joyeux couple étaitparti pour aller rejoindre le break resté sur la grande route.

En revanche, ils rencontrèrent Alain, quivenait d’entrer dans la cour et qui reconnut à première vueM. Delle.

Il n’avait eu qu’à se louer de lui et il lesalua en ôtant sa casquette de garde-chasse.

– Bonjour, mon garçon, lui dit l’interneen le gratifiant d’une poignée de mains. Votre maître m’a donné devos nouvelles, mais je suis très content de voir que votre épauleva bien.

Le gars allait répondre en le remerciant del’avoir si bien opéré à l’hôpital, mais Scaërl’interpella :

– Les gens qui étaient là, tout àl’heure, t’ont-ils vu ?

– Ils n’ont pas fait attention à moi,répondit Alain, et maintenant ils sont déjà loin d’ici. J’aientendu rouler la voiture.

– Comment ! s’écria Delle, ils sontpartis sans m’attendre… et sans me prévenir !

– J’ai entendu la dame qui disait aumonsieur que ça vous apprendrait à les faire poser… et le monsieura dit en riant : il nous rattrapera ce soir à Concarneau… ilsait à quel hôtel nous logerons… il en sera quitte pour une étape àpied… l’exercice lui fera du bien.

– Il me la paiera, celle-là, grommelal’interne qui la trouvait mauvaise, comme on dit et comme on disaitdéjà dans ce temps-là.

– Vous n’irez pas jusqu’à Concarneau,répliqua vivement Hervé. Trégunc est beaucoup moins loin. Vousdeviez y venir demain… j’espère que vous voudrez bien y coucher, cesoir.

– Ma foi ! j’accepte… et je vousjure que je ne regretterai pas la compagnie que je viens deperdre.

– Moi, je serai très heureux que voussoyez mon hôte.

Et Scaër ajouta en regardant d’une certainefaçon l’interne :

– Nous causerons.

Il sous-entendait probablement :« quand nous serons chez moi, mais pas avant d’y être. »,car il n’ouvrit plus la bouche et Delle n’essaya pas de le faireparler en route.

Delle commençait à apercevoir les dessous dela situation. Il comptait sur des confidences prochaines et iln’avait pas besoin d’adresser à Hervé des questionsindiscrètes.

On chemina silencieusement, deux heuresdurant, jusqu’à ce qu’on arrivât devant une large avenue de chênesqui conduisait au château.

Là, se tenait un jeune gars qui avait succédéà Alain Kernoul dans l’emploi de gardeur de chèvres et qui dit aumaître, en bas-breton :

– Il y a au manoir un monsieur qui vousattend.

– D’où vient-il ? demanda Hervé dansle même idiome.

– Il vient de Paris, par mer, réponditimperturbablement le petit paysan.

– Que dit-il ? demanda l’interne quinaturellement ne savait pas un mot de breton.

– Il dit qu’un monsieur de Paris m’attendchez moi, répondit Hervé, et que ce monsieur est venu par mer. Jen’y comprends rien.

– Par le petit yacht qui tire des bordéessous la pointe de Trévic, dit entre ses dents Alain Kernoul.

– C’est vrai… je ne pensais plus à ceyacht… mais je ne devine toujours pas qui peut être cevisiteur.

– Il y a un moyen bien simple de lesavoir, murmura en souriant M. Delle.

– C’est d’aller au château… vous avezraison… et vous ne serez pas de trop. Venez, mon cher.

L’interne ne se fit pas prier. Il en avaitassez de marcher et il n’était pas fâché de se reposer. Il sedisait d’ailleurs que Scaër pourrait avoir besoin de lui.

Ils se mirent à remonter ensemble, suivis deprès par Alain, la grande avenue de chênes, au bout de laquelle sedressait l’antique manoir des seigneurs de Scaër, une constructionmassive et noire d’un aspect assez rébarbatif.

Ils n’échangèrent pas une parole en route.

Dans la cour qui précédait le château, pas unevoiture. Le visiteur était venu à pied. Donc, Alain avait deviné.La côte de Trévic n’est pas loin. Ce monsieur avait dû débarquerlà.

Les fenêtres du rez-de-chaussée étaientouvertes et le soleil éclairait en plein une grande salle où Hervérecevait ses fermiers, quand ils apportaient leurs redevances enargent ou en nature, et plus rarement les châtelains d’alentour,quand il leur plaisait de voisiner.

Cette salle ressemblait à ce qu’on appelle enAngleterre un hall, en ce sens qu’elle était immense ettrès haute de plafond, mais elle ne brillait pas parl’ameublement.

Une longue table et des escabeaux en bois dechêne, quelques trophées de chasse accrochés au mur. C’étaittout.

Un homme allait et venait la tête basse et lesmains derrière le dos, un homme que Scaër reconnut dès qu’ill’aperçut.

Cet homme, c’étaitM. de Bernage.

