La Cathédrale

Chapitre 6

 

Oui, je sais bien, quand j’ai avoué devant elle que je ne savaispas encore quelle histoire de saint j’écrirais, Mme Bavoil, lachère Mme Bavoil, ainsi que l’appelle l’abbé Gévresin, s’est écrié: Et la vie de Jeanne de Matel! mais ce n’est pas une biographiedont la matière soit ductile et qu’on puisse aisément manier,s’exclama Durtal qui rangeait les notes entassées peu à peu surcette Vénérable.

Et il réfléchissait. Ce qui est inintelligible, se dit-il, c’estla disproportion qui existe entre les promesses que Jésus lui fitet les résultats qu’elles obtinrent. Jamais, je le crois bien, onne vit, dans la fondation d’un nouvel ordre, tant de tribulationset d’entraves, tant de malchance. Jeanne passe ses jours sur lesroutes, court d’un monastère à l’autre et elle a beau se tuer àremuer le sol conventuel, rien ne pousse. Elle ne peut même revêtirl’habit de son institut, sinon quelques moments avant sa mort, carpour ambuler plus facilement, par toute la France, il lui fautgarder la livrée d’un monde qu’elle abomine et qu’elle supplievainement, au nom du Seigneur, de s’intéresser à la naissance deses cloîtres. Et la malheureuse, elle va, ainsi que le raconte sonconfesseur le P. de Gibalin qui atteste n’avoir jamais connu d’âmeplus humble, elle va à la Cour comme d’autres vont au martyre.

Et cependant le Christ lui a certainement prescrit de créer cetordre du Verbe Incarné; Il lui en a tracé le plan, stipulé lesrègles, décrit le costume, expliqué les symboles, avérant que larobe blanche de ses filles honorera celle qui lui fut imposée, pardérision chez Hérode, que leur manteau rouge rappellera celui donton l’affubla chez Pilate, que leur scapulaire et leur ceinturecouleur de pourpre raviveront la mémoire du bois et des cordesteints de son sang. — Et Dieu semble s’être moqué d’elle!

Il lui a formellement assuré qu’après de pénibles épreuves sessemailles donneraient une abondante moisson de nonnes; Il lui aexpressément affirmé qu’elle serait une soeur de sainte Térèse etde sainte Claire; elles-mêmes sont venues, par leur présence,entériner ces engagements, et lorsque rien ne fonctionne, lorsquerien ne marche, lorsqu’à bout de forces, elle éclate en sanglots,le Sauveur lui répond tranquillement qu’elle se taise, qu’ellepatiente.

Et elle vit, en attendant, dans un tohu-bohu de récriminationset de menaces. Le clergé la persécute, l’archevêque de Lyon, lecardinal de Richelieu, n’a qu’un but, empêcher l’éclosion de sesabbayes sur ses terres; ses moniales mêmes, qu’elle ne peutdiriger, puisqu’elle erre à la recherche d’un protecteur ou d’uneaide, se divisent et leur inobédience devient telle qu’il lui fautrevenir au plus vite et chasser, en pleurant, les soeurs discolesde ses cloîtres. Dès qu’elle édifie un mur de clôture, il se fend,et sa base vacille. En somme, la congrégation du Verbe Incarnénaquit rachitique et mourut naine. Elle s’est traînée dansl’indifférence générale, a langui jusqu’en 1790, année pendantlaquelle on l’inhuma. En 1811, un abbé Denis la ranime dans laCreuse, à Azérables et, depuis cette époque, elle vivote tant bienque mal, éparse en une quinzaine de maisons dont une partie émigréedans le nouveau Monde, au Texas.

Il n’y a pas à barguigner, nous sommes loin des puissantes sèvesqu’infusèrent aux troncs séculaires de leurs arbres, sainte Térèseet sainte Claire!

Sans compter, poursuivit Durtal, que Jeanne de Matel, qui n’estpas canonisée, comme ses deux soeurs, et dont le nom reste inconnuà la majeure partie des catholiques, devait également fonder unordre d’hommes; et jamais elle n’y parvint, et les tentativesessayées, à notre époque, par l’abbé Combalot, pour réaliser cedessein, ont, à leur tour, échoué!

A quoi cela tient-il? à ce qu’il y a trop de communautésdifférentes dans l’Eglise? mais, tous les jours, on en invente etelles grandissent! Est-ce à la pauvreté de ses monastères? maisl’indigence est la meilleure garantie de succès, car l’expériencedémontre que Dieu ne bénit que les cloîtres dans le dénuement etqu’il délaisse les autres! Est-ce donc l’austérité de la règle?mais elle était très douce; c’était celle de saint Augustin quiacquiert tous les accommodements, qui revêt, au besoin, toutes lesnuances. Les religieuses se levaient à cinq heures du matin; lerégime ne se confinait point dans les plats maigres et, en dehorsdu temps Pascal, il n’y avait qu’un jeûne par semaine, et encore cejeûne n’était-il obligatoire que pour les soeurs qui le pouvaientsupporter. Rien n’explique donc la persistance de cet échec.

Et Jeanne de Matel était une sainte douée d’une rare énergie etvraiment maniée par le Sauveur! elle est, dans ses oeuvres, unethéologienne éloquente et subtile, une mystique ardente etemportée, procédant par métaphores, par hyperboles, parcomparaisons matérielles, par interrogations passionnées, parapostrophes; elle dérive à la fois de saint Denys l’Aréopagitiqueet de sainte Madeleine de Pazzi; de saint Denys pour le fond, desainte Madeleine, pour la forme. Sans doute, en tant qu’écrivain,elle n’est pas inégalable et parfois la mendicité de son stylesecouru afflige, mais enfin, étant donné qu’elle vit au XVIIesiècle, elle n’est pas au moins une bredouilleuse de pâlesoraisons, ainsi que la plupart des prosateurs pieux de cetemps.

Puis il en est de ses ouvrages comme de ses fondations. Ilsdemeurent inédits, pour la plupart. Hello, qui les connut, ne suten extraire que le plus médiocre des centons; d’autres, tels que leprince Galitzin, que l’abbé Penaud, ont mieux exploré sesmanuscrits et imprimé de plus altières et de plus véhémentespages.

Et elle en a écrit de vraiment inspirées, cette abbesse!

Oui, mais cela n’empêche que je ne vois pas bien le livre que jepourrais oeuvrer sur elle, murmura Durtal. Non, malgré mon désird’être agréable à la chère Mme Bavoil, je n’ai nulle envied’entreprendre cette tâche.

Tout bien considéré, si je n’étais pas si réfractaire auxdéplacements, si j’avais le courage de retourner en Hollande, jetâcherais d’exalter en une affectueuse et en une déférente prose,l’adorable Lydwine qui est bien, de toutes les saintes, celle dontj’aimerais le mieux à propager l’histoire; mais pour tenter aumoins de reconstituer le milieu où elle vécut, il faudraits’installer dans la ville même qu’elle habita, à Schiedam.

Si Dieu me prête vie, j’exécuterai sans doute ce projet, mais iln’est pas, à l’heure actuelle, mûr; laissons donc cela — etpuisque, d’autre part, Jeannne de Matel ne m’obsède point, mieuxvaudrait peut-être alors m’occuper d’une autre moniale plusinconnue encore et dont l’existence est plus placidementsouffrante, moins vagabonde et mieux condensée, en tout cas, pluscaptivante.

