La Cathédrale

Chapitre 13

 

Pour changer son ennui de place, Durtal, par une après-midi desoleil, s’en fut, au bout de Chartres, visiter la vieille église deSaint-Martin-au-Val. Celle-là datait du Xe siècle et avait, tour àtour, servi de chapelle à un cloître de Bénédictins et à un couventde Capuçins. Restaurée sans trop d’hérésies, elle étaitactuellement englobée dans un hospice et l’on y pénétrait par unecour où des aveugles en bonnets de coton somnolaient à l’ombre dequelques arbres, sur des bancs.

Avec son porche minuscule et trapu et ses trois petits clocherspour village de nains, elle accusait une origine toute romane; demême qu’à sainte-Radegonde de Poitiers et àNotre-Dame-de-la-Couture du Mans, l’intérieur ouvrait, sous unautel très élevé au-dessus du sol, une crypte qu’éclairaient desmeurtrières prenant jour sur les bas-côtés du choeur; leschapiteaux de ses colonnes, grossièrement taillés, rappelaient desimages océaniennes d’idoles; sous les dalles et dans des sépulcresreposaient plusieurs des évêques de Chartres et les prélatsnouvellement promus étaient censés passer la première nuit de leurarrivée dans leur diocèse, en prières devant ces tombes, afin depouvoir s’imprégner des vertus de leurs devanciers et leur réclamerleur aide.

Les mânes de ces épiscopes auraient bien dû insuffler à leurprésent successeur, Mgr des Mofflaines, le dessein de purifier lamaison de la Vierge, en jetant dehors le bas ménétrier qui mue, ledimanche, son sanctuaire en une guinguette, soupira Durtal; maishélas! rien ne meut l’inertie de ce pasteur souffrant et âgé qu’onne voit jamais, du reste, dans le jardin, ni dans la cathédrale, nidans la ville.

— Ah! voici qui vaut mieux que toutes les chorégraphies vocalesde la maîtrise, — et Durtal écouta les cloches qui sortaient deleur silence pour asperger avec les gouttes bénites de leurs sons,la ville.

Et il se remémorait le sens que les symbolistes déléguaient auxcloches. Durand de Mende confronte la dureté de leur métal avec laforce du prédicateur et croit que la percussion du battant contreles bords a pour but de prouver que l’orateur doit se frapperlui-même, se corriger de ses propres vices, avant que de reprocherleurs défauts aux autres. Le bélier de bois auquel est suspendue lacloche correspond par sa forme à la croix du Christ et la corde quetire le sonneur pour donner le branle, se lie à la science desEcritures qui dérive du mystère de la croix même.

Selon Hugues de Saint-Victor, le battant est la languesacerdotale qui heurte les deux côtés intérieurs du vase et annonceainsi la vérité des deux Testaments; enfin pour Fortunat Amalaire,le corps de l’instrument est la bouche du liturge et le marteau, salangue.

En somme la cloche est la messagère de l’église, la voix dudehors, comme le prêtre est la voix du dedans, se dit Durtal.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, il avait atteint lacathédrale et, pour la centième fois, sans se lasser, il admiraitces puissants contreforts d’où s’élançaient, avec la marche courbedes fusées, des arcs-boutants en demi-roues; et toujours ils’étonnait de l’ampleur de ces paraboles, de la grâce de cestrajectoires, de la tranquille énergie de ces souples étais;seulement, pensait-il, en inspectant la balustrade plantéeau-dessus d’eux tout le long du toit de la nef, seulementl’architecte qui s’est borné à frapper, ainsi qu’à l’emporte-pièce,des arcs trilobés dans ces parapets de pierre, fut moins bieninspiré que d’autres maîtres maçons ou peyriers qui ont su cernerles chemins de ronde qu’ils dressaient autour des faîtes d’églises,d’images scripturaires ou de symboles. Tel celui qui bâtit labasilique de Troyes où la galerie aérienne est un découpage alternéde fleurs de lys et de clefs de saint Pierre; tel celui de Caudebecqui cisela le garde-fou de lettres gothiques, d’où un aspectdécoratif charmant, répétant les antiennes de la Vierge, ceignantd’une guirlande de prières l’église, lui plaçant sur la tête lablanche couronne des oraisons.

Durtal quitta le côté Nord de la basilique chartraine, côtoya leporche Royal et franchit le coin de l’ancien clocher; il luifallait, d’une main, retenir son chapeau, boutonner, de l’autre,son pardessus dont les basques affolées lui claquaient les jambes.La tempête soufflait en permanence dans cet endroit. Il pouvait n’yavoir aucune brise, par toute la ville, c’était quand même, à cetteplace, hiver et été, toujours une rafale qui troussait les robes etcinglait de lanières glacées, les faces.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle les statues du porcheRoyal voisin, qui sont si constamment flagellées par le vent, ontcette attitude frileuse, ces vêtements clos et étroits, ces bras etces jambes collés au corps, fit Durtal, en souriant; et n’en est-ilpas de même pour cet étrange personnage vivant en compagnie d’unetruie qui file — laquelle est un verrat, d’ailleurs — et d’un ânequi joue de la vielle, sur la paroi rongée par les ouragans de lavieille tour.

Ces deux animaux, dont il paraît être l’indifférent berger,interprètent, en leur langue joyeuse, les vieux proverbespopulaires,  » Ne sus Minervam  » et  » Asinus ad lyram  » qui sepeuvent traduire par ces équivalents : à chacun son métier, neforçons point notre talent, car nous deviendrions aussi bêtes qu’unporc qui veut raisonner ou qu’un baudet qui prétend jouer de lalyre; mais lui, cet ange nimbé, les pieds nus, sous un dais, lapoitrine couverte par un cadran de pierre, à quoi répond-il, quefait-il?