Scaër pâlit, mais ce fut de colère, et sarésolution fut prise en une seconde. Il ne se demanda pas pourquoil’assassin d’Héva venait le braver jusque dans ce château où ils’était réfugié en attendant qu’il le lui abandonnât.

Il ne pensa qu’à châtier tant d’audace.

– Tu le vois, dit-il en le montrant àAlain.

– Oui, notre maître, et je le reconnaisbien.

– Il ne faut pas qu’il sorte d’ici. Tuvas monter la garde sous les fenêtres, pendant que je lui parlerai.Ne laisse approcher personne et tiens toi prêt à entrer quand jet’appellerai.

– J’ai compris.

L’interne comprenait à demi et il ne demandapas d’explication à Hervé, qui lui fit signe de le suivre.

Ils gravirent ensemble les marches du perronet ils entrèrent de front dans un large corridor qui divisait endeux parties égales le rez-de-chaussée du château.

– Puis-je compter sur vous ? demandaHervé.

– En tout et pour tout, répondit AlbertDelle.

Hervé le remercia d’un coup d’œil et ouvrit laporte de la salle.

Bernage, en les voyant entrer tous les deux,interrompit sa promenade et demanda, sans préambule, en désignantl’interne :

– Qui est Monsieur ?

– Que vous importe ? répliqua Scaër.Il est avec moi, cela suffit. Vous n’avez pas besoin de savoir sonnom.

– J’ai besoin de vous entretenir enparticulier.

– Et moi je veux qu’il assiste à notreentretien. Qu’avez-vous à me dire ?

– Rien, tant que vous ne serez pas seul.Je vous préviens que vous regretterez d’avoir refusé dem’entendre.

– Moins que vous ne regretterez, vous,d’être venu ici.

– Ici ?… mais je suis chez moi, ici,puisque j’ai acheté le château avec les terres. Ce serait à vousd’en sortir.

– Est-ce pour m’en chasser que vous yêtes entré ?

– Non, Monsieur. Et puisque vous meforcez à parler devant un tiers, sachez que je viens, au contraire,vous proposer de résilier notre contrat. Il n’est pas encore signé.Il ne tient qu’à vous qu’il ne le soit jamais. Avant de quitterParis, j’ai prévenu mon notaire.

» Prévenez le vôtre et il ne sera plusquestion d’un projet auquel ni vous ni moi nous n’avons plus aucunintérêt à donner suite. Il a pu nous convenir autrefois, mais lescirconstances ne sont plus les mêmes. Notre situation à tous deux achangé.

– Complètement, je le reconnais, elle achangé il y a quatre mois, et je m’étonne que vous ayez attendu silongtemps avant de changer d’avis.

– J’hésitais, parce que quoique j’aie eufort à me plaindre de vous, je craignais de vous mettre dansl’embarras en renonçant à parfaire l’acquisition de vos propriétés…grevées de lourdes hypothèques. Mais il vient de survenir desévénements qui me décident à quitter la France. La guerre, j’ensuis convaincu, tournera très mal pour notre pays. J’ai engagéd’importantes affaires en Amérique. Je me suis décidé à aller lessurveiller moi-même. Je me suis embarqué à Nantes et je vaistraverser l’Atlantique sur un bateau à vapeur que j’ai acheté etqui me portera à New-York, avec ma fille et mon gendre.

» J’aurais pu me dispenser de vous voir,mais je n’ai pas voulu passer tout près de la côte que vous habitezsans m’y arrêter pour vous notifier ma résolution de rompre nosanciennes conventions.

– Est-ce tout ?

– Oui, Monsieur. Je ne m’attendais pas àêtre si mal reçu par vous, mais j’ai fait ce que je devais faire etnous en resterons là.

– Vous croyez que nous en resteronslà ? demanda Hervé, menaçant.

– Absolument. Vous n’avez pas, jesuppose, l’intention de me retenir ici, contre ma volonté.

– Vous vous trompez.

– Qu’est-ce à dire ?

– Et vous mentez. Vous êtes parti deParis, parce que si vous y étiez resté, vous auriez été arrêté.

– Moi ! ricanaM. de Bernage. Et pourquoi, je vous prie ?

– Comme inculpé de trois assassinats etd’un détournement de succession.

– Vous moquez-vous de moi ou perdez-vousl’esprit ?

– Ni l’un ni l’autre. Mon cher Delle,veuillez donc répéter à monsieur ce que vous m’avez dit tantôt…parlez-lui des entretiens que vous avez eus avec un hautfonctionnaire de la police…

– Monsieur en est aussi sans doute ?demanda Bernage avec une impudence rare.

– Non, Monsieur, dit froidementl’interne, mais le secrétaire général de la préfecture est monparent, et je tiens de lui qu’on vous soupçonne fort de vous êtredéfait du propriétaire d’une maison qui a brûlé au mois de févrierdernier.

– Je ne comprends pas, murmuraBernage.

Scaër entra en scène en disant :

– Nierez-vous que vous ayez été, il y adix ans, l’associé de M. Georges Nesbitt, citoyen américain etnégociant à Paris ?