Puis, l’on ne peut étudier maintenant la biographie de celle-làque dans l’in-octavo d’un anonyme dont les chapitres incohérents,délayés dans une langue qui poisse comme un mucilage d’huile de linet de cendre, interdiront à jamais de la connaître. Il y auraitdonc intérêt à la reprendre pour la faire lire.

Et, feuilletant ses papiers, il songeait à une Mère VanValckenissen, en religion Marie-Marguerite des Anges, fondatrice duprieuré des carmélites d’Oirschot, dans le Brabant Hollandais.

Cette religieuse naît, le 26 mai 1605, à Anvers, pendant lesguerres qui désolent la Flandre, au moment même où le princeMaurice de Nassau investit la ville. Dès qu’elle sait épeler, sesparents la mettent en pension dans un couvent de dominicaines,situé près de Bruxelles. Son père meurt; sa mère la retire de cecouvent, la confie aux ursulines blanches de Louvain et décède àson tour; elle reste orpheline à l’âge de quinze ans.

Son tuteur la déplace encore et la transfère chez les carmélitesde Malines; mais la lutte entre les Espagnols et les Flamands serapproche des territoires que traverse la Dyle, et l’on enlève, unefois de plus, Marie-Marguerite de son monastère pour l’envoyer chezles chanoinesses de Nivelles.

Toute son enfance est, en somme, un chassé-croisé decloîtres.

Elle se plaisait dans ces maisons, au Carmel surtout où elleendossait la haire et s’astreignait à la plus rigoureuse desdisciplines; et la voilà qui, au sortir de la stricte clôture,échoue en un plein milieu mondain. Ce chapitre de chanoinesses, quidevait la former à la vie mystique, était une de ces institutionsquarteronnes, ni tout à fait blanches, ni tout à fait noires, unemétisse issue d’une religion profane et d’un laïquat pieux. Cechapitre, exclusivement recruté parmi des femmes riches et nobleset dont l’abbesse, nommée par le Souverain, prenait le titre deprincesse de Nivelles, menait une existence frivole et dévote,étrange. Outre que ces demi-nonnes pouvaient se promener quand bonleur semblait, elles avaient le droit de vivre pendant un certaintemps dans leur famille et même de se marier, après avoir obtenu leconsentement de l’abbesse.

Le matin, celles qui voulaient bien résider dans l’abbbaye secouvraient d’un costume monastique pendant les offices, puis, cesexercices terminés, elles quittaient la livrée conventuelle,revêtaient les robes de gala, les ballons et les coques, lesvertugadins et les fraises à la mode dans ce temps-là, et elles serendaient au salon où affluaient les visites.

La pauvre Marie abomina la dissipation de cette vie qui ne luipermettait plus d’être seule avec son Dieu. Assourdie par cescaquetages, honteuse de s’accoutrer de toilettes qui l’offensent,réduite à s’échapper, avant le jour, déguisée en femme de chambre,pour aller prier dans une solitaire église, loin du bruit, ellefinit par languir de chagrin, se meurt de tristesse à Nivelles.

Sur ces entrefaites, Bernard de Montgaillard, abbé d’Orval, del’ordre de Cîteaux, vient dans cette ville. Elle court à lui, lesupplie de la sauver et, éclairé par une lumière toute divine, cemoine comprend qu’elle a été créée pour être une victimed’expiation, une réparatrice des injures infligées auSaint-Sacrement dans les églises; il la console et lui décèle savocation de carmélite.

Elle part pour Anvers, voit la mère Anne de Saint-Barthélémy,une sainte, qui, prévenue de son arrivée par une vision de sainteTérèse, l’admet dans le Carmel dont elle est lavicaire-prieure.

Alors les obstacles diaboliques surgissent. Revenue chez sontuteur, en attendant son internement dans le cloître, elle tombesubitement paralysée, perd en même temps, l’ouïe, la parole et lavue. Elle parvient néanmoins à se faire assez comprendre pourexiger qu’on l’emporte telle qu’elle est au couvent où on la déposeà moitié morte. Là elle s’affaisse aux pieds de la mère Anne qui labénit et la relève guérie. Le noviciat commence.

Malgré sa complexion délicate, elle pratique les jeûnes les plusfarouches, les flagellations les plus tumultueuses, se ceint lapoitrine de chaînes hérissées de pointes, se nourrit de rogatonsrecrachés sur les assiettes, boit, pour se désaltérer, l’eau desvaisselles, a si froid, un hiver, que ses jambes gèlent.

Son corps est une plaie mais son âme rayonne; elle vit en Dieuqui la comble de grâces, qui s’entretient doucement avec elle; saprobation se termine et de même qu’au moment où elle futpostulante, elle gît gravement malade. On hésite à l’accepter à laprofession et sainte Térèse intervient encore, ordonne à la prieurede la recevoir.

Elle prend l’habit, et la tentation de désespoir qui fut letourment de quelques Saints l’assiège; puis vient une ariditédésolante qui dure trois ans et elle tient bon, éprouve lesdouleurs de la substitution mystique, subit les plus pénibles, lesplus répugnantes des maladies pour sauver les âmes. Dieu consentenfin à interrompre la tâche pénitente de ses maux; Il lui accordede souffler et le Démon profite de cette accalmie pour entrer enscène.

Il lui apparaît sous des formes belliqueuses de monstres, cassetout, fuit, en s’effumant dans des buées puantes; pendant ce temps,un brave homme, Sylvestre Lindermans, veut fonder un Carmel dansune propriété qu’il possède à Oirschot, en Hollande. Commetoujours, lorsqu’il s’agit de planter un monastère, lestribulations abondent; le moment était mal choisi, d’ailleurs, pourexpédier des religieuses dans une ville hostile aux catholiques, autravers d’un pays encombré par les bandes en armes des protestants.Aussi, lorsque sa supérieure la désigne pour aller établir cenouveau prieuré, Marie-Marguerite la supplie-t-elle de la laisserprier dans son petit coin, en paix; mais Jésus s’en mêle et luiprescrit de partir. Elle obéit, se traîne, malade, à bout deforces, sur les routes, arrive enfin avec les soeurs qu’elleemmène, à Oirschot où elle organise tant bien que mal la clôturedans une maison qui n’a jamais été agencée pour servir decloître.

On la nomme vicaire-prieure et, aussitôt, elle se révèlemanieuse extraordinaire d’âmes. Dans la dure vie du Carmel qu’elleaggrave pour elle-même par d’atroces mortifications, elle restetolérante pour les autres et bien qu’elle puisse déjà murmurer,tant son pauvre corps la supplicie :  » Personne ne saura avant lejugement dernier ce que je souffre « , elle demeure gaie et prêche,en ces termes, l’allégresse à ses filles :  » C’est bon pour lesgens qui pèchent de s’attrister, mais nous, nous devons partagerdoublement la joie des anges puisque nous accomplissons comme euxla volonté de Notre-Seigneur et que de plus nous pâtissons pour sagloire, ce qu’ils ne peuvent faire. »

Elle est la directrice la plus indulgente et la plus délicate.De peur d’offenser, par une expression d’autorité, ses sujettes,jamais elle ne commande sous la forme impérative, ne dit jamais : « Faites telles choses « , mais bien :  » faisons telle chose « , et,chaque fois qu’au réfectoire, elle se voit obligée de punir unenonne, elle va aussitôt baiser les pieds des autres et les suppliede la souffleter pour l’humilier.

