La Cathédrale

Chapitre 14

 

Quelle bouillie pour les chats, quelle bouteille à l’encre quecette ménagerie du Bien et du Mal, s’écria Durtal, en posant saplume.

Il s’était attelé depuis le matin à un travail sur la faunesymbolique du Moyen Age; au premier abord, cette étude lui avaitsemblé plus neuve et moins ardue, moins longue à traiter, en toutcas, que cet article qu’il avait projeté d’écrire sur les Primitifsallemands; et il demeurait maintenant, ahuri, devant ses livres etses calepins, en quête d’un fil conducteur, perdu dans cet amas detextes contradictoires accumulés devant lui.

Procédons par ordre, se dit-il; si tant est que dans cecapharnaüm une méthode de sélection soit possible.

Le Bestiaire du Moyen Age connut les monstres du Paganisme, lessatyres, les faunes, les sphynx, les harpies, les onocentaures, leshydres, les pygmées, les sirènes; tous furent pour lui desvariantes de l’Esprit du Mal; il n’y a donc pas de recherches àeffectuer au sujet de leurs acceptions; ils ne sont que d’anciensrésidus; aussi la véritable source de la zoologie mystiquen’est-elle pas dans la mythologie mais bien dans la Bible quipartage les animaux en mondes et immondes , les emploie à clicherdes vertus et des vices, insinue en certaines espèces despersonnages célestes, en d’autres le Démon.

Ce point de départ acquis, notons que les liturgistes du bétaildistinguèrent la bête de l’animal, englobèrent, sous le premier deces titres, les créatures indociles et les fauves; sous le second,les animaux au caractère doux et craintif, les racesdomestiques.

Observons encore que les ornithologues de l’Eglise convinrentque les oiseaux étaient les Justes; que, d’autre part, Boèce,souvent copié par les auteurs du Moyen Age, leur impartit, aucontraire, le renom de l’inconstance et que saint Méliton en fait,tour à tour, les sosies du Christ, du Diable, du peuple Juif;ajoutons enfin que, sans tenir compte de ces opinions, Richard deSaint-Victor voit dans le volucre le symbole de la vie intérieure,comme il voit dans le quadrupède l’image de la vie extérieure… etnous ne sommes pas plus avancés, murmura Durtal.

Ce n’est pas cela. Il s’agit de découvrir une autre répartition,plus serrée et plus claire.

Les divisions de l’histoire naturelle seraient inutiles ici, carun bipède et un reptile ont souvent dans le répertoire dusymbolisme le même sens; le plus simple est de sérier la ménageriereligieuse en deux grandes classes; les bêtes réelles et lesmonstres; il n’est aucun animal qui ne puisse rentrer dans l’une oudans l’autre de ces catégories.

Durtal réfléchit, puis :

Néanmoins, pour donner un ensemble plus net, pour mieuxapprécier l’importance que s’attribuent, dans la mythographiecatholique, certaines familles, il sera bon de sortir des rangs lesbêtes qui translatent Dieu, la Vierge, le Diable, de les mettre àpart, quitte à les reprendre lorsqu’elles justifieront d’autrescommentaires, de trier également celles qui coïncident avec lesEvangélistes et servent à la confection du Tétramorphe.

Le dessus de cette fourrière ôté, nous pourrons alors examinerle fretin, décrire le langage imagé des animaux ordinaires et desextravagants.

La faune emblématique de Dieu est nombreuse; les Ecrituresregorgent d’êtres destinés à nuancer le Sauveur. David le compareen sa personne au pélican de la solitude, au hibou dans son nid, aupassereau solitaire sur un toit, à la colombe, au cerf altéré; lespsaumes sont un recueil analogique de ses qualités et de sesnoms.

D’autre part saint Isidore de Séville, Monseigneur SainctYsidore, ainsi que l’appellent les naturalistes d’antan, incorporeJésus dans l’agneau, à cause de son innocence; dans le bélier parcequ’il est le chef du troupeau, voire même dans le bouc, en raisonde la ressemblance que le Rédempteur consentit de la chair dupéché.

D’autres le portraitisent dans le boeuf, la brebis, le veau,bêtes du sacrifice; d’autres dans les animaux, symboles deséléments, dans le lion, l’aigle, le dauphin, la salamandre, rois dela terre, de l’air, de l’océan et du feu; d’autres tels que saintMéliton, l’évoquent dans le chevreau et le daim, le poursuiventjusque dans le chameau qui personnifie pourtant, d’après uneversion différente du même auteur, le désir du fla-fla, le goût dela vaine louange; d’autres encore le transfèrent dans le scarabée,comme saint Eucher; dans l’abeille, considérée cependant ainsiqu’un infâme pécheur, par Raban Maur; d’autres enfin spécifient,avec le phénix et le coq, sa Résurrection, avec le rhinocéros et lebuffle, sa colère et sa force.

L’iconographie de la Vierge est moins dense. Sainte Marie peutêtre célébrée par toute créature chaste et bénigne. Dans ses « Distinctions monastiques « , l’anonyme anglais la nomme avec cettemême abeille que nous venons de voir si maltraitée par l’archevêquede Mayence; mais Elle fut surtout décrétée par la colombe qui estpeut-être l’oiseau dont le Belluaire ecclésial se soit le plusoccupé.

D’après tous les mystiques, la colombe est l’image de la Viergeet du Paraclet. Suivant sainte Mechtilde, elle est la simplicité ducoeur de Jésus; selon Amalat Fortunaire et Yves de Chartres, ellemanifeste les prédicateurs, la vie religieuse active, — enopposition avec la tourterelle qui décèle la vie contemplative, —parce qu’elle vole et gémit, en bande, tandis que la tourterelle seréjouit, seule, à l’écart.

Pour Brunon d’Asti, la colombe est encore un modèle de lapatience, une effigie des Prophètes.

Quant au Bestiaire infernal, il s’étend à perte de vue; tout lemonde des animaux fantastiques s’y engouffre; puis dans la sériedes bêtes réelles défilent : le serpent, l’aspic des Ecritures, lescorpion, le loup désigné par Jésus même, le léopard dénoncé parsaint Méliton comme se référant à l’Antéchrist; le tigre dont lafemelle assume le péché d’arrogance; l’hyène, le chacal, l’ours, lesanglier qui, dans les psaumes, ravage la vigne du Seigneur; lerenard qualifié de persécuteur hypocrite par Pierre de Capoue, desuppôt de l’hérésie par Raban Maur; les autres fauves; puis lepourceau, le crapaud, engin des maléfices, le bouc, portrait deSatan même, le chien, le chat, l’âne sous la forme desquels leDiable s’ébruite dans les procès de sorcellerie du Moyen Age; lasangsue honnie par l’anonyme de Clairvaux; le corbeau qui sortit del’arche et ne revint pas; il exprime la malice et la colombe quirevint, la vertu, dit saint Ambroise; la perdrix qui, d’après lemême auteur, dérobe et couve des oeufs qu’elle n’a pas pondus.

Si l’on en croit Théobald, le Démon est encore relayé parl’araignée, car elle craint le soleil autant que le Malin craintl’Eglise et elle tisse plus volontiers sa toile, la nuit que lejour, imitant en cela Satan qui attaque l’homme, lorsqu’il le saitendormi, sans force pour se défendre.

Enfin le Prince des Ténèbres est également parodié par le lion,par l’aigle, pris alors dans un déplorable sens.

Le même fait se reproduit dans la faune expressive et dans lasymbolique des couleurs et des fleurs, songeait Durtal; toujours ladouble face; les deux significations opposées existent presqueconstamment dans la science des hiéroglyphes, sauf cependant dansla branche des gemmes.

C’est ainsi que le lion défini par sainte Hildegarde de  » figuredu zèle de Dieu « , que le lion, image du Fils devient, chez Huguesde Saint-Victor, l’emblème de la cruauté. Se basant sur le textedes psaumes, les physiologues l’identifient à Lucifer. Il est, eneffet, le lion qui cherche à ravir les âmes, le lion qui se jettesur sa victime; David l’accouple au dragon qu’on foule aux pieds;et, dans sa première Epître, saint Pierre le montre rugissant, enquête d’un chrétien à dévorer.

De même pour l’aigle que Hugues de Saint-Victor instituel’étalon de l’orgueil. Choisi par Brunon d’Asti, par saint Isidore,par saint Anselme, pour commémorer le Sauveur pêcheur d’hommes, caril fond du haut du ciel sur les poissons nageant à fleur d’eau etles enlève, l’aigle, déjà classé, par le Lévitique et leDeutéronome, parmi les bêtes impures, se mue, en sa qualité mêmed’oiseau de proie, en un simulacre du Diable, emportant, pour lesdéchiqueter, les âmes.

En résumé, tout fauve, tout volucre féroce, et tout reptile estun avatar du Très-Bas, conclut Durtal.

Passons au Tétramorphe. Les animaux évangéliques sontconnus.

Saint Matthieu qui développe le thème de l’Incarnation, précisela généalogie humaine du Messie, a pour signe caractéristiquel’homme.

Saint Marc qui s’occupe plus spécialement de la thaumaturgie duFils, qui s’étend moins sur sa doctrine que sur ses miracles et surla Résurrection, a pour attribut le lion.

Saint Luc qui traite plus particulièrement des vertus de Jésus,de sa douceur, de sa patience, de sa miséricorde, qui s’arrête pluslonguement sur son immolation, est armorié par le boeuf ou par leveau.

Saint Jean qui promulgue avant tout la divinité du Verbe estblasonné par l’aigle.

Et l’acception donnée au boeuf, au lion, à l’aigle, est enparfait accord avec la forme et le but personnels de chacun de cesEvangiles.

Le lion, qui symbolise la toute-puissance, allégorise également,en effet, la Résurrection.

Tous les physiologues d’antan, saint Epiphane, saint Anselme,saint Yves de Chartres, saint Brunon d’Asti, saint Isidore,Adamantius admettent cette légende qu’après sa naissance, lelionceau reste pendant trois jours inanimé, puis il s’éveille, lequatrième jour, lorsqu’il entend le rugissement de son père etbondit, plein de vie, hors de son antre. Tel le Christ,ressuscitant, après trois jours et sortant de sa tombe, à l’appeldu Père.

La croyance existait encore que le lion dormait, les yeuxouverts; aussi devint-il le modèle de la vigilance; et saintHilaire et saint Augustin virent, dans cette façon de se reposer,une allusion à la nature divine qui ne s’éteignit pas dans lesépulcre, alors que l’humanité du Rédmpteur y subissait une réellemort.

Enfin comme il paraissait acquis que cet animal effaçait latrace de ses pas sur le sable du désert avec sa queue, Raban Maur,saint Epiphane, saint Isidore, acceptèrent qu’il signifiât leSauveur voilant sa divinité sous des traits charnels.

Pas ordinaire, le lion! s’exclama Durtal. Heu, fit-il,consultant ses notes, le boeuf est plus modeste. Il est le parangonde la puissance et de l’humilité; il synthétise, selon saint Paul,le sacerdoce; le prédicateur suivant Raban Maur; l’évêque d’aprèsPetrus Cantor, parce que, dit cet auteur, le prélat est coifféd’une mître dont les deux cornes ressemblent à celles du boeuf etqu’il se sert de ces cornes qui sont la science des deux Testamentspour découdre les hérétiques; mais, en dépit de cesinterprétations, plus ou moins ingénieuses, le boeuf est, en somme,la bête de l’immolation, du sacrifice.

Quant à l’aigle, il est, nous l’avons dit, le Messie seprécipitant sur les âmes pour les capter, mais d’autres versionslui sont encore attribuées par saint Isidore et par Vincent deBeauvais. A les entendre, l’aigle qui veut éprouver ses aiglons lessuspend à ses serres, plane devant le soleil et les force à fixer,avec leurs prunelles qui commencent à s’ouvrir, l’orbe incandescentde l’astre. L’aiglon que cette fournaise éblouit, est lâché, rejetépar l’oiseau. Ainsi Dieu repousse l’âme qui ne peut fixer sur luil’oeil contemplatif de l’amour.

Il est encore le symbole de la Résurrection et saint Epiphane etsaint Isidore l’expliquent de la sorte :

L’aigle, quand il vieillit, s’en va frôler de si près le soleilque ses plumes s’embrasent; ranimé par ces flammes, il se plongedans une fontaine, s’y baigne trois fois et s’en évade régénéré;n’est-ce pas d’ailleurs la paraphrase du verset du Psalmiste :  » tajeunesse sera renouvelée ainsi que celle de l’aigle.  » — Enfinsainte Madeleine de Pazzi l’envisage autrement et le tient pourl’image de la foi appuyée sur la charité.

Il va falloir mettre ces documents en place dans mon article,soupira Durtal, rangeant, sous une chemise à part, ces notes.

Voyons maintenant la faune chimérique originaire de l’Orient,expédiée en Europe par les Croisades et déformée par l’imaginationdes enlumineurs de missels et des imagiers.

En tête le dragon qui rampe et s’essore déjà dans la mythologieet dans la Bible.

Durtal se leva et s’en fut chercher dans sa bibliothèque les « Traditions tératologiques  » de Berger de Xivrey; ce livre contenaitde longs extraits de ce roman d’Alexandre qui fit la joie desgrands enfants, au Moyen Age.

 » Les dragons, raconte cet écrit, sont plus grands que toutautre serpent et plus longs… ils volent en l’air qui se trouble parle dégorgement de leur punaisie de venin… Ce venin est si mortelque si une personne en est polluée ou atteinte, il lui sembleraitêtre en un feu ardent et lui enlèverait la peau, à grosses vessies,comme si la personne était échaudée.  » Et l’auteur ajoute :  » lamer par leur venin s’en enfle.  »

Ils ont une crête, des griffes aiguës, une gueule qui siffle etils sont presque invincibles. Albert le Grand avance néanmoins queles enchanteurs qui les veulent dompter tapent à tour de bras surdes tambours et les dragons qui s’imaginent ouïr le roulement dutonnerre qu’ils appréhendent, se laissent alors manier aisément etprendre.

L’ennemi de ce reptile ailé est l’éléphant qui parvient parfoisà l’écraser, en tombant de tout son poids dessus; mais la plupartdu temps, il est occis par le dragon qui se repaît de son sang dontla froideur apaise l’insupportable cuisson que lui vaut son proprevenin.

Après ce monstre, le griffon qui participe du quadrupède et del’oiseau, car il a le corps du lion, la tête et les serres del’aigle; puis le basilic, considéré tel que le roi des serpents; ila quatre pieds d’étendue, une queue de la grosseur d’un arbre ettachée de blanc. Sa tête porte une huppe en forme de couronne; savoix est stridente et son regard foudroie, un regard, dit le romand’Alexandre,  » si pénétratif que, sur toutes bêtes venimeuses etautres, il est pestilentiel et mortel « . Il est vrai que sonsouffle n’est ni moins périlleux, ni moins fétide, car  » de sonhaleine sont toutes choses infectées et, en mourant, lorsqu’il laveut dégorger, il est si puant que toutes autres bêtes le fuient… »

Son adversaire le plus redoutable est la belette qui l’égorge,bien qu’elle soit  » petite bête comme un rat « ; ainsi Dieu n’a rienfait sans cause et sans remède, conclut le pieux auteur du MoyenAge.

Pourquoi la belette? Rien ne nous l’apprend; est-elle au moinscette bestiole qui rendait un pareil service, honorée par nos pèresd’un favorable sens? Pas du tout.

Elle est un spécimen de la dissimulation, de la dépravation etelle s’apparie à la vie dégoûtante des baladins. A mentionner aussique ce carnassier qui était présumé concevoir par la bouche etenfanter par l’oreille, est classé parmi les animaux impurs de laBible.

Cette homéopathie zoologique est un peu incohérente, pensaDurtal, à moins que l’acception similaire prêtée à ces deux animauxse combattant, ne veuille dire ceci : que le Démon se dévorelui-même.

Vient ensuite le phénix  » un oisel, très bel en ses plumes, quiressemble au paon, est moult solitaire et vit de graines de frène »; il a, de plus, une livrée de pourpre surdorée et parce qu’il estcensé renaître de ses cendres, il particularise invariablement laRésurrection du Christ.

Puis la licorne qui fut une des plus étonnantes créations dunaturalisme mystique.

 » Elle est une bête très cruelle qui a le corps grand et gros,en façon d’un cheval; sa défense est une corne grande et longue dedemi-toise, si pointue et si dure qu’il n’est rien qui, par elle,n’en soit percé… Quand on la veut prendre, on fait venir unepucelle au lieu où l’on sait que la bête repaît et fait sonrepaire. Si la licorne la voit et qu’elle soit pucelle, elle va secoucher en son giron sans aucun mal lui faire et, là, s’endort;alors viennent les veneurs qui la tuent… Aussi, si elle n’est paspucelle, la licorne n’a garde d’y coucher, mais tue la fillecorrompue et non pucelle.  »

D’où il ressort que la licorne est une des références de lachasteté; au même titre qu’un animal bien surprenant aussi, dontnous entretient saint Isidore, le porphyrion.

Celui-là possède un pied en patte de perdrix et un autre palmécomme celui d’une oie; son originalité consiste à pleurerl’adultère et à aimer son maître d’un tel amour qu’il meurt decompassion sur son sein, lorsqu’il sait que sa femme le trompe.Aussi, ce que cette espèce, n’a point tardé à s’éteindre!

Voyons, il nous reste encore des êtres fabuleux à répartir,murmura Durtal, en fouillant, de nouveau, dans ses papiers.

Il trouvait la wivre, sorte de Mélusine, moitié femme et moitiéserpent, une bête très cruelle, pleine de malice et sans pitié,assure saint Ambroise; le manicore qui a la face d’un homme, lesyeux pers, la crinière cramoisie d’un lion, une queue de scorpionet un vol d’aigle; celui-là est insatiable de chair humaine; leléoncrotte, issu de l’hyène mâle et de la lionne, nanti d’un corpsd’âne, de jambes de cerf, d’un poitrail de fauve, d’une tête dechameau armée de dents terribles — le tharande qui, d’après Huguesde Saint-Victor, a la taille d’un boeuf, le profil du cerf, lepelage de l’ours et change de couleur, ainsi qu’un caméléon; enfinle moine de mer le plus déconcertant de tous, car Vincent deBeauvais l’enseigne, son buste couvert d’écailles et muni, en guisede bras, de nageoires hérissées de crocs, meut un chef tonsuré demoine dont le bas s’effile en museau de carpe.

Le Bestiaire en a encore inventé d’autres, ne fût-ce, parexemple, que ces gargouilles, ces créatures hybrides matérialisantles vices vomis, rejetés du sanctuaire, rappelant au passant quiles voit expumer à pleine gueule les lies des gouttières, qu’horsde l’Eglise, ce ne sont que gémonies de l’esprit et cloaques d’âme!Mais, se dit Durtal, en allumant une cigarette, ce dessus du panierme paraît suffire; d’ailleurs, au point de vue symbolique, cetteménagerie est peu intéressante, car tous ces monstres, wivre,manicore, léoncrotte, tharande, moine de mer, ne diffèrent point;tous incarnent l’Esprit du Mal.

Il tira sa montre. Allons, reprit-il, j’ai encore le temps,avant de dîner, de parcourir la série des animaux authentiques; etil feuilleta la liste des volatiles.

Le coq, fit-il, est la prière, la vigilance, le prédicateur, laRésurrection, car, le premier, il se réveille dès l’aube; le paonqui est doté, suivant un vieil auteur,  » de voix de diable et dequeue d’ange « , est un réceptacle d’idées contradictoires. Ilimplique l’orgueil, l’immortalité, selon saint Antoine de Padoue,et aussi la vigilance, à cause des yeux qui parent ses plumes; lepélican est la figure de la contemplation, et de la charité; del’amour, suivant sainte Madeleine de Pazzi; le passereau, de lasolitude pénitente; l’hirondelle, du péché; le cygne, de l’orgueil,selon Raban Maur, de la diligence et de la sollicitude, d’aprèsThomas de Catimpré; le rossignol est indiqué par sainte Mechtilde,ainsi que l’âme affectueuse; et la même sainte rapproche l’alouettedes gens qui accomplissent, avec gaieté, les bonnes oeuvres; àremarquer aussi que, dans les vitraux de Bourges, l’alouette oucalandre est le témoignage de la charité envers les malades.

En voici d’autres que définit Hugues de Saint-Victor. Pour lui,le vautour caractérise la paresse; le milan, la rapacité; lecorbeau, les détractions; la chouette, l’hypocondrie; le hibou,l’ignorance; la pie, le bavardage; la huppe, la malpropreté et lemauvais renom.

Tout ça, tout ça, c’est bien emmêlé, soupira Durtal, et j’aipeur qu’il n’en soit de même des mammifères et des autresbêtes.

Il colligea quelques pièces. le boeuf, l’agneau, la brebis, nousles avons parqués; la mouton prototype la douceur et la timidité etsaint Pacôme incorpore en lui le moine qui vit, ponctuel et docileet aime ses frères. De son côté, saint Méliton délègue le sensd’hypocrisie à l’autruche, de puissance du siècle au rhinocéros, defragilité humaine à l’araignée; signalons encore, au passage, dansla classe des crustacés, l’écrevisse qui interprète l’hérésie, lasynagogue, parce qu’elle marche à reculons et rétrograde dans lavoie du bien; dans la série des poissons, la baleine, symbole dusépulcre, de même que Jonas qui en sortit après trois jours est lesymbole de Jésus ressuscité; parmi les rongeurs, le castor, imagede la circonspection chrétienne, car, dit la légende, lorsqu’il estpoursuivi par des chasseurs,il s’arrache avec les dents la pochequi contient le castoreum et le jette à l’ennemi. Ce pourquoi, ilest également la traduction animale de la phrase des Evangilesdéclarant qu’il faut retrancher le membre qui scandalise et est uneoccasion de chute. Arrivons et arrêtons-nous devant la cage desfauves.

D’après Hugues de Saint-Victor, le loup est l’avarice et lerenard la fourberie; de son côté, Adamantius voit dans le sanglierla fureur et dans le léopard, la colère, les embûches et l’audace;quant à la hyène qui change de sexe à volonté et imite à s’yméprendre la voix de l’homme, elle est la vivante formule del’hypocrisie, alors que, sainte Hildegarde le démontre, la panthèreest, à cause de la beauté de ses taches, le signe de la vainegloire.

Inutile maintenant de nous appesantir sur le taureau, sur lebison, sur le buffle; les initiés groupent en eux la force brutaleet l’orgueil; pour le bouc et le porc, ils sont des vases de luxureet de fange.

Ils partagent ce privilège avec le crapaud, bête immmonde,vestiaire du Diable qui emprunte ses contours afin d’apparaître àdes Saintes, à sainte Térèse, pour en citer une. Quant à la pauvregrenouille, elle est aussi malfamée que ce batracien, parce qu’ellelui ressemble.

Meilleur est le renom du cerf, exemple, d’après saint Jérôme etCassiodore, du chrétien qui détruit le péché par le sacrement depénitence ou par le martyre. Portrait de Dieu dans les psaumes, ilest encore le païen qui désire le baptême; enfin, la légende luiassigne une haine du serpent, autrement dit du Démon, si véhémentequ’il l’attaque, dès qu’il le peut, et le dévore, mais il meurt,s’il reste ensuite trois heures sans boire; aussi après ce repascourt-il dans les forêts en quête d’une source et s’il la rencontreet se désaltère, il rajeunit de plusieurs années; la chèvre, elle,est parfois considérée d’un mauvais oeil et confondue avec le bouc,mais plus souvent elle désigne le Bien-Aimé auquel la comparel’Epouse du Cantique; le hérisson, qui se cache dans les trous,contrefait,selon saint Méliton, le pécheur; selon Pierre de Capoue,le pénitent. Quant au cheval, il est marqué par Petrus Cantor etAdamantius, ainsi qu’un être de vanité et de présomption, opposé auboeuf qui est toute gravité, toute simplesse. Il convient de ne pasoublier néanmoins que, pour embrouiller la question, en laprésentant sous un autre jour, saint Eucher assimile le cheval auSaint et que l’anonyme de Clairvaux identifie le Diable avec leboeuf. Pour le pauvre âne, il n’est guère plus ménagé par Hugues deSaint-Victor qui le targue de stupidité, par saint Grégoire leGrand qui le taxe de paresse, par Pierre de Capoue qui l’inculpe deluxure; il faut observer cependant que saint Méliton l’associe, àcause de son humilité, au Christ et que les exégètes font de l’ânonque Jésus chevaucha, le jour des Palmes, une figure des Gentils, demême qu’ils font de l’ânesse, qui le mit bas, la figure desJuifs.

Enfin, deux bêtes domestiques, chères à l’homme, le chien et lechat, sont généralement honnies par les mystiques. Le chien, modèledu péché, dit Petrus Cantor, bête des querelles, ajoute Hugues deSaint-Victor, est l’animal qui retourne à son vomissement; ilmanifeste aussi ces réprouvés dont parle l’Apocalypse et qu’on doitchasser de la Jérusalem céleste; baptisé du nom d’apostat par saintMéliton, il est traité de moine rapace par saint Pacôme, mais RabanMaur le relève un peu de ces interdits, en lui conférant le titrede symbole des confesseurs.

Le chat qui ne s’introduit qu’une fois dans la Bible, au livrede Baruch, est invariablement condamné par les naturalistesd’antan; ils lui reprochent d’être le simulacre de la traîtrise etde l’hypocrisie et l’accusent de vendre sa peau au Diable pour luipermettre de se montrer sous son apparence aux sorciers.

Durtal tourna encore quelques pages, avisa que le lièvredécelait la timidité et la peur, de même que le colimaçon, laparesse; inscrivit l’opinion d’ Adamantius qui incrimine delégèreté et de moquerie le singe; celle de Pierre de Capoue et del’anonyme de Clairvaux garantissant que le lézard qui rampe et secache dans les murs est, au même titre que le serpent, l’emblème duMal; consigna le sens spécial d’ingratitude révélé par le Christ,pour la vipère, car Il qualifie de la sorte la race des Juifs; etil s’habilla en hâte, craignant de faire attendre l’abbé Gévresinchez lequel il dînait, avec l’abbé Plomb; puis, poursuivi par MmeMesurat qui voulait lui asséner un dernier coup de brosse, ildégringola l’escalier et arriva chez son ami.

Mme Bavoil, qui ouvrit la porte, exhibait sous un bonnet detravers des cheveux à la vanvole, des manches retroussées sur desbras cuits, des joues enflammées par le brasier de sa cuisine. Elleavoua la confection d’un boeuf à la mode assoupli par la glu d’unpied de veau, et réconforté par une dose méditée de cognac; et ellese sauva, effrayée par les appels impatients d’une bouillotte dontl’eau s’épandait, avec des jurons de matou, sur les plaques rougesdu fourneau.

Durtal trouva l’abbé Gévresin, ravagé par ses rhumatismes, maistoujours patient et gai. Ils causèrent un peu; puis s’apercevantque Durtal regardait de petits morceaux de gomme épars sur sonbureau, l’abbé dit :

— C’est de l’encens qui vient du Carmel de Chartres.

— Ah!

— Voici, les carmélites ont l’habitude de ne brûler que duvéritable, que du réel encens. Aussi, leur ai-je emprunté cetéchantillon, afin de pouvoir faire acheter la même qualité derésine pour notre cathédrale.

— Il est partout falsifié, n’est-ce pas?

— Oui, il se débite dans le commerce sous trois formes :l’encens mâle, le meilleur, s’il n’est pas adultéré; l’encensfemelle qui est déjà plein de fragments rougeâtres, de grumeauxsecs appelés marrons; enfin, l’encens en poudre qui n’est, laplupart du temps, qu’un mélange de mauvaise gomme et debenjoin.

— Et celui que vous avez là?

— C’est de l’encens mâle; voyez ces larmes oblongues, cesgouttes presque transparentes d’ambre qui se décolore; quelledifférence avec celui-ci que l’on consume à Notre-Dame! Il estterreux, brisé, rempli d’égrugeures et il y a gros à parier que cesmarrons sont des cristaux de carbonate de chaux et non des perlesde résine pure.

— Tiens, fit Durtal, cette matière me suscite l’idée d’unesymbolique des odeurs, a-t-elle jamais existé?

— J’en doute, mais elle serait, en tout cas, très simple.

Les substances aromatiques dont use la liturgie se réduisent àquatre : l’encens, la myrrhe, le baume, le thymiaura, mais l’usagede ce dernier parfum, composé d’ingrédients divers, est périmé.

Leur thème, vous le connaissez. L’encens est la divinité du Filset nos prières qui montent, telles que ses vapeurs, dans laprésence du Très-Haut, dit le Psalmiste.

— La myrrhe est la pénitence, la vie souffrante de Jésus, samort, les Martyrs, et aussi, selon M. Olier, la Vierge qui guéritles âmes des pécheurs comme la myrrhe cautérise la pourriture desplaies; — le baume est une variante du mot vertu. Mais, si lesémanations liturgiques sont peu nombreuses, il n’en est pas de mêmedes effluences mystiques qui changent à l’infini; seulement nousn’avons que très peu de renseignements sur elles.

Nous savons simplement que l’odeur de Sainteté sert d’antithèseà l’odeur du Diable, que beaucoup d’élus répandirent de leur vivantet après leur mort des parfums exquis dont l’analyse estimpossible, tels : Madeleine de Pazzi, saint Etienne de Muret,saint Philippe de Néri, saint Paternien, saint Omer, le VénérableFrançois Olympe, Jeanne de Matel et tant d’autres!

Nous savons aussi que nos fautes puent et d’une façon différenteselon leur genre; et la preuve est les Saints qui discernaientl’état des consciences, rien qu’en flairant les corps.Rappelez-vous saint Joseph de Cupertino criant à un pécheur qu’ilrencontre : mon ami, tu sens bien mauvais, va te laver!

Pour en revenir à l’odeur de Sainteté, elle prend cependant chezcertaines personnes un caractère presque naturel, se confondpresque avec les aromes connus.

Ainsi saint Trévère exhalait un bouquet composé de rose, de lys,de baume et d’encens; sainte Rose de Viterbe fleurait la rose;saint Cajetan la fleur d’oranger; sainte Catherine de Ricci laviolette; sainte Térèse, tour à tour, le lys, le jasmin et l’iris;saint Thomas d’Aquin l’encens; saint François de Paule le musc; jevous les cite au hasard du souvenir.

— Oui, et sainte Lydwine épandait pendant ses maladies un parfumqui se communiquait également au goût. Ses ulcères volatilisaientdes fumets enjoués d’épices, et distillaient l’essence même de lavie familière des Flandres, une essence sublimée de cannelle.

— Par contre, reprit l’abbé, l’infection des sorcières futcélèbre, au Moyen Age. Tous les exorcistes et les démonologues sontd’accord sur ce point; et presque constamment aussi, l’on a relatéqu’après une apparition du Malin, une puanteur de soufre ignobles’attardait dans les cellules, alors même que les Saints étaientparvenus à le chasser.

Mais la senteur médullaire du Diable, elle s’affirme dans la viede Christine de Stumbèle. Vous n’ignorez pas les exploitsscatologiques auxquels Satan se livra contre cette Sainte?

— Mais si, Monsieur l’abbé.

— Alors je vous apprendrai que le récit de ces attaques nous aété conservé tout au long par les Bollandistes qui ont inséré dansleurs annales la biographie de cette célicole, écrite par leDominicain, Pierre de Dacie, son confesseur.

Christine naquit dans la première moitié du XIIIe siècle, en1242, je crois, à Stumbèle ou Stommeln, près de Cologne.

Elle fut, dès son enfance, traquée par le Démon. Il épuisecontre elle l’arsenal de ses ruses, lui apparaît sous la forme d’uncoq, d’un taureau, sous la figure d’un apôtre; il la remplit depoux, infeste son lit de vermine, la frappe jusqu’au sang et, commeil n’obtient pas qu’elle renie son Dieu, il invente de nouveauxsupplices.

Il convertit les aliments qu’elle porte à sa bouche en crapaud,en serpent, en araignée; il la dégoûte tellement de toutenourriture, qu’elle dépérit.

Elle passe alors sa vie à vomir et Dieu qu’elle supplie del’assister se tait.

Il lui reste cependant, pour la soutenir dans ses épreuves, lacommunion. Le Maudit qui le sait s’ingénie à la priver de cetteaide; et il se montre sous l’apparence de ces mêmes animaux surl’hostie qu’elle consomme; enfin, pour la réduire, il imagine de semétamorphoser en un énorme crapaud et de s’installer entre sesseins. Du coup, Christine s’évanouit de peur; mais alors Dieuintervient; sur son ordre, elle s’enveloppe la main avec sa manche,la glisse entre sa poitrine et le ventre du crapaud, arracheviolemment la bête et la jette sur le pavé.

Elle s’y écrasa, en résonnant, dit la sainte, ainsi qu’un vieuxsoulier.

Les persécutions de ce genre continuent jusqu’à l’Avent de 1268;c’est, à partir de cette époque, que les farces stercorairescommencent.

Pierre de Dacie raconte qu’un soir le père de Christine vient lechercher dans son couvent de Cologne et le supplie de le suivreparce que le Diable moleste sa fille. Il part, accompagné d’unautre Dominicain, le frère Wipert et, arrivés à Stumbèle, ilstrouvent dans la chaumine hantée, le curé du pays, le R. P.Godfried prieur des Bénédictins de Brunwilre et le cellerier de cecloître. Ils s’entretiennent, en se chauffant, des incursionsnauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes serenouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente,et Christine, selon l’expression du religieux, en demeure toutempâtée — et, chose étrange, ajoute Pierre de Dacie, cettesubstance, qui était tiède, brûlait Christine et lui faisait venirsur la peau des cloques.

Ce manège dura trois jours. A la fin, un soir, frère Wipert,exaspéré, se met en devoir de réciter les prières de l’exorcisme,mais un vacarme effroyable ébranle la chambre, les chandelless’éteignent et il reçoit sur l’oeil un paquet de matière si durequ’il s’écrie : malheur, me voici borgne!

On l’emmène à tâtons dans une pièce voisine où séchaient desvêtements de rechange, où de l’eau chauffait toujours devant le feupour les ablutions; on le nettoie, on lui lave l’oeil qui n’a subiaucun dommage sérieux, en somme, et il rentre dans la chambre pourréciter, avec les deux Bénédictins et Pierre de Dacie, Matines;mais avant de psalmodier l’office, il s’approche du lit de lapatiente et joint les mains, étonné.

Elle est embrenée d’ordures, mais tout a changé. L’odeur, quiétait d’une fétidité plus qu’humaine, s’est muée en un fleurangélique; la résignation, la sainteté de Christine ont vaincu leTraitant des âmes — et tous s’empressent de remercier le Ciel. —Que pensez-vous de cette histoire?

— Elle est stupéfiante, à coup sûr, mais ce cas de cloaqueinfernal est-il unique?

— Non, un siècle après, des faits analogues se découvrent chezElisabeth de Reute et aussi chez la bienheureuse Bétha. Là encore,Satan se livre à d’immondes facéties; il s’allège près de la couchede la Bienheureuse, tapisse le plancher et goudronne avec sesproduits les murs. A noter aussi, dans le moderne, que des actes dece genre eurent lieu chez le Curé d’Ars…

— Je ne vois pas, dans tout cela, le développement de lasymbolique des odeurs, fit Durtal. En tout cas, le champ estrestreint ou mal défini et le nombre des parfums que l’on peutmentionner est court.

Nous avons les essences extraites de l’Ancien Testament et quiprésagent la Vierge; quelques unes d’entre elles sont encoreadmises dans un autre sens, tels le nard, la casse et le cinname;le premier interprète la force de l’âme, la seconde, la sainedoctrine et le troisième la bénéolence des vertus; nous avons aussile bouquet du cèdre qui spécifiait, au XIIIe siècle, les Docteursde l’Eglise; puis trois aromes liturgiques précis : l’encens, lamyrrhe, le baume; enfin l’odeur de Sainteté qui peut presques’analyser chez quelques saints et la puanteur démoniaque qui va del’infection animale à l’horreur des oeufs couvis et dessulfures.

Il faudrait maintenant vérifier si la senteur personnelle d’unélu est bien en harmonie avec celles des qualités ou des oeuvresdont il fut, ici-bas, le modèle ou l’auteur; ce qui semble exact sil’on observe que saint Thomas d’Aquin, qui créa l’admirable prosedu Saint-Sacrement, exhalait une fragrance d’encens, que sainteCatherine de Ricci, qui fut un exemple d’humilité, fleurait laviolette, emblème de cette vertu, mais…

L’abbé Plomb entra et, mis au courant par Durtal de cettediscussion sur l’osmologie mystique, il dit :

— Vous oubliez, pour l’odeur diabolique, le principal.

— Comment cela? monsieur l’abbé.

— Mais oui, vous ne tenez pas compte des faux parfumsdélectables que le Maudit efflue; et en effet, ses baumes infâmessont de deux sortes : les uns caractérisés par le relent desbarèges et des selles; les autres, par une singerie de la senteurde Sainteté, par de délicieuses bouffées d’attrait et de tentation.Le Malin s’y est pris ainsi pour séduire Dominique de Gusman; ill’imprégna d’émanations exquises espérant lui inspirer, par cemoyen, des idées de vaine gloire; de même pour Jourdain de Saxe quiexpirait un fumet agréable quand il célébrait la messe. Dieu luimontra que ce phénomène était d’origine infernale et, dès lors, ilcessa.

Enfin il me revient à la mémoire une singulière anecdote deQuercetanus à propos d’une maîtresse de Charlemagne qui trépassa.Le roi qui l’adorait ne pouvait se décider à laisser enterrer soncorps qui se décomposait, en vaporisant un mélange de violettes etde roses. L’on examina l’état du cadavre et l’on aperçut, insérédans sa bouche, un anneau qu’on ôta. Aussitôt l’enchantementdémonial s’évanouit; le corps fétida et Charlemagne permit del’inhumer.

L’on peut encore adjoindre à cette bonne odeur d’attirance duDiable, une autre qui est, au contraire, maléolente et a pour butde vexer le fidèle, de l’empêcher de prier, d’éloigner de lui sonprochain, de le faire tomber, s’il se peut, dans le désespoir;mais, en somme, cette puanteur dont le Très-Bas imprègne unorganisme dépend de la catégorie des odeurs de tentation, suggérantau patient, non plus l’orgueil, mais la faiblesse et lacrainte.

Voyons, en attendant, j’ai autre chose pour vous, fit l’abbé,s’adressant à Durtal, voici quelques titres que j’ai relevés pourvotre étude sur les bêtes expressives du Moyen Age. Vous avez lu le » De Bestiis et aliis rebus  » d’Hugues de Saint-Victor?

— Oui.

— Bon, vous pourrez encore consulter Albert le Grand, Barthélémyde Glanville, Pierre de Bressuire; enfin j’ai inscrit sur ce papierla série des Bestiaires : celui d’Hildebert, de Philippe de Thann,de Guillaume de Normandie, de Gautier de Metz, de Richard deFournival; seulement, il vous faudra aller à Paris pour vous lesprocurer dans les bibliothèques.

— Et cela ne me servirait pas à grand’chose, répliqua Durtal.J’ai compulsé jadis plusieurs de ces recueils et ils ne contiennentaucun renseignement qui puisse m’être utile, au point de vue dusymbolisme. Ce ne sont que des descriptions fabuleuses d’animaux,des légendes sur leurs origines et sur leurs moeurs; le SpicilegiumSolesmense et les Analecta de Dom Pitra, sont autrementinstructifs. Avec eux, avec saint Isidore, saint Epiphane, Huguesde Saint-Victor, l’on a le chiffre du langage imagé desmonstres.

C’est toujours la même chose; depuis le Moyen Age il n’existe enfrançais aucun travail complet sur le symbolisme car l’ouvrage del’abbé Auber sur ce sujet est un leurre. Pour la flore, vouschercheriez vainement un manuel sérieux qui fasse même allusion auxpropriétés catholiques des plantes. Je néglige, bien entendu, ceslivres stupides à l’usage des amoureux, intitulés  » le langage desfleurs  » et qui côtoient  » la parfaite cuisinière  » et  » la clefdes songes  » sur les parapets des quais. Il en est de même descouleurs; rien de vraiment documenté n’a été écrit sur les teintesinfernales ou pieuses, et, en effet, le traité que leur consacraFrédéric Portal est, au point de vue du chromatisme chrétien, nul.Il m’a fallu, pour l’explication de l’oeuvre de l’Angelico, picorerdans les mystiques, afin de découvrir, çà et là, les sens qu’ilsdécernaient aux tons; et je vois bien qu’il me faudra user d’unepareille méthode pour mon étude sur la faune religieuse. Il n’y arien à attendre, en somme, des volumes techniques et c’est dans laBible et dans la liturgie, sources premières de la science dessymboles, qu’il convient de pêcher. A propos, monsieur l’abbé,n’aviez-vous pas des remarques à me communiquer sur le Belluairedes Ecritures?

— Oui, nous allons…

— A table, s’il vous plaît, s’écria Mme Bavoil.

L’abbé Gévresin récita le Benedicite, puis l’on mangea la soupeet la gouvernante apporta le boeuf aux carottes.

Il était roboratif, moelleux, pénétré, jusque dans ses plussecrètes fibres, par l’onctueuse et par l’énergique sauce qui lebaignait.

— Hein, vous n’en mangiez pas de semblable à le Trappe, notreami, dit Mme Bavoil.

— Et il n’en dégustera point non plus de cette qualité dansn’importe quel autre ordre religieux, appuya l’abbé Plomb.

— Ne me découragez pas d’avance, s’exclama, en riant, Durtal;permettez-moi de me régaler sans arrière-pensée… il y a temps pourtout…

— Alors, reprit l’abbé Gévresin, vous êtes décidé à envoyer à laRevue un travail allégorique sur les animaux.

— Oui, Monsieur l’abbé.

— J’ai trié à votre intention, d’après les études spéciales deFillion et de Lesêtre, les erreurs commises par les traducteurs dela Bible lorsqu’ils affublèrent de noms chimériques des bêtesréelles, dit l’abbé Plomb. Voici, en quelques mots, le résultat demes perquisitions.

Il n’y a jamais eu de faune mythologique dans les Livres Saints.Le texte hébreu a été défiguré par ceux qui le transférèrent engrec et en latin; et ce bestiaire si étrange, qui nous déconcertedans certains chapitres d’Isaïe et de Job, se réduit simplement àune nomenclature d’êtres connus.

Ainsi les onocentaures et les sirènes dont le Prophète nousentretient, sont tout bonnement des chacals, si l’on examine lesmots hébraïques qui les désignent. La lamie, ce vampire mi-serpent,mi-femme, comme la wivre, est un oiseau de nuit, le chat-huant oula chouette; les satyres, les faunes, les créatures velues dont ilest question dans la Vulgate ne sont, au demeurant, que des boucssauvages, des « schirim », ainsi que la langue mosaïque lesnomme.

La bête qui s’annonce tant de fois dans la Bible, sous le titrede dragon, est indiquée, dans le texte original, par des termesdifférents; et tantôt ces vocables déterminent le serpent et lecrocodile et tantôt le chacal ou la baleine; enfin la fameuselicorne, l’unicorne des Ecritures, n’est autre que le boeufprimitif, l’auroch sculpté sur les bas-reliefs assyriens et dont larace se meurt, reléguée maintenant dans le fond de la Lithuanie etdu Caucase.

— Et le behemot et le léviathan quementionne Job?

— Le mot behemot est le pluriel d’excellence de l’hébreu. Ilmarque une bête prodigieuse, énorme, telle que le rhinocéros oul’hippopotame. Quant au léviathan, il est une sorte de reptiledémesuré, de boa gigantesque.

— Tant pis, s’écria Durtal, la zoologie imaginative était plusdrôle! Tiens, quel est ce légume? fit-il en goûtant d’une puréebizarre d’herbes.

— Ce sont des pissenlits hachés et cuits, liés par un jus delardons, répondit Mme Bavoil; aimez-vous ce mets, notre ami?

— Certes. Ils sont aux épinards et aux chicorées cultivées, vospissenlits, ce que le canard sauvage est au canard domestique et lelièvre au lapin; et c’est vrai cela, les plantes potagères sontd’habitude plates et fades, tandis que celles qui poussent enpleine liberté ont une saveur astringente, une cordiale amertume;c’est de la venaison d’herbages que vous nous offrez là, MadameBavoil!

— Je pense, dit l’abbé Plomb, qui réfléchissait, je pense quel’on pourrait, ainsi que nous l’avons tenté, un jour, pour la floremystique, dresser une liste des péchés capitaux, composés par desbêtes.

— Evidemment — et sans peine encore. — L’orgueil estparticularisé par le taureau, par le paon, par le lion, parl’aigle, par le cheval, par le cygne, par l’onagre, selon Vincentde Beauvais.

L’avarice, par le loup, et, suivant Théobald, par l’araignée;pour la luxure, nous avons le bouc, le porc, le crapaud, l’âne; lamouche qui, selon saint Grégoire le Grand, retrace les désirsinsolents des sens; pour l’envie, l’épervier, le hibou, lachouette; pour la gourmandise, le pourceau et le chien; pour lacolère, le lion et le sanglier, le léopard, d’après Adamantius;pour la paresse, le vautour, le colimaçon, la bourrique; le mulet,au dire de Raban Maur.

Quant aux vertus opposées à ces vices, l’on peut traduirel’humilité par le boeuf et l’âne; le détachement des biensd’ici-bas, par le pélican, symbole de la vie contemplative; lachasteté, par la colombe, par l’éléphant; il est vrai que cetteversion de Pierre de Capoue est démentie par d’autres mystiques quiaccusent l’éléphant de superbe et le qualifient de  » pécheur énorme »; la charité par la calandre et le pélican; la tempérance, par lechameau qui, envisagé sous un autre jour, stipule avec son nom de « gamal  » d’extraordinaires furies; la vigilance, par le lion, lepaon, par la fourmi que citent l’Abbesse Herrade et l’anonyme deClairvaux, surtout par le coq auquel saint Eucher et tous lessymbolistes confient ce sens.

Ajoutons que la colombe résume, en elle, toutes ces qualités,est la synthèse même de ces vertus.

— Oui, et elle est la seule, avec l’agneau, que Satan délaisseet dont il n’ose usurper l’aspect; aussi n’est-elle jamais attiféed’un fâcheux renom, fit l’abbé Gévresin.

— Elle partage cette privauté avec le blanc et le bleu, les deuxcouleurs qui ne sont pas régies par la loi des contrastes, qui nerépondent au signalement d’aucun vice, répliqua Durtal.

— La colombe, s’écria Mme Bavoil, en changeant les assiettes,elle joue un admirable rôle dans l’histoire de l’arche de Noé. Ah!notre ami, c’est la mère de Matel qu’il faut entendre!

— Qu’en dit-elle, Madame Bavoil?

— La bonne Jeanne établit d’abord que le péché originel aproduit dans la nature humaine le déluge des péchés dont la Viergefut, seule, exemptée par le Père qui la choisit pour son uniquecolombe.

Ensuite, elle raconte que Lucifer, représenté par le corbeau,s’enfuit de l’arche par la croisée du libre arbitre; alors Dieu,qui possédait Marie de toute éternité, ouvrit la fenêtre de lavolonté de sa Providence, et, de son propre sein, de l’arche duciel, Il envoya la colombe virginale sur la terre où elle cueillitun rameau de l’olivier de sa miséricorde, reprit son vol jusquedans l’arche du ciel et offrit ce rameau pour tout le genre humain;puis elle pria la céleste Bonté de retirer le déluge du péché etinvita le divin Noé à sortir de l’arche empyrée; et alors, sansquitter le sein de son Père dont il est inséparable, Il sortit…

— Et verbum caro factum est et habitavit in nobis, conclutl’abbé Gévresin.