– Son associé, non. J’ai été avec lui enrelations d’affaires, voilà tout… et ces relations ont cessé depuislongtemps.

– Elles ont cessé parce que vous l’aveztué.

Bernage haussa les épaules.

– Voulez-vous que je vous dise où etpourquoi vous l’avez tué ?… parce que vous vouliez vousemparer de sa fortune qui revenait par héritage à sa nièce, HévaNesbitt, dont la mère était sa belle-sœur. Vous l’avez tué danscette maison de la rue de la Huchette qu’il avait achetée pour lesy recevoir… elles aussi, vous les avez tuées… dans le pays où noussommes… tout près de ce château que je vous ai vendu… Oh ! lesremords ne vous tourmentent pas… et vous aviez sans doute aussi debonnes raisons pour vous établir à proximité de la tour où vousavez caché leurs cadavres, comme vous avez caché celui de GeorgesNesbitt dans un mur de la maison à laquelle vous avez fait mettrele feu… vous l’avez enlevé celui-là et vous l’avez jeté dans laSeine… ne niez pas… je vous ai vu… vous et votre complice… cemisérable que vous avez choisi pour gendre… et je devine maintenantpourquoi vous êtes venu à Trégunc… pour y faire ce que vous avezfait rue de la Huchette… vous avez semé des cadavres et vousvoudriez les anéantir… vous seriez allé, cette nuit, aux ruines deRustéphan…

– Monsieur, interrompit Bernage,l’accusation que vous portez contre moi est tellement absurde queje ne prendrai pas la peine de me défendre. Vous n’êtes pas monjuge. Si j’avais à me justifier devant un magistrat, je n’auraisqu’à lui dire ce que je sais sur cette vieille histoire. Il verraittout de suite que je ne suis pour rien dans les crimes dont vousparlez.

» Je n’avais aucun intérêt à lescommettre, car ce n’est pas à moi qu’ils ont profité.

– À qui donc je vous prie ?

– À l’héritière naturelle de tous lesNesbitt. Moi, je n’avais rien à prétendre dans la succession d’unhomme qui n’était ni mon parent, ni mon allié. Et cette héritièrenaturelle, vous la connaissez… beaucoup plus que je ne la connais…c’est cette aventurière qui est devenue votre maîtresse, depuisqu’elle a eu l’audace de se présenter chez moi… cette prétenduemarquise de Mazatlan…

– Taisez-vous ! cria Scaër,furieux.

– Pourquoi me tairais-je ? Je n’aipas de ménagements à garder avec vous qui osez m’accuser d’être unassassin et un voleur. Je ne sais si, comme vous l’affirmez sanspreuves, on a assassiné Nesbitt, sa belle-sœur et sa nièce… mais jesais de source certaine que cette femme était la cousine germainede la nièce et la plus proche parente. Je sais aussi qu’elle estvenue en France, en 1860, c’est-à-dire à l’époque où Nesbitt adisparu… elle est même venue en Bretagne. J’ignorais tout celaquand je l’ai vue pour la première fois. Je me suis renseignéaprès : j’ai eu des preuves et je l’aurais déjà dénoncée, sij’avais pu me douter que vous auriez un jour l’étrange idée de mesoupçonner. Il est encore temps d’en venir là, et je n’y manqueraispas, si vous vous avisiez de me calomnier publiquement.

Scaër resta muet, faute de trouverimmédiatement des arguments à opposer à l’odieuse accusation lancéecontre la marquise.

Delle, qui ne la connaissait pas, regardaitHervé et se taisait.

Bernage profita du désarroi où il lesvoyait.

– Je vous répète, reprit-il, que la mortde Nesbitt ne pouvait rien me rapporter. Il n’a pas, que je sache,testé en ma faveur, et en supposant qu’il n’ait pas péri dans unnaufrage en revenant de Chine ou en y allant, vous admettrez bienqu’il ne portait pas sur lui tout ce qu’il possédait. Ses fondsdevaient être déposés quelque part, dans une maison de banque deParis ou de Shang-Haï. Comment aurais-je pu m’en emparer ? Jen’avais aucun titre pour les réclamer et, je vous l’ai déjà dit,Nesbitt, qui faisait des affaires avec moi, n’a jamais été monassocié.

» Maintenant, Monsieur, je n’ai rien àajouter. Le but de ma visite était de vous informer de monintention de ne pas signer l’acte de vente. C’est fait. Libre àvous de m’intenter un procès que vous perdriez à coup sûr. Jeréclame, moi, la liberté d’aller rejoindre mon yacht. On m’y attendet je tiens à partir ce soir.

À ce moment, M. de Bernage aperçutla figure d’Alain qui s’était rapproché et qui se tenait deboutdevant la fenêtre ouverte. Il ne montrait que sa tête et son buste,mais il avait bien pu entendre la conversation.

Son maître lui avait commandé de faire bonnegarde ; il ne lui avait pas défendu d’écouter.