Issu de la famille des Reines logées sous le porche Royal, caril leur ressemble avec son corps en fuseau étiré dans une gainerayée de fibres, il regarde au-dessus de nous et l’on se demandes’il est ou très impur ou très chaste.

Le haut du visage est candide, les cheveux sont taillés enrondelle, la figure est imberbe, la mine monastique; mais entre lenez et les lèvres, descend une pente spacieuse et la bouche, fendueen coup de sabre, s’entr’ouvre en un sourire qui finit, quand on lescrute avec soin, par devenir un tantinet gouailleur, un tantinetcanaille, et l’on s’interroge pour savoir devant quelle sorted’ange l’on se trouve.

Il y a chez cet être du mauvais séminariste et aussi du bonpostulant. Si le statuaire employa comme modèle un jeune moine iln’a certainement pas choisi un doux novice semblable à celui quiservit sans doute de sujet d’étude au sculpteur du Joseph installésous le porche Nord; il a dû prendre l’un de ces religieuxgyrovagues qui inquiétaient tant saint Benoît. Singulier personnageque cet ange dont un frère est à Laon derrière la cathédrale et quianticipe de plusiseurs siècles sur les types séraphiques siinquiétants de la Renaissance!

Quelle bise! murmura Durtal, se hâtant de regagner le porhceroyal dont il monta les degrés et poussa la porte.

L’entrée dans la cathédrale immense et ténébreuse était toujoursétreignante et, instinctivement, l’on baissait la tête et l’onmarchait avec précaution, sous la majesté formidable de ces voûtes;et Durtal s’arrêtait dès les premiers pas, ébloui par la lumière duchoeur contrastant avec cette avenue si sombre de la nef qui nes’éclairait qu’en rejoignant le transept. Le Christ avait lesjambes, les pieds dans l’ombre, le buste dans un jour amorti et latête inondée par un torrent de lueurs, à Chartres; et Durtalcontemplait, en l’air, ces haies immobiles de Patriarches et d’Apôtres, d’ Evêques et de Saints, flambant en un feu qui s’éteintdans d’obscures verrières,gardant le cadavre divin, couché à leurspieds, sous eux; en d’énormes lancettes surmontées de roues, ils serangaient, debout, le long de l’étage supérieur, montraient àJésus, cloué sur le sol, son armée restée fidèle, ses troupesdénombrées par les Ecritures, par les Légendaires, par leMartyrologe; et Durtal reconnaissait dans la foule gladiée desvitres, saint Laurent, saint Etienne, saint Gilles, saint Nicolasde Myre, saint Martin, saint Georges, saint Symphorien, saintPhilippe, sainte Foix, saint Laumer, combien d’autres, dont il nese souvenait plus des noms! faisait halte, émerveillé, prsè dutransept devant un Abraham levant en un éternel geste de menace,au-dessus d’un Isaac à jamais courbé, la lame claire d’un glaive,dans l’azur infini d’un ciel.

Et il admirait la conception et la facture de ces verriers duXIIIe siècle, leur langage excessif, nécessité par les hauteurs, lalecture qu’ils avaient rendue facile à distance de leurs tableaux,en n’y introduisant, autant que possible, qu’une seule figure, enla peignant à traits massifs, à couleurs tranchées, de façon àpouvoir être comprise, vue d’en bas, d’un coup d’oeil.

Mais la fête suprême de cet art n’était ni dans le choeur,nidans les bras de l’église, ni dans la nef; elle était à l’entréemême de la basilique, au revers du mur qui contenait sur sonendroit, au dehors, les statues anonymes des Reines. Durtal sepassionnait pour ce spectacle, mais il le retardait quand même unpeu, afin de se mieux exciter par l’attente et de savourer cesursaut de joie qu’il éprouvait, sans que la fréquence de cessensations fût encore parvenue à les détruire.

Ce jour-là, par un temps de soleil, elles resplendissaient, lestrois fenêtres du XIIe siècle, avec leurs lames d’épées courtes,leurs lames de braquemarts, à champ large et plat, tirées sous larose qui domine le portail d’honneur.

C’était un pétillement de bluettes et d’étincelles, un tricotremué de feux bleus, d’un bleu plus clair que celui dans lequelAbraham brandissait son glaive; cet azur pâle, limpide rappelaitles flammes des punchs, les poudres en ignition des soufres etaussi ces éclairs que dardent les saphirs, mais alors des saphirstout jeunes, encore ingénus et tremblants, si l’on peut dire; et, —dans l’ogive de verre, à droite, l’on distinguait, délinéées pardes lignes de braises, la tige de Jessé, et ses personnages montanten espalier, dans l’incendie bleu des nues; — dans celle du milieuet celle de gauche, l’on discernait les scènes de la vie de Jésus,l’Annnonciation, les Rameaux, la Transfiguration, la Cène, le repasavec les disciples d’Emmaüs, tandis qu’au-dessus de ces troiscroisées, le Christ fulgurait au coeur de la grande rose, que lesmorts sortaient, au son des trompettes, de leurs tombes, que saintMichel peait les âmes!

Ce bleu du XIIe siècle, ruminait Durtal, comment les verriers dece temps l’ont-ils acquis et comment, depuis si longtemps, lesvitriers l’ont-ils, ainsi que le rouge, perdu? — Au XIIe siècle,les peintres du verre employaient surtout trois couleurs : d’abord,le bleu, ce bleu ineffable de ciel irrésolu qui magnifie lescarreaux de Chartres; puis le rouge, un rouge de pourpre sourde etpuissante; enfin le vert, inférieur, en tant que qualité, aux deuxautres tons. en guise de blanc, ils se servaient de la nuanceverdâtre. Au siècle suivant, la palettes ‘élargit, mais se fonce;les verres sont plus épais; pourtant, quel azur rutilant de saphirmâle et pur les artistes du feu atteignirent et de quel admirablerouge de sang frais, ils usèrent! le jaune, moins prodigué, fut, sij’en juge par la robe d’un roi voisin d’Abraham, dans une croiséeprès du transept, d’une teinte effrontée de citron vif; mais, àpart ces trois couleurs qui vibrent, qui éclatent, telles que deschants de joie, dans ces tableaux transparents, les autress’assombrissent, les violets sont ceux des prunes de Monsieur etdes aubergines, les bruns tournent au caramel, les verts de ciboulenoircissent.

Quels chefs-d’oeuvre de coloris, ils obtiennent avec le mariageet le heurt de ces tons, et quelle entente et quelle adresse àmanier les filets des plombs, à accentuer certains détails, àponctuer, à séparer, en quelque sorte par ces traits d’encre, leursalinéas de flammes!

Ce qui est extraordinaire encore, c’est l’alliance consentie deces industries différentes, travaillant côte à côte, traitant lesmêmes sujets ou se complétant, les unes les autres, chacune suivantson mode d’expression, arrivant à réaliser, sous une directionunique, cet ensemble; avec quelle logique, quelle habileté, lesplaces étaient réparties, les espaces distribués à chacun, selonles moyens de son métier, les exigences de son art!

Dès qu’elle arrive au bas de l’édifice, l’architecture s’efface,cède le pas à la statuaire, lui baille la belle place de sesporches; la sculpture demeurée jusqu’à ce moment invisible, à deshauteurs perdues, restée à l’état d’accessoire, devient soudainsuzeraine. Par un juste retour, là où elle peut être contemplée,elle s’avance et sa soeur se retire et la laisse parler aux foules;et quel cadre splendidde, elle lui prête, avec ses portails creusésen voûte, simulant la perspective d’un recul par la série de leursarcs concentriques qui vont, en diminuant, en s’enfonçant jusqu’auxchambranles des portes!

D’autres fois, l’architecture ne donne pas tout au même etpartage les largesses de ses façades entre les sculpteurs et lespeintres; elle réserve aux premiers les marges et les retraits oùpercheront les statues et elle attribue aux verriers le tympan del’entrée Royale, là où, ainsi qu’à Chartres, le tailleur d’imagespromulgue le triomphe du Christ. Telles les grandes baies d’honneurde Tours et de Reims.

Seulement, ce système de verreries substituées aux bas-reliefs,n’est pas sans inconvénient; aperçues du dehors, ces mîtresdiaphanes ressemblent à des toiles d’araignées pleines depoussière. Dans le contre-jour, les fenêtres sont, en effet, grisesou noires et il faut pénétrer dans l’église et se retourner pourvoir sémiller le feu des vitres; c’est l’extérieur sacrifié audedans, pourquoi?

Peut-être, se répondit Durtal, est-ce un symbole de l’âmeéclairée dans ses parties intimes, une allégorie de la vieintérieure…

Il enfilait d’un coup d’oeil toutes les croisées de la nef et ilpensait qu’elles tenaient, comme aspect, de la prison et de lacharmille, avec leurs charbons flambant derrière des grilles defer, dont les unes se croisent ainsi que des barreaux de geôle etdont les autres se contournent en forme de ramilles noires, debranches. La Verrerie! n’est-elle pas l’art où Dieu intervient leplus, l’art que l’être humain ne peut jamais parachever, car seul,le Ciel peut animer par un rayon de soleil les couleurs etinsuffler la vie aux lignes; en somme, l’homme façonne l’enveloppe,prépare le corps et doit attendre que Dieu y mette l’âme!

C’est une féerie de clarté aujourd’hui et le Soleil de Justicevient visiter sa Mère, reprit-il, en allant voir à l’orée du choeurouvrant sur le transept du Sud, le vitrail de Notre-Dame de labelle Verrière, se détachant, en bleu, sur un fond de grenat, defeuille morte, de cachou, de violet d’iris, de vert dereine-Claude; Elle regardait avec sa moue triste et pensive, unemoue refaite adroitement par un vitrier moderne; et Durtal songeaitqu’autrefois le peuple venait la prier, de même qu’il allait prierla Vierge du Pilier et Notre-Dame de sous-Terre. Cette dévotionavait disparu; il semblait que les gens de notre siècle voulussentune Adjutrice plus saisissable, plus matérielle que cette mince etfragile image, à peine visible par les temps sombres; néanmoinsquelques paysans avaient conservé l’habitude de s’agenouiller et debrûler un cierge devant Elle; et Durtal qui aimait les vieileesMadones abandonnées, se joignait à eux et l’invoquait à sontour.

Deux vitraux le sommaient encore par la bizarrerie de leurshabitants, installés tout en haut, dans le fond de l’abside,servant à distance de pages à la Mère portant son Fils, dans lalame du milieu dominant l’aire de la cathédrale; ces carreauxcontenaient, chacun, en une claire lancette, un séraphin, falot etbarbare, ayant une face aigre et décidée, des ailes blanches,écaillées et semées d’yeux, des jupes déchiquetées, telles que deslanières, teintes avec du vert parmesan, flottant sur des jambesnues. Ces deux anges étaient coiffés d’auréoles couleur de jujube,renversées ainsi que des chapeaux de marin, sur la nuque; et cescostumes en lambeaux, ces plumes repliées sur la poitrine, cettecoiffure, ette mine de lurons mécontents, suggéraient l’idée queces êtres étaient à la fois des mendiants, des bohémiens, desmohicans, des matelots.

Quant aux autres verrières, celles surtout qui renfermaientplusieurs personnages et étaient divisées en des séries de scènes,il eût fallu se munir d’un télescope et passer des journéesentières à les étudier, pour parvenir à en déchiffrer les détails;et des mois n’auraient pas suffi à cette tâche, car ces vitresavaient été maintes fois réparées et replacées souvent sans dessusdessous, de telle sorte qu’il devenait malaisé de les lire.

L’on avait établi un compte des figures insérées dans lesfenêtres de la basilique; il s’élevait au chiffre de 3.889; tous,au Moyen Age, avaient voulu offrir à la Vierge une image de verreet, en sus des cardinaux, et des rois, des évêques et des princes,des chanoines et des seigneurs, les corporations de la villeavaient commandé, elles aussi, leurs panneaux de feu; les plusriches, telles que les compagnies des drapiers et pelletiers, desorfèvres et changeurs, en remettant cinq à Notre-Dame, tandis queles confréries plus pauvres des maîtres-éviers et porteurs d’eau,des portefaix et crocheteurs, en avaient chacune présenté un.

En ruminant ces réflexions, Durtal déambulait dans le pourtour,stationnait devant une petite Vierge de pierre, nichée au bas del’escalier, qui conduit à la chapelle de saint Piat, bâtie en horsd’oeuvre, derrière l’abside, au XIVe siècle. Cette Vierge, quidatait, elle aussi, de cette époque, se reculait, s’effaçait dansl’ombre, loin des regards, cédait, déférente, les places d’apparataux Madones âgées.

Elle tenait un bambin jouant avec un oiseau, en souvenir, sansdoute, de cette scène des évangiles apocryphes de l’Enfance et deThomas l’Israélite, qui nous montre l’enfant Jésus s’amusant àmodeler des oiseaux avec de la terre et à les animer, en soufflantdessus.

Et Durtal reprenait sa promenade le long des chapelles,s’arrêtant seulement devant celle qui détenait des reliquescontradictoires, des reliques à double fin, les châsses de saintPiat et de saint Taurin; l’on exposait les os du premier, pourobtenir de la sécheresse par les temps de pluie, les restes del’autre pour amener de la pluie dans les temps secs; mais ce quiétait moins anodin et plus crispant que ce défilé de chapelles auxornements misérables et dont les vocables avaient été changésdepuis leur dédicace, si bien que l’appui tutélaire acquis par tantde siècles n’était plus; c’était le choeur, éreinté, sali, souillécomme à plaisir.

En 1763, l’ancien Chapitre avait jugé bon de déformer lescolonnes gothiques et de les faire badigeonner par un chaufourniermilanais, d’un rose jaunâtre, truité de gris; puis il avaitrelégué, dans le musée de la ville, de magnifiques tapisseriesflamandes, cernant les contours internes du choeur, et mis à leurplace des bas-reliefs de marbre, rabotés par le redoutablemargougniat qui avait écrasé sous le groupe géant de la Vierge,l’autel; la malechance s’en était mêlée. En 1789, les sans-culottesavaient eu l’idée d’enlever ce bloc de l’Assomption, et unmalencontreux imbécile avait sauvé l’oeuvre de Bridan, en luicouvrant le chef d’une carmagnole.

Quand l’on songe que l’on avait détruit d’admirables vitraux,pour mieux éclairer cette masse de saindoux! si seulement l’onpouvait se susciter l’espoir d’en être, un jour, débarrassé, maishélas! tous ces souhaits sont vains. Il y a quelques années, sousl’épiscopat de Mgr Regnault, il fut question non de jeter dans unfondoir ce bloc pétrifié de pieux oing, mais de supprimer au moinsles bas-reliefs.

Alors ce prélat qui chargeait ses oreilles de coton, de peurd’attraper un rhume, s’y opposa; et, pour des motifs de cetteimportance sans doute, il faudra subir à jamais la sacrilègelaideur de cette Assomption et de ces paravents de marbre!

Mais si l’intérieur de ce sanctuaire était une honte, lesgroupes qui entouraient les bas-côtés de l’abside et formaient laclôture externe du choeur valaient qu’on s’y attardât.

Ces groupes, logés sous des dais à aiguilles et à clochetonsciselés par Jehan de Beauce, commençaient, à droite, à l’entrée dutransept Sud, dessinaient le fer à cheval autour de l’autel,finissaient à l’entrée du transept Nord, là où s’érige sur sonpilier la Vierge noire.

Le sujet était le même que celui traité par les petitschapiteaux du porche Royal, en dehors de l’église, au-dessus dupanégyrique des Rois, des Saints et des Reines; il était empruntéaux légendes des apocryphes, à l’évangile de la Nativité de Marieet au protévangile de Jacques le Mineur.

Les premiers de ces groupes avaient été façonnés par un artistedu nom de Jehan Soulas. Le marché passé, le 2 janvier 1518, entrece statuaire et les délégués des administrateurs de l’oeuvreecclésiale, existait encore. Il y était dit que Jehan Soulas,maître imagier, demeurant à Paris, au cimetière saint-Jehan,paroisse de saint-Jehan en Grève, s’engageait à exécuter en bonnepierre de la carrière de Tonnerre et mieux que les images qui sontautour du choeur de Notre-Dame de Paris, les quatre premiersgroupes dont les sujets lui étaient et imposés et décrits; lemarché fait, moyennant le prix et somme de 280 livres tournois queles sieurs du chapitre de Chartres seront tenus de lui payer, aufur qu’il besognera.

Soulas, qui avait certainement appris son métier chez un artistedes Flandres, avait sculpté de petits tableaux de genre dont lafranchise et l’entrain déridaient l’âme assombrie par la gravitédes vitres; elles semblaient, en effet, dans cet endroit, tamiserle jour au travers de cachemires de l’Inde, n’éclairaient que descintillements obscurs et de lueurs fumeuses ce bas-côté.

Le deuxième groupe représentant sainte Anne qui reçoit d’un angequ’on ne voit point, l’ordre d’aller rejoindre Joachim à la Portedorée, était une merveille d’observation exacte et de grâce; lasainte écoutait, attentive, debout, devant son prie-Dieu auprèsduquel était étendu un petit chien; et une servante levant la tête,de profil, et portant un pichet vide, souriait d’un air un peuentendu, en clignant de l’oeil. Et tandis que, dans le tableausuivant, les époux s’embrassent, avec une trépidation de bons vieuxbalbutiant d’allégresse et s’étreignent avec des mains quitremblent, la même servante, vue de face, cette fois, était sicontente de leur joie qu’elle ne tenait plus en place, sedandinait,en pinçant les bords de sa jupe, commençait presque àdanser.

Un peu plus loin, le tailleur d’images avait conçu la Nativitéde Marie, en vrai peintre flamand, installant au fond de son cadreun lit à courtines sur lequel sainte Anne était couchée et veilléepar une chambrière, pendant que la sage-femme et son aide lavaientl’enfant.

Mais un autre de ces groupes situé près d’une horloge de laRenaissance qui interrompt l’histoire narrée par cette clôture,était encore plus étonnant; dans celui-là, Marie cousait unelayette, en lisant un livre, et saint Joseph endormi, sur un siège,la tête étayée par sa main, apprenait en un rêve la conceptionimmaculée de la Vierge; et il n’avait pas seulement les yeuxfermés, il dormait si profondément, si réellement, qu’on voyait lapoitrine anhéler, qu’on sentait le corps s’allonger, se fondre danstout l’abandon de son être; et ce que les doigts de la futureaccouchée cousaient bien, tandis qu’elle était absorbée par laprière, le nez sur son eucologe! Jamais, à coup sûr, l’on n’avaitserré de plus près la vie, exprimé avec autant d’assurance et dejustesse la nature saisie à l’improviste, piquée au vol, sur levif.

Après cette scène d’intérieur et une Adoration des bergers etdes anges, venaient la Circoncision de Jésus, revêtu d’un tablierde papier blanc collé sur le ventre par un jocrisse, puis uneAdoration des Mages et Jehan Soulas et les élèves de sa maîtriseavaient terminé, de ce côté, leur tâche; de médiocres ouvriers leursuccédaient, François Marchant d’Orléans et Nicolas Guybert deChartres et derrière eux, l’art allait encore en descendant,baissait avec un sieur Boudin qui avait eu l’aplomb de signer sesmisérables poupées, aboutissait à la niaiserie, à la rengaine desJean de Dieu, des Legros, des Tuby, des Mazières, à la froide etpaïenne sculpture du XVIIe et du XVIIIe siècle, se relevait dansles huit derniers groupes, en face de la Vierge du Pilier, en dessilhouettes découpées par des élèves de Soulas; mais celles-làétaient en quelque sorte perdues, car elles étaient placées dansl’ombre et il était presque impossible, en cette agonie de lumière,de les juger.

Devant ce pourtour si plaisant par places, si malséant pard’autres, Durtal ne pouvait s’empêcher d’évoquer le souvenir d’uneoeuvre similaire mais plus complète — car celle-là n’avait pas étémodelée par plusieurs siècles et déformée par des dissidences detalent et d’âge; — cette oeuvre résidait à Amiens et, elle aussi,servait de clôture extérieure au choeur de la cathédrale.

L’histoire de la vie de saint Firmin, premier évêque et patronde la ville, et le récit de l’invention et de l’illation de sesreliques par saint Salve, se déroulaient en des séries de groupeset redorés et repeints; puis suivait, pour achever le contour dusanctuaire, la biographie du second protecteur d’Amiens, saintJean-Baptiste, et, dans la scène du Précurseur baptisant le Christ,apparaissait, déployant un linge, un ange blond, ingénu et fûté,l’une des plus adorables figures séraphiques que l’art flamand deFrance ait jamais ou sculptées ou peintes.

Cette légende de saint-Firmin était racontée, de même que cellede la naissance de la Vierge à Chartres, en des chapitres scindésde pierre, surmontés, eux aussi, de pyramides gothiques et declochetons; et, dans celui de ces compartiments où saint Salve,entouré de tout un peuple, aperçoit des rayons qui jaillissent d’unnuage et indiquent la place où le corps perdu du martyr fut inhumé,un homme à genoux, les mains jointes, pantelait, exalté par laprière, ardait, lancé en avant par un bond de l’âme lui sublimantle visage, faisant de ce rustre un saint en extase, vivant déjàloin de la terre, en Dieu.

Cet orant il était le chef-d’oeuvre du pourtour d’Amiens, commele saint Joseph endormi était le chef-d’oeuvre du pourtour deChartres.

Tout bien considéré, se disait Durtal, cette statuaire de lacathédrale de la Picardie est plus explicite, plus complète, plusvariée, plus éloquente même que celle de la basilique de la Beauce.Outre que l’imagier inconnu qui la créa était doué, autant que lefut Soulas, d’une finesse d’observation, d’une bonhomie, d’uneverve, persuasives et décidées, il possédait, en sus, un je ne saisquoi de plus singulier et de plus noble; puis ses tableaux ne seconfinaient pas dans la reproduction de deux ou trois personnages,mais souvent ils mettaient en scène de grouillantes foules oùchaque homme, chaque enfant, chaque femme différait par sonindividualité, par ses traits personnels, tranchait par son air àpart, tant la réalité de ces figurines était nette et intense!

Enfin, pensait Durtal, en jetant, avant de s’éloigner, undernier coup d’oeil sur la clôture de Chartres, si Soulas estinférieur à l’imagier d’Amiens, il n’en est pas moins un délicatartiste et un vrai maître, et ses groupes nous consolent au moinsde l’ignominie de Bridan et du décor satané du choeur!

Il allait ensuite s’agenouiller devant la Vierge noire, puisrevenu dans le transept du Nord qu’Elle avoisine, il s’ébahissait,une fois de plus, devant la flore incandescente de ses vitres; ettoujours il était et remué et repris par les cinq fenêtres enogive, sous la rose, ces fenêtres dans lesquelles surgissaientautour de sainte Anne la more, David et Salomon se dressant,rébarbatifs, dans une fournaise de pourpre, Melchissédech et Aaron,au teint calabrais, aux faces velues, aux yeux énormes et blancs,se détachant, patibulaires, dans des flots de jour.

la rosace rayonnant au-dessus d’eux, n’avait ni l’extraordinairediamètre de celle de Notre-Dame de Paris, ni l’incomparableélégance de la rose en étoile d’Amiens; elle était plus massive,plus petite, allumée de fleurs étincelantes poussées telles que dessaxifrages de feu dans les trous du mur.

Et, en se retournant, Durtal regardait alors, sous la roue dutransept Sud, les cinq grandes croisées qui faisaient vis-à-vis auxcinq du Nord; et il retrouvait, brûlant comme des torchères dechaque côté de la Vierge sise juste en face de la sainte Anne, lesquatre Evangélistes portés sur les épaules des grands Prophètes :saint Mathieu sur Isaïe; saint Luc sur Jérémie; saint Jean surEzéchiel, saint Marc sur Daniel; tous plus étranges les uns que lesautres avec leurs prunelles semblables à des verres de jumelle,leurs cheveux en ruisselets, leurs barbes en racines arrachéesd’arbre, sauf le saint Jean que le Moyen Age latin portraituretoujours imberbe pour notifier sa virginité par ce signe; mais leplus bizarre de ces géants était peut-être encore le saint Luc qui,à cheval sur le dos de Jérémie, lui gratte doucement, ainsi qu’à unperroquet, le crâne, en levant des yeux dolents et pensifs auciel.

Durtal redescendait dans la nef plus sombre coulant en pente,avec l’inclinaison de ses pavés qu’on lavait après le départ desfoules qui s’y annuitaient, au Moyen Age; et il considérait aumilieu, tracé sur le sol avec des lignes de pierre blanche et desbandes de pierre bleue se contournant en spirale, ainsi qu’unressort de montre, le labyrinthe, la lieue que nos pèresparcouraient dévotement, récitant, pendant l’heure que durait cevoyage, des prières spéciales, accomplissant ainsi un illusoirepèlerinage en Terre Sainte, pour gagner des indulgences; et revenuau parvis, se retournant, il embrassait, avant de partir, leradieux ensemble.

Et il se sentait heureux et terrifié, jeté hors de lui parl’aspect formidable et charmant de Notre-Dame.

Etait-elle assez grandiose et assez légère cette cathédrale,jaillie de l’effort d’une âme qui l’avait faite à son image,racontant son ascension dans les voies mystiques, montant peu à peudans la lumière, franchissant la vie contemplative du transept,planant, arrivée au choeur, dans la pleine clarté de la vieunitive, loin de la vie purgative, de la route obscure de la nef!et cette assomption de l’âme était accompagnée, secondée par latroupe des Anges, des Apôtres, des Prophètes, des Justes, tousdebout dans leurs corps glorieux de flammes, servant d’escorted’honneur à la croix couchée sur les dalles, à l’image de la Mèreinstallée à toutes les hauteurs de cette immense châsse dont ilsentr’ouvraient les parois pour lui présenter, en un éternel jour defête, les bouquets de pierreries éclos dans les serres en feu desvitres.

Nulle part, la Vierge n’était ainsi adulée, ainsi choyée, ainsidéclarée maîtresse absolue d’un domaine offert; et un détail leprouvait. Dans toutes les cathédrales, les rois, les évêques, lesSaints, les bienfaiteurs, gisaient, inhumés dans les caveaux dusol; et à Notre-Dame de Chartres, pas; jamais on n’y avait enterréun cadavre, jamais cette église n’avait été un ossuaire, parce que,dit l’un de ses historiens, le vieux Rouillard  » elle a cetteprééminence que d’être la couche ou le lit de la Vierge « .

Elle y était donc à demeure, trônant au milieu de sa Courd’Elus, gardant dans le tabernacle de la chapelle réservée devantlaquelle brûlent des lampes, le corps sacramentel de son Fils, leveillant ainsi que pendant son enfance, le tenant en son giron,dans toutes les sculptures, dans toutes les verrières, se promenantd’étages en étages, passant entre la haie des Saints, finissant pars’asseoir sur une colonnne, par se montrer aux petits et auxpauvres sous l’humble apparence d’une femme basanée au teint cuitpar les canicules ,hâlé par le vent et par les pluies; et Elledescendait plus bas encore, allait jusque dans les souterrains deson palais, se reposant dans la crypte pour donner audience auxirrésolus, aux timorés que le luxe ensoleillé de sa courintimide.

