La Cathédrale

Chapitre 11

 

Durtal avait prié Mme Mesurat, sa bonne, de porter le café dansle cabinet de travail. Il espérait ainsi ne plus l’avoir devantlui, debout, comme pendant le déjeuner, lui demandant si sacôtelette de mouton était bonne.

Et bien que cette viande sentît le gilet de flanelle, Durtalavait ébauché un vague geste affirmatif, sachant fort bien que,s’il hasardait la moindre remarque, il devrait subir d’incohérentsrabâchages sur tous les bouchers de la ville.

Aussi, dès que cette femme, despotique et servile, eut placé,sur sa table, la tasse, il se plongea le nez dans un livre, laforça, par son attitude rechignée, à fuir.

Ce livre qu’il feuilletait, il le connaissait presque par coeur,car il l’avait souvent lu, en dehors des heures des offices, dansla cathédrale; il y était si bien dans son cadre avec sa foi naïveet ses élans ingénus qu’il semblait être la voix familière del’église même.

Ce petit volume contenait le recueil des oraisons de GastonPhoebus, comte de Foix, au XIVe siècle; Durtal en possédait deuxéditions, l’une, imprimée, telle quelle, dans son authentiquelangage et son ancienne orthographe, par l’abbé de Madaune, l’autrerajeunie, mais d’experte façon, par M. de la Brière.

Et, en tournant au hasard les pages, Durtal tombait sur cesdolentes et humbles prières :  » Toi qui m’as formé dans le ventrede ma mère, ne me laisse pas choir… Sire, je te confesse mapauvreté… ma conscience me mord et m’expose les secrets de moncoeur. Avarice me contraint, luxure me souille, gloutonnerie medéshonore, colère me trouble, inconstance m’abat, paressem’opprime, hypocrisie me leurre…

Et voilà, Sire, avec quels compagnons j’ai vécu ma jeunesse; cesont là les amis que j’ai eus, ce sont là les seigneurs que j’aiservis…  »

Et plus loin, il s’écriait :  » péchés sur péchés, toujours j’aiamassés et les péchés que, de fait, je ne pouvais commettre, parmauvaise cogitation, je les faisais…  »

Durtal referma le volume et déplora qu’il fût si parfaitementinconnu des catholiques. Ils en étaient tous à remâcher le vieuxfoin déposé en tête ou en queue des journées du chrétien ou deseucologes, à lapper des oraisons solennelles, issues de la lourdephraséologie du XVIIe siècle, des suppliques où l’on ne percevaitaucun accent sincère, rien, ni un appel qui partît du coeur, ni uncri pieux!

Etaient-elles assez loin, toutes ces rapsodies fondues dans lemême moule, de ce langage si pénitent et si simple, de ce colloquesi aisé et si franc de l’âme avec Dieu! et Durtal parcouraitencore, çà et là, quelques passages, lisait :

 » Mon Dieu et ma miséricorde, je suis confus de te prier parvergogne de ma mauvaise conscience… donne à mes yeux fontaine delarmes et à mes mains largesses d’aumônes… donne-moi foiconvéniente, espérance et continuelle charité… Sire, tu n’ashorreur d’aucun, sinon du fou qui te nie… ô mon Dieu, don de monsalut et mon receveur, j’ai péché et tu l’as souffert!  »

Et, tournant encore quelques feuillets, il arrivait à la fin duvolume, à certains textes recueillis par M. de la Brière, entreautres à des pensées sur l’Eucharistie, tirées d’un manuscrit duXVe siècle.

 » Cette viande ne s’assimile pas à chacun; il y en a qui ne lamâchent point mais qui l’engloutissent à la hâte. On y doit mordreau plus profond que l’on peut, des dents de l’entendement, pour quela suavité de sa saveur en soit exprimée au dehors et qu’en sortela saveur. Vous avez entendu dire que, dans la nature, ce qui mieuxest trituré, mieux nourrit; la trituration des dents, ce sont lesprofondes et aiguës méditations sur le Sacrement lui-même.  »

Puis, après avoir expliqué le sens personnel de chaque dent,l’auteur ajoutait à propos de la quinzième,  » que le Sacrement està l’autel non seulement comme viande pour nous saouler et nousresaouler, mais, qui plus est, pour nous déifier.  »

Seigneur, murmura Durtal, en fermant le livre, Seigneur, si l’onse permettait maintenant d’user de comparaisons aussi matérielles,d’expressions aussi réalistes, pour parler de votre suradorableCorps, quelles clabauderies ce serait dans le clan des épiciers duTemple et dans le bataillon sacré des dévotes qui ont des prie-Dieude luxe, des places réservées près de l’autel, ainsi qu’au théâtreprès de la rampe, dans la maison de tous.

Et Durtal ruminait des réflexions qui l’assaillaient chaque foisqu’il regardait une feuille cléricale ou l’un de ces ouvragesprécédés, ainsi que d’un permis de visiter, par l’approbationsanitaire d’un prélat.

Et sa surprise ne cessait point de cette ignorance inouïe, decette haine instinctive de l’art, de cette appréhension des idées,de cette terreur des termes, si particulières aux catholiques.

Pourquoi? Car enfin, il n’y avait pas de raisons pour que lescroyants fussent plus ignares et plus bêtes que les autres; cedevrait même être le contraire…

Cet état d’infériorité, à quoi tenait-il? Et Durtal se répondait: au système d’éducation, aux cours de timidité intellectuelle, auxleçons de peur qu’on leur donne dans une cave, loin de la vieambiante et loin du jour; il semblait qu’il y eût, en effet,dessein d’évirer les âmes, en ne les nourrissant que deratatouilles sans suc, que de viandes littéraires blanches, partipris de détruire, chez les élèves, toute indépendance, touteinitiative de l’esprit, en les comprimant, en les planant sous lemême rouleau, en restreignant le cercle des pensées, en leslaissant dans une ignorance volontaire de la littérature et del’art.

Tout cela, pour éviter les tentations du fruit défendu dont onévoquait l’image, sous le prétexte d’en inspirer la crainte. A cejeu, la curiosité de cet inconnu dont il était toujours question endes phrases d’autant plus dangereuses qu’elles produisaient l’effetde gazes plus ou moins transparentes, en restant voilées, troublaitles cervelles et éveillait les sens; l’imagination ne pouvait ques’exacerber à ronger son désir de savoir et sa frayeur et elleétait prête à se désordonner au moindre mot.

Dans ces conditions, l’oeuvre même la plus anodine devenait unpéril par ce seul fait qu’il y était question d’amour et qu’on ydépeignait, sous un aspect avenant, une femme; et dès lors touts’expliquait, l’ignorance inhérente aux catholiques car on lavantait comme le remède préventif des séductions — la haineinstinctive de l’art, car toute oeuvre écrite et observée devenaitpar cela même, pour ces âmes timorées, un véhicule de péchés, unexcipient de fautes!

Vraiment, est-ce qu’il n’eût pas été plus habile, plus saged’ouvrir les fenêtres, d’aérer les pièces, de traiter virilementces âmes, de ne pas leur apprendre à trembler ainsi devant leurchair, de leur inculquer l’audace, la fermeté nécessaires pourrésister; car enfin, c’est un peu l’histoire du chien qui jappeaprès vous et qui vous saute aux chausses, si on feint de leredouter et de fuir et qui recule si l’on marche, décidé à lerepousser, sur lui.

Toujours est-il que ces procédés de culture pieuse avaientabouti, d’une part, à l’emprise charnelle de la majeure partie desgens élevés de la sorte, et lancés après, dans la vie du monde, etde l’autre, à un épanouissement de sottise et d’effroi, à l’abandondes territoires de l’esprit, à la capitulation de toutes les forcescatholiques se rendant, sans coup férir, à l’invasion de lalittérature profane s’installant sur des positions qu’elle n’avaitmême pas eu la peine de conquérir!

C’était fou cela! L’Eglise qui avait créé, qui avait allaitél’art pendant tant de siècles, Elle avait été, de par la lâcheté deses fils, reléguée dans un rancart; tous les grands mouvements quise succédèrent dans cet âge, le romantisme, le naturalisme, avaientété faits sans Elle ou contre Elle.

Il avait sufi qu’une oeuvre ne se contentât plus de raconter desimples historiettes ou d’aimables mensonges se terminant par desconclusions de vertu récompensée et de vice puni, pour qu’aussitôtla pudeur de la bedeaudaille se mît à braire!

Le jour où cette forme, si souple et si large, de l’art moderne,le roman, aborda les scènes de la vie réelle, dévida le jeu despassions, devint une étude de psychologie, une école d’analyse, cefut le recul de l’armée des dévots sur toute la ligne. le particatholique, qui paraissait mieux préparé que tout autre pour luttersur ce terrain que la théologie avait longuement exploré, se repliaen désordre, se bornant, pour assurer sa retraite, à fairecanarder, avec les vieilles arquebuses à rouets de ses troupes, lesoeuvres qu’il n’avait ni inspirées, ni conçues.