– Monsieur, cria-t-il en s’adressant àBernage, je voudrais bien vous dire un mot.

– Quel est cet homme ? demandaBernage en fronçant le sourcil.

– Mon garde-chasse, répondit Hervé quin’en voulait pas du tout à Kernoul d’intervenir.

– Vous teniez donc à ce que notreentrevue se passe devant deux témoins. Monsieur que voici, passeencore, mais un de vos gens, c’est trop… et vous me permettrez devous dire que ce procédé n’est pas d’un gentleman.

– Je n’ai que faire de vos leçons. Si cegarçon vous interpelle, c’est qu’il vous connaît, et je vous engageà lui répondre.

– Il me connaît, dites-vous ?… Oùdonc m’a-t-il vu ?

– Interrogez-le. Il vous le dira.

– Ce n’est pas la peine, notre maître. Iln’y a qu’une chose que je voudrais savoir…

– Eh bien ! qu’il parle ! ditBernage ; mais qu’il se dépêche. Je n’ai pas de temps à perdreen bavardages avec un domestique.

– Voilà ce que c’est. Je voudrais savoirsi vous avez à bord de votre yacht la vieille dame que, cet hiver àParis, vous promeniez dans votre belle voiture découverte.

– Mme de Cornuel,expliqua Scaër, qui commençait à deviner où Alain voulait envenir.

– De quoi se mêle ce drôle ?

– Je me mêle de ce qui me regarde. J’aieu affaire à cette dame, et j’ai un compte à régler avec elle.

– Allez le régler à Paris. Elle y estrestée.

– Tant pis ! dit laconiquementAlain.

– Pourquoi, tant pis ?

– Parce que, si elle était ici, jel’étranglerais de bon cœur.

– En vérité, Monsieur le baron, vous avezdes serviteurs étrangement mal appris. Vous trouverez bon que jecesse de supporter l’insolence de ce rustre. Veuillez me laissersortir.

– Pas avant que vous sachiez pourquoiAlain voudrait étrangler votre dame de compagnie.

– Je ne tiens pas à le savoir.

– Mais je tiens à vous l’apprendre. Ellea mis le feu à la maison où sa femme a été brûlée. Il lui seraitfacile de le prouver. Et certes, elle ne l’a pas mis pour obéir àun ordre de Mme de Mazatlan.

– Je n’en entendrai pas davantage. Votreintention, je suppose, n’est pas de me retenir de force. Si vouspersistiez à m’imputer je ne sais combien de forfaits dont lemoindre entraînerait la peine capitale, je vous prierais de mefaire conduire, sous bonne escorte, à la petite ville la plusprochaine… Concarneau, je crois… je ne demande qu’à m’expliqueravec le commissaire de police de l’endroit… mon nom lui est connu,puisque tout le pays a su que j’avais acheté vos terres… je luidirai deux mots de la marquise… et je m’en rapporterai à sadécision. Si, au contraire, vous préférez que ce qui vient de sepasser ici reste entre nous, ouvrez-moi cette porte. Ce sera plussage, car si les marins du canot qui m’a mis à terre ne me voyaientpas revenir, ils viendraient certainement me chercher… ils saventparfaitement où je suis.

Ce fut dit sur un ton de persiflage quin’était pas fait pour calmer Scaër, et il savait trop bien à quois’en tenir pour s’y laisser prendre. S’il hésitait, ce n’était pasqu’il crût à l’innocence de M. de Bernage ; maisM. de Bernage avait su toucher l’endroit sensible en lemenaçant d’accuser Mme de Mazatlan.

La vengeance a beau être, dit-on, le plaisirdes dieux, la satisfaction de venger la mort d’Héva Nesbitt ne luiparaissait plus valoir que, pour confondre ses assassins, ilexposât la marquise aux attaques désespérées d’un scélérat auxabois qui ne ménagerait personne.

Hervé n’aurait certes pas empêché Kernould’étrangler la Cornuel, si elle lui était tombée sous la main. Ilne se décida point à lui commander de sauter sur Bernage, enappelant à la rescousse tous les gars de la ferme et de le traînerà Concarneau pour le remettre aux gendarmes qui pourraient bienrefuser de le recevoir, car ses crimes n’étaient pas prouvés.

Pibrac et Margot y étaient à Concarneau. Quelspectacle à leur donner que l’ex-futur beau-père du dernier desScaër, garrotté comme un voleur de grand chemin qu’on vientd’arrêter en flagrant délit !

Tout Paris le saurait, Paris où ils allaientbientôt rentrer, et ce scandale ne serait rien au prix de celui quirésulterait d’un procès criminel.

Hervé recula devant ce malheur qui frapperaitdeux innocentes, car il atteindrait aussi la fille de l’abominableBernage.

Il était écrit que cet homme échapperaitencore une fois au châtiment.

Hervé ouvrit la porte de la salle, etconduisit jusque sur le perron son prisonnier d’une heure quis’empressa de profiter de la liberté de sortir.