Comme ce sanctuaire, où l’on perçoit la présence douce etterrible de l’Enfant que ne quitte point sa Mère, vous soulève horsde toute réalité, dans l’allégresse intime des Beautés pures! Etfaut-il que tous deux soient bénévoles pour ne pas partir de cedésert, pour ne pas se lasser d’attendre les visiteurs! repritDurtal, regardant autour de lui, constatant qu’il était seul; s’iln’y avait pas ces braves gens de la campagne qui viennent, eux, àtoute heure, baiser le pilier, quel abandon ce serait, même ledimanche, car jamais cette cathédrale n’est pleine! Soyons justepourtant; à la messe de 9 heures, ce jour-là, le bas de la nefs’emplit; et il souriait, se rappelant cette partie de lacathédrale bondée de petites filles des pensionnats de soeurs et depaysannes qui, ne voyant pas assez clair pour suivre la messe,allumaient tranquillement des bouts de bougie et se serraient, lesunes contre les autres, lisant parfois à plusieurs dans le mêmelivre.

Cette familiarité, ce bon enfant de piété que les affreuxsacristains de Paris n’eussent pas toléré dans une église, étaientsi naturels à Chartres, si bien en accord avec l’accueil sansfaçon, si peu cérémonial de Notre-Dame!

Reste à savoir, fit Durtal, sautant à un autre ordre d’idées, sicette basilique a conservé son épiderme intact ou si elle a étébadigeonnée, au XIIIe siècle, de peintures. D’aucuns prétendent quetous les intérieurs de cathédrales furent revêtus de couleurs, auMoyen Age; est-ce véridique? Et, en admettant que ce renseignementsoit exact pour les églises romanes, l’est-il également pour leséglises gothiques? J’aime à me figurer, en tout cas, que jamais lesanctuaire de Chartres ne fut travesti par des bariolages commeceux que nous devons subir à Saint-Germain-des-Prés, à Paris; àNotre-Dame-la-Grande, à Poitiers; à l’église Saint-Sauveur, àBruges. D’ailleurs, la peinture ne se conçoit — si l’on y tient —que pour de très petites chapelles, mais teinturer de bigarruresvariées les murs d’une cathédrale, pourquoi? car ce système detatouage rétrécit l’espace, abaisse les voûtes, appesantit lescolonnes; il supprime, pour tout dire, l’âme mystérieuse des nefs,tue la sombre majesté des allées, avec ces vulgaires dessins defrettes, de grecques, de losanges, de croix, semés sur les pilierset sur les murailles englués de jaune de cassonade, de vert dechicorée, de lie de vin, de gris de lave, de rouge brique, de touteune série de nuances fades et sales; sans compter l’horreur desvoûtes constellées d’étoiles qui paraissent découpées dans dupapier d’or et collées sur un fond de bleu perruquier, de bleu àlaver le linge!

Cela se supporte — si l’on veut — à la Sainte Chapelle parcequ’elle est minuscule, qu’elle est un oratoire, un reliquaire; celase comprendrait encore peut-être pour cette surprenante église deBrou, car celle-là est un boudoir; ses voûtes et leurs clés sontpolychromées et dorées et le sol était pavé de briques émailléesdont il subsiste près de ses tombeaux de visibles traces. Cegrimage du haut et du bas s’accordait avec les filigranes des murs,les vitres héraldiques et les carreaux lucides, avec la profusiondes guipures de pierres armoriées, fleuries de bouquets demarguerites mêlés à des briquets, à des devises, à des chiffres, àdes cordelières de saint François, à des entrelacs; ce maquillages’assortissait aux albâtres des retables, aux marbres noirs destombes, aux clochetons à denticules, aux fleurons en chicoréefrisée et en feuilles de choux; très aisément, l’on s’imagine lescolonnes et les parois peintes, les nervures et les reliefsgouachés d’or, formant un tout, une harmonie, un ensemble, danscette bonbonnière qui dépend plus d’ailleurs de la joaillerie quede l’architecture.

Cet édifice de Brou, il était le dernier monument du Moyen Age,la dernière fusée lancée par le style gothique flamboyant, par legothique déchu mais exaspéré de mourir, luttant contre le retour dupaganisme, contre l’invasion de la Renaissance. L’ère des grandescathédrales avait abouti à ce délicieux avorton, qui était unchef-d’oeuvre, dans son genre, le chef-d’oeuvre du joli, dutortillé, du tarabiscoté, du coquet. Il symbolisait l’âme déjà sansrecueillement du XVIe siècle; le sanctuaire trop éclairés’extériorisait, se déployait avec elle, ne se repliait, ne serepérait plus. L’on voit bien cet intérieur de châtelaine, peint etdoré, sur toutes les coutures, ces petites chapelles où saillentdes corps de cheminées pour que Marguerite d’Autriche puisse sechauffer en écoutant la messe, garnies de coussins odorants, desucreries, de bijoux et de chiens. Brou est un salon de grande dameet non la maison de tous. Dès lors, avec ses affutiaux, lesciselures de son jubé tendu, tel qu’un porche de dentelle,au-devant du choeur, il attend, attire presque un émaillage savantdes traits, des rehauts colorés qui le féminisent, qui le mettenten complète union avec l’élégance de sa fondatrice, la princesseMarguerite dont le souvenir s’impose plus, dans cette petiteéglise, que celui de la Vierge.

Et encore siérait-il de savoir si jamais les murs et les pilesde Brou furent peints; et le contraire semble prouvé; en tout cas,si une couche de fard ne déparerait pas cet étrange sanctuaire, ilne saurait en être de même à Chartres, car la seule teinte qui luiconvienne, est la patine grasse et glacée, d’un gris qui s’argente,d’un blond qui tourne au fauve, le culottage que donne le temps,l’âge, aidé par les vapeurs accumulées des prières, par la fuméedes encens et des cierges!

Et se ratiocinant ces réflexions, Durtal finissait par seréférer comme toujours à sa propre personne, par se dire : qui saitsi je ne regretterai pas amèrement, un jour, cette basilique et lesdouces rêveries qu’elle suggère, car enfin je ne connaîtrai plus lajoie de ces lentes flânes, de ces détentes, puisque je serai soumisau caporalisme des cloches sonnant les gestes monastiques, si je melaisse bloquer dans un cloître!