Mais c’eût été trop beau si, avec la troupe angélique qu’ellepréside, elle pouvait vivre en repos, de la vie intérieure ets’ensevelir, tranquille, en Dieu. Le curé d’Oirschot l’exècre et,sans qu’on sache pourquoi, il la diffame par toute la ville. De soncôté, le Démon revient à la charge; dans un vacarme qui ébranle lesmurs et secoue les toits, il jaillit sous la figure d’un Ethiopiende haute taille, souffle les lumières, essaie d’étrangler lesmoniales. La plupart sont à moitié mortes de peur et cependant leCiel leur concède, en compensation de leurs peines, le réconfortd’incessants miracles.

Elles peuvent vérifier par elles-mêmes l’authenticité desincroyables histoires qu’elles lurent, pendant les repas, dans lesvies des Saints. Leur mère a le don de la bilocation, se montre enplusieurs endroits, en même temps, trace partout où elle passe unsillon délicieux d’odeurs, guérit les malades d’un signe de croix,sent, fait lever, comme un chien de chasse, le gibier dissimulé desfautes, lit dans les âmes.

Et ses filles l’adorent, pleurent de lui voir mener une vie quin’est plus qu’un long tourment; elle est atteinte, à la suite desgrands froids, de rhumatismes aigus, car si la règle de sainteTérèse, qui ne permet d’allumer du feu que dans les cuisines, esttolérable en Espagne, elle est vraiment meurtrière dans le climatglacé des Flandres.

En somme, récapitulait Durtal, cette existence n’est pasjusqu’ici bien différente de celle que d’autres cloistrièresconnurent; mais voici qu’aux approches de la mort, la singulièrebeauté de cette âme va s’affirmer, d’une façon si particulière, endes souhaits si spéciaux, qu’elle s’atteste unique dans lesménologes.

Son état de santé s’est aggravé; aux rhumatismes qui laparalysent, s’adjoignent des douleurs d’estomac et des tranchéesque rien n’apaise. La sciatique se greffe à son tour sur cesramifications de maux et la maladie si fréquente dans lesreclusages de l’austère observance, l’hydropisie, s’annonce.

Les jambes enflent, refusent de la porter, et elle se tuméfie,immobile, sur un grabat. Les infirmières qui la soignent découvrentalors un secret qu’elle a toujours, par esprit d’humilité, caché;elles s’aperçoivent que ses mains sont percées de trous roses,entourés d’un halo bleuâtre et que ses pieds, également forés, seplacent d’eux-mêmes, si on ne les retient pas, dans la positionqu’occupèrent ceux de Jésus sur la croix. Elle finit par avouer,que, depuis bien des années, le Christ l’a marquée des stigmates dela Passion et elle confesse que ces plaies la brûlent, jours etnuits, ainsi que des fers rouges.

Et ses douleurs empirent encore. Se sentant cette fois mourir,elle s’inquiète des impitoyables mortifications qu’elle s’infligeaet, avec une naïveté vraiment touchante, elle demande pardon à sonpauvre corps d’avoir exténué ses forces, de l’avoir peut-êtreempêché de la sorte de vivre plus longtemps pour souffrir.

Et elle répète la plus étrangement adorante, la plus follementéperdue des prières que jamais une sainte ait adressée à Dieu.

Elle a tant aimé le Saint-Sacrement, elle a tant voulu réparer àses pieds, les outrages que lui font subir les péchés de l’homme,qu’elle défaille, en pensant qu’après sa mort, elle ne pourra plus,avec ce qui subsistera d’elle, le prier encore.

L’idée que son cadavre pourrira inutile, que les dernièrespelletées de sa triste chair disparaîtront sans avoir servi àhonorer le Sauveur, la désole et c’est alors qu’elle le supplie delui permettre de se dissoudre, de se liquéfier en une huile quipourra se consumer, devant le tabernacle, dans la lampe dusanctuaire.

Et Jésus lui accorde ce privilège exorbitant, tel qu’il n’en estpoint dans les annales des vies de Saints; aussi, au momentd’expirer, exige-t-elle de ses filles que sa dépouille qui doitêtre exposée, selon l’usage, dans la chapelle ne sera pas enterréeavant plusieurs semaines.

Ici les pièces authentiques abondent; les enquêtes les plusminutieuses ont eu lieu; les rapports des médecins sont si précisque nous constatons, jour par jour, l’état du corps, jusqu’à cequ’il tourne en huile et puisse remplir les flacons dont onversait, suivant son désir, une cuillerée chaque matin, dans laveilleuse pendue près de l’autel.

Quand elle mourut — elle avait alors plus de 52 ans dont 33passés dans la vie religieuse et 14 dans le prieuré d’Oirschot —son visage se transfigura et malgré le froid d’un hiver si rude quel’on put franchir l’Escaut en voiture, le corps se conserva soupleet flexible, mais il gonfla. Les chirurgiensl’examinèrent etl’ouvrirent devant témoins. Ils s’attendaient à trouver le ventrebondé d’eau, mais il s’en échappa à peine la valeur d’unedemi-pinte et le cadavre ne désenfla point.

Cette autopsie révéla l’incompréhensible découverte, dans lavésicule du fiel, de trois clous, à têtes noires, anguleuses,polies, d’une matière inconnue; deux pesaient le poids d’undemi-écu d’or de France moins sept grains et le troisième, quiavait la grosseur d’une noix muscade, pesait cinq grains deplus.

Puis les praticiens bourrèrent d’étoupes trempées dans del’absinthe les intestins et recousirent le tout avec une aiguilleet du fil. Et avant et pendant et après ces opérations, nonseulement la morte ne dégagea aucune odeur de putréfaction, maisencore elle continua à embaumer, comme de son vivant, une senteurinanalysable, exquise.

Près de trois semaines s’écoulent; et des cloches se forment etcrèvent, en rendant, du sang et de l’eau; puis l’épiderme se tigrede taches jaunes, le suintement cesse et alors l’huile sort,blanche, limpide, parfumée, puis se fonce et devient peu à peucouleur d’ambre. On put la répartir en plus de cent fioles, d’unecontenance de deux onces chaque, dont plusieurs sont encore gardéesdans les Carmels de la Belgique, avant que d’inhumer ses restes quine se décomposèrent point, mais prirent la teinte mordorée d’unedatte.

Il y aurait vraiment un livre à tisser avec la vie de cetteadmirable femme, ruminait Durtal. Puis quelle gerbe demerveilleuses moniales l’entourent! ces couvents d’Anvers, deMalines, d’Oirschot, foisonnent de célicoles. Sous Charles-Quint,l’ordre des carmélites, dans les Flandres, renouvelle les prodigesmystiques que les dominicaines accomplirent quatre sièclesauparavant, au Moyen Age, dans le monastère d’Unterlinden, àColmar.

Ces femmes-là, elles vous transportent et elles vousdésarçonnent! Quelle robustesse d’âme avait-elle donc, cetteMarie-Marguerite, de quelle grâce fut-elle donc soutenue pour avoirainsi pu éliminer les démences naturelles de ses sens, pour avoirsi vaillamment, si gaiement enduré les plus accablants desmaux!

Enfin, voyons, dois-je m’atteler à l’histoire de cetteVénérable? — oui, mais alors, il siérait de se procurer le volumede Joseph de Loignac, son premier biographe, la notice du Solitairede Marlaigne, la brochure de Mgr de Ram, la relation de Papebroch;il importerait surtout d’avoir sous les yeux la traduction, due auCarmel de Louvain, de ce manuscrit flamand qui fut rédigé du vivantmême de la mère, par ses filles. Où déterrer cela? en tout cas, lesrecherches seront longues. Remisons donc ce dessein qui n’est pasviable.