Alain serrait les poings et grinçait desdents. S’il eût été seul, M. de Bernage aurait passé unmauvais quart d’heure.

Suivi des yeux par Hervé et par l’interne, lepère de Solange descendit l’avenue au pas accéléré et ne tardaguère à disparaître au tournant du chemin.

Hervé appela Kernoul qui rongeait son frein etlui dit :

– Je te défends de le suivre. Rentre à laferme et, une heure avant la nuit, va voir à la côte si le vapeurest en route. Tu reviendras me dire ce que tu auras vu.

Alain, accoutumé à l’obéissance passive,s’achemina vers la ferme qui n’était pas loin, et Scaër ne s’occupaplus de lui, sachant bien que les ordres qu’il venait de donnerseraient exécutés.

Scaër rentra dans la salle avec Delle qui luidit :

– Je crois que vous avez bien fait de luipermettre d’aller se faire pendre ailleurs. Vous n’êtes pas chargéde réparer les bévues de la police qui n’a pas su éclaircir cetteaffaire. J’avoue, du reste, qu’elle me paraît très embrouillée… Jene sais trop qu’en penser… il est vrai que je n’en connais quecertains côtés… je vois où elle en est, mais j’ignore comment ellea commencé.

– Je vais vous l’apprendre, réponditScaër sans hésiter. Vous m’avez prouvé que vous étiez mon ami etvous êtes le seul homme à qui je puisse raconter cette lugubrehistoire, car je n’ai confiance qu’en vous et suis sûr qu’aprèsm’avoir entendu, vous ne me refuserez ni vos conseils, ni votreassistance.

Les deux nouveaux amis s’attablèrent en facel’un de l’autre, et Hervé entama le récit très compliqué de sesaventures, depuis la nuit du samedi gras au bal de l’Opéra,jusqu’au jour de son brusque départ pour la Bretagne.

Il n’omit rien et ne déguisa rien, pas mêmeses sentiments intimes, ses perplexités, ses doutes, seshésitations, ses faiblesses.

C’était la première fois qu’il lui arrivaitd’ouvrir ainsi son cœur.

Il s’était bien gardé de prendre pourconfident Pibrac ; et Alain, qui connaissait les faits,n’était pas en état de comprendre les causes.

Delle écouta, sans l’interrompre, le dernierdes Scaër et, quand ce fut fini, il ne se pressa point de donnerson avis.

Évidemment, il éprouvait quelque embarras àexprimer sa pensée.

– Est-il vrai, demanda-t-il timidement,que cette dame a droit à la succession de la jeune fille qu’on atuée ?

– C’est possible, répondit Hervé ;elles étaient cousines germaines… filles de deux sœurs… mais HévaNesbitt et sa mère étaient pauvres…

– Elles ont pu hériter de GeorgesNesbitt, si on l’a tué avant elles… et Georges Nesbitt devait êtretrès riche…

– Probablement, mais… qu’enconcluez-vous ?

– Je ne conclus pas… je réfléchis.Certes, je ne soupçonne pas la marquise de Mazatlan, mais je suisobligé de le reconnaître, l’intérêt que ce M. de Bernageaurait eu à se défaire de M. Nesbitt et de ses parentesn’apparaît pas très clairement. Comment s’y serait-il pris pours’emparer d’un héritage qui ne lui revenait pas, aux termes de laloi sur les successions ?

– C’est ce que je ne me charge pas devous expliquer. Tout est obscur dans cette histoire. Peut-êtrel’héritage consistait-il en espèces métalliques ou en valeursmobilières sur lesquelles Bernage a fait main basse. La lettre queson complice lui a écrite pour réclamer sa part suffit à prouverque le crime lui a profité.

– La lettre que vous avez trouvée dans lecarnet volé au bal de l’Opéra ?

– Oui. Je l’ai gardé, ce carnet… et c’estgrâce à une des indications qu’il contenait que j’ai découvert laplace où ils avaient muré le cadavre de Nesbitt.

– Voulez-vous me le montrer ?

Hervé le portait toujours sur lui.

Si le commissaire de police qui l’avaitsurpris avec Alain dans la maison de la rue de la Huchette s’étaitavisé de le fouiller, il aurait sans doute confisqué cette pièce àconviction, et les choses auraient pu prendre une autre tournure.Mais ce commissaire n’y avait pas songé.

– Le voici, dit Hervé en tirant de sapoche l’agenda et en le remettant à l’interne, qui se mit aussitôtà le feuilleter.

Il arriva bientôt aux pages où figuraient lesdessins et les plans, qu’il examina longuement.

– Je retrouve bien la maison de la rue dela Huchette, murmura-t-il ; mais je ne vois rien qui ressembleà une plate-forme de la tour de Rustéphan.

– Quand Bernage a pris ces notes, ilignorait peut-être ce qui s’était passé en Bretagne, réponditScaër. Son complice a opéré seul. Ils s’étaient sans doute partagéla besogne. L’un a assassiné la mère et la fille, l’autre aassassiné Nesbitt. Plus tard, ils se sont entendus pour fairedisparaître les cadavres.