En retard de plusieurs ères, n’ayant pas suivi, à travers lessiècles, l’évolution du style, il tourna au rustre qui sait à peinelire, n’entendit plus que la moitié des vocables dont les écrivainsse servaient, se mua, disons le mot, en un camp d’illettrés;incapable de discerner le mauvais du bon, il engloba dans la mêmeréprobation les ordures de la pornographie et les oeuvres de l’art;bref, il finit par lâcher de telles gaffes, par débiter de simonstrueuses sottises, qu’il tomba dans le plus parfait discréditet ne compta plus.

Il eût été si facile pourtant de travailler, de tâcher de resterau courant, de comprendre, de s’assurer si, dans un ouvrage,l’auteur chantait la chair, la célébrait, la louait, pour toutdire; ou bien si, au contraire, il ne la montrait que pour labafouer et pour la haïr; il eût fallu se convaincre aussi qu’ilexiste un nu lubrique et un nu chaste, que, par conséquent, tousles tableaux où s’affirment des nudités ne sont pas à honnir. Ileût surtout fallu admettre qu’on devait exhiber les vices et lesdécrire pour en susciter le dégoût et en suggérer l’horreur.

Car enfin, ce fut là la grande théorie du Moyen Age, la méthodede la théologie sculpturale, la dogmatique littéraire des moines dece temps; et c’est là la raison d’être de ces statues, de cesgroupes qui alarment encore la scandaleuse pudeur de nos mômiers.Elles abondent ces scènes inconvenantes, ces images choisies desstupres, à Saint-Benoît-sur-Loire, à la cathédrale de Reims, auMans, dans la crypte de Bourges, partout où se dressent deséglises; et celles où nous n’en voyons pas sont celles qui n’en ontplus, car le bégueulisme, qui sévit plus spécialement dans lesépoques impures, les a brisées à coups de pierres, détruites au nomd’une morale opposée à celle qu’enseignaient les Saints, au MoyenAge!

Ces tableaux ont fait, depuis bien des années, la joie deslibres penseurs et le désespoir des catholiques; les uns ydistinguant une satire des moeurs des évêques et des moines, lesautres déplorant que de pareilles turpitudes souillassent lesparois du temple. L’explication de ces scènes était facile àproclamer pourtant; loin de chercher à excuser la tolérance del’Eglise qui les voulut, l’on devait admirer l’ampleur de sonesprit et sa franchise. En agissant ainsi, Elle témoignait de sarésolution d’aguerrir ses enfants, en leur présentant le ridiculeet l’odieux des vices qui les assiègent; c’était, pour parler lelangage des classes, la démonstration au tableau et aussi uneinvite à l’examen de conscience, avant de pénétrer dans lezsanctuaire que précédait, ainsi que d’un mémento de confession,l’énuméré des fautes.

Ce plan rentrait dans son système d’éducation, car Elleentendait façonner des âmes viriles, et non des âmelettes comme enmodèlent les orthopédistes spirituels de notre temps; Elledésignait et fouaillait le vice où qu’il se trouvât, n’hésitait pasà promulguer l’égalité des hommes devant Dieu, exigeait que lesévêques, que les moines qui défaillaient, fussent exposés ainsi quesur un pilori, dans ses porches; Elle les étalait même, depréférence aux autres, pour donner l’exemple.

Ces scènes, elles étaient, en somme, une glose du VIecommandement de Dieu, une paraphrase sculptée du catéchisme; ellesétaient les griefs de l’Eglise et ses leçons, mis bien en évidence,à la portée de tous.

Et ces recommandations et ces reproches, notre Mère ne se bornapoint à les exprimer dans un seul idiome; Elle emprunta, pour lesrépéter, la voix des autres arts; et forcément ce fut lalittérature et la chaire qui lui servirent de truchement pourvitupérer les masses.

Et elles ne furent ni moins braves, ni plus prudes que lastatuaire! Il n’y a qu’à ouvrir les oeuvres saintes — à commencerpar les Livres inspirés, par la Bible que l’on n’ose plus lirequ’en des traductions françaises affaiblies, car quel prêtre sehasarderait, à recommander aux esprits débilités de ses ouailles,la lecture du XVIe chapitre d’Ezéchiel ou du Cantique desCantiques, cet épithalame de Jésus et de l’âme! — jusqu’aux Pères,jusqu’aux Docteurs, pour s’assurer de la violence des mots dontl’Eglise usait pour lacérer le péché de chair.

Comme ils réprouveraient, nos modernes pharisiens,l’intransigeance de saint Grégoire le Grand criant :  » Dites lavérité, mieux vaut le scandale que le mensonge « ; la carrure desaint Epiphane discutant la Gnose et dépeignant par le menu lesabominations de cette secte, discourant tranquillement devant sesauditeurs :

 » Pourquoi craindrais-je d’énoncer ce que vous ne craignez pasde faire? en parlant ainsi, je veux inspirer l’horreur desturpitudes que vous commettez.  »

Que penseraient-ils de saint Bernard, appuyant, dans sa IIIeMéditation, sur d’affreux détails de physiologie pour démontrerl’inanité de nos ambitions corporelles et l’ignominie de nos joies?de sainte Hildegarde dissertant, avec quelle placidité! sur lesépisodes variés de la luxure; de saint Vincent Ferrier traitantlibrement dans ses sermons du vice d’Onan et du péché de Sodome,employant des termes matériels, comparant la confession à unemédecine, déclarant que le prêtre doit inspecter les urines del’âme et la purger? quelle réprobation soulèverait cet admirablepassage d’Odon de Cluny, cité par Remy de Gourmont, dans son « Latin Mystique « , le passage où ce terrible moine prend les appasde la femme, les retourne, les dépiaute, les rejette, tels qu’unlapin vidé sur l’étal; — et cet autre de Clément d’Alexandrie quirésume toute la question en deux phrases :

 » Je nomme sans honte ces parties du corps où se forme et senourrit le foetus; comment, en effet, aurais-je honte de les nommerpuisque Dieu n’a pas eu honte de les créer?  »

Aucun des grands écrivains de l’Eglise ne fut bégueule. Cettepruderie qui nous abêtit depuis si longtemps, elle, remontejustement aux âges impies, à cette époque de paganisme, à ce retourde classicisme avarié que fut la Renaissance; et ce qu’elle s’estdéveloppée depuis! Elle eut son grand terrain de culture dans lespompeuses et les lubriques annnées du soi-disant grand siècle; levirus janséniste, le vieux suint protestant s’infiltra dans le sangdes catholiques et ils l’ont encore!

— Eh bien vrai! ils sont jolis les résultats de cette syphilisde la décence — et Durtal éclata de rire, en songeant à lacathédrale de Chartres.

Ici, il sied de tirer l’échelle, se dit-il, car le summum del’imbécillité pieuse est atteint. Parmi les sculptures qui cernentle pourtour du choeur de cette basilique, figure le groupe de laCirconcision, saint Joseph tenant le bambin, tandis que la Viergeprépare un linge et que le grand-prêtre s’approche pour opérerl’enfant.

Et il s’est trouvé un sacriste effaré, un sacerdote épimane,pour juger cette scène libertine et coller un morceau de papier surle ventre de Jésus!

L’impudeur de Dieu, l’obscénité de l’enfant à peine né, c’est uncomble!

Fichtre, reprit-il, avec toutes ces réflexions, le temps passeet l’abbé m’attend. Il descendit quatre à quatre les escaliers,fila vers la cathédrale devant le portail Nord de laquelle l’abbéPlomb se promenait, de long en large, en récitant sonbréviaire.

— Le côté des pécheurs et des démons est celui de la Vierge quisauve les uns et écrase les autres, dit l’abbé. Les porchesseptentrionaux sont généralement les plus mouvementés desbasiliques; pourtant, ici, les scènes sataniques sont au Sud etencore parce qu’elles font partie du Jugement dernier sculpté surla baie du Midi; sans quoi Chartres n’aurait point, ainsi que sessoeurs, de tableaux de ce genre.

— Alors le XIIIe siècle avait pour principe de loger la Madoneau Nord?

— Oui, pour les hommes de ce temps, le Septentrion représentaitla tristesse des hivers, la mélancolie des ténèbres, la misère dufroid; l’hymne glacé des vents était pour eux le souffle même duMal; le Nord, c’était la zone du Diable, l’enfer de la nature,tandis que le Sud en était l’Eden.

— Mais c’est absurde! s’écria Durtal; c’est la plus grave erreurque la symbolique des éléments ait commise! Le Moyen Age s’esttrompé, car les neiges sont pures et les frimas sont chastes! c’estle soleil, au contraire, qui est l’agent le plus actif pourdévelopper le germe des pourritures, le ferment des vices!

Ils ont donc oublié que le 3e psaume des Complies cite le démonde l’heure chaude, de midi, tel que le plus harcelant et le plusdangereux de tous; ils ont donc perdu de vue l’horreur des suées etdes moiteurs fauves, le péril des amollissements nerveux, le risquedes vêtements entr’ouverts, toute l’abomination des nuages en tôleet des ciels bleus!

Les effluves diaboliques sont dans l’orage et les temps où l’airvente des trombes de calorifère, suscitent des ruts, mettentl’essaim hurlant des mauvais anges en branle.

— Rappelez-vous les textes d’Isaïe et de Jérémie qui assignentpour demeures à Lucifer les rafales de l’aquilon, puis songez queles grandes cathédrales ne sont pas nées dans le Sud, mais biendans le Centre et le Nord de la France; par conséquent, après avoiradopté la symbolique des saisons et des climatures, les architectesreligieux firent le rêve des gens bloqués dans les neiges quiaspirent après un rayon de soleil et un jour gai; forcément, ilscrurent que le Levant était une succursale du vieux Paradis etregardèrent ces contrées comme plus douces, comme plus clémentesque les leurs.

— N’empêche que cette théorie est contredite par Notre Seigneurmême.

— Où avez-vous vu cela, s’écria l’abbé Plomb.

— Sur le Calvaire; Jésus mourant tournait le dos au Midi qui lecrucifiait et il étendait ses bras sur la croix pour bénir, pourembrasser le Nord. Il semblait retirer à l’Orient ses grâces pourles transmettre à l’Occident. Si donc, il y a des régions mauditeset habitées par Satan, c’est le Midi et non le Nord!

— Voux excécrez les pays du Sud et ses populations, cela sesent, dit, en riant, l’abbé.

— Je ne les aime guère. Leurs paysages encanaillés par unelumière crue et leurs arbres poudreux se découpant sur un fond debleu à laver le linge ne m’attirent pas; quant à leurs indigènesbruyants et velus qui ont, lorsqu’ils se rasent, une rampe d’azursous les narines, je les fuis…

— Enfin, nous sommes en présence d’un fait accompli, auqueltoutes les discussios ne changeront rien. Cette façade est vouée àla Vierge; voulez-vous que nous l’étudiions dans son ensemble, puisdans ses détails?

Ce porche qui s’avance, tel qu’un perron couvert, tel qu’unesorte de véranda devant les portes, est une allégorie du Sauveurdésignant l’entrée de la Jérusalem céleste; il a été commencé vers1215, sous Philippe-Auguste, et fini vers 1275, sous Philippe leHardi; sa construction a donc duré près de 60 ans et s’estpoursuivie pendant la majeure partie du XIIIe siècle. Il se diviseen trois fractions correspondant aux trois portes qu’il abrite; ilrenferme près de 700 statues et statuettes appartenant, pour laplupart, aux personnages de l’Ancien Testament.

Il se creuse en trois gorges profondes ou trois baies.

La baie centrale devant laquelle nous sommes, et qui mène àl’huis du milieu, a pour sujet : la Glorification deNotre-Dame.

La baie latérale de gauche est consacrée à la vie et aux vertusde la Vierge.

La baie latérale de droite aux figures mêmes de Marie.

D’après une autre exégèse imaginée par le chanoine Davin, ceportail, bâti à l’époque où saint Dominique inaugura le rosaire,serait la reproduction illustrée de ses mystères.

Dans ce système, le porche de gauche qui contient les scènes del’Annonciation, de la Visitation, de la Nativité, répondrait auxmystères joyeux; — le porche central, qui nous montre l’Assomptionet le couronnement de la Vierge, aux mystères glorieux; — le porchede droite, qui encadre un relief de Job, héraut du Crucifié dansl’Antique Loi, aux mystères douloureux.

— Il y a encore une troisième interprétation, mais celle-là estabsurde, fit Durtal; celle de Didron qui considère cette façadeainsi que la première page du livre de Chartres. Il l’ouvre sur ceportail et constate que les sculpteurs commencent la traduction del’Encyclopédie de Vincent de Beauvais, en narrant la création dumonde; mais où se cachent-ils donc ces fameux simulacres de laGenèse?

— Là, dit l’abbé, en avisant un cordon de statuettes perdues surle bord, dans la dentelle même du porche.

— Attribuer une telle importance à d’infimes figurines qui nesont, au demeurant, que des remplissages et des bouche-trous, c’estinsensé!

— Certes! mais abordons maintenant le portail.

Vous remarquerez avant tout, que, contrairement au rituel suivipar la plupart des basiliques de ce temps, par celles d’Amiens, deReims, de Paris, pour en nommer trois, ce n’est pas la Vierge quise dresse sur le pilier entre les deux vantaux de la porte, maisbien sainte Anne, sa mère, et il en est de même dans les verrières,à l’intérieur de l’église, où sainte Anne, en négresse, la têteenveloppée d’un foulard bleu, presse dans ses bras Marie, tannnéetelle qu’une Moricaude.

— Pourquoi?

— Sans doute parce que cette cathédrale fut gratifiée parl’Empereur Beaudouin, après le sac de Constantinople, du chef decette Sainte.

Ces dix statues colossales, placées à chacun de ses côtés dansles ébrasements de l’entrée, vous les connaissez, car ellesaccompagnent notre Mère dans tous les sanctuaires du XIIIe siècle,à Paris, à Amiens, à Rouen, à Reims, à Bourges, à Sens. Les cinq,rangées à gauche, tiennent une image figurative du Fils; les cinq,disposées à droite, une effigie de Notre Seigneur même.

Ce sont, cantonnées dans l’ordre chronologique, les personnagesqui ont prototypé le Messie, ou prophétisé sa Naissance, sa Mort,sa Résurrection, son Sacerdoce éternel.

A gauche : Melchissédech, Abraham, Moïse, Samuel et David.

A droite : Isaïe, Jérémie, Siméon, saint Jean-Baptiste et saintPierre.

— Mais, observa Durtal, pourquoi le fils de Jona est-il aumilieu de l’Ancien Testament? sa place n’est pas là, mais dans lesEvangiles.

— Oui, mais considérez que saint Pierre avoisine dans ce portailsaint Jean-Baptiste, que les deux statues sont côte à côte et setouchent. Dès lors, ne percevez-vous pas le sens que cerapprochement indique? l’un a été le précurseur et l’autre lesuccesseur; le premier anticipe et le second parachève la missiondu Christ. Il était naturel qu’on les reliât, qu’on les réunît etque le prince des Apôtres apparût comme une conclusion auxprémisses posées par les autres hôtes du porche.

Enfin, pour parfaire la série des Patriarches et des Prophètes,vous pouvez voir là, dans les angles rentrants des pilastres, deuxstatues placées en pendant, de chaque côté de la porte, Elie deThesbé et Elysée, son disciple.

Le premier diagnostique l’Ascension du Rédempteur par sonenlèvement, en plein ciel, sur un char de feu; le second, Jésusressuscitant et sauvant l’humanité en la personne du fils de laSunamite.

— Il n’y a pas à dire, murmura Durtal qui réfléchissait: lestextes messianiques sont confondants. Toute l’argumentation desrabbins, des protestants, des libres-penseurs, toutes lesrecherches des ingénieurs de l’Allemagne pour trouver une fissure,et saper le vieux roc de l’Eglise, sont demeurées vaines. Il y a làune telle évidence, une telle certitude, une telle démonstration dela vérité, un si indestructible bloc, qu’il faut vraiment êtreatteint d’amaurose spirituelle, pour oser le nier.

— Oui, et pour qu’il n’y ait pas d’erreur, pour qu’il ne soitpas possible d’alléguer quer les textes inspirés sont postérieurs àla venue du Messie qu’ils annoncent, pour prouver qu’ils n’ont été,ni inventés, ni retouchés après coup, Dieu a voulu qu’ils fussenttraduits en grec, dans la Version des Septante, répandus, connusdans le monde entier plus de 250 années avant la naissance duChrist!

— En supposant, par impossible, que les Evangiles disparaissent,l’on pourrait, n’est-ce pas, les reconstituer, narrer en abrégél’existence du Sauveur qu’ils racontent, rien qu’en consultant lesrévélations messianiques des Prophéties?

— Sans aucun doute, car enfin, on ne saurait trop le répéter,l’Ancien Testament est l’histoire avant la lettre du Fils del’homme, et de l’établissement de son Eglise; ainsi que l’attestesaint Augustin  » toute l’administration du peuple Juif fut uneprophétie continuelle du Roi qu’il attendait.  »

Tenez, en dehors des effigies annonciatrices du Rédempteur, quevous découvrez à chaque pas dans la Bible, Isaac, Joseph, Moïse,David, Jonas, pour en citer, au hasard, cinq; en dehors aussi desanimaux ou des choses, chargés de le personnifier, dans l’AncienneLoi, tels que l’agneau pascal, la manne, le serpent d’airain, etc.,nous allons, si vous le voulez, en recourant seulement auxProphètes, tracer la vie de l’Emmanuel, en ses grandes lignes,condenser, en quelques mots, les Evangiles. Ecoutez :

Et l’abbé se recueillit, la main sur les yeux :

— Sa naissance d’une Vierge, elle est pronostiquée par Isaïe,Jérémie, par Ezéchiel; — son arrivée que devait précéder un envoyéspécial, saint Jean, — elle est notée par Malachie, qu’Isaïecomplète, ajoutant, pour plus de précision, que la voix del’annonciateur retentira dans le désert.

Le lieu de sa nativité, Bethléem, nous est fourni par Michée;l’adoration des Mages offrant l’or, la myrrhe et l’encens, elle estmarquée par Isaïe et par le psaume dit de Salomon.

Sa jeunesse et son apostolat sont clairement indiqués parEzéchiel qui le montre cherchant les brebis perdues, par Isaïe quirelate d’avance les miracles qu’il opère, sur les aveugles, sur lessourds et les muets, qui déclare finalement qu’il sera un sujet descandale pour les Juifs.

Mais c’est surtout lorsqu’ils abordent sa Passion et sa mort,que les oracles deviennent d’une netteté toute mathématique, d’uneclarté inouïe. L’ovation du jour des Palmes, la trahison de Judaset le prix des 30 pièces d’argent sont signalés par Zacharie; etIsaïe prend à son tour la parole et décrit les opprobres, leshontes du Calvaire. Entendez-le : Il a été couvert de plaies pournos iniquités et il a été brisé pour nos crimes… Dieu l’a chargé detoutes nos fautes et il l’a frappé à cause des crimes de sonpeuple… il est devenu le dernier des hommes, un homme de douleur ettout défiguré… il a été conduit à l’occision, comme un agneau,comme une brebis qui est muette devant celui qui la tond…

Et David renchérit sur l’affreuse scène :  » Il est plussemblable à un ver qu’à un homme, l’opprobre des hommes et le rebutdu peuple…  »

Puis, les détails se multiplient. Voilà que les plaies des mainssurgissent dans Zacharie; que David énumère, mot à mot, lesépisodes de la Passion, les mains et les pieds percés, le partagedes habits, la robe tirée au sort. Les huées des Juifs l’invitant àse sauver Lui-même, s’il est le Fils de Dieu, sont spécifiées dansle chapitre II du livre de la Sagesse et dans l’oeuvre de David; lefiel, le vinaigre présentés sur la croix, le cri même de Jésusrendant l’âme sont consignés dans les Psaumes.

Et là ne s’arrête pas l’ensemble des Révélations consenties parle Vieux Livre.

La mission prophétique est menée jusqu’au bout; l’établissementde l’Eglise substituée à la Synagogue est également prédit parEzéchiel, Isaïe, Joël, Michée, et la messe, le sacrificeeucharistique formellement auguré par Malachie avérant que  » lessacrifices de l’Ancienne Loi offerts jusqu’alors dans le seultemple de Jérusalem, seront remplacés par une oblation toute pureque l’on offrira en tous lieux et chez tous les peuples  » — par desprêtres choisis dans toutes les nations, continue Isaïe, — selonl’ordre de Melchissédech, achève David.

Pascal l’a justement affirmé,  » l’accomplissement de toutes lesprophéties est un miracle perpétuel et il ne faut pas d’autrepreuve pour reconnaître la divinité de la religion chrétienne. »

Durtal s’était approché des statues entourant sainte Anne et ilregardait la première de gauche, coiffée d’un bonnet pointu, d’unesorte de tiare papale dont le bas formait couronne, vêtue d’uneaube, ceinte, à la taille, d’une cordelette à noeuds et d’unpluvial à franges; la face était grave, presque soucieuse et l’oeilse fixait, absorbé, au loin. Ce personnage tenait d’une main unencensoir et, de l’autre, un calice couvert d’une patène surlaquelle posait un pain; et ce portrait du roi de Salem,Melchissédech, suscitait de longues rêveries.

Il est, en effet, un des types les plus mystérieux des LivresSaints, ce monarque qui apparaît dans la Genèse, Prêtre duTrès-Haut, consomme le sacrifice du pain et du vin, bénit Abraham,reçoit de lui la dîme et s’évanouit aussitôt après dans lesténèbres de l’histoire. Puis subitement, son nom retentit dans unpsaume de David, déclarant que le Messie est prêtre selon l’ordrede Melchissédech et il s’enfuit à nouveau sans laisser detraces.

Et le voilà qui tout à coup jaillit dans le Nouveau Testament etles renseignements que décèle sur lui saint Paul, en son Epître auxHébreux, le rendent plus énigmatique encore. Il le dit sans père,sans mère, sans généalogie, n’ayant ni commencement de jours, nifin de vie, étant ainsi l’image du Fils de Dieu qui demeure pontifepour toujours. Saint Paul insiste pour faire comprendre sagrandeur… et la vague lumière qu’il projetait sur cette ombre,s’éteint.

— Avouez qu’il est inouï, ce roi de Salem; qu’est-ce que lescommentateurs en pensent? demanda Durtal.

— Peu de chose. Saint Jérôme observe cependant qu’en employantces termes : sans parents, sans aïeux, sans commencement et sansfin, saint Paul n’a pas entendu énoncer que Melchissédech fûtdescendu du ciel ou créé directement comme le premier homme parl’Ancien des jours. Sa phrase signifie simplement qu’il estintroduit dans le récit sur Abraham sans que l’on sache d’où ilvient, qui il est, en quel temps il est né, à quelle époque il estmort.

Au fond, l’incompréhensible rôle que joue cette préfigure deJésus dans les pages du Canon, a suggéré les légendes et leshérésies les plus baroques.

Les uns ont soutenu qu’il était Sem, fils de Noé, les autresqu’il était Cham. Pour Simon Logothète, Melchissédech est unEgyptien; pour Suidas, il appartient à la race maudite de Chanaanet c’est à cause de cette origine que la Bible se tait sur sesancêtres.

Les Gnostiques l’onr révéré tel qu’un Eon supérieur à Jésus etau IIIe siècle, Théodore le Changeur prétendait, lui aussi, qu’iln’était pas un homme, mais une Vertu céleste surpassant le Christ,parce que le sacerdoce de Celui-ci n’était qu’une copie dusien.

Suivant une autre secte, il n’était ni plus, ni moins, que leParaclet; mais, voyons; à défaut des Ecritures, que révèle lavoyance? La soeur Emmerich en a-t-elle parlé?

— Elle ne nous apprend rien de net, répondit Durtal. Pour elle,il était une sorte d’ange sacerdotal, chargé de préparer le grandoeuvre de la Rédemption.

— C’est une peu l’avis d’Origène et de Didyme qui lui ont, euxaussi, attribué la nature angélique.

— Puis elle l’aperçoit, bien avant l’arrivée d’Abraham, surdifférents points déserts de la Palestine; il ouvre les sources duJourdain et elle divulgue, dans un autre passage de la vie duChrist, qu’il aurait enseigné aux Hébreux la culture du froment etde la vigne; bref, elle ne débrouille pas cette indéchiffrableénigme.

Si nous nous plaçons maintenant au point de vue de l’art,Melchissédech est une des bonnes statues de ce porche, poursuivitDurtal; mais quel masque bizarre a son voisin, Abraham, avec cevisage vu de trois quarts, ces cheveux en herbes couchées, cettebarbe fluviale, ce nez allongé qui ne fait qu’un avec le front,descend sans point de suture entre les yeux et simule le mufle d’untapir, ces joues où pousse une fluxion, cet air, comment dirais-je?de vague prestidigitateur qui paraît escamoter la tête perdue deson fils.

— La vérité, c’est qu’il écoute l’ordre d’un ange que nous nedistinguons point; — remarquez en dessous, sur le socle, le bélierdans un buisson et le symbole s’accuse :

Il est le Père céleste qui livre son Fils et Isaac qui porte lebois pour allumer son bûcher, comme Jésus porta sa croix, estl’image de ce Fils; le bélier même, qui va être sacrifié, devient àson tour un modèle du Sauveur et le buisson dans lequels’enchevêtrent ses cornes est le calque de la couronne d’épines.Mais il eût fallu, pour exprimer de ce sujet, tout le sucexemplaire qu’il contient, mettre dans un coin du support les deuxfemmes du Patriarche, Agar et Sara et son autre enfant Ismaël.