Au fond, ce que je devrais faire, je le sais bien; je devraismettre au point cet article sur le tableau de l’Angelico du Louvreque je m’étais engagé à livrer, il y a au moins quatre mois, à laRevue qui me le réclame, chaque matin, par lettre. C’est honteux,depuis que j’ai quitté Paris, je ne travaille plus et pourtant jesuis sans excuses, car cette besogne m’intéresse puisqu’elle mefournit l’occasion d’étudier le système raisonné de la symboliquedes tons, au Moyen Age.

Les Primitifs et les oraisons colorées de leurs oeuvres! Quelrêve! seulement il ne s’agit pas pour l’instant de méditer sur cesujet, mais bien d’aller chercher l’abbé Plomb et voilà encore letemps qui se gâte; décidément, je n’ai pas de chance.

Et, en traversant la place, il repartait dans ses songeries,repris par la hantise des cathédrales, se disant devant les flèchesde Chartres : dans l’immense famille du Gothique, quelles variétés,aucune église qui se ressemble!

Et les tours et les clochers de celles qu’il connaissait,s’étendaient devant lui, ainsi que sur ces plans où, sanss’inquiéter des distances, les monuments s’accumulent, se pressent,tous sur le même point, pour se mieux montrer.

C’est vrai, pensait-il, les tours changent avec les basiliques.Examinons celles de Notre-Dame de Paris, elles sont mastoques etsombres, presque éléphantes; fendues dans presque toute leurlongueur, de pénibles baies, elles se hissent avec lenteur etpesamment, s’arrêtent; elles paraissent accablées par le poids despéchés, retenues par le vice de la ville au sol; l’effort de leurascension se sent et la tristesse vient à contempler ces massescaptives que navre encore la couleur désolée des abat-son. A Reims,au contraire, elles s’ouvrent du haut en bas, en des chas effilésd’aiguilles, en de longues et minces ogives dont le vide se branched’une énorme arête de poisson ou d’un gigantesque peigne à doublesdents. Elles s’élancent aériennes, se filigranent; et le ciel,entre dans ces rainures, court dans ces meneaux, se glisse dans cesentailles, se joue dans les interminables lancettes, en lanièresbleues, se concentre, s’irradie dans les petits trèfles creux quiles surmontent. Ces tours sont puissantes et elles sont expansives,énormes, et elles sont légères. Autant celles de Paris sontimmobiles et muettes, autant celles de Reims parlent ets’animent.

A Laon, elles sont surtout bizarres. Avec leurs colonnettes,tantôt en avance et tantôt en recul, elles ont l’air d’étagèressuperposées à la hâte et dont la dernière se termine par une simpleplateforme au-dessous de laquelle, meuglent, en se penchant, desboeufs.

Les deux tours d’Amiens, bâties, chacune, à des époquesdifférentes comme celles des cathédrales de Rouen et de Bourges, neconcordent pas entre elles. De hauteur inégale, elles boîtent dansle ciel; une autre vraiment splendide dans son isolement que faitencore valoir la médiocrité des deux clochers récemment construitsde chaque côté de la façade de l’église, c’est la tour normande deSaint-Ouen dont le sommet est armorié d’une couronne. Elle est lapatricienne des tours dont beaucoup conservent des allures depaysannes, avec leurs têtes nues et leurs coiffes amincies,affûtées presque en biseau de sifflet, ainsi que celle de la tourSaint-Romain, à Rouen, ou leurs bonnets pointus de rustres, telsqu’en porte l’église Saint-Bénigne, à Dijon, ou leur vague parasol,semblable à celui sous lequel s’abrite la cathdrale Lyonnaise deSaint-Jean.

Mais, quand même, la tour, sans le clocher qui l’effile, ne seprojette pas dans le firmament. Elle s’élève toujours lourdement,halète en chemin et, exténuée, s’endort. Elle est, un bras sansmain, un poignet sans paume et sans doigts, un moignon; elle estaussi un crayon non taillé, rond du bout, qui ne peut inscrire dansl’au-delà les oraisons de la terre; elle reste en somme à jamaisinactive.

Il faut arriver aux clochers, aux flèches de pierre pour trouverle véritable symbole des prières jaculatoires perçant les nues,atteignant, comme une cible, le coeur même du Père.

Et dans la famille de ces sagittaires, quelle diversité! pas uneflèche qui soit pareille!

Les unes ont leur base prise dans un collier de tourelles, dansle cercle d’un diadème à lames droites de Roi-Mage, par desclochetons; tel le clocher de Senlis. D’autres gardent des enfantsnés à leur image, de tout petits clochers qui les entourent; et lesuns, sont couverts de verrues, de cabochons, d’ampoules; les autresse creusent en écumoires, en tamis, se trouent de trèfles et dequatre feuilles, paraissent frappés à l’emporte-pièce; ceux-ci sontmunis d’aspérités, ont des mordants de râpe, se cavent de coches ouse hérissent de pointes; ceux-là sont imbriqués d’écailles, de mêmeque des poissons, — le vieux clocher de Chartres, par exemple —d’autres enfin, tel que celui de Caudebec, arborent la forme dutrirègne romain, de la couronne à trois étages du Pape.

Avec ce contour presque imposé et dont ils s’éloignent à peine,avec ce modèle de la pyramide ou de la poivrière, de la chausse àfiltrer ou de l’éteignoir, les architectes gothiques inventent lescombinaisons les plus ingénieuses, muent à l’infini leursoeuvres.

Et de quel mystère d’origine, elles s’enveloppent, lesbasiliques! La plupart des artistes qui les bâtirent sont inconnus;l’âge même de ces pierres est à peine sûr, car elles sont, enmajeure partie, façonnées par l’alluvion des temps.

Presque toutes chevauchent sur deux, sur trois, sur quatreespaces de cent ans chaque. Elles s’étendent, du commencement duXIIIe siècle jusqu’aux premières années du XVIe.

Et cela se comprend, si l’on y réfléchit.

On l’a justement remarqué, le XIIIe siècle a été la grande èredes cathédrales. C’est lui qui les a presque toutes enfantées;puis, une fois créées, il y eut pour elles un arrêt de croissancede près de deux cents ans.

Le XIVe siècle fut, en effet, agité par d’affreux troubles. Ildébute par les ignobles démêlés de Philippe le Bel et du Pape; ilallume le bûcher des Templiers, rissole, dans le Languedoc, lesBégards et les Fraticelles, les lépreux et les Juifs, s’affaissedans le sang avec les désastres de Crécy et de Poitiers, les excèsfurieux des Jacques et des Maillotins, les brigandages desTard-venus, finit par se relever en divaguant et il se reflètealors dans la folie sans guérison d’un Roi.

Et il s’achève, ainsi qu’il a préludé, se tord dans desconvulsions religieuses atroces. Les tiares de Rome et d’Avignons’entrechoquent et l’Eglise, qui subsiste seule debout sur cesdécombres, vacille à son tour, car le grand Schisme de l’Occidentl’ébranle.

Le XVe siècle apparaît affolé, dès sa naissance. Il semble quela démence de Charles VI se propage; c’est l’invasion anglaise, lepillage de la France, les luttes enragées des Bourguignons et desArmagnacs, les épidémies et les famines, la débâcle d’Azincourt,Charles VII, Jeanne d’Arc, la délivrance, le pays réconforté parl’énergique médication du roi Louis XI.