– C’est possible… mais à quoi serapportent les autres signes… le dessin qui représente un jardinplanté d’arbres et les mots tronqués : « Bagn. – pl.– Égl. ? »

– Je n’ai jamais pu le deviner.

– Je ne le devine pas non plus, mais jem’imagine que Bernage a pu cacher là l’argent de Nesbitt.

– S’il l’y a caché, il ne l’y a paslaissé depuis dix ans. Nous pouvons nous dispenser de chercher.

– D’autant que nous ne trouverions pas.Les indications sont trop vagues. C’est un hasard qui vous aconduit rue de la Huchette…

– Et ces hasards-là n’arrivent pas deuxfois.

– Aussi, suis-je d’avis de ne rien faire.Vous êtes sans nouvelles deMme de Mazatlan ?

Ainsi posée, sans transition, la questiondonnait à penser que l’interne n’était pas absolument convaincu del’innocence de la marquise.

– Depuis un mois, répondit Hervé sansrelever cette allusion très détournée aux calomnies lancées parM. de Bernage. Elle m’a écrit le 15 juin pour m’annoncerqu’elle allait s’absenter et qu’elle me priait d’attendre sonretour, jusqu’au 15 juillet.

– Le délai est expiré, murmuraM. Delle.

– Je le sais, et je me préparais à allerm’embarquer à Saint-Malo, sur le paquebot de Southampton. Je croismaintenant que je ne partirai pas. Je m’engagerai comme simplesoldat.

– Ce sera mieux. Alors, vous renoncerez àvous occuper de tous ces coquins ?

– J’y suis à peu près décidé.

– Je vous en félicite. Rien n’empêche quenous rentrions ensemble à Paris… dès demain, si le cœur vous endit, car je ne tiens pas du tout à continuer le voyage avec Pibrac…et je n’ai pas de temps à perdre pour tâcher de me faire attacher àune ambulance…

– Demain, oui… si, demain, j’ai lacertitude que le yacht est parti. Je ne voudrais pas laisser iciBernage et sa bande.

– Votre garde vous renseignera cesoir.

– Et, en attendant, nous pouvons savoir àquoi nous en tenir. De la chambre que j’habite, on voit la mer.Voulez-vous y monter avec moi ?… je vous préviens que c’est unpeu haut.

– Moins haut, je suppose que laplate-forme du donjon de Rustéphan.

– Pas beaucoup moins, mais l’escalier esten meilleur état.

– Allons ! dit l’interne, quin’était pas fâché d’être dispensé de se prononcer catégoriquementsur le cas du seigneur de Trégunc.

Elle était en effet très haute, la tour duvieux castel qui jadis en avait eu quatre.

Les trois autres avaient tellement souffertpar l’injure du temps, que le grand-père d’Hervé avait dû les fairedémolir.

Dans celle qui subsistait, la pièce où campaitle dernier des Scaër était immédiatement au-dessous descréneaux.

Une vraie chambre de chasseur campagnard, oùil y avait plus d’armes que de meubles.

Il couchait sur un lit de camp et il sepassait très bien de rideaux et de tapis, comme il se passait devoitures et de chevaux, lui qui naguère appréciait fort le confortdans les appartements et le luxe des équipages.

La fenêtre, enguirlandée de lierre, s’ouvraitdu côté de la mer et les deux amis n’eurent rien de plus pressé quede l’ouvrir et de s’y accouder pour examiner la côte.

La pointe de Trévic n’est qu’à douze centmètres du château et le yacht était encore à l’ancre, tout près decette pointe, à l’entrée d’un chenal formé par le confluent de deuxpetites rivières.

– Il ne me paraît pas se disposer àpartir, dit l’interne, je ne vois pas de fumée.

– Il chauffe cependant, reprit Hervé quiavait d’excellents yeux. Ce petit nuage blanc qui s’échappe de lacheminée, c’est un jet de vapeur. D’ici à une heure ou deux, ilsera prêt à faire route.

Ayant dit, Hervé décrocha une lunette marineet la braqua sur le navire, immobile au mouillage.

– Bernage est rentré à bord, car lesembarcations sont hissées sur leurs palans, reprit-il ; maisl’équipage ne s’empresse pas à la manœuvre. Il n’y a personne surle pont. Il leur faudra du temps pour démarrer et je ne serais passurpris qu’ils attendissent la nuit.

– Elle vient, la nuit, et il me sembleque le temps va changer.

– Très certainement. C’est un grain quise forme au sud-ouest, et s’ils s’attardent, ils pourront bien êtrejetés à la côte.

– Ce ne serait pas un grand malheur… etje ne serais pas fâché de voir la mer en furie. Il me semblequ’elle gronde déjà. D’ici, le tableau est admirable.

L’horizon s’empourprait de rouge et au loincouraient de longues vagues blanches, premiers frissons de l’Océanfouetté par le coup de vent qui arrivait du large.