— Le fait est que cette préfiguration du Verbe par Noé estcurieuse, dit Durtal.

— Les animaux sont encore utilisés dans l’iconographie desSaints, reprit l’abbé Plomb. Autant que je puis me souvenir, l’ânesert d’enseigne à saint Marcel, à saint Jean Chrysostome, à saintGermain, à saint Aubert, à sainte Françoise Romaine, à d’autresencore; le cerf à saint Hubert et à saint Rieul; le coq à saintLandry et à saint Vit; le corbeau à saint Benoît, à saintApollinaire, à saint Vincent, à sainte Ida, à saint Expédit; ledaim à saint Henri; le loup à saint Waast, à saint Norbert, à saintRemacle, à saint Arnoud; l’araignée est la caractéristique de saintConrad et de saint Félix de Nole; le chien, de saint Godefroy, desaint Bernard, de saint Roch, de sainte Marguerite de Cortone, desaint Dominique, lorsqu’il porte une torche enflammée dans sagueule; la biche, de saint Gilles, de saitn Leu, de sainteGeneviève de Brabant, de saint Maxime; le pourceau, de saintAntoine; le dauphin, de saint Adrien, de saint Lucien, de saintBasile; le cygne de saint Cuthbert et de saint Hugues; le rat, desaint Gontran et de sainte Gertrude; le boeuf, de saint Corneille,de saint Eustache, de saint Honoré, de saint Thomas d’Aquin, desainte Lucie, de sainte Blandine, de sainte Brigitte, de saintSylvestre, de saint Sébald, de saint Saturnin, la colombe estl’apanage de saint Grégoire le Grand, de saint Rémy, de saintAmbroise, de saint Hilaire, de sainte Ursule, de sainte Aldegonde,de sainte Scolastique dont l’âme s’envola, sous cette forme, auciel.

Et cette liste pourrait s’accroître indéfiniment; parlerez-vous,dans votre étude, de ces compagnons des Saints?

— Au fond, la plupart de ces attributions relèvent non de lasymbolique, mais bien de l’histoire et de la légende; aussi n’ai-jepas l’intention de m’en occuper spécialement.

Il y eut un silence.

Puis, brusquement, l’abbé Plomb, qui regardait son confrère, setourna vers Durtal.

— Je partirai dans huit jours pour Solesmes et j’ai assuré auRévérendissime Père Abbé que je vous amènerais avec moi.

Et voyant Durtal interdit, l’abbé sourit.

— Oh mais, fit-il, je ne vous y laisserai point, à moins quevous ne vouliez plus revenir à Chartres; c’est une simple visiteque je vous propose, le temps de humer l’atmosphère du cloître, devous aboucher avec les Bénédictins, de tâter un peu de leurvie…

Durtal se taisait, effaré, car cette offre bien simple pourtantd’aller vivre quelques jours dans un cloître venait de fairejaillir subitement en lui cette idée baroque, étrange, que s’ilacceptait, il jouait son va-tout, risquait un pas décisif en avant,prenait envers Dieu une sorte d’engagement de se fixer, de finirses jours auprès de lui.

Et ce qui était curieux, c’est que cette pensée, si impérieuseet si envahissante qu’elle excluait toute réflexion, le privait deses moyens habituels de défense, le mettait, désarmé, à la mercid’il ne savait quoi, cette pensée que rien ne justifiait, nes’arrêtait pas, ne se précisait point sur Solesmes; le lieu où ilse retirerait, lui importait peu pour l’instant; la questionn’était pas là; le point de savoir si oui ou non, il allait céder àd’obscures impulsions, obéir à des ordres informulés et pourtantcertains, donner des arrhes à Dieu qui paraissait le harceler sansvouloir s’expliquer davantage, demeurait seul.

Et il se sentait inexorablement étreint, tacitement commandéd’avoir à se prononcer sur-le-champ.

Il tenta de lutter, de raisonner, de se ressaisir, mais ceteffort l’accabla et il eut la sensation d’une syncope intérieure,d’une âme qui, dans un corps resté debout, s’évanouissait, peu àpeu, de fatigue et de peur.

— Mais c’est fou, cria-t-il, c’est fou!

— Ah çà, qu’est-ce qui vous arrive? s’exclamèrent les deuxprêtres.

— Pardon, rien.

— Vous souffrez?

— Non, rien.

Il y eut un moment de silence gênant qu’il voulut rompre.

— Avez-vous, dit-il, absorbé du protoxyde d’azote, de ce gaz quiendort et qui sert, en chirurgie, pour les opérations de courtedurée? Non; eh bien, on a la tête qui bourdonne et au moment où unfracas de grandes eaux commence, l’on perd connaissance; c’est celaque j’éprouve; seulement ces phénomènes se passent non dans moncrâne, mais dans mon âme qui est débile et étourdie, prête à setrouver mal…

— J’aime à croire, reprit l’abbé Plomb, que ce n’est pas laperspective de visiter Solesmes qui vous bouleverse de lasorte?

Durtal n’eut pas le courage de confesser la vérité; il eut peurd’être ridicule en avouant de telles transes et, pour ne pasrépondre nettement, il esquissa un semblant de geste.

— Je me demande, d’ailleurs, pourquoi vous hésiteriez, car vousêtes sûr d’être reçu à bras ouverts. Le Père Abbé est un hommed’une réelle valeur et, qui plus est, nullement hostile à l’art.Enfin, et cela achèvera, je l’espère, de vous rassurer, il estaussi un moine et très simple et très bon.

— Mais, j’ai mon article à rédiger!

Les deux prêtres rirent. — Vous avez huit jours pour l’écrire,votre article!

— Encore faudrait-il, pour aller utilement dans un monastère, nepas être dans cet état de siccité et de dispersion où je végète,dit péniblement Durtal.

— Les Saints eux-mêmes ne sont pas exempts de distractions,répliqua l’abbé Gévresin; témoin ce religieux dont parle Taulerqui, sortant de sa cellule, au mois de mai, se couvrait la tête deson capuchon pour ne pas voir la campagne et n’être pas ainsiempêché de regarder son âme.

— Ah! notre ami, le doux Jésus, il sera donc toujours, comme l’adit la Vénérable Jeanne, le pauvre languissant à la porte de noscoeurs; allons, voyons, un bon mouvement, ouvrez-lui! s’écria MmeBavoil.

Et Durtal, poussé dans ses derniers retranchements, finit paracquiescer au désir de tous, mais il le fit, d’un air navré, car ilne pouvait parvenir à chasser l’idée folle que cette adhésionimpliquait, de sa part, une vague promesse envers Dieu.

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