Tous ces événements entravèrent les travaux en chantier descathédrales.

Le XIVe siècle, en somme, se borne à continuer les édificescommencés pendant le siècle précédent. Il faut attendre la fin duXVe, ce moment où la France respira, pour voir l’architectures’essorer encore.

Ajoutons que de fréquents incendies consumèrent, à diversesreprises, des parties entières de basiliques et qu’il fallut lesreconstruire; d’autres, comme Beauvais, s’écroulèrent et l’on dutles réédifier à nouveau ou, faute d’argent, se borner à lesconsolider et à boucher leurs trous.

A part quelques unes, telles que Saint-Ouen, de Rouen, qui estun des rares exemples d’une église presque entièrement bâtiependant le XIVe siècle, sauf ses tours de l’ouest et sa façade quisont toutes modernes, et Notre-Dame de Reims dont la structureparaît avoir été établie sans trop d’interruption sur le planinitial d’Hugues Libergier ou de Robert de Coucy, aucune de noscathédrales n’a été érigée en son entier, suivant le tracé del’architecte qui les conçut et aucune n’est depuis lors demeuréeintacte.

La plupart assument donc les efforts combinés des générationspieuses, mais on peut attester cette invraisemblable vérité :jusqu’à la venue de la Renaissance, le génie des constructeurs quise succédèrent reste égal; s’ils firent des modifications au plande leur devancier, ils surent y introduire des trouvaillespersonnelles, exquises, sans en offenser l’ensemble. Ils entèrentleur génie sur celui de leurs premiers maîtres; il y eut unerelique perpétuée d’un concept admirable, un souffle continu del’Esprit-Saint. Il fallut l’époque interlope, l’art fourbe et badindu Paganisme, pour éteindre cette pure flamme, pour anéantir lalumineuse candeur de ce Moyen Age où Dieu vécut familièrement, chezlui, dans les âmes, pour substituer à un art tout divin un artpurement terrestre.

Dès que la Luxure de la Renaissance s’annonça, le Paraclets’enfuit, le péché mortel de la pierre put s’étaler à l’aise. Ilcontamina les édifices qu’il acheva, souilla les églises dont ilviola la pureté des formes; ce fut, avec le libertinage de lastatuaire et de la peinture, le grand stupre des basiliques.

Cette fois l’Orante fut bien morte; tout croula. CetteRenaissance, tant vantée à la suite de Michelet par les historiens,elle est la fin de l’âme mystique, la fin de la théologiemonumentale, la mort de l’art religieux, de tout le grand art enFrance!

Ah çà, où suis-je? se dit tout à coup Durtal, avisant les ruesmal pavées qui conduisent de la place de la cathédrale dans le basde la ville.

Il s’aperçut qu’il avait, en rêvant, dépassé la maison oùhabitait l’abbé.

Il remonta sur ses pas, s’arrêta devant une vieille bâtisse etsonna. Un guichet de cuivre s’ouvrit puis se refrma et, dans unglissement écrasé de savates, une bonne entrebâilla le battant dela porte et Durtal, rejoint par l’abbé Plomb aux aguets, entra dansune pièce encombrée de statues; il y en avait partout, sur unecheminée, sur une commode, sur un guéridon, sur une table.

— Ne faites pas attention à elles, dit l’abbé; ne les regardezpas; je ne suis pour rien dans le choix de ce honteux marché; jesubis, malgré moi, l’affront de ce bazar; ce sont des cadeaux depénitentes!

Durtal rit, effaré quand même, par les extraordinaireséchantillons de l’idéal catholique qui remplissaient cettepièce.

Tout y était : les cadres noirs guillochés de cuivre enfermantdes gravures de Vierges de Bouguereau et de Signol, l’Ecce Homo duGuide, des Pieta, des saintes Philomène — puis la collection de lastatuaire polychrôme, des Marie peintes avec le vert glacé desangéliques et les roses acidulés des bonbons anglais; des Madonesconsidérant d’un oeil béat, leurs pieds et écartant des mains d’oùpartaient en lames d’éventail, des rayons jaunes; une Jeanne d’Arcaccroupie telle qu’une poule sur son oeuf, levant au ciel lesbilles blanches de ses yeux, pressant contre sa gorge cuirassée deplâtre un étendard, et des saints Antoine de Padoue, frais etléchés, tirés à quatre épingles; des saints Joseph pas assezcharpentiers et trop peu saints; des saintes Madeleine pleurant despilules d’argent; toute une cohue de déicoles, de qualité fine,appartenant à cette catégorie dite  » article de Munich  » dans lesmagasins de la rue Madame.

— Ah! Monsieur l’abbé, elles sont singulièrement redoutables vosdonatrices; — mais ne pourriez-vous pas, par mégarde, innocemment,laisser, chaque jour, tomber par terre, quelques-uns de cescadres…

Le prêtre eut un geste désespéré.

— Elles m’en apporteraient d’autres! cria-t-il — mais, voyons,si vous le voulez bien, nous allons filer tout de suite, car j’aipeur d’être relancé ici, si je m’attarde.

Et tout en marchant, comme ils parlaient de la cathédrale,Durtal s’exclama :

— N’est-il pas monstrueux que, dans la plénitude de cettebasilique de Chartres, l’on ne puisse écouter un peu de véritableplain-chant; j’en suis réduit à ne fréquenter le sanctuaire quependant les heures sans offices, les heures vides, et je suisobligé surtout de ne pas assister à la grand’messe du dimanche,tant l’indécente musique qu’on y tolère m’indigne! Il n’y a doncpas moyen d’obtenir qu’on expulse l’organiste, qu’on balaie lemaître de chapelle et les professeurs de chant de la maîtrise,qu’on refoule chez les liquoristes les voix de rogomme des groschantres? Ah! ces flons flons gazeux qui pétillent dans les flûtesen cristal des gosses et ces refrains de foire qui s’éructent dansles hoquets de lampes qu’on remonte, dans les renvois bruyants desbasses! quelle ignominie, quelle honte! comment l’évêque, commentle curé, comment les chanoines n’interdisent-ils pas des attentatspareils?

Je sais bien que Monseigneur est vieux et malade, mais ceschanoines! — ils ont l’air si fatigué, il est vrai… quand je lesregarde psalmodier l’office dans leurs stalles, je me demande s’ilssavent où ils sont et ce qu’ils font; ils me paraissent toujoursavoir un peu perdu connaissance…

— Le grand vent de la Beauce souffle des léthargies, dit l’abbéen riant — mais permettez-moi de vous affirmer que si la cathédraleméprise le chant grégorien, ici même, à Chartres, au petitséminaire, à l’église Notre-Dame de la Brèche, dans le couvent dessoeurs de Saint-Paul, on le chante d’après la méthode de Solesmes,de sorte que vous pourriez alterner entre cette église et ceschapelles et la cathédrale.

— Sans doute, mais n’est-ce pas effrayant de penser que le goûtde caraïbe de quelques braillards et de quelques vétérans puisseainsi poursuivre d’injures musicales, la Vierge? — ah! voici lapluie qui recommence, reprit, après un silence, Durtal, avecdépit.

— Eh bien, nous sommes arrivés, nous allons nous abriter dansNOtre-Dame et nous inspecterons, à l’aise, son intérieur.