C’était la saison où les gens de Concarneaupêchent la sardine et des centaines de barques forçaient de voilespour rentrer au port avant que la tempête éclatât.

On eût dit des mouettes fuyant àtire-d’ailes.

– Je me trompais, reprit Hervé qui avaitencore l’œil à la lunette, il y a une femme assise à l’arrière dubateau.

– Une femme ?… celle que votregarde-chasse se propose d’étrangler ? demanda Delle enriant.

– Non… je la reconnais… c’estMlle de Bernage… son père nous a dit qu’elleétait du voyage. Il n’a pas menti.

– Par extraordinaire. Mais je la plains,elle passera mal son temps sur cette coquille de noix, si la mer sefâche.

– Plus mal que vous ne le pensez. Cesgens sont fous de rester là, au lieu d’essayer de s’élever aularge… il est peut-être déjà trop tard.

– Bernage n’est pas marin et il tenaitprobablement à ne pas s’éloigner ce soir de la côte. Je me figureque son complice lui avait proposé de faire sauter nuitamment ledonjon de Rustéphan… avec du picrate de potasse… vous vous rappelezl’explosion de la place de la Sorbonne, l’année dernière… c’eût étéun joli pendant à l’incendie de la maison de la rue de la Huchette…mais ils ont dû renoncer à ce beau projet, depuis que Bernage saitque nous avons retrouvé les ossements de leurs victimes.

– Je vois Alain en faction au pied dudolmen de Trévic… et des paysans qui arrivent en courant. Ils ne sedérangeraient pas pour contempler les effets d’une bourrasque, maisils savent qu’une tempête effroyable va tomber sur la côte… ilscomptent que le yacht ne tiendra pas sur ses ancres et qu’ilviendra se briser sur les rochers de la pointe… ils veulent être làpour piller l’épave.

– Quoi ! vos Bretons en sont encorelà ? Je croyais qu’il n’y avait plus de naufrageurs…

– Beaucoup moins qu’autrefois, mais quandil se présente une occasion, ils en profitent… et c’en est une, carle yacht est perdu… mais je ne les laisserai pas faire… décrochezun fusil, mon cher Delle… moi, je vais prendre le mien, et à nousdeux, nous les tiendrons en respect… Alain nous aiderait s’il lefallait… et je l’enverrai chercher du renfort… il y a un poste dedouaniers à cinq cent mètres de la pointe.

– J’en suis ! dit joyeusementl’interne. À la veille d’entrer en guerre contre les Prussiens,cette petite expédition nous fera la main.

Les deux amis s’armèrent, descendirentprécipitamment de leur observatoire et se lancèrent à travers lalande.

Le ciel était noir et le vent leur coupait levisage, en leur apportant le bruit des vagues qui se ruaient àl’assaut de la falaise de Trévic.

C’était plus qu’un grain ; c’était uncyclone ou un raz de marée, un de ces cataclysmes imprévus que rienn’annonce et que rien n’arrête.

Toujours dure et sauvage, la mer de Bretagne aquelquefois des colères subites. Elle se soulevait ainsi tout àcoup au déclin d’une splendide journée de juillet. Trois mois plustard, le 10 octobre 1870, pas loin de Trévic, et tout près dePenmarc’h, par un temps calme, elle se souleva encore et elleenleva la femme et la fille du préfet du Finistère qui déjeunaientgaiement sur un rocher, à dix mètres au-dessus de la grève.

Elle aurait broyé un vaisseau cuirassé. Quepouvait contre sa force irrésistible un yacht de petit tonnage,pourvu d’une machine insuffisante et monté peut-être par des marinsinexpérimentés ?

Hervé, en arrivant à la pointe, vit tout desuite que le malheureux bateau était irrémédiablement perdu.

Brisant les chaînes d’ancre, une énorme lamede fond venait de l’enlever comme une plume et de le jeter sur unrocher pointu où il était resté, couché sur le côté et crevé parl’arrière.

Et d’autres lames s’abattaient sans cesse surl’épave. La mer achevait son œuvre. Encore quelques chocs, et lacoque effondrée allait disparaître dans le gouffre tourbillonnantdu chenal.

Les riverains, accourus pour profiter dunaufrage, n’osaient pas approcher de la côte qui n’était pas àl’abri des vagues.

Hervé, sans s’occuper d’eux, alla droit audolmen où il trouva le gars aux biques, cramponné à un bloc depierres, le cou tendu, les cheveux au vent, les yeux étincelants,la bouche crispée.

– Il y a une justice, là-haut, cria-t-ilà son maître en lui montrant le yacht qui coulait bas.

À ce moment, un rayon du soleil couchant perçales nuages chassés par le vent et illumina la scène.

Hervé et l’interne, qui l’avait suivi de près,virent distinctement sur le pont du navire en perdition des hommesgrimpant dans la mâture et une femme levant les bras au ciel.

Une montagne d’eau qui s’écroula sur eux lesbalaya tous.