Car, vous le savez, ces deux femmes sont l’emblème, Agar del’Ancien Testament et Sara du Neuf; la première disparaît pourcéder la place à la seconde, la Vieille Loi n’étant que lapréparation de la Nouvelle; et les deux garçons issus chacun del’une de ces deux femmes sont par analogie les enfants des deuxLivres et manifestent par conséquent l’un Ismaël, les Israélites etl’autre, Isaac, les Chrétiens.

Après Abraham, le père des croyants, voici Moïse qui allégorisele Christ, car la délivrance d’Israël est le prodrome de l’humanitéarrachée par le Sauveur au démon, de même que le passage de la merRouge est la promesse du baptême. Il tient la table de la Loi et lacolonne sur laquelle s’enroule le serpent d’airain; puis Samuel,type multiple de Notre Seigneur, fondateur du Sacerdoce royal et dela Royauté sacerdotale, enfin, David présentant la lance et lediadème du Calvaire. Inutile de vous remémorer que, plus que toutautre, ce Roi-Prophète a présagé les tribulations du Messie etqu’il eut, pour plus de ressemblance avec lui, son Judas, en lapersonne d’Architophel qui, semblable à l’autre traître, s’estpendu.

— Avouez, dit Durtal, que ces statues devant lesquelles leshistoriographes de la cathédrale se pâment et qu’ils assurent enchoeur être le chef-d’oeuvre de la statuaire du XIIIe siècle, sontsingulièrement inférieures aux statues du XIIe qui parent le porcheRoyal. Comme la descente dans l’étiage divin est sensible! Sansdoute, les mouvements sont plus souples et le jeu des vêtures s’estélargi; les côtes de rhubarbe des étoffes se sont espacées et ellesfléchissent; mais où est la grâce de l’âme sculptée du grandportail? toutes ces statues-ci, avec leurs caboches énormes, sontmastoques et muettes, sans vie qui pénètre; ce sont de pieusesoeuvres, belles si vous voulez, mais sans au-delà; c’est de l’artmais ce n’est déjà plus de la mystique. Voyez sainte Anne, avec sonair morose, ses traits désagréables ou souffrants, est-elle assezloin de la fausse Radegonde ou de la fausse Berthe!

A l’exception de deux, de celle de saint Jean et de celle deJoseph situées là-bas, au bout de la baie, les autres, nous lesconnaissons. Elles sont également à Amiens et à Reims; etrappelez-vous le Siméon, la Vierge, la sainte Anne de Reims! laVierge, d’un charme si ingénu, si chastement exquis, tendantl’enfant à Siméon doux et pensif, dans sa tenue solennelle degrand-prêtre; sainte Anne, dont le genre de figure est le même quecelui de saint Joseph et de l’un des deux anges qui avoisinent, surce même portail Royal, le saint Nicaise au crâne tranché à lahauteur du front; — sainte Anne avec sa physionomie riante et fûtéeet pourtant vieillote, sa tête à petit menton pointu, à grandsyeux, à nez effilé, s’allongeant en cornet, son visage de jeuneduègne, maligne et aimable. Au reste, les imagiers excellèrent dansces créations de mines indécises, étranges. Vous souvenez-vous deNotre-Dame de Paris qui leur est postérieure d’un siècle, je crois?Elle est à peine jolie, mais si bizarre avec son sourire joyeuxéclos sur de mélancoliques lèvres! Aperçue d’un certain côté, Ellesourit à Jésus, attentive, presque railleuse. Il semble qu’Elleattende un mot drôle de l’Enfant pour se décider à rire; Elle estune nouvelle mère pas encore habituée aux premières caresses de sonfils. Regardée d’un autre point, sous un autre angle, ce sourire,si prêt à s’épanouir, s’efface. La bouche se contracte en uneapparence de moue et prédit des pleurs. Peut-être qu’en parvenant àempreindre en même temps sur la face de Notre-Dame ces deuxsentiments opposés, la quiétude et la crainte, le sculpteur a voulului faire traduire à la fois l’allégresse de la Nativité et ladouleur prévue du Calvaire. Il aurait alors portraituré, en uneseule image, la Mère des Douleurs et la Mère des Joies, devancé,sans le savoir, les Vierges de La Salette et de Lourdes.

Mais tout cela ne vaut point l’art si vivant et si altier, sipersonnel et si mystérieux du XIIe siècle, l’art du portail Royalde Chartres!

— Ce n’est pas moi qui vous contredirai, fit l’abbé Plomb.Maintenant que nous avons examiné la série figurative installée àla gauche de sainte Anne, voyons la série prophétique logée à sadroite.

D’abord, Isaïe posant sur un socle formé par un Jessé qui dort;et la fameuse tige prend racine, file entre les pieds du Prophèteet les branches des ancêtres de la Vierge, selon la chair etl’esprit, montent, remplissent, en se déroulant, les qutre cordonsde la voussure du centre. A côté de lui, Jérémie qui, songeant à laPassion du Christ, écrivit cette lamentable plainte qu’on récitedans la cinquième leçon, au deuxième nocturne du Samedi Saint :  » Ovous qui passez par le chemin, considérez et voyez s’il est unedouleur pareille à la mienne « ; puis Siméon caressant l’enfantJésus dont il a pressenti, en même temps que la douleur de laVierge, les souffrances du Golgotha; saint Jean-Baptiste; enfinsaint Pierre dont le costume est intéressant à scruter, car il estcopié sur celui des Papes du XIIIe siècle.

Avec quel soin, ces accessoires sont ciselés! louez le rendu deces sandales, de ces gants, de l’amict paré, de l’aube, dumanipule, de la dalmatique, de ce pallium signé de six croix, de cetrirègne, de cette tiare conique, en soie brochée d’or, durational; tout y est repoussé, guilloché, comme par un orfèvre.

— Sans doute, mais ce que le saint Jean s’atteste supérieur àses congénères sur cette façade! Quelle maîtrise se révèle danscette face creuse, émaciée, aussi expressive que les autres sontmornes. Lui, sort du convenu et de la redite. Il se dresse, doux etfarouche, avec sa barbe en dents de fourchette tordues, son maigrecorps, son vêtement en poils de chameaux; et on l’entend, il parle,alors qu’il montre l’agneau soutenant une croix hastée, enfermédans un nimbe qu’il serre contre sa poitrine, de ses deux mains;cette statue-là est superbe, et elle n’est pas, à coup sûr, dusculpteur qui nous tailla l’Abraham, voire même de son voisin depiédestal, Samuel. Celui-ci a l’air d’offrir, à un Davidindifférent, l’agneau qu’il manie, la tête en bas; il est unboucher qui fait l’article, soupèse sa marchandise, invite à latâter, hésite avant de la céder au meilleur prix. Quelle différenceavec le saint Jean!

— Le tympan de la porte ne nous séduira guère, reprit l’abbé. Lamort de Marie, son Assomption, son couronnement, sont plus curieuxà lire dans la Légende dorée que dans ces bas-reliefs qui n’en sontqu’une traduction abrégée.

Allons à la baie latérale de gauche.

Celle-là est mutilée, dans un déplorable état, toute en ruine.La plupart des grandes pièces ont disparu. Il y avait, paraît-il,ainsi qu’à Paris, sur le portail Royal, et à Reims, sur le portaildu Sud, les figures de l’Eglise et de la Synagogue; puis Lia etRachel, la Vie active et la Vie contemplative, dont nous lirons lesépisodes notés dans la voussure.

Parmi les personnages qui restent, ces trois, la Vierge, sainteElisabeth et Daniel sont considérés tels que deschefs-d’oeuvre.

— C’est beaucoup dire, s’écria Durtal; ils sont maussades,drapés d’une façon froide; l’agencement de leurs robes est celuides peplums grecs; ils ont déjà un vague fumet de Renaissance.

— Si vous voulez, mais ce qui est surtout prenant, ce sont lesidées exprimées par les filets en arc tiers point de la baie. Quantau tympan même qui arbore la naissance de Jésus, le réveil desbergers de Bethléem, le songe et l’adoration des Mages, il estdétrité et rongé par le temps; il n’est pas d’ailleurs d’un art quinous angoisse!

Mais suivez bien les ogives des voussures, ces quatre cordonsd’images qui les dessinent. D’abord là, sur le 1er, une haie de dixAnges céroféraires, puis sur le 2e, la parabole des Vierges sageset des Vierges folles; sur le 3e, la traduction de la Psychomachieou le combat des Vertus et des Vices; sur le 4e, douze Reinesincorporant les douze fruits de l’Esprit; maintenant arrêtons-nousdevant la nervure qui borde la voûte même du porche et admirez lesadorables statuettes qui nous décrivent les occupations de la Viecontempaltive et de la Vie active.

A gauche, la Vie active, conçue sous les traits de la femmeforte du dernier chapitre des Proverbes. Elle lave la laine dansune cuve — la peigne — tille le lin dont elle brise les tiges — leratisse — le file en quenouille — le met en écheveau.

A droite, la Vie contemplative : une femme prie, tenant un livreclos — elle l’ouvre — le lit — le ferme et médite — enseigne —entre en extase.

Enfin, ici, dans cette dernière moulure, qui longeextérieurement l’arcade du porche, et qui est la plus rapprochée denous, la plus visible, quatorze statues, de Reines, appuyées surdes boucliers armoriés et portant autrefois des étendards. On alongtemps discuté sur le sens de ces figurines, surtout sur laseconde, à gauche, qui est désignée par cette inscription, gravéedans la pierre,  » Libertas « . Didron y a vu les Vertus domestiqueset les Vertus civiles ou sociales, mais la question a étédéfinitivement tranchée par la symboliste la plus érudite et laplus perspicace de notre temps, par Mme Félicie d’Ayzac, qui, dansune très nutritive brochure, parue en 1843, sur ces statues et surles animaux du Tétramorphe, a péremptoirement démontré que cessouveraines ne sont autres que les quatorze Béatitudes célestes,telles que les a décrites saint Anselme : la Beauté, la Liberté,l’Honneur, la Joie, la Volupté, l’Agilité, la Force, la Concorde,l’Amitié, la Longévité, la Puissance, la Santé, la Sécurité, laSagesse.

En somme, cette baie, hérissée de sculptures, n’est-elle pas unedes plus ingénieuses, des plus intéressantes qui soient, au pointde vue de la théologie et de la mystique?

— Et aussi du point de vue de l’art; vous avez absolumentraison, ces femmes qui travaillent et méditent sont si délicates etsi vivantes qu’on déplore qu’elles soient ainsi enfouies dansl’ombre d’une grotte. Quels artistes que ceux qui oeuvrèrent, de lasorte, pour la gloire de Dieu et pour eux-mêmes, qui créèrent desmerveilles tout en sachant que personne ne les verrait!

— Et ils n’avaient point la vanité de la signature; ilsgardaient l’anonyme!

— Ah! c’étaient d’autres hommes que nous… des âmes autrementfières et autrement humbles.

— Et autrement saintes aussi, ajouta l’abbé. Voulez-vous quenous abordions l’iconographie de la baie de droite; celle-là estmoins endommagée et l’on peut la parcourir en quelques mots.

Cette caverne aux pans sculptés, elle est, vous le savez,consacrée aux figures de Marie, mais nous pourrions peut-être plusjustement dire qu’elle est dédiée aux antécesseurs de Jésus, cardans cette baie, ainsi que dans les deux autres, du reste, lesimagiers du XIIIe siècle ont pris à tâche d’identifier le Fils avecla Mère.

— Le fait est que la la plupart des personnages qui défilèrentdevant nous relatent surtout le Christ. Quels sont alors les typesqui se rapportent plus spécialement à la fille de Joachim, dansl’Ancienne Loi, et qui ont été transposés en caractères de pierresur cette page?

— Les allégories de la Vierge dans les Ecritures sontinnombrables; des ouvrages entiers, tels que le Cantique desCantiques et le livre de la Sagesse font allusion, à chaque phrase,à sa beauté et à sa sapience. Les symboles inhumains qui s’adaptentà sa Personne, vous les connaissez : l’arche de Noé dans laquelles’interne le Sauveur; l’arc-en-ciel, signe d’union entre leSeigneur et la terre; le buisson ardent d’où sortit le nom de Dieu;le nuage lumineux guidant le peuple dans le désert; la verged’Aaron qui seule, fleurit parmi celles des douze tribus querecueille Moïse; l’arche d’alliance; la toison de Gédéon; puistoute la série, plus divulguée encore, s’il se peut : la tour deDavid, le trône de Salomon, le jardin fermé et la fontaine scelléedu Cantique; l’horloge d’Achaz, la nue salvatrice d’Elie, la ported’Ezéchiel — et je ne vous cite que les interprétations certifiéespar le seing des Docteurs et des Pères.

Quant aux êtres animés qui la précédèrent ici-bas, pourl’annoncer, ils abondent; tenez, au reste, que la plupart desfemmes renommées de la Bible ne sont que l’ombre antécédée de sesgrâces : Sara, à laquelle un ange prédit la naissance d’un fils quiest lui-même un référend du Fils; Marie, soeur de Moïse, quilibère, en sauvant son frère des eaux, les Juifs; la fille deJephté, la prophétesse Débora; Jahel qui fut appelée comme laVierge  » bénie entre toutes les femmes « ; Anne, mère de Samuel,dont le chant de gloire semble une première version du Magnificat;Josabeth qui a soustrait Joas à la fureur d’Athalie, comme plustard la Vierge a dérobé l’enfant Jésus au courroux d’Hérode; Ruth,qui incarne à la fois la Vie contemplative et la Vie active;Rebecca, Rachel, Abigaïl, la mère de Salomon, la mère desMacchabées qui assiste au supplice de ses fils; puis encore cellesde ces figures qui sont alors inscrites sous ces arcades, Judith etEsther dont l’une est synonyme de la chasteté courageuse et l’autrede la miséricorde et de la justice.

Mais, pour ne pas nous embrouiller, suivons l’ordre des statuesnichées sur les parois de la porte; nous en comptons de chaque côtétrois :

A gauche, Balaam, la reine de Saba et Salomon.

A droite, Jésus, fils de Sirach, Judith ou Esther, etJoseph.

— Balaam, c’est ce bon paysan, aimable et confit, qui rit danssa barbe, un bâton à la main et est coiffé d’un couvercle detourte, et la reine de Saba, cette femme, un peu penchée en avant,qui a l’air d’interroger et d’ergoter sur des actes qu’elleincrimine. En quoi ces deux personnes tiennent-elles à la vie de laVierge?

— Mais Balaam est un des types du Messianisme; c’est lui qui anotifié qu’une  » étoile sortirait de Jacob et qu’une tiges’élèverait d’Israël « . Quant à la reine de Saba, elle est, d’aprèsla doctrine des Pères, une image de l’Eglise, l’épouse de Salomon,ainsi que l’Eglise est l’épouse du Christ.

— Eh bien, murmura Durtal, ce n’est pas encore le XIIIe sièclequi nous aura donné un portrait de cette souveraine que l’on sereprésente, follement parée, se balançant, à dos de chameau dans ledésert, marchant en tête d’une caravane, sous l’incendie dufirmament, dans le feu des sables. Elle a tenté les écrivains etnon les moindres, cette reine Balkis, Makéda ou Candaule, Flaubert,pour en citer un; mais elle n’a pu s’incorporer dans la  » Tentationde saint Antoine  » qu’en une créature puérile et falote, en unemarionnette qui sautille, en zézayant; au fond, il n’y a que lepeintre des Salomés, Gustave Moreau, qui pourrait la rendre, cettefemme vierge et lubrique, casuiste et coquette; lui seul pourrait,sous l’armature fleurie des robes, sous le gorgerin flambant desgemmes, aviver la chair épicée de cet être, son chef diadêmé,étrange, son sourire de sphynge innocente, venue de si loin pourposer des énigmes et fermenter dans le lit d’un roi. Celle-là, elleest trop compliquée pourl’âme et pour l’art ingénus du MoyenAge.

Aussi l’oeuvre de l’imagier n’est-elle, ni mystérieuse, nitroublante. A peine jolie, cette princesse n’a que l’allureattentive d’une plaideuse. Salomon, lui, me fait l’effet d’un gaicompère; les deux autres statues, situées de l’autre côté de laporte, retiendraient peut-être si elles n’étaient complètementécrasées par la troisième. Une question encore; à quel titre,l’auteur de ce livre admirable l’  » Ecclésiastique  » serattache-t-il à cette panégyrie?

— Jésus, fils de Sirach, prédestine le Messie, en tant queProphète et que Docteur. Quant à l’effigie qui l’avoisine, ellepeut tout aussi bien mimer Judith qu’Esther; son identité estincertaine, rien ne nous autorise à la fixer.

En tout cas, ainsi que je viens de vous l’attester, l’une etl’autre sont des hérauts de la Vierge dans les Ecritures; pourJoseph, persécuté, vendu, captif puis sauveur providentiel d’unpeuple, il préordine le Christ.

Durtal s’arrêtait devant ce jeune homme imberbe, aux cheveuxbouclés et coupés en rond. Il était vêtu d’une cotte, sous unehousse brodée autour du col et il tenait, immobile, un sceptre. Oneût dit d’un très jeune moine, humble et simple, si avancé dans lavoie mystique qu’il l’ignore. Cette statue était certainement unportrait et l’on pouvait assurer qu’un délicat et candide noviceavait servi de modèle à l’artiste; c’était une oeuvre d’âme chasteet joyeuse, bien à part. Celui-là, plus encore que le saint Jean,quel rêve, hein? fit Durtal, en regardant l’abbé qui approuva d’ungeste et reprit :

— Les cordons des voussures sont inaccessibles, car il faut sedémancher le cou pour les contempler; d’ailleurs, l’art qu’ilsdécèlent n’exalte point. Seuls, les sujets valent. Ils renferment,— outre une série d’anges qui brandissent des astres et destorches, — les hauts faits prophétiques de Gédéon; les annales deSamson qui, prisonnier au milieu de la nuit, arrache les portes deGaza et sort de la ville, de même que le Christ brise les portes dela mort et sort, vivant, de sa tombe; l’histoire de Judith etd’Esther; celle de Tobie qui est un divin parangon de miséricordeet de patience; puis nous découvrons dans ce coin, la réplique duportail Royal, les signes du zodiaque et un calendrier depierre.

Le tympan du portail se divise, vous le voyez, en deuxzones.

Dans l’une, figure le Jugement de Salomon qui est l’image duSoleil de Justice, du Christ.

Dans l’autre, Job, étendu sur son fumier et auquel le Messiedont il est un des prototypes les plus connus, remet, accompagné dedeux anges, une palme.

Il ne nous reste plus, pour avoir passé en revue la symboliquede ces porches, l’iconographie entière de cette façade, qu’à jeterun coup d’oeil sur les trois arcades des perrons qui les précèdent.Ici logent surtout les bienfaiteurs de la cathédrale et des saintsdu diocèse; puis, mêlés à eux, quelques prophètes qui n’ont putrouver place dans l’ébrasement des baies. Ce vestibule est unesorte de postscriptum, de supplément ajouté à l’oeuvre.

Ici où nous sommes, dans l’arcade de droite, saint Potentien,premier apôtre de Chartres, et sainte Modeste, fille de Quirinus,gouverneur de la ville, qui la tua parce qu’elle refusait de renierle Christ; là, Ferdinand de Castille; il donna des vitrauxreconnaissables à ses armes, châteaux d’or sur champ de gueules,qui côtoient l’écu d’azur fleurdelysé de France, dans la grandevitrerie du transept Nord. Près de lui, cette figure, intelligenteet sévère, serait celle du Juge Baruch, et voici, pieds nus etgrevé d’un sac de pénitence, saint Louis qui combla de présents etinaugura la cathédrale.

Sous l’arcade du portique du milieu, nous avons deux soclesvides sur lesquels s’érigeaient autrefois Philippe-Auguste etRichard Coeur de Lion, deux des plus insignes protecteurs del’église; puis d’autres socles pleins, qu’habitent le comte et lacomtesse de Boulogne, une luronne à la face virile, coiffée d’unebarrette; un Prophète inconnu, mais qui doit être Ezéchiel, car ilmanque dans la série prévoyante de ce porche; Louis VIII, père desaint Louis, enfin la soeur de ce roi, Isabelle, qui fonda sous larègle de sainte Claire, l’abbaye de Longchamp; elle est vêtue enmoniale et à côté d’elle, dans l’ombre, un personnage de l’AncienneLoi, tient, ainsi que Melchissédech, un encensoir. Voyez la fermeet la solennelle allure de ce prêtre qui est le père de saintJean-Baptiste, Zacharie, celui dont le cantique  » Benedictus « prédit l’avènement du Christ.

Et nous avons terminé la revue de cet étonnant promptuaire duVieux Testament et de ce mémento historique des bienfaiteurs quipermirent de faire la traduction imagée de ce Livre, par leurslargesses.

Durtal alluma une cigarette et ils se promenèrent devant lagrille de l’évêché.

— Question d’art écartée, dit Durtal; dans le défilé de cesancêtres, il en est un, David, qui vraiment m’éblouit, car il estle plus complexe de tous; si auguste à la fois et si petit, qu’ildéconcerte!

— Pourquoi?

— Pensez donc à la vie de cet homme qui fut, tour à tour,berger, guerrier, chef de proscrits, roi tout puissant, fugitifsans feu ni lieu, poète extraordinaire, et prophète admirable,précis; mais le caractère de ce souverain n’est-il pas, lui aussi,plus que son existence même, une énigme?

Il fut doux et indulgent, sans rancune et sans haine, et il futen même temps féroce. Rappelez-vous le sort qu’il infligea auxAmmonites; sa vengeance fut effroyable; il les fit scier entre desplanches, hacher sous des herses de fer, couper par des vols defaulx, cuire dans des fours.

Il fut loyal, tout dévoué au Seigneur; et il commet le crimed’adultère et ordonne d’occire le mari qu’il trompe. Quelscontrastes!

— Pour bien comprendre David, dit l’abbé Plomb, il faut ne pasle séparer de son milieu, ne pas le distraire du temps où il vécut,autrement vous le jugez avec les idées de notre âge et c’estabsurde; dans la conception de la royauté asiatique, l’adultèreétait presque permis à un être que ses sujets considéraient commeau-dessus de l’humanité et, d’ailleurs, la femme était alors uneespèce de bétail qui lui appartenait presque en sa qualité dedespote, de maître suprême. Il y avait là l’exercice d’un droitrégalien, ainsi que l’a très bien démontré M. Dieulafoy, dans sonétude sur ce monarque. D’autre part, les supplices et le sang donton l’accuse, mais tout l’Ancien Testament en déborde! Jéhovah,lui-même, le verse à flots, extermine les hommes, tels que desmouches. Il convient de ne pas oublier que l’on vivait alors sousle régime de la Loi de crainte. Il n’y a donc rien de biensurprenant à ce que, dans le but de terrifier ses ennemis dont lesmoeurs n’étaient pas d’aillleurs plus douces que les siennes, ilait martyrisé les habitants de Rabba et rissolé les Ammonites.

Mais, en comparaison de ces violences et de ces péchés qu’ilexpia, voyez combien cet homme fut généreux envers Saül et admirezla grandeur d’âme, la charité de celui que les Renanistes nousdépeignent sous l’aspect d’un chef de bandits et d’un forban!Songez aussi, qu’il apprit au monde qui les ignorait les vertus quedevait, plus tard, enseigner le Christ, l’humilité dans ce qu’ellea de plus touchant, le repentir dans ce qu’il a de plus âpre. Quandle prophète Nathan lui reproche son homicide, il avoue, enpleurant, ses torts, accepte courageusement les plus terribles despénitences : l’inceste et le meurtre dans sa famille, la révolte etla mort de son fils, la trahison, la misère et la fuite éperduedans les bois. Et avec quels accents il implore dans le  » Miserere » son pardon! avec quel amour et quelle contrition il demande auDieu qu’il offensa, merci!

Il était un homme avec des vices, restreints, rares si on lescompare à ceux des monarques de son temps; et des vertusadmirables, nombreuses, si on les rapproche de celles dessouverains de toutes les époques, de tous les âges. Comment, dèslors, ne pas concevoir que Dieu l’ait choisi entre tous pourl’annoncer? Jésus venait pour rédimer les pécheurs, il avait prissur lui tous les crimes du monde; n’était-il pas naturel qu’Il sefît préfigurer par un homme qui, semblable aux autres, avaitpéché?

— C’est, en effet, juste.

Et le soir, quand loin de l’abbé Plomb qu’il avait quitté sur leseuil de l’église, Durtal s’étendit sur sa couche, il se remémoracette théorie des personnages de la Bible, ces sculptures desportails.

Pour récapituler cette façade du Nord, on peut garantir,murmura-t-il, qu’elle est l’histoire abrégée de la Rédemptionpréparée si longtemps à l’avance, une table de l’histoire sainte,un résumé de la loi mosaïque et partant une estompe de la loichrétienne.

Toute la vocation du peuple Juif se déroule sous la trinité deces porches, une mission qui va d’Abraham à Moïse; de Moïse àl’exil de Babylone; de l’exil à la mort du Christ et qui se diviseen trois périodes : la formation d’Israël — son indépendance — savie au milieu des Gentils.