Ils furent s’agenouiller devant la Vierge noire du Pilier, puisils s’assirent dans la solitude du vaisseau et, à mi-voix, l’abbédit :

— Je vous expliquai, l’autre jour, la symbolique de l’extérieurdes basiliques; voulez-vous que je vous mette maintenant, en deuxmots, au courant des allégories que contiennent les nefs?

Et voyant que Durtal acceptait d’un signe, le prêtre reprit:

— Vous ne l’ignorez pas, presque toutes nos cathédrales sontcruciformes; dans la primitive Eglise, il est vrai, vous trouverezun certain nombre de sanctuaires bâtis en rotonde et coiffés d’undôme; mais la plupart n’ont pas été construits par nos pères; cesont d’anciens temples du paganisme que les catholiques adaptèrenttant bien que mal à leur usage, ou imitèrent, en attendant que lestyle roman fût consacré!

Nous pourrions donc nous dispenser d’y chercher un sens spécialliturgique, puisque cette forme n’a pas été créée par deschrétiens; et cependant, dans son Rational, Durand de Mende prétendque cette rondeur d’édifice signifie l’extension de l’Eglise partout le cercle de l’univers; d’autres ajoutent que le dôme est lediadème du Roi crucifié et que les petites coupoles, qui souventl’entourent, sont les têtes énormes des clous. Mais laissons cesexplications que je crois fournies après coup et occupons-nous dela croix que dessinent ici, comme dans les autres cathédrales, letransept et la nef.

Notons, en passant, que, dans quelques églises, telle quel’abbatiale de Cluny, l’intérieur, au lieu d’esquisser une croixlatine, copia, dans son plan, la croix de Lorraine, en adjoignantdeux petits croisillons, au-dessus des bras. Et voyez cet ensemble,murmura l’abbé en embrassant d’un geste tout le dedans de labasilique chartraine.

Jésus est mort; son crâne est l’autel, ses bras étendus sont lesdeux allées du transept; ses mains percées sont les portes; sesjambes sont cette nef où nous sommes et ses pieds troués sont leporche par lequel nous venons d’entrer. Regardez maintenant ladéviation systématique de l’axe de cette église; elle imitel’attitude du corps affaissé sur le bois du supplice, et danscertaines cathédrales, telles que celle de Reims, l’exiguïté,l’étranglement du sanctuaire et du choeur par rapoort à la nef,simule d’autant mieux le chef et le cou de l’homme tombés surl’épaule, après qu’il a rendu l’âme.

Cette inflexion des églises, elle est presque partout, ici, àSaint-Ouen et à la cathédrale de Rouen, à Saint-Jean de Poitiers, àTours, à Reims; parfois même, mais cette observation serait àprouver, l’architecte substitue à la dépouille du Sauveur, celle duMartyr sous le vocable duquel l’église est dédiée et alors on croitdiscerner dans l’axe tordu de Saint-Savin, par exemple, le tournantde la roue qui broya ce saint.

Mais tout cela vous est évidemment connu, voici qui l’estmoins.

Nous n’avons examiné jusqu’ici que l’image du Christ, immobile,mort, dans nos nefs; je vais vous entretenir actuellement d’un caspeu commun, d’une église reproduisant non plus le contour ducadavre divin, mais bien la figure de son corps encore vivant,d’une église douée d’une apparence de motilité, qui essaie debouger avec Jésus sur la croix.

Il paraît, en effet, acquis que certains architectes voulurentfeindre, dans la structure des temples qu’ils édifièrent, lesconditions d’un organisme humain, singer le mouvement de l’être quise penche, animer, en un mot, la pierre.

Cette tentative eut lieu à l’église abbatiale dePreuilly-sur-Claise, en Touraine. Le plan couché et lesphotogravures de cette basilique illustrent un intéressant volumeque je vous prêterai et dont l’auteur, l’abbé Picardat, est le curémême de cette église. Vous pourrez alors aisément reconnaître quel’attitude de ce sanctuaire est celle d’un corps qui se tend debiais, qui s’éploie tout d’un côté et s’incline.

Et ce corps remue avec le déplacement voulu de l’axe dont lacourbe commence dès la première travée, va, en se développant, autravers des nefs du choeur, de l’abside, jusqu’au chevet danslequel elle se fond, s’appropriant ainsi l’aspect ballant d’unetête.

Mieux qu’à Chartres, qu’à Reims, qu’à Rouen, l’humble bâtissequ’érigèrent des Bénédictins dont les noms sont ignorés,portraiture, avec le serpentement de ses lignes, la fuite de sescolonnes, l’obliquité de ses voûtes, l’allégorique figure deNotre-Seigneur sur sa croix. Mais dans toutes les autres églises,les architectes ont mimé, en quelque sorte, la rigiditécadavérique, le chef infléchi par le trépas, tandis qu’à Preuilly,les moines ont fixé cet inoubliable moment qui s’écoule dansl’Evangile de saint Jean entre le  » Sitio  » et le  » Consummatumest.  »

La vieille église Tourangelle est donc l’effigie de Jésuscrucifié, mais vivant encore.

Pour en revenir maintenant à nos moutons, considérons lesorganes internes de nos temples, marquons au passage, que lalongueur d’une cathédrale promulgue la longanimité de l’Eglise dansses revers; sa largeur, la charité qui dilate les âmes; sa hauteur,l’espoir de la récompense future, et arrêtons-nous aux détails.

Le choeur et le sanctuaire symbolisent le ciel, tandis que lanef est l’emblème de la terre et, comme l’on ne peut franchir lepas qui sépare ces deux mondes que par la croix, l’on avait jadisl’habitude, hélas! perdue, de placer en haut de l’arcade grandiosequi réunit la nef au choeur, un immense crucifix; de là, le nomd’arcade triomphale attribuée à la gigantesque baie qui s’ouvredevant l’autel; notons aussi qu’il existe une grille ou unebalustrade limitant chacune des deux zones; saint Grégoire deNazianze y voit la ligne tracée entre ces deux parties, celle deDieu et celle de l’homme.

Voici, d’autre part, une interprétation différente de Richard deSaint-Victor, sur le sanctuaire, le choeur et la nef. Ilsstipulent, selon lui, le premier : les Vierges, le second, les âmeschastes et la troisième,les Epoux. Quant à l’autel ou cancel, ainsique l’intitulent les vieux liturgistes, il est le Christ même, lelieu où repose sa tête, la table de la Cène, le gibet sur lequel ilversa son sang, le sépulcre qui renferma son corps; et il est aussil’Eglise spirituelle et ses quatre coins sont les quatre coins del’univers qu’elle doit régir.

Or, derrière cet autel, s’étend l’abside dont la forme est celled’un hémicycle, dans la plupart des cathdrales, hormis, pour enciter trois, à Poitiers, à Laon, et à Notre-Dame du Fort à Etampes,où, de même que dans les anciennes basiliques civiles, le mur sedresse rectiligne, descend droit, sans dessiner cette sorte dedemi-lune, dont le sens est une des plus belles trouvailles dusymbolisme.

Ce fond semi-circulaire, cette conque absidale, avec seschapelles nimbant le choeur, est, en effet, le calque de lacouronne d’épines cernant le chef du christ. Sauf dans lessanctuaires entièrement dédiés à notre Mère, ici, à Notre-Dame deParis, dans quelques autres cathédrales encore, l’une de ceschapelles, celle du milieu et la plus grande, est vouée à la Viergepour témoigner, par cette place même qu’elle occupe tout au bout del’église,que Marie est le dernier refuge des pécheurs.