Avant que Delle et Alain songeassent à leretenir, Hervé se précipita comme un fou vers un sentier quidescendait à la plage, au flanc de la falaise toute blanched’écume.

C’était courir à la mort, car la mer battait àcoups redoublés la base de cette pointe avancée et la grève n’étaitpas tenable.

Il y arriva, par miracle, sans accident, et ily resta, défiant les vagues qui déferlaient à ses pieds.

Pourquoi y était-il venu ? Il n’auraitpas pu le dire. Il avait cédé à un mouvement irréfléchi, unmouvement généreux, qui le poussait à courir au secours desnaufragés, comme si le sauvetage eût été possible.

Alain et Delle ne tardèrent pas à lerejoindre ; ils essayèrent de l’entraîner, et comme il sedébattait en criant qu’il voulait rester là pour empêcher lespilleurs d’épaves de dépouiller les cadavres que la mer allaitrejeter, Alain lui dit :

– Il n’y a pas de danger, notre maître.Les brasse-carrésviennent d’arriver.

Les brasse-carrés, dans la langue desmarins et des Bretons de la côte, ce sont les gendarmes qui portentleur chapeau comme un navire filant vent arrière porte sesvoiles.

Alain disait vrai. On voyait briller en hautde la falaise les bicornes galonnés.

Hervé se laissa emmener. C’en était fait desassassins et de la pauvre Solange.

Alain et Delle l’escortèrent jusqu’auchâteau.

Delle n’était pas trop fâché de ce dénouementqui simplifiait la situation de son nouvel ami. Alain s’enréjouissait et ne prenait guère la peine de cacher sa joie quin’était pourtant pas complète, car, s’il fallait en croire Bernage,la Cornuel, n’étant pas à bord du yacht, avait survécu à lacatastrophe.

Hervé, sombre et silencieux, marchait la têtebasse.

Ils arrivèrent au manoir en même temps que lefacteur rural qui apportait une lettre adressée à M. le baronde Scaër.

C’était la première depuis un mois, et lasuscription n’était pas de l’écriture de la marquise.

Hervé la reçut sur le perron et la lut auxdernières clartés du jour qui baissait.

Elle était datée de Paris, quatre joursauparavant, et il y avait :

« Je suis séquestrée et gardée à vue.J’espère pourtant que cette lettre vous parviendra et que vous nem’avez pas tout à fait oubliée. Mon père m’emmène malgré moi enAngleterre, où nous nous embarquerons pour l’Amérique. Il veut mecontraindre à épouser un homme que je méprise et que j’exècre. Etcet homme est du voyage. Ils ont loué à Nantes un bateau à vapeurqui, en nous conduisant à Liverpool, relâchera sur la côteBretonne, tout près de votre château.

« Si vous y êtes et si vous avez pitié demoi, qui vous aime encore et que vous avez aimée, aidez-moi àm’échapper. Envoyez, la nuit, une barque près du yacht. Je nagetrès bien. Je me jetterai à la mer. Cette barque me recueillera.Ils croiront que je me suis noyée et ils ne me chercheront pas.Tout ce que je veux, c’est leur échapper. Vous me cacherez àTrégunc pendant quelques jours, et après, vous me chasserez, sivous voulez. Du moins, je ne mourrai pas sans vous avoir revu etsans vous avoir averti que vos ennemis ont juré votre mort. J’aisurpris leurs secrets et je vous dirai tout.

« Si vous repoussez ma prière, si je neparviens pas à vous rejoindre, j’en finirai avec la vie et madernière pensée sera pour vous. »

C’était signé : Solange.

Elle arrivait trop tard, cette lettredésespérée. La malheureuse jeune fille avait péri avec ses odieuxpersécuteurs.

– Lisez ! dit Hervé à son ami d’unjour.

Delle lut et comprit. Hervé l’avait assezrenseigné.

– Qu’allez-vous faire ? demandal’interne, sans trop s’émouvoir.

– Je vais m’engager et tâcher de me fairetuer.

– Moi, je tâcherai de vous guérir, sivous êtes blessé. Oubliez le passé, et ne désespérez pas del’avenir.

– C’est le jugement de Dieu qui vient des’accomplir. Vous n’avez rien à vous reprocher.

Scaër, au lieu de répondre, interpellaAlain.

– Je vais me battre, lui dit-il ; tuas vingt ans, la conscription va te prendre. Veux-tu faire laguerre à côté de moi ?

– Où vous irez, j’irai, dit le gars auxbiques.

– C’est bien, nous partirons demain pourParis.

– Oh ! oui… pour Paris… elle y estrestée, la gueuse !… et si je pouvais la rencontrer…

– Tais-toi ! Zina est assez vengée.Pense à défendre ton pays. Et ne compte pas que nous resterons àParis. C’est à la frontière que je te mènerai.

– Au bout du monde, si vous voulez.

Alain était prêt à y suivre son maître, maisil n’avait pas renoncé à étrangler la Cornuel.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer