La Cathédrale

Chapitre 12

 

Cette symbolique des églises, cette psychologie des cathédrales,cette étude de l’âme des sanctuaires si parfaitement omise depuisle Moyen Age par ces professeurs de physiologie monumentale quesont les archéologues et les architectes, intéressait assez Durtalpour qu’il parvînt à oublier avec elle, pendant quelques heures,ses bagarres d’esprit et ses luttes; mais dès qu’il ne s’évertuaitplus à chercher le sens réel des apparences, tout reprenait. Cettesorte de mise en demeure que lui avait brusquement adressée l’abbéGévresin, de clore ses litiges, de se prononcer dans un sens oudans l’autre, l’affolait, en l’apeurant.

Le cloître! ce qu’il fallait longuement réfléchir avant de serésoudre à s’y écrouer! Et le pour et le contre se pourchassaient,à tour de rôle, en lui.

Me voilà, comme avant mon départ pour le Trappe, se disait-il,et la décision que je dois adopter est encore plus grave, carNotre-Dame de l’Atre n’était qu’un refuge provisoire; je savais, eny allant, que je n’y permanerais point; c’était un moment pénible àsupporter, mais ce n’était qu’un moment, tandis qu’il s’agit, àl’heure actuelle, d’une détermination sans retour, d’un lieu où, sije m’y incarcère, ce sera jusqu’à la mort; c’est la condamnation àperpétuité, sans remise de peine, sans décret de grâce; et il enparle, ainsi que d’une chose simple, l’abbé!

Que faire? Renoncer à toute liberté, n’être plus qu’une machine,qu’une chose entre les mains d’un homme que l’on ne connaît point,mon Dieu, je le veux bien! mais il y a des questions plus gênantesque celle-là pour moi; d’abord, celle de la littérature; ne plusécrire, renoncer à ce qui fut l’occupation et le but de ma vie;c’est douloureux, et cependant j’accepterais ce sacrifice, mais…mais écrire et voir sa langue épluchée, lavée à l’eau de pompe,décolorée par un autre qui peut être un savant et un saint maisn’avoir, de même que saint Jean de la Croix, aucun sentiment del’art, c’est vraiment dur! Les idées, je comprends bien qu’au pointde vue théologique, on vous les monde, rien de plus juste; mais lestyle! Et, dans un monastère, autant que je puis le savoir, rien nes’imprime sans que l’Abbé l’ait lu et il a le droit de toutréviser, de tout changer, de tout supprimer, s’il lui plaît. Ilvaudrait évidemment mieux ne plus écrire, mais là encore, le choixn’est pas permis, puisqu’il faut s’incliner, au nom del’obéissance, devant un ordre, traiter tel ou tel sujet, de telleou telle façon, selon que l’Abbé l’exige.

A moins de tomber sur un maître exceptionnel quelle pierred’achoppement! Puis, en sus de cette question qui est pour moi, laplus anxieuse de toutes, d’autres valent aussi qu’on les médite.D’après le peu que m’ont raconté mes deux prêtres, le bienfaisantsilence des Cisterciens n’existe pas chez les moines noirs. Or, siperfectionnés que puissent être les cénobites, ils n’en sont pasmoins des hommes; autrement dit, des sympathies et des antipathiesse heurtent en un incessant côte à côte et forcément, à ne remuerque les sujets restreints, à vivre dans l’ignorance de ce qui sepasse au dehors, la causerie tourne aux potins; on finit par neplus s’intéresser qu’à des futilités, qu’à des vétilles quiprennent une importance d’événements dans ce milieu.

On devient vieille fille, et ce que ces conversations sansimprévu doivent au bout de quelque temps vous lasser!

Enfin, il y a le point de vue de la santé. Dans le couvent,c’est le triomphe des ragoûts et des salades, le détraquement del’estomac à bref délai, le sommeil limité, l’écrasante fatigue ducorps malmené… ah! tout cela n’est ni engageant, ni drôle! — Quisait si, après quelques mois de ce régime matériel et mental, l’onne croule pas dans un ennui sans fond, si l’acedia des geôlesmonastiques ne vous terrasse point, ne vous rend pas complètementincapable de penser et d’agir?

Et Durtal concluait : c’est folie que de rêver de la vieconventuelle; je ferais mieux de demeurer à Chartres; et il était àpeine résolu à ne pas bouger, que l’autre côté de la médaille semontrait.

Le cloître! mais c’est la seule existence qui soit logique, laseule qui soit propre! ces souleurs qu’il se suggérait étaientvaines. D’abord la santé? mais il ne se rappelait donc plus laTrappe où l’alimentation était autrement débilitante, où le régimeétait autrement rigoureux! pourquoi dès lors s’alarmerd’avance?

D’autre part, il ne comprenait donc pas la nécessité desentretiens, la sagesse des devis, rompant la solitude de la cellulejuste au moment où l’ennui s’impose? c’était un dérivatif auxrabâchages intimes et les promenades en commun assuraient l’hygiènede l’âme et tonifiaient le corps; puis à supposer que les colloquesmonastiques fussent puérils, est-ce que les racontars entendus dansun autre monde étaient plus nutritifs? enfin, la fréquentation desmoines n’était-elle pas très supérieure à celle des gens de toutétat, de toute condition, de tout poil, qu’il faut, dans la vieexterne, subir?

Qu’est-ce, au surplus, que ces bagatelles, que ces petitsdétails dans l’ensemble magnifique du cloître? que pesaient cesmenuailles, ces riens, en comparaison de la paix, de l’allégressede l’âme exultant dans la joie des offices, dans le devoir accomplides louanges? est-ce que le flot des liturgies ne lavait pas tout,n’emportait pas, tels que des fétus, les minimes défauts des êtres?n’était-ce point aussi l’histoire de la paille et de la poutre, lesrôles renversés, les imperfections aperçues chez autrui, lors quesoi-même on lui est si inférieur?

Toujours, au bout de mes raisonnements, je découvre mon manqued’humilité, se disait-il. Il réfléchissait. — Que d’efforts,reprit-il, pour s’enlever la crasse de ses vices! peut-être que,dans un couvent, je me dérouillerais; et il rêvait d’une existenceépurée, une âme imbibée de prières, se dilatant dans la compagniedu Christ, qui pourrait peut-être alors, sans trop se salir,descendre dans ses aîtres et s’y loger; c’est le seul destin quisoit enviable! se cria-t-il; décidons-nous.

Et comme une douche d’eau froide, une réflexion l’abattait. Cen’en sera pas moins la vie collective, le lycée qui recommencera;ce sera la garnison monastique qu’il faudra tenir!

Il gisait atterré, puis voulait réagir et perdait patience. Ahçà, grogna-t-il, on ne se séquestre pas dans une abbaye, pour ychercher ses aises; un monastère n’est pas une Sainte-Périnepieuse; l’on s’y interne, je suppose, pour expier ses fautes, pourse préparer à la mort; dès lors, à quoi bon discuter sur le genrede tribulations qu’il convient d’endurer? le tout c’est d’êtrerésolu à les accepter, à ne pas faiblir!

Mais avait-il bien le désir de la douleur et de la pénitence? etil tremblait de se répondre. Au fond de lui, timidement, un oui selevait, couvert aussitôt par les clameurs de ses lâchetés et de sestranses. Alors, pourquoi partir?

Décidément, il s’embrouillait, finissait, lorsque cessait cedésordre, par songer à un sursis, à un moyen-terme, à des tracasinoffensifs, d’une certaine sorte, à des soucis assez supportablespour n’en être plus.

Je suis idiot, concuait-il, car je me bats dans le vide; jem’emballe sur des mots, sur des coutumes que j’ignore. la premièrechose à faire serait d’aller dans un couvent Bénédictin, dansplusieurs même pour les comparer, et de me rendre compte ainsi del’existence qu’on y mène. Ensuite la question de l’oblature est àéclaircir; si j’en crois l’abbé Plomb, le sort de l’oblat estsubordonné au bon vouloir du Père Abbé qui, selon son tempéramentplus ou moins impérieux, serre le garrot ou le desserre; maisest-ce bien sûr? il y a eu, pendant le Moyen Age, des oblats; parconséquent des dispositions séculaires les régissent!

Et puis tout cela est humain, tout cela est vil! car il nes’agit pas d’ergoter sur des textes, sur des clauses plus ou moinsdébonnaires; il s’agit de se concéder sans réticences, de se jeterbravement à l’eau; ce qu’il faut c’est s’offrir tout entier à Dieu.Le cloître autrement envisagé est une maison bourgeoise et c’estaburde. Mes appréhensions, mes advertances, mes compromis, sont unehonte!

Oui, mais où puiser la force nécessaire pour balayer hors de soice poussier d’âme? — et, finalement, lorsqu’il était trop obsédépar ces alternatives d’appétences et de craintes, il allait seréfugier auprès de Notre-Dame de Sous-Terre. Dans l’après-midi lescelliers étaient clos mais il y pénétrait par une petite porteouverte à l’entrée de la sacristie, dans la cathédrale, et c’étaitune descente en pleines ténèbres.

Arrivé dans la crypte même, à côté de l’autel, il retrouvaitl’incertaine et la pacifiante odeur de ces voûtes fumées par lescires, avançait dans ce doux et tiède parfum d’oliban et de cave.Il faisait moins clair encore que le matin, car les lampesn’étaient pas allumées et, seules, les veilleuses brûlant comme autravers de peaux amincies d’oranges, éclairaient de lueurs devermeil qui se dédore, la suie des murs.

En tournant alors le dos à l’autel, il voyait filant devantlui,l’allée basse de la nef, au bout de laquelle, on apercevait,ainsi qu’en un fond de tunnel, la lumière du jour —malheureusement, car elle permettait de distinguer de hideusespeintures, des scènes célébrant la gloire ecclésiale de Chartres :la visite de Marie de Médicis et de Henri IV à la cathédrale, LouisXIII et sa mère, M. Olier présentant à la Vierge les clefs duséminaire de Saint-Sulpice et une robe brochée d’or, Louis XIV auxpieds de Notre-Dame de Sous-Terre; par une grâce du ciel, lesautres fresques semblaient mortes, se diluaient, en tout cas, dansl’ombre.

Mais ce qui était vraiment exquis, c’était de se rencontrer seulavec la Vierge qui vous regardait de sa noire figure sortant de lanuit, lorsque les mèches des veilleuses crépitaient, dardant desjets de flammes brèves.

A genoux devant Elle, Durtal se déterminait à lui parler, à luidire :

J’ai peur de l’avenir et de son ciel chargé et j’ai peur demoi-même, car je me dissous dans l’ennui et je m’enlise. Vousm’avez toujours mené par la main jusqu’ici, ne m’abandonnez pas,achevez votre oeuvre. Je sais bien que c’est folie de se préoccuperainsi du futur car votre Fils l’a déclaré :  » à chaque jour suffitsa peine « , mais cela dépend des tempéraments; ce qui est facileaux uns est si difficile pour les autres; j’ai l’esprit remuant,toujours inquiet, toujours aux écoutes, et, quoi que je fasse, ilbat la campagne à tâtons et il s’égare! Ramenez-le, tenez-le prèsde vous en laisse, bonne Mère, et accordez-moi, après tant defatigues, un gîte!

Ah! ne plus être ainsi divisé, demeurer impartible! avoir l’âmeassez anéantie pour ne plus ressentir que les douleurs, ne pluséprouver que les joies de la liturgie! ne plus être requis chaquejour que par Jésus et par Vous, ne plus suivre que votre propreexistence se déroulant dans le cycle annuel des offices! se réjouirà la Nativité, rire à Pâques-fleuries, pleurer pendant la SemaineSainte, être indifférent au reste, pouvoir ne plus se compter, sedésintéresser complètement de sa personne, quel rêve! ce qu’ilserait simple alors de se réfugier dans un cloître!

Mais est-ce possible quand on n’est pas un saint? quel dénuementcela suppose de l’âme vidée de toutes les idées profanes, de toutesles images terrestres; quel apprivoisement cela présume del’imagination devenue docile, ne s’élançant plus que sur une seulepiste, n’errant plus, comme la mienne, à l’aventure!

Et pourtant, ce que les autres soins sont inutiles, car tout cequi n’a pas trait au ciel, sur la terre, est vain! oui, mais quandil s’agit de mettre ces pensées en pratique, elle se cabre, marosse d’âme, et j’ai beau la tirer, elle rue et n’avance pas!

Ah! Sainte Vierge, ce n’est point pour m’excuser de mesfaiblesses et de mes fautes! mais cependant, je vous l’avoue, c’estdécourageant, c’est navrant de ne rien comprendre, de ne rien voir!Ce Chartres où je végète, est-il un lieu d’attente, une transitionentre deux monastères, un pont jeté entre Notre-Dame de l’Atre etSolesmes, ou une autre abbaye? est-ce au contraire l’étapedernière, celle où vous voulez que je sois enfin assis, mais alorsma vie n’a plus de sens; elle est incohérente, bâtie et détruite auhasard des sables! à quoi bon, s’il en est ainsi, ces souhaitsmonastiques, ces appels vers une autre destinée, cette quasicertitude que je suis en panne à une station, que je ne suis pasarrivé au lieu où je dois me rendre?

Si c’était encore, ainsi qu’autrefois où je vous sentais près demoi, où lorsque je vous interrogeais, vous répondiez, si c’était demême qu’à la Trappe où j’ai tant souffert, pourtant! mais non,maintenant, je ne vous entends plus, vous ne m’écoutez pas.

Durtal se tut, puis : j’ai tort de vous parler de la sorte,dit-il, vous ne nous pressez dans vos bras que lorsque nous sommesincapables de marcher; vous soignez, vous caressez la pauvre âmequi naît dans une conversion; puis quand elle peut se tenir sur sesjambes, vous la déposez à terre et la laissez essayer par elle-mêmeses propres forces.

C’est utile et c’est juste, mais n’empêche que le souvenir deces célestes allégeances, de ces premières liesses perdues,désespère!

Ah! Sainte Vierge, Sainte Vierge, prenez pitié des âmesrachitiques qui se traînent si péniblement quand elles ne sont plussous votre lisière; prenez pitié des âmes endolories pourlesquelles tout effort est une souffrance, des âmes que rien nedégrève et que tout afflige! prenez pitié des âmes sans feu nilieu, des âmes voyagères inaptes à se grouper et à se fixer, prenezpitié des âmes veules et recrues, prenez pitié de toutes ces âmesqui sont la mienne, prenez pitié de moi!

Et souvent avant de se séparer de la Mère, il voulait la visiterencore dans ses réduits, là, où depuis le Moyen Age, les fidèles nevont plus; et il allumait un bout de cierge, quittait la nef même,longeait les murs tournants du couloir d’entrée jusqu’à lasacristie de cette cave et, en face, dans la lourde muraille,s’enfonçait une porte treillagée de fer. Il descendait par un petitescalier dans un souterrain qui était l’ancien martyrium où l’oncachait jadis, en temps de guerre, la sainte châsse. Un autel avaitété édifié, sous le vocable de saint Lubin, au centre de ce trou.Dans la crypte, l’on percevait encore le bourdon lointain descloches, le bruissement sourd de la cathédrale s’étendant au-dessusd’elle; là, plus rien; l’on était enfoui dans une tombe;malheureusement, d’ignobles colonnes carrées, blanchies au lait dechaux, érigées pour consolider le groupe de Bridan, placé dans lechoeur de la basilique, sur l’autel, gâtaient l’allure barbare decette oubliette, égarée dans la nuit des âges, au fond du sol.

Et il en sortait quand même, soulagé, s’accusait d’ingratitude,se demandant comment il songeait à s’évader de Chartres, às’éloigner ainsi de la Vierge avec laquelle il pouvait sifacilement, quand il le désirait, causer seul.

D’autres jours, quand il faisait beau, il choisissait pour butde promenade un couvent dont Mme Bavoil lui avait révélé laprésence à Chartres. Une après-midi, il l’avait rencontrée sur laplace et elle lui avait dit :

— Je vais voir le petit Jésus de Prague qui est au Carmel decette ville; venez-vous avec moi, notre ami?

Durtal n’aimait guère ces dévotionnettes, mais l’idée depénétrer dans la chapelle des carmélites qu’il ne connaissait pas,l’incita à accompagner la gouvernante et elle l’emmena dans la ruedes Jubelines située derrière la chaussée du railway, après lagare. L’on franchissait pour y accéder un pont qui grondait sous lepoids roulant des trains et l’on entrait, à droite, dans une sentequi zigzaguait, bordée d’un côté par le talus du chemin de fer, del’autre par des bicoques, coiffées de chaume, par d’anciennesgranges et aussi par des maisons moins minables, mais closes,bouclées, dès la fin de l’aube. Mme Bavoil l’avait conduit au fondde la ruelle, là, où s’ébrase l’arche d’un autre pont. au-dessusétait établie une voie de garage, avec des disques ronds et carrés,rouges et jaunes et des poutrelles à escalier de fonte; et toujoursà la même place, une locomotive chauffait ou marchait, en sifflant,à reculons.

Mme Bavoil s’arrêta devant une porte cintrée près de laquelleformant avec le remblai de la ligne de l’Ouest, la pointe d’uncul-de-sac, se dressait un mur immense en pierres meulières,couleur d’amande grillée, pareil à ceux des réservoirs de Paris;c’était là que résidaient les moniales de sainte Térèse.

En femme qui a l’habitude de ces couvents, Mme Bavoil poussa laporte laissée contre et Durtal aperçut devant lui une allée pavée,sablée de cailloux de rivières sur les bords, tranchant par lemilieu un jardin dans lequel s’élevaient des arbres fruitiers etdes géraniums. Deux ifs, en boule et découpés en croix à leurssommets, donnaient à cette closerie de curé, une odeur decimetière.

L’allée montait, creusée de marches; quand il les eut grimpées,Durtal vit une construction en briques et en plâtre,percée defenêtres armées de grilles noires et d’une porte grise, nantie d’unjudas, au-dessus duquel se lisait cette inscription, en lettresblanches :  » O Marie conçue sans péchés, priez pour nous qui avonsrecours à vous.  »

Il regardait, surpris de n’aviser personne, de ne rien entendre,mais Mme Bavoil l’appela d’un signe, contourna la maison,l’introduisit dans une sorte de vestibule le long duquel serpentaitune vigne, emmaillotée de gaze, et de là dans une petite chapelleoù elle s’agenouilla, sur les dalles.

Durtal humait, mal à l’aise, la tristesse qui s’épandait de cesanctuaire nu.

Il était dans un édifice de la fin du XVIIIe siècle; au milieu,précédé de huit marches, posait un autel en bois ciré de la formed’un tombeau, muni d’un tabernacle couvert d’un rideau broché desoie, et paré d’un tableau de l’Annonciation, une peinture, auxtons flasques, tendue dans un cadre d’or.

A gauche et à droite, deux médaillons en relief se faisaientpendant, saint Joseph d’un côté et sainte Térèse de l’autre; et, audessus du tableau, près du plafond, se détachaient les armessculptées des Carmels : un écu avec croix et étoiles, sous unecouronne de Marquis traversée par un bras brandissant un glaive,maintenu par de gras angelots, tels qu’en enfla la statuaire de cetemps, et sillonné en l’air, d’une banderole arborant la devise del’ordre :  » Zelo, zelatus sum, pro Domino Deo exercituum.  »

Enfin, à droite de l’autel, la grille en fer noir de la clôturese creusait dans le mur taillé en ogive et, sur les marches del’autel, en deçà de la rampe de communion, émergeait, sous un daisdoré, une irritante statue de l’enfant Jésus, diadèmée, soupesantune boule dans une main et levant l’autre en un geste qui réclamel’attention,une statue, de précoce jongleur, en plâtre colorié,honorée dans cette chapelle solitaire par deux pots d’hortensias etune veilleuse allumée de verre rouge.

Ce que ce rococo est morne et gelé, pensa Durtal. Ils’agenouilla sur une chaise et, peu à peu, ses impressionschangèrent. Sursaturé de prières, ce sanctuaire fondait ses glaces,devenait tiède. Il semblait que, par la grille de la clôture, desoraisons filtrassent et répandissent des bouffées de poêle dans lapièce. On finissait par avoir chaud à l’âme, par se croire bienchez soi, dans cet isolement, à l’aise.

L’étonnement demeurait seul d’entendre, si loin de tout, dessifflements de convois et des ronflements de machines.

Durtal sortit, tandis que Mme Bavoil achevait d’égrener sonrosaire. Sur la porte, juste en face de lui la cathédrale seprofilait, au loin, mais ne possédait plus qu’un clocher; le vieuxse cachant derrière le neuf. Par ce temps un peu voilé, elles’affinait dans le firmament, verte et grise, avec son toit oxydéde cuivre et le ton de pierre ponce de sa tour.

Elle est extraordinaire, se disait Durtal, se commémorant lesdivers aspects qu’elle revêtait, suivant les saisons, suivant lesheures; comme l’épiderme de son teint changeait!

En son ensemble, par un ciel clair, son gris s’argente et si lesoleil l’illumine, elle blondit et se dore; vue de près, sa peauest alors pareille à un biscuit grignoté, avec son calcairesiliceux rongé de trous; d’autres fois, lorsque le soleil secouche, elle se carmine et elle surgit, telle qu’une monstrueuse etdélicate châsse, rose et verte, et, au crépuscule, elle se bleute,puis paraît s’évaporer à mesure qu’elle violit.

Et ses porches! continua Durtal — celui de la façade Royale estle moins versatile; il se conserve, d’un brun de cannelle, jusqu’àmi-corps, d’un gris de pumicite, lorsqu’il s’élève; celui du Midi,le plus mangé de tous par les mousses, s’éverdume; tandis que lesarches du Nord, avec leurs pierres effritées, bourrées decoquillages, suscitent l’illusion d’une grotte marine, à sec.

— Et bien, vous rêvez notre ami? fit Mme Bavoil, qui lui frappasur l’épaule.

Voyez-vous, reprit-elle, c’est un très austère couvent que celuide ces carmélites et vous ne doutez pas que les grâces n’yabondent; — et Durtal murmurant : quel contraste entre ce lieu mortet ce chemin de fer, toujours en émoi, qui le longe! — elle s’écria:

— Pensez-vous qu’il y ait autre part, côte à côte, un semblablesymbole de la vie contemplative et de la vie active?

— Oui, mais que doivent imaginer les moniales, en écoutant cescontinuels départs pour le monde? Evidemment celles qui ont vieillidans le monastère méprisent ces appels, ces invites à la vie et laquiétude de leur âme s’accroît de se savoir pour toujours à l’abride ces périls qu’évoque, à chaque heure du jour et de la nuit, lafuite bruyante des trains; elles se sentent plus enclines à prierpour ceux que les hasards de l’existence emportent à Paris ourefoulent, rejetés par cette ville, sur la province; mais lespostulantes et les novices? Dans ces moments de sécheresse,d’incertitude sur leur vocation qui les accablent, n’est-il pasaffreux, ce souvenir constamment ravivé de la famille, des amis, detout ce que l’on a abandonné pour s’enfermer à jamais dans uncloître?

N’est-ce pas, lorsqu’on est encore mal aguerrie, brisée par lesfatigues, lorsqu’on se tâte pour connaître si l’on pourra résisteraux veilles et aux jeûnes, la tentation permanente de ne pas selaisser murer vivante, dans une tombe?

Je songe aussi à cet aspect de réservoir que la construction deses murs prête au Carmel. La figure est exacte, car ce couvent estbien un réservoir où Dieu plonge et pêche des oeuvres d’amour et delarmes, afin de rétablir l’équilibre de la balance où les péchés dumonde pèsent si lourds!

Mme Bavoil se mit à sourire.

— Une très vieille carmélite, fit-elle, qui était entrée danscette communauté, avant l’invention de cette ligne de chemin defer, est décédée, il y a quelques mois à peine. Jamais elle n’étaitsortie de la clôture et jamais elle n’avait vu une locomotive et unwagon. Sous quelle forme pouvait-elle se représenter ces convoisdont elle entendait les roulements et les cris?

— Evidemment sous une forme diabolique, puisque ces attelagesmènent aux péchés scélérats et joyeux des villes, répondit, ensouriant, Durtal.

— Remarquez bien, en tout cas, ceci : cette soeur aurait pumonter dans le grenier de la maison qui domine la voie et, de là,regarder, une fois pour toutes, un train.On l’y autorisa et elle nele fit point justement parce qu’elle en mourait d’envie; elles’imposa, par esprit de mortification, ce sacrifice.

— Une femme qui peut châtier ses désirs et vaincre sa curiosité,ça c’est fort!