Et elle est encore personnellement manifestée par la sacristied’où le prêtre, qui est le suppléant du Christ, sort, après s’êtrehabillé des ornements sacerdotaux, ainsi que Jésus sortit du seinde sa Mère, après s’être couvert du vêtement de chair.

Il faut constamment le répéter, toute partie d’église, toutobjet matériel servant au culte est la traduction d’une véritéthéologique. Dans l’architecture scripturale tout est souvenir,tout est écho et reflet et tout se tient.

Aussi, cet autel, image de Notre-Seigneur, est-il paré de lingesblancs pour rappeler le linceul dans lequel Joseph d’Arimathieenveloppa son corps — et ces linges doivent être tissés avec lesfils purs du chanvre ou du lin. Le calice pris, d’après des textescités par le Spicilège de Solesmes, tantôt comme une expression desplendeur, tantôt comme un signe d’ignominie, peut-être, suivant lathéorie la plus admise, accepté ainsi qu’un pseudonyme du tombeaudivin; et alors la patène devient la pierre qui le ferma, tandisque le corporal est le suaire même.

Quand je vous aurai encore dit, ajouta l’abbé, que, selon saintNil, les colonnes signifient les dogmes divins et suivant Durand deMende les Evêques et les Docteurs; que les chapiteaux sont lesparoles de l’Ecriture; que le pavé de l’Eglise est le fondement dela Foi et l’humilité; que l’ambon et que le jubé, presque partoutdétruit, sont la chaire évangélique, la montagne sur laquelleprêche le Christ; que les sept lampes allumées devant leSaint-Sacrement sont les sept dons de l’Esprit; que les degré del’autel sont ceux de la Perfection; quand je vous aurai montré queles deux choeurs alternés des chantres personnifient, les uns, lesanges, les autres, les Justes, réunis pour encenser avec leurs voixla gloire du Très-Haut, je vous aurai à peu près soumis le sensgénéral et détaillé des intérieurs des cathédrales et,spécialement, de celui de Chartres.

Maintenant, observez ici une particularité qui se reproduit dansla basilique du Mans, les bas-côtés de cette nef où nous sommessont uniques, alors qu’ils se doublent autour du choeur…

Mais Durtal ne l’écoutait plus; loin de toute cette exégèsemonumentale, il admirait, sans même chercher à l’analyser,l’étonnante église.

Dans le mystère de son ombre brouillée par la fumée des pluies,elle montait, de plus en plus claire, à mesure qu’elle s’élevaitdans le ciel blanc de ses nefs, s’exhaussant comme l’âme quis’épure dans une ascension de clarté, lorsqu’elle gravit les voiesde la vie mystique.

Les colonnes accotées filaient en de minces faisceaux, en defines gerbes, si frêles qu’on s’attendait à les voir plier, aumoindre souffle; et ce n’était qu’à des hauteurs vertigineuses queces tige se courbaient, se rejoignaient lancées d’un bout de lacathédrale à l’autre, au-dessus du vide, se greffaient, confondantleur sève, finissant par s’épanouir ainsi qu’en une corbeille dansles fleurs dédorées des clefs de voûte.

Cette basilique, elle était le suprême effort de la matièrecherchant à s’alléger, rejetant, tel qu’un lest, le poids aminci deses murs, les remplaçant par une substance moins pesante et pluslucide, substituant à l’opacité de ses pierres l’épiderme diaphanedes vitres.

Elle se spiritualisait, se faisait toute âme, toute prière,lorsqu’elle s’élançait vers le Seigneur pour le rejoindre; légèreet gracile, presque impondérable, elle était l’expression la plusmagnifique de la beauté qui s’évade de sa gangue terrestre, de labeauté qui se séraphise. Elle était grêle et pâle comme ces Viergesde Roger Van der Weyden qui sont si filiformes, si fluettes,qu’elles s’envoleraient si elles n’étaient en quelque sorteretenues ici-bas par le poids de leurs brocarts et de leurstraînes. C’était la même conception mystique d’un corps fuselé,tout en longueur, et d’une âme ardente qui, ne pouvant sedébarrasser complètement de ce corps, tentait de l’épurer, en leréduisant, en l’amenuisant, en le rendant presque fluide.

Elle stupéfiait avec l’essor éperdu de ses voûtes et la follesplendeur de ses vitres. Le temps était couvert et cependant touteune fournaise de pierreries brûlait dans les lames des ogives, dansles sphères embrasées des roses.

Là-haut, dans l’espace, tels que des salamandres, des êtreshumains, avec des visages en ignition et des robes en braisesvivaient dans un firmament de feu; mais ces incendies étaientcirconscrits, limités par un cadre incombustible de verres plusfoncés qui refoulait la joie jeune et claire des flammes, par cetteespèce de mélancolie, par cette apparence de côté plus sérieux etplus âgé que dégagent les couleurs sombres. L’hallali des rouges,la sécurité limpide des blancs, l’alleluia répété des jaunes, lagloire virginale des bleus, tout le foyer trépidant des verrièress’éteignait quand il s’approchait de cette bordure teinte avec desrouilles de fer, des roux de sauces, des violets rudes de grès, desverts de bouteille, des bruns d’amadou, des noirs de fuligine, desgris de cendre.

Et, ainsi qu’à Bourges dont la vitrerie est de la même époque,l’influence de l’Orient était visible dans les panneaux deChartres. Outre que les personnages avaient l’aspect hiératique, latournure somptueuse et barbare des figures de l’Asie, les cadres,par leur dessin, par l’agencement de leurs tons, évoquaient lesouvenir des tapis persans qui avaient certainement fourni desmodèles aux peintres, car l’on sait par le  » Livre des Métiers « qu’au XIIIe siècle, l’on fabriquait en France, à Paris même, destapis imités de ceux qui furent amenés du Levant par lesCroisés.

Mais, en dehors même des sujets et des cadres, les couleurs deces tableaux n’étaient, pour ainsi dire, que des foulesaccessoires, que des servantes destinées à faire valoir une autrecouleur, le bleu, un bleu splendide, inouï, de saphir rutilant,extra lucide, un bleu clair et aigu qui étincelait partout,scintillant comme en des verres remués de kaléïdoscope, dans lesverrières, dans les rosaces des transepts, dans les fenêtres duporche royal où s’allumait sous des grilles de fer noir, la flammeazurée des soufres.

En somme, avec la teinte de ses pierres et de ses vitres,Notre-Dame de Chartres était une blonde aux yeux bleus. Elle sepersonnifiait en une sorte de fée pâle, en une Vierge mince etlongue, aux grands yeux d’azur ouverts dans les paupières en clartéde ses roses; Elle était la Mère d’un Christ du Nord, d’un Christde Primitif des Flandres, trônant dans l’outremer d’un ciel etentourée ainsi que d’un rappel touchant des Croisades, de ces tapisorientaux de verre.

Et ils étaient, ces tapis diaphanes, des bouquets fleurant lesantal et le poivre, embaumant les subtiles épices des Rois Mages;ils étaient une floraison parfumée de nuances cueillie, au prix detant de sang! dans les prés de la Palestine, et que l’Occident, quiles rapporta, offrait à la Madone, sous le froid climat deChartres, en souvenir de ces pays du soleil où Elle vécut et où sonFils voulut naître.