Et ce que cette fonte de foules s’est péniblement et lentementfaite! avec quels déchets et quelles scories! Ce qu’il a fallud’égorgements pour discipliner ces rapaces nomades, pour dompter lacupidité et la luxure furieuses de cette race! Et, en une séried’images folles, il voyait l’irruption dans la Judée des nabishurlants, tumultueux et farouches, des imprécations contre lescrimes des rois et les scélératesses de ce peuple versatiletoujours tenté par les cultes voluptueux de l’Asie, toujoursgrommelant, prêt à briser le mors de fer dont le brida Moïse.

Et dans ce groupe de vociférateurs et de justiciers dominant deleur haute taille les têtes, apparaissait Samuel, l’homme descontradictions, allant où Dieu le pousse, accomplissant des tâchesqu’il doit détruire, créant une monarchie qu’il réprouve, sacrantroi un énergumène, une sorte d’insensé qui passe derrière letransparent de l’histoire, avec des gestes de démence et de menace;et il faut que Samuel assomme cet étonnant Saül, sous le poids deses malédictions, qu’il proclame roi David, auquel un autreprophète jettera à la face ses crimes; et ces êtres inspirés sesuccèdent, continuent, d’annnées en années, le rôle de gardiens del’âme publique, de guetteurs de la conscience des Juges et desRois, de vigies attendant et criant au-dessus des multitudes lesordres divins, annonçant les catastrophes, finissant souvent dansle martyre, s’échelonnant tout le long des annales saintes,disparaissant avec saint Jean que décolle une Hérodiade.

Et c’était Elie, maudissant le culte de Baal, luttant contre laterrible Jézabel, Elie qui fut le premier fondateur de moines, leseul homme de l’Ancien Testament qui avec Enoch ne mourut point;c’était Elysée, son disciple, les grands prophètes, Isaïe,Ezéchiel, Jérémie, Daniel, la série des moindres nabis, mandantl’arrivée du Fils, se dressant, comminatoires ou éplorés, menaçantou consolant les masses.

Toute cette histoire d’Israël, elle grondait dans un torrentd’imprécations, dans des ruisseaux de sang, dans des fleuves delarmes!

Ce lamentable défilé finissait par ahurir Durtal; les yeux clos,il apercevait soudain un Patriarche qui s’arrêtait devant lui, etil reconnaissait, intimidé, Moïse, un vieillard à barbe decataracte, à cheveux balayant les dalles, un maître ouvrier dontles puissantes mains avaient pétri ces rudes Hébreux et coaguléleurs hordes confuses; il était, en somme, le père et lelégislateur de ce peuple.

Et la scène du Sinaï émergeait en face de la scène du Calvaire,ouvrant et fermant la grande chronique de cette nation que soncrime dispersa, enserrant le but même de sa vie, dans l’espacecompris entre ces deux monts.

L’effrayant spectacle! Moïse, seul, sur le pic qui fume, tandisque des éclairs fêlent les nuées et qu’au son d’invisiblestrompettes, la montagne tremble. en bas, la populace terrifiéeprend la fuite. Et, immobile dans le roulement des tonnerres et lesdécharges répétées des foudres, Moïse écoute Celui qui est et quidicte les conditions de son alliance avec Israël; et la faceresplendissante, Moïse descend de ce Sinaï qui représente, d’aprèsJean Damascène,le sein de la Vierge, comme la fumée qui en sortsymbolise ses désirs et les flammes le Saint-Esprit!

Et subitement, ce tableau s’éteint, et près du Patriarche quireste, se montre, celui que les sculpteurs ont omis d’inscrire surla page extérieure du portique, mais dont les verriers ont peint leportrait dans le vitrail de la même façade, le grand cohène Aaron,le premier Pontife du culte, celui que consacra Moïse.

Et cette cérémonie pendant laquelle Moïse institue en lapersonne et en la descendance de son frère aîné, le sacerdoce,surgit devant Durtal, affreuse. Les détails autrefois lus sur cetteordination qui dura sept jours lui reviennent. Après les ablutionscorporelles et l’onction des huiles, l’holocauste des victimescommence. Des viandes grésillent sur les braises, mêlant lapuanteur noire des graisses aux vapeurs bleues de l’encens; et lePatriarche enduit de sang l’oreille, le pouce, le pied droitd’Aaron et de ses fils; puis saisissant les chairs du sacrifice, illes dépose dans les mains des nouveaux prêtres qui se balancent surun pied, puis sur un autre, berçant ainsi, au-dessus de l’autel,ces offrandes.

Ensuite tous baissent la tête sous une pluie d’huile mélangée desang dont le consécrateur les inonde. Ils ont l’air de tueursd’abattoirs et de lampistes, criblés qu’ils sont de plaques de bouerouge sur laquelle nagent des yeux d’or.

De même qu’en un verre de lanterne magique qui change, cettescène sauvage, ce symbole fruste d’une splendide et subtileliturgie alors balbutiée d’une voix rauque, disparaît et fait placeà la théorie des lévites et des prêtres processionnant dans letemple, sous la conduite d’Aaron, magnifique sous son turban cercléd’or, dans sa toge violette au bas de laquelle s’ouvrent desgrenades d’écarlate et d’azur et sonnent des clochettes d’or; ilporte l’éphod de lin, serré par une ceinture couleur d’hyacinthe,de cramoisi et de pourpre, retenu en haut par des épaulièresagrafées d’une sardoine, la poitrine en feu, crépitant d’étincellesque sa marche attise dans les douze pierreries du pectoral.

Tout s’efface encore. Et un inconcevable palais se dresse,abritant sous des dômes vertigineux des arbres en fleurs destropiques plantés près de bassins tièdes; des singes gambadent, sependent en grappes aux branches, tandis que traînent des mélodiespatelines grattées sur des instruments à cordes, et que les sonsretentissants des tambourins font trembler les roues bleues despaons.

Dans cette étrange pépinière, pleine de touffes de femmes et defleurs, dans ce harem immense où vaguent ses sept cents princesseset ses trois cents concubines, Salomon regarde le tourbillon desdanses, contemple ces haies vivantes de femmes dont les corps sedétachent sur l’or plaqué des murs, vêtues seulement avec le voiletransparent des fumées que déroulent les résines brûlant sur destrépieds.

Il apparaît comme le type des Monarques de l’Orient, comme unesorte de Kalife, de Sultan, de Rajah de conte de fée, ce roiprodigieux, tout à la fois polygame effréné, assoiffé de luxe, etaussi, savant et artiste, pacifique, sage entre tous. En avance surles idées de son temps, il a été le grand bâtisseur de la race etle commerce d’Israël est son oeuvre. Il a laissé une réputation desapience, de justice, telle qu’il a fini par passer pour unenchanteur et un sorcier. Déjà Josèphe raconte qu’il écrivit ungrimoire, un livre d’incantations pour conjurer les esprits du Mal;au Moyen Age on lui attribue un anneau magique, des amulettes, desrecueils d’évocations, des secrets d’exorcismes; et sa figure sebrouille dans ces légendes.

Il subsisterait surtout, tel qu’un personnage des  » Mille et uneNuits « , si, au déclin de sa gloire, ne se levait avec lui l’imagegrandiose de la mélancolie de l’existence, de l’inanité de la joie,du néant de l’homme.

Sa vieillesse fut sombre. Epuisé parles femmes et dominé parelles, il renie son Dieu et sacrifie aux idoles. L’on aperçoit, enlui, de larges clairières, de vastes abats d’âme. Revenu de tout,las d’allégresse et saoul de fautes, il écrit d’admirables pages,précède le pessimisme le plus noir de nos temps, résume en dedéfinitives phrases la souffrance de l’être qui subit la peineinfligée de vivre. Quelle détresse que celle de l’Ecclésiaste!… « Tous les jours de l’homme ne sont que douleur et son occupationn’est que déplaisir « …  » mieux vaut le jour de la mort que celui dela naissance « …  » tout n’est que vanité et affliction de l’esprit »…

Et après son décès, le vieux roi reste à l’état d’énigme. A-t-ilexpié son apostasie et sa chute? a-t-il été reçu, ainsi que sespères, dans le sein d’Abraham? et les plus grands écrivains del’Eglise ne peuvent s’entendre.

Selon saint Irénée, saint Hilaire, saint Cyrille de Jérusalem,saint Ambroise et saint Jérôme, il a fait pénitence et il estsauvé.

Selon Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, saint Grégoirele Grand, il n’est pas revenu à résipiscence et il est damné.

Et Durtal se retourne dans son lit et ne cherche plus à riensavoir. Tout se brouille dans sa cervelle et il finit par dormir unsommeil concassé, traversé par d’affreux cauchemars, dans lesquelsil voit Mme Mesurat s’installer à la place de la reine de Saba, surle socle du porche; et sa laideur désole Durtal qui s’emportecontre les chanoines auxquels il demande en vain d’ôter sa femme deménage et de ramener la reine.

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