Durtal se tut, puis, changeant de conversation, il dit :

— Vous causez toujours avec le ciel, Mme Bavoil?

— Non, répliqua-t-elle tristement. Je n’ai plus ni colloques, nivisions. je suis sourde et aveugle. Dieu se tait.

Elle hocha la tête et, après une pause, elle poursuivit,s’entretenant avec elle-même :

— Il faut si peu de chose pour ne point Lui plaire. S’Il perçoitun soupçon de vanité dans l’âme qu’il éclaire, Il se retire. Etcomme me l’a déclaré le père, le fait seul d’avoir parlé des grâcesspéciales que Jésus m’accordait, prouve que je ne suis pas humble;enfin que sa volonté s’accomplisse! Et vous, notre ami, pensez-vousencore à vous réfugier dans une abbaye?

— Moi, j’ai l’esprit qui bat la chamade, j’ai l’âme envrague!

— Parce que, sans doute, vous n’y allez pas franc-jeu; vous avezl’air de traiter une affaire avec Lui; ce n’est pas ainsi qu’ondoit s’y prendre!

— Vous feriez quoi à ma place?

— Je serais généreuse; je Lui dirais : me voici, usez de moi,selon votre dessein; je me donne sans conditions; je ne vousdemande qu’une chose, c’est de m’aider à vous aimer!

— Si vous croyez que je ne me les suis pas déjà reprochées, mesladreries de coeur!

Ils cheminèrent en silence. Arrivés devant la cathédrale, MmeBavoil proposa de rendre visite à Notre-Dame du Pilier.

Ils s’installèrent dans l’obscurité de ce bas-côté du choeurdont les sombres vitraux étaient encore voilés par une boiserie decamelote dessinant une niche dans laquelle la Vierge se tenait,noire, telle que son homonyme de la crypte, que Notre-Dame deSous-Terre, sur un pilier, entourée de grappes de coeurs en métalet de veilleuses suspendues à des cerceaux au plafond. Des hersesde cierges dardaient leurs amandes de flammes et des femmesprosternées priaient, la tête entre les mains, ou la face tournéevers le visage d’ombre que les lueurs n’atteignaient point.

Il parut à Durtal que les douleurs contenues, le matin, serépandaient dans le crépuscule; les fidèles ne venaient plusseulement pour Elle, mais pour eux; chacun apportait le paquet deses maux et l’ouvrait; la tristesse de ces âmes vidées sur lesdalles, de ces femmes appuyées, prostrées, contre la grille quiprotégeait le pilier que toutes embrassaient, en partant!

Et la noire statue, sculptée dans les premières années du XVIesiècle, écoutait, la face invisible, les mêmes gémissements, lesmêmes plaintes, qui se succédaient, de générations en générations,entendait les mêmes cris, se répercutant à travers les âges,affirmant l’inclémence de la vie et la convoitise de la voir seprolonger pourtant!

Durtal regarda Mme Bavoil; elle priait, les yeux clos, renverséesur ses talons, par terre, les bras tombés, les mains jointes.Etait-elle heureuse de pouvoir s’absorber ainsi!

Et il voulut se forcer à réciter une supplique très courte, afinde parvenir à l’achever, sans se distraire; et il commença àrépéter le  » sub tuum « .  » Nous nous réfugions sous votre abri,sainte Mère de Dieu, ne méprisez pas « … Au fond, ce qu’il étaitnécessaire d’obtenir du Père Abbé dans le cloître duquel il sedétiendrait, c’était le droit d’amener au monastère ses livres, degarder au moins quelques bibelots pieux dans sa cellule; oui, maiscomment faire comprendre que des volumes profanes sont nécessairesdans un couvent, qu’au point de vue de l’art, il est indispensablede se retremper dans la prose d’Hugo, de Baudelaire, de Flaubert…Voilà que je m’évague encore, se dit tout à coup Durtal. Il essayade balayer ces distractions et reprit :  » ne méprisez pas lesprières que nous vous adressons dans nos besoins…  » et il repartit,bride abattue, dans son rêve; en admettant que cette proposition nesoit pas la cause de difficultés, il resterait encore la questiondes manuscrits à soumettre, de l’imprimatur à se procurer; et cettequestion-là, comment la résoudre?

Mme Bavoil rompit ces phantasmes en se levant. Il revint à lui,acheva en hâte sa prière…  » mais délivrez-nous toujours de tous lespérils, Vierge glorieuse et bénie, ainsi soit-il « ; et il quitta lagouvernante sur le seuil de l’église et se dirigea, irrité contreses débauches d’imagination, vers son logis.

Il y trouva une lettre du Directeur de la Revue qui avait inséréson étude sur le Fra Angelico du Louvre; on lui commandait unnouvel article.

Cette diversion le réjouit; il pensa que ce travaill’empêcherait peut-être de rêvasser ainsi sur ses désarrois deChartres et ses souhaits de clôture.

Donner quoi à la Revue? se dit-il, puisqu’ils veulent surtout dela critique d’art religieux, je pourrais leur rédiger quelquesaperçus sur les Primitifs de l’Allemagne. J’ai mes notesdétaillées, prises sur place, dans les musées de ce pays,voyons-les. Il les feuilleta, s’attarda sur un calepin contenantses impressions de voyage; le résumé de ses remarques sur l’écolede peinture de Cologne l’arrêta.

A chaque page du carnet, sa surprise s’attestait en des termesplus véhéments, de la fausseté des idées acquises, des rengainesdébitées depuis tant d’années sur ces peintures.

Tous les écrivains, sans exception, s’extasiaient à qui mieuxmieux, sur l’art pur, religieux, de ces Primitifs, en parlaienttels que d’artistes séraphiques, ayant peint des figuressurhumaines, des Vierges effilées, blanches, toutes en âme, sedécoupant, ainsi que des visions célestes, sur des fonds d’or.

Et Durtal, prévenu quand même par l’unanimité de ces lieuxcommuns, s’attendait à rencontrer des anges blonds presqueimpalpables, des madones flamandes, en quelque sorte éthérées,débarrassées de leur coque charnelle, de vagues Memling avec desyeux encore clarifiés et des corps qui n’en sont plus… et il serappelait son ahurissement, en entrant dans les salles du musée deCologne.

A dire vrai, ses désillusions avaient commencé dès sa descentedu train; transporté en une nuit de Paris dans cette ville, ilavait traversé d’insignifiantes rues dont tous les soupirauxexhalaient des odeurs de choucroutes et il était arrivé sur lagrand’place, décorée par les enseignes des Farina, devant lafameuse cathédrale; et il avait bien dû s’avouer que cette façade,que cet extérieur était un ressemelage et un leurre. Tout étaitretapé, tout était neuf; et cette basilique n’arborait aucunesculpture sous ses évents; elle était symétrique et bâtie aucordeau; elle offensait par ses contours secs, par ses lignesdures.

L’intérieur valait mieux, malgré le feu d’artifice de barrièreque tiraient, entres ses murs, d’ignobles vitraux modernes; c’étaitlà, dans une chapelle près du choeur, que s’exhibait, moyennantfinance, le tableau célèbre de l’école allemande, le Dombild deStéphan Lochner, un triptyque représentant l’Adoration des RoisMages, sur son panneau du milieu; sainte Ursule, sur le volet degauche; saint Géréon, sur le volet de droite.

Et l’ahurissement de Durtal avait alors dépassé le possible.Cette oeuvre était ainsi agencée sur fond d’or : une Viergediadèmée, rousse, à tête ronde, drapée de bleu, tenait sur sesgenoux un enfant qui bénissait ces Mages dont deux agenouillés dechaque côté du trône; l’un, un vieux à barbiche d’officier enretraite, aux cheveux roulés en copeaux sur l’oreille, étaitsomptueusement accoutré de velours rouge broché d’or et joignaitles mains; l’autre, un bellâtre à longs cheveux et à grande barbe,habillé d’une étoffe verte, orfrazée,et bordée de fourrures,élevait entre ses doigts un vase d’or. Et derrière chacun de cesdeux hommes, d’autres personnages debout, brandissant des épées etdes étendards, prenaient des attitudes cavalières, posaient pour lepublic, s’occupaient beaucoup plus des visiteurs que de laVierge.

Alors, c’était ça, les Madones en fil de harpe, les Viergessublimées de Cologne! celle-là était bouffie, redondante, mafflue;elle avait un cou de génisse et des chairs en crème, en tôt-fait,qui tremble quand on y touche. Jésus, dont l’expression était seuleintéressante dans ce tableau, par une certaine gravité de petithomme, s’accusant sans dénaturer néanmoins le caractère del’enfance, était, lui aussi, mol et replet; et la scène secantonnait sur un gazon semé de fleurs, de primevères, deviolettes, de fraises, traitées par un miniaturiste, à petiteslèches.

Il était tout ce que l’on voulait, ce tableau, de l’art lisse etciré, froid sous sa couleur vive; il était une oeuvre méticuleuseet brillante, adroite, mais nullement religieuse; il sentait laDécadence, le travail fignolé, le compliqué, le joli, et non lePrimitif.

Cette Vierge commune et tassée, n’était qu’une bonne allemandebien vêtue et honnêtement campée, mais jamais elle n’avait été laMère extasiée d’un Dieu! puis, ces gens agenouillés ou debout nepriaient pas; aucun recueillement dans ce panneau; ces genspensaient à autre chose, en croisant les mains et en regardant ducôté du peintre qui les portraiturait. Quant aux volets, mieuxvalait ne pas les décrire. Que penser d’ailleurs de cette sainteUrsule, au front renflé tel qu’un verre de ventouse, au ventre defemme enceinte, flanquée d’autres céatures, déhanchées comme elleset trouant, avec des nez en pied de marmite, les vessies de graisseblanche qui leur servaient de face?

Et cette impression réitérée, nette, de l’insens mystique,Durtal la retrouvait au musée de la ville. Là, il étudiait ledevancier de Stephan Lochner, maître Wilhelm, le premier desPrimitifs allemands dont on croit connaître le nom; et ildécouvrait encore ce même côté rondouillard et appliqué du Dombild.La Vierge de Wilhelm était moins vulgaire que celle de lacathédrale, mais elle était d’intention fade, pourléchée, d’unejoliesse plus résolue encore; elle était le triomphe du délicat etdu coquet, avait l’air d’une petite soubrette de théâtre, avec sescheveux ondés sur le front; et l’Enfant était tordu en une allureefforcée, caressant le menton de sa Mère, tournant la tête de notrecôté, pour se mieux faire voir.

Somme toute, cette Vierge n’était ni humaine, ni divine; ellen’avait même pas le côté trop réel de celle de Lochner, et pas plusqu’elle, elle ne pouvait être la Génitrice élue d’un Dieu.

Ils sont quand même surprenants ces Primitifs qui débutent paroù la peinture finit, par la mignotise et le fondant, ces gens quisucrent dès le premier jour le vin vert, qui se révèlent, sansénergie, sans impétuosité, sans naïveté, sans simplesse, sans foiqui jaillisse de leurs oeuvres! Ils sont l’à rebours de toutes lesécoles, car partout, en Italie, en Flandre, en Hollande, enEspagne, en Bourgogne, les panneaux commencèrent par être gaucheset frustes, barbares et durs, mais ardents et pieux!

A scruter les autres toiles de ce musée, ma masse des morceauxanonymes, les tableaux désignés sous le nom du maître de la Passionde Lyversberg, du maître de saint-Bartholomé, Durtal arrivait àcette conclusion que l’école de Cologne n’avait acquis le sentimentmystique qu’après avoir subi l’influence des Flandres. Il avaitfallu Van Eyck et surtout cet admirable Roger Van der Weyden pourinsuffler une âme céleste à ces peintres. Ils avaient alors changéleur manière, imité la candide rigueur des flamands, s’étaientassimilé leur tendre piété, leur franchise et, en des hymnesingénus, ils avaient, à leur tour, célébré la gloire de la Mère etpleuré le martyre du Fils.

Cette école colonaise, on peut la résumer ainsi, fit Durtal :elle est l’incontinence du capiton et du satiné, l’apothéose duroublard et du bouffi; et cela n’a rien à voir avec l’art mystique,proprement dit.

Si l’on veut vraiment se rendre compte du tempérament personnel,entier, de la peinture religieuse allemande, ce n’est pas cetteécole, la seule dont on nous entretienne, la seule qui soittoujours vantée, qu’il sied de voir. Il convient de fouiller lesmaîtrises moins anciennes de la Franconie et de la Souabe; là,c’est l’opposé; l’art est abrupt et farouche, mais il vibre; ilpleure, il hurle même, mais il prie! Il faut aller visiter dessauvages de génie, tels que Grünewald dont les Christ, tumultueuxet féroces, crissent des dents à se les briser ou Zeitblom dont levoile de Véronique, au musée de Berlin, déplaît, avec ses anges quiont des buffleteries noires sur la poitrine, et la tête terrible,atroce, de son Supplicié; mais il est, malgré tout, si énergique,si décidé, si cru, celui-là, qu’il s’impose par la sincérité de salaideur même!

Au fond, reprit Durtal, en négligeant au besoin de fierspeintres comme Grünewald, je préfère encore aux saindoux sucrés deCologne, des inconnus dont le talent ne domine guère, dont lesoeuvres sont plus bizarres que belles, mais qui sont mystiques aumoins! — Tel, cet anonyme qui figure à Gotha dans la collection dugrand-duc et qui a tracé l’une de ces messes étranges que le MoyenAge appelait, on ne sait trop encore pourquoi, messes de saintGrégoire.

Et Durtal, fouillant dans son calepin, parcourait la descriptionnotée de cet ouvrage dont le souvenir lui revenait ainsi qu’unmémorial de brutalité pieuse.

Cette peinture était ainsi ordonnée sur un champ d’or : un peuau-dessus d’un autel, le dépassant à peine, un tombeau de bois, unesorte de baignoire carrée s’élevait dont les deux bords étaientrejoints par une planche; et, sur ce pont, un Christ aux jambesdisparues dans ce sépulcre, était assis sur une fesse et tenait unecroix. Il avait la face hâve et creuse, cernée d’une couronned’épines vertes et le corps décharné était piqué de piqûres depuces par des points de verges. Autour de lui, en l’air, planaientdans le ciel d’or les instruments de sa torture : les clous, uneéponge, un marteau, une lance; puis, à gauche, tout petits, lesbustes coupés de Jésus et de Judas, près d’un socle sur lequels’alignaient en trois files des pièces d’argent.

Et, devant l’autel, adorant ce Sauveur vraiment affreux, conçusuivant les descriptions anticipées d’Isaïe et de David, le papesaint Grégoire à genoux, les mains jointes, était flanqué d’uncardinal grave, les bras sous sa robe, et d’un rude évêque debout,dans un manteau d’un vert foncé brodé d’or et portant unecroix.

C’était énigmatique, et c’était sinistre, mais les visagesimpérieux et austères vivaient. Un accent de foi, fauve et têtue,sortait de ces faces; c’était âpre au goût, c’était le vin bleu dela mystique, mais ce n’était pas le sirop de flon des premierspeintres de Cologne!

Ah! le souffle mystique qui fait que l’âme d’un artistes’incorpore dans de la couleur, sur une toile, dans de la pierresculptée, dans de l’écriture, et parle aux âmes des visiteurs aptesà le comprendre, combien le possédèrent? ruminait Durtal, enfermant son carnet de voyage. En Allemagne, il a surgi chez lesbandits de la peinture; en Italie, si nous laissons, avec son élèveBenozzo Gozzoli, le dernier peintre du Moyen Age l’Angelico dontles oeuvres reflètent ses aîtres de saint, sont des projectionscolorées de sa vie intime; si nous écartons aussi ses précurseurs,Cimabue, les restes figés de l’école Byzantine, Giotto qui dégèleces images immobiles et confuses, les Orcagna, Simone di Martino,Taddeo Gaddi, les vrais Primitifs, combien d’adroites supercheriesde grands peintres singeant la note religieuse, l’imitant, à forcede ruse, à s’y méprendre!

Plus que tous, les Italiens de la Renaissance ont excellé danscet art de feindre; et ils sont relativement rares, ceux qui, commeBotticelli, ont la franchise d’avouer que leurs Vierges sont desVénus et leurs Vénus des Vierges. Le musée de Berlin, où ils’atteste en d’exquises et de triomphantes toiles, nous renseignesur ce point, en nous montrant, côte à côte, les deux genres.

D’abord une Vénus extraordinaire, nue, aux cheveux d’or purramenés par une main sur le ventre, détache, sur un fond de noird’encre de Chine, des chairs blanches, et nous regarde avec desyeux gris, noyés dans une eau qui se gâte, liserés par despaupières de petit lapin, des paupières roses; elle a dû beaucouppleurer et ce regard inconsolable, cette attitude navrée, suggèrentde lointaines pensées sur la lassitude inassouvie des sens, surl’immense détresse des abominables souhaits que rien n’apaise.

Puis, non loin d’elle, une Vierge qui lui ressemble, qui estelle-même, avec son nez mobile un peu retroussé, sa bouche en formede feuille repliée de trèfle, ses yeux saumâtres, ses paupièresroses, ses cheveux d’or, son teint de chlorose, son corps robusteet ses mains fortes. La physionomie est pareille, dolente etfatiguée, et il est évident que le même modèle a posé les deuxfemmes. L’une et l’autre sont païennes; la Vénus se conçoit, maisla Vierge!

L’on peut constater aussi que, dans cette toile, une rangéed’anges céroféraires rend le sujet moins chrétien encore, s’il estpossible, car ces êtres charmants, avec leurs sourires incertainset leurs grâces trop souples, ont les attraits dangereux desmauvais anges. Ils sont des Ganymèdes, issus de la mythologie, nonde la Bible.

Ce que nous sommes avec le paganisme de Botticelli loin de Dieu!se dit Durtal; quelle différence entre ce peintre et ce Roger Vander Weyden dont la Nativité resplendit dans une des salles voisinesde cette superbe collection qu’est le vieux musée de Berlin.

Cette Nativité!

Peinte en triptyque, elle tenait — sur son volet de droite, àcôté de quelques gens émerveillés et debout, un vieillardprosterné, encensant la Vierge, vue par la fenêtre ouverte,au-dessus d’un paysage fuyant en des allées qui ondulent, àl’infini; et une femme, le chef coiffé d’une cornette, presque d’unturban, la face extasiée, touche d’une main l’épaule du vieillardet lève l’autre, en un indéfinissable geste de surprise et de joie.— sur le volet de gauche, les trois Mages à genoux, les mainstendues, les yeux au ciel, contemplent un enfant qui rayonne dansune étoile et rien n’est plus beau que ces trois visages qui setransforment, qui prient de tout coeur, ceux-là, et sans s’occuperde nous!

