HIPPIAS.
De quelles harmonies, mon cher, et de quelles lettres
parles-tu?
SOCRATE.
Sur quoi donc se plaisent-ils à t’entendre et
t’applaudissent-ils? Dis-le-moi toi-même, puisque je ne
saurais le deviner.
HIPPIAS.
Lorsque je leur parle, Socrate, de la généalogie des
héros et des grands hommes, de l’origine des villes, et
de la manière dont elles ont été fondées dans les
premiers temps, et en général de toute l’histoire
ancienne, c’est alors qu’ils m’écoutent avec le plus
grand plaisir; de façon que, pour les satisfaire, j’ai été
obligé d’étudier et d’apprendre avec soin tout cela.
SOCRATE.
En vérité, Hippias, tu es heureux que les Lacédémoniens
ne prennent pas plaisir à entendre nommer de suite tous
nos archontes depuis Solon; sans quoi tu aurais pris bien
de la peine à te mettre tous ces noms dans la tête.
HIPPIAS.
Quelle peine, Socrate? je n’ai qu’à entendre une seule
fois cinquante noms, je les répéterai par cœur.
SOCRATE.
Tu dis vrai: je ne faisais pas attention que tu possèdes
l’art de la mnémonique . Je conçois donc que c’est
avec beaucoup de raison que les Lacédémoniens se
plaisent à tes discours, toi qui sais tant de choses,
et qu’ils s’adressent à toi, comme les enfants aux vieilles
femmes, pour leur faire des contes divertissants.
HIPPIAS.
Je t’assure, Socrate, que je m’y suis fait dernièrement
beaucoup d’honneur, en exposant quelles sont les belles
occupations auxquelles un jeune homme doit
s’appliquer; car j’ai composé là-dessus un fort beau
discours, écrit avec le plus grand soin. En voici le sujet
et le commencement. Je suppose qu’après la prise de
Troie, Néoptolème, s’adressant à Nestor, lui
demande quels sont les beaux exercices qu’un jeune
homme doit cultiver pour rendre son nom célèbre.
Nestor après cela prend la parole, et lui propose je ne
sais combien de pratiques tout-à-fait belles. J’ai lu ce
discours en public à Lacédémone, et je dois le lire ici
dans trois jours à l’école de Phidostrate, avec beaucoup
d’autres morceaux qui méritent d’être entendus: je m’y
suis engagé à la prière d’Eudicos, fils d’Apémante. Tu me
feras plaisir de t’y rendre, et d’amener avec toi
d’autres personnes en état d’en juger.
SOCRATE.
Cela sera, s’il plaît à Dieu, Hippias . Pour le présent,
réponds à une petite question que j’ai à te faire à ce
sujet, et que tu m’as rappelée à l’esprit fort à propos. Il
n’y a pas longtemps, mon cher ami, que, causant avec
quelqu’un, et blâmant certaines choses comme laides, et
en approuvant d’autres comme belles, il m’a jeté dans un
grand embarras par ses questions insultantes. Socrate,
m’a-t-il dit, d’où connais-tu donc les belles choses
et les laides? Voyons un peu: pourrais-tu me dire ce que
c’est que le beau? Moi, je fus assez sot pour demeurer
interdit, et je ne sus quelle bonne réponse lui faire. Au
sortir de cet entretien, je me suis mis en colère contre
moi-même, me reprochant mon ignorance, et me suis
bien promis que le premier de vous autres sages que je
rencontrerais, je me ferais instruire, et qu’après m’être
bien exercé, j’irais retrouver mon homme et lui présenter
de nouveau le combat. Ainsi tu viens, comme je disais,
fort à propos. Enseigne-moi à fond, je te prie, ce que
c’est que le beau, et tâche de me répondre avec la
plus grande précision, de peur que cet homme ne me
confonde de nouveau, et que je lui apprête à rire pour la
seconde fois. Car sans doute tu sais tout cela
parfaitement; et, parmi tant de connaissances que tu
possèdes, celle-ci est apparemment une des moindres?
HIPPIAS.
Oui, Socrate, une des moindres; ce n’est rien en vérité.
SOCRATE.
Tant mieux, je l’apprendrai facilement, et personne
désormais ne se moquera de moi.
HIPPIAS.
Personne, j’en réponds. Ma profession, sans cela,
n’aurait rien que de commun et de méprisable.
SOCRATE.
Par Junon, tu m’annonces une bonne nouvelle, Hippias,
s’il est vrai que nous puissions venir à bout de cet
homme. Mais ne te gênerai-je pas si, faisant ici son
personnage, j’attaque tes discours à mesure que tu
répondras, afin de m’exercer davantage? car je
m’entends assez à faire des objections; et, si cela t’est
indifférent, je veux te proposer mes difficultés, pour être
plus ferme dans ce que tu m’apprendras.
HIPPIAS.
Argumente, j’y consens: aussi bien, comme je t’ai dit,
cette question n’est pas d’importance; et je te
mettrais en état d’en résoudre de bien plus difficiles, de
façon qu’aucun homme ne pourrait te réfuter.
SOCRATE.
Tu me charmes, en vérité. Allons, puisque tu le veux
bien, je vais me mettre à sa place, et tâcher de
t’interroger. Si tu récitais en sa présence ce discours que
tu as, dis-tu, composé sur les belles occupations, après
l’avoir entendu, et au moment que tu cesserais de parler,
il ne manquerait pas de t’interroger avant toutes choses
sur le beau (car telle est sa manie), et il te dirait:
Étranger d’Élis, n’est-ce point par la justice que les justes
sont justes? Réponds, Hippias, comme si c’était lui qui te
fît cette demande.
HIPPIAS.
Je réponds que c’est par la justice.
SOCRATE.
La justice n’est-elle pas quelque chose de réel?
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
N’est-ce point aussi par la sagesse que les sages sont
sages, et par le bien que tout ce qui est bon est bon?
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Cette sagesse et ce bien sont des choses réelles, et tu ne
diras pas apparemment qu’elles n’existent point?
HIPPIAS.
Qui pourrait le dire?
SOCRATE.
Toutes les belles choses pareillement ne sont-elles point
belles par le beau?
HIPPIAS.
Oui, par le beau.
SOCRATE.
Ce beau est aussi quelque chose de réel, sans doute?
HIPPIAS.
Certainement.
SOCRATE.
Étranger, poursuivra-t-il, dis-moi donc ce que c’est que
ce beau.
HIPPIAS.
Celui qui fait cette question, Socrate, veut-il qu’on lui
apprenne autre chose, sinon qu’est-ce qui est beau?