— Où trouver pour notre Mère un plus grandiose écrin, une plussublime châsse? dit l’abbé, en désignant, d’un geste, la nef.

Cette exclamation tira Durtal de ses réflexions et il écouta leprêtre qui poursuivit :

— Si, par la largeur de son vaisseau, cette cathédrale estunique, elle n’atteint pas cependant, malgré son altitudeprodigieuse, les hauteurs démesurées de Bourges, d’Amiens, deBeauvais surtout, dont la voûte plane à quarante-huit mètresau-dessus du sol. Il est vrai que celle-là voulut tout tenter pourdépasser ses soeurs.

Projetée d’un bond, en l’air, dans les abîmes, elle vacilla ets’abattit. Vous connaissez les parties qui survivent à l’éroulementde cette folle église?

— Oui, Monsieur l’abbé; ce sanctuaire et cette abside, étroits,resserrés, avec leurs colonnes qui se touchent et l’éclairage quis’irise, en bulles de savon, dans des murs tout en verres, vousdésemparent et vous étourdissent dès qu’on y entre. On y ressent jene sais quelle inquiétude, une espèce de mauvaise attente et detrouble; la vérité c’est qu’elle n’est, ni bien portante, ni saine;elle ne vit qu’à force d’expédients et d’étais; elle tâche d’êtredéliée et ne l’est point; elle s’étire sans parvenir à se filiser;elle a, comment dirai-je? de gros os. Rappelez-vous ses piliers quisont pareils aux troncs lisses et charnus des hêtres et qui ontaussi l’arête et le coupant des joncs. Quelle différence avec cescordes de harpe qui sont l’ossature aérienne de Chartres! — Non,malgré tout, Beauvais est, ainsi que Reims, ainsi que Paris, unecathédrale grasse. Elle n’a pas la maigreur distinguée, l’éternelleadolescence de formes, tout ce côté patricien d’Amiens et surtoutde Chartres!

Puis, n’êtes-vous pas frappé, Monsieur l’abbé, de ce permanentemprunt que le génie de l’homme fit à la nature lorsqu’ilconstruisit des basiliques. Il est presque certain que l’allée desforêts servit de point de départ aux rues mystiques de nos nefs.Voyez aussi les piliers. Je vous citais tout à l’heure ceux deBeauvais qui tiennent du hêtre et du jonc; souvenez-vous maintenantdes colonnes de Laon; celles-là ont des noeuds tout le long deleurs tiges et elles imitent, à s’y méprendre, les renflementsespacés des bambous; voyez encore la flore murale des chapiteaux etenfin ces clefs de voûte auxquelles aboutissent les longuesnervures des arcs. Ici, c’est le règne animal qui paraît avoirinspiré les architectes. Ne dirait-on pas, en effet, d’unefabuleuse araignée dont la clef est le corps et dont les côtes quirampent sous les voûtes sont les pattes? l’image est siressemblante qu’elle s’impose. Mais alors, quelle merveille quecette arachnide géante dont le corps, ciselé tel qu’un bijou etglacé d’or, a sans doute tissé la toile en feu des trois roses!

— Tiens, j’ai omis de vous faire remarquer, dit l’abbé,lorsqu’ils furent sortis de l’église et qu’ils cheminèrent par lesrues, le chiffre qui est écrit partout à Chartres. Il est identiqueà celui de Paray-le-Monial. Ici encore, tout marche par trois. Nousavons trois nefs, trois entrées munies, chacune, de trois portes.Comptez les piliers de la nef, vous en avez deux fois trois, dechaque côté. Les ailes du transept ont également, chacune, troistravées et trois piliers; les fenêtres sont triples aussi sous letrio des roses. Vous le voyez, elle est imprégnée du souvenir de laTrinité, Notre-Dame!

— Elle est aussi le grand répertoire peint et sculpté du MoyenAge.

— Et elle est encore, de même que les autres cathédralesgothiques, le recueil le plus complet, le plus certain qui soit dusymnolisme, car, en somme, les allégories que nous croyonsdéchiffrer dans les églises romanes sont souvent apprêtées etdouteuses — et cela se conçoit. le Roman est un converti, un païenfait moine. Il n’est pas né catholique, ainsi que le style ogival;il ne l’est devenu que par le baptême que lui conféra l’Eglise. LeChristianisme l’a découvert dans la basilique romaine et il l’autilisé, en l’arrangeant; son origine est donc païenne et dès lorsce n’est qu’en grandissant qu’il a pu apprendre la langue etexprimer la forme de nos emblèmes.

— Mais pourtant, en son ensemble, il représente selon moi unsymbole, car il est la figure lapidifiée de l’Ancien Testament,l’image de la contrition et de la crainte.

— Et plus encore, celle de la paix de l’âme, répliqua l’abbé.Croyez-moi, pour bien comprendre ce style, il faut remonter à sasource, aux premiers temps du monachisme dont il est la parfaiteexpression, nous reporter, par conséquent, aux Pères de l’Eglise,aux moines du désert.

Or quel est le caractère très spécial de la mystique del’Orient? c’est le calme dans la foi, l’amour brûlant sur lui-même,la dilection sans éclat, ardente mais enfermée, mais interne.

Vous ne percevrez pas, en effet, dans les livres des solitairesde l’Egypte, les véhémences d’une Madeleine de Pazzi et d’uneCatherine de Sienne, les cris passionnés d’une sainte Angèle. —Rien de cela; pas d’exclamations amoureuses, pas de trépidations,pas de plaintes. Ils envisageaient le Rédempteur moins comme lavictime sur laquelle on pleure que comme le médiateur, l’ami, legrand frère. Il était pour eux surtout, selon le mot d’Origène, « le pont jeté entre nous et le Père « .

Transportées d’Afrique en Europe, ces tendances se conservèrent;les premiers moines de l’Occident suivirent l’exemple de leursdevanciers et ils assortirent ou édifièrent des églises à leurressemblance.

Qu’il y ait de la pénitence, de la coulpe, de la peur sous cesvoûtes obscures, sous ces lourds piliers, dans cette forteresse oùl’élu s’enferme pour résister aux assauts du monde, cela est sûr —mais cette mystique romane nous suggère aussi l’idée d’une foisolide, d’une patience virile, d’une piété robuste, telle que sesmurs.

S’il n’a pas les flamboyantes extases de la mystique gothiquequi s’extériorise dans toutes les fusées de ses pierres, le Romanvit au moins, concentré sur lui-même, en une ferveur recueillie,couvant au plus profond de l’âme. Il se résume dans cette phrase desaint Isaac :  » In mansuetudine et in tranquillitate, simplificaanimam tuam.  »

— Avouez, Monsieur l’abbé, que vous avez un faible pour cestyle.

— Peut-être, en ce sens, qu’il est moins agité, plus humble,moins féminin et plus claustral que le Gothique.

En somme, fit le prêtre qui, étant arrivé devant la porte de samaison, serra la main de Durtal, en somme, il est le symbole de lavie intérieure, l’image de l’existence monastique; il est, en unmot, la véritable architecture du cloître.

A la condition pourtant, qu’il ne soit pas semblable à celui deNotre-Dame de Poitiers, dont l’intérieur est bariolé de teintespuériles et de tons farouches, car alors, au lieu d’une impressionde regret ou de calme, il suscite la pensée de l’allégresseenfantine d’un vieux sauvage tombé en enfance et qui rit parcequ’on a ravivé ses tatouages et qu’on lui a recrépi, avec descouleurs crues, le derme.

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