Mais ces deux parties ne sont que les accessoires et le sujetcentral qu’elles assistent est régi de la sorte :

Au centre, devant un vague palais démoli, une espèce d’étable àcolonnes dont le toit est en ruine, une Vierge prie, agenouilléedevant l’Enfant; à droite, dans la même posture, le donateur del’oeuvre, le chanoine Bladelin et, à gauche, saint Joseph portantun petit cierge allumé, considèrent Jésus. Ajoutons six petitsanges, trois en bas, à l’entrée de l’étable et trois en l’air.Telle se combine, en son entier, la scène.

Il faut remarquer tout de suite que les orfèvreries, lesteintures ramagées des tapis de l’Orient, les brocarts ourlés devair et parsemés de gemmes dont Van Eyck et Memling usèrent silargement pour leurs vêtures de donateurs et de Vierges, n’existentpas dans ce panneau. Les étoffes sont de trame magnifique, maissans les éclats des soies brugeoises et des laines persanes. RogerVan der Weyden semble avoir voulu réduire le décor à sa plus simpleexpression et il n’en a pas moins réussi à créer, en employant descouleurs dont la discrétion ne cherche pas à s’imposer, unchef-d’oeuvre de coloris clair et lucide.

Sans diadème, sans féronnière, sans un bracelet, sans un bijou,Marie, la tête simplement auréolée par quelques rais d’or, apparaîtenveloppée d’une robe blanche montant jusqu’au col, d’un manteaud’azur dont les ondes se déroulent à terre et les manches de sonhabit de dessous, serrées aux poignets, sont d’un violet nourri debleu, plus près du noir que du rouge. La figure est intraduisible,d’une beauté surhumaine sous ses longs cheveux roux; le front esthaut, le nez droit, les lèvres fortes et le menton petit; mais lesmots ne disent rien; ce qui ne se peut rendre, c’est l’accent decandeur et de mélancolie, c’est la surgie d’amour qui jaillit deces yeux baissés sur l’enfant minuscule et gauche, sur le  » Jesulus » dont le chef est ceint d’un nimbe rose étoilé d’or.

Jamais Vierge ne fut et plus extraterrestre et plus vivante. NiVan Eyck, avec ses types un peu populaciers, laids en tout cas; niMemling, plus tendre et plus raffiné, mais confiné dans son rêve defemme à front bombé, à tête en cerf-volant, large du haut et mincedu bas, n’ont atteint cette noblesse délicate de formes, cettepureté de la femme que l’amour divinise et qui, même retirée dumilieu où elle se trouve, même privée des attributs qui la fontreconnaître, ne pourrait pas être une autre que la Mère d’unDieu.

Près d’elle, le chevalier Bladelin, tout vêtu de noir, avec saface chevaline, ses joues rases, son air à la fois sacerdotal etprincier, s’abîme dans la contemplation, loin de tout; ce qu’ilprie bien, celui-là! — et le saint Joseph qui lui sert de pendant,représenté sous les traits d’un vieillard chauve, à barbe courte età manteau d’incarnat — absolument pareil à celui que Memling apeint dans cette Adoration des Mages que possède l’hôpitalsaint-Jean, à Bruges, — s’approche, étonné de son bonheur, n’osantcroire que le moment soit venu d’adorer le Messie enfin né; et ilsourit, si déférent,si doux, marche avec des précautions presquemaladroites de bon vieux qui voudrait bien être utile, mais craintde gêner.

Enfin, pour parachever la scène, au-dessus de Pierre Bladelin,un paysage merveilleux s’étend, coupé par la grande rue de la villede Middelboug, que ce seigneur fonda; une rue bordée de châteaux àmurs crénelés, de clochers d’églises, se perdant dans une campagnequ’éclaire un firmament léger, un jour limpide de printemps bleu; —au-dessus de saint Joseph, une prairie et des bois, des moutons etdes pâtres et trois anges exquis, en robes d’un jaune saumoné, d’unviolet de campanule, d’un citrin tirant sur le vert, trois êtresvraiment immatériels, n’ayant aucun rapport avec ces pages siperversement candides qu’inventa la Renaissance.

Evidemment, si l’on résume l’impression de cette oeuvre, l’onest amené à conclure que l’art mystique demeurant encore sur laterre, ne se passant plus seulement en plein ciel, comme le voulutdans son  » Couronnement de la Vierge  » l’Angelico, a produit, avecle triptyque de Roger Van der Weyden, l’exoration colorée la pluspure qui soit dans la peinture. Jamais la Théophanie n’a été plussplendidement célébrée et, l’on peut dire aussi, plus naïvement etplus simplement rendue; le chef-d’oeuvre de la Noël est à Berlin,de même que le chef-d’oeuvre de la descente de croix est à Anvers,dans la douloureuse, dans la splendide page de QuentinMetsys !

Les Primitifs des Flandres ont été les plus grands peintres dumonde, se dit Durtal; et ce Roger Van der Weyden ou ce Roger de laPasture, ainsi que d’autres le nomment, écrasé entre le renom deVan Eyck et de Memling, comme le furent également, plus tard,Gérard David, Hugues Van der Goes, Juste de Gand, Thierry Bouts,est, suivant moi, supérieur à tous ces peintres.

Oui, mais après eux, si nous exceptons le dernier des gothiquesflamands, ce délicieux Mostaert dont les deux  » Episodes de la viede saint Benoît  » magnifient, à Bruxelles, les salles du musée,quelle décadence! ce sont les crucifixions théâtrales, les grossesviandes de Rubens que Van Dyck s’efforce d’alléger en lesdégraissant. Il faut sauter en Hollande pour retrouver l’accentmystique et alors il s’avère en une âme de protestant hébraïsé,sous un jour, si mystérieux, si fantasque, que l’on se tâte toutd’abord pour savoir si, en jugeant cette peinture religieuse, l’onne se trompe pas.

Et point n’est besoin de remonter jusqu’à Amsterdam pour secertifier la vérité de son impression. Il suffit d’aller voir lesPèlerins d’Emmaüs, au Louvre.

Et