Qui sait même si, dans le silence de la cellule, les criséperdus de ces choucas qui croassent sans arrêt ne me manquerontpoint, reprit-il, considérant, avec un sourire, les nuées de cesoiseaux qui s’abattaient sur les tours; et il se remémorait unelégende narrant que, depuis l’incendie de 1836, chaque soir, àl’heure exacte où le feu prit, ces bêtes fuyaient la cathédrale etn’y revenaient que le lendemain, dès l’aube, après avoir pernoctédans une forêt, à trois lieues de Chartres.

Cette légende est aussi folle que cette autre chère aux bonnesfemmes de la ville; celle-là prétend qu’il sort du sang, lorsquel’on crache, le Vendredi Saint, sur un carré de pierre scellé avecdu ciment noir, dans une dalle située à l’arrière du choeur!

Tiens, Madame Bavoil.

— Oui, notre ami, c’est moi; je viens de faire une course pourle père et je retourne au logis où je vais apprêter la soupe; ehbien, et vous, vous préparez vos malles?

— Mes malles!

— Dame, est-ce que vous ne partez pas dans un monastère?fit-elle, en riant.

— Fichez-vous de moi! s’exlama Durtal qui se mit à son tour àrire; je voudrais bien vous y voir; quand il s’agit de se résoudreà devenir un soldat assujetti à des exercices de peloton pieux, unpauvre troubade dont tous les mouvements sont comptés, qui, s’il nedoit pas porter les mains sur la couture du pantalon, doit lestenir cachées sous son scapulaire…

— Ta, ta, ta, interrompit la gouvernante, je vous le répète unefois de plus, vous lésinez avec Dieu, vous marchandez…

— Mais il est pourtant nécessaire qu’avant de prendre unesemblable décision, je me plaide et le pour et le contre; en pareilcas, un peu de procédure intérieure est bien permis.

Elle haussait les épaules; et il y avait un tel calme sur cevisage et un tel feu couvait sous l’eau noire de ses yeux, queDurtal demeurait devant elle saisi, admirant la franchise, lapureté de cette âme qui s’avançait jusqu’au bord des paupières, quisortait par ce regard.

— Etes-vous heureuse! s’écria-t-il.

Un nuage couvrit les prunelles qui se baissèrent.

— N’enviez personne, notre ami, dit-elle, car chacun a sesdébats et ses peines.

Et, après l’avoir quittée, Durtal pensa, en rentrant chez lui,aux disgrâces qu’elle avait avouées, aux entretiens avec le Cielcessés, aux visions disparues, à la chute sur le sol de l’âmevolant auparavant dans les nues. Ce qu’elle devait souffrir!

C’est égal, fit-il, dans le sevice du Seigneur tout n’est pasrose! si l’on consulte des biographies de Saints, on voit ces élustorturés par les plus effroyables des maladies, par les plusdouloureuses des épreintes; décidément, c’est pas drôle la Saintetésur la terre, c’est pas drôle, la vie! Il est vrai que pour lesSaints l’excessif des souffrances est, ici-bas déjà, compensé parl’extrême des joies; mais pour le reste des chrétiens, pour lemisérable fretin que nous sommes, quelle détresse et quelle pitié!l’on interroge l’éternel silence et rien ne répond; l’on attend etrien ne vient; l’on a beau s’attester qu’Il est l’Incirconscrit,l’Incompréhensible, l’Incogitable, que toutes les démarches denotre raison sont vaines, l’on ne parvient point à ne pas setroubler et surtout à ne point pâtir! et pourtant… pourtant, sil’on y songe, ces ténèbres qui nous environnent ne sont pasabsolument imperméables, car elles s’éclairent par endroits et l’ondiscerne quelques vérités, entre autres celle-ci :

Dieu agit avec nous comme avec les plantes; Il est, en quelquesorte, l’année de l’âme, mais une année où l’ordre naturel dessaisons est interverti, car les saisons spirituelles commencent parle printemps auquel succède l’hiver et l’automne arrive suivi à sontour par l’été; au moment de la conversion, c’est le printemps,l’âme est en liesse et le Christ sème en elle ses graines; puisviennent le froid et l’obscurité; l’âme terrifiée se croitabandonnée et se plaint, mais sans qu’elle le sente, pendant cesépreuves de la vie purgative, les graines germent sous la neige;elles se lèvent dans la douceur contemplative des automnes,fleurissent enfin dans la vie unitive des étés.

Oui, mais chacun doit être l’aide jardinier de sa propre âme,chacun doit écouter les instructions du Maître qui trace la besogneet dirige l’oeuvre. Hélas! nous ne sommes plus ces humbles ouvriersdu Moyen Age qui travaillaient en louant Dieu, qui se soumettaient,sans discuter, aux ordres du patron; nous, nous avons, par notrepeu de foi, épuisé le dictame des prières, le polypharmacon desoraisons; dès lors, tout nous paraît injuste et pénible et nousregimbons, nous exigeons des engagements, nous hésitons àentreprendre notre tâche; nous voudrions être payés d’avance tantnotre défiance nous rend vils! Ah! Seigneur, donnez-nous la grâcede prier et de ne pas même avoir l’idée de vous réclamer desarrhes, donnez-nous la grâce d’obéir et de nous taire!

Et j’ajoute, murmura Durtal, souriant à Mme Mesurat qui vint, àson coup de sonnette, ouvrir la porte, concédez-moi, mon Dieu, lafaveur de n’être pas toujours impatienté par le bourdonnement decette grosse mouche, agacé par les inépuisables paroles de cettebrave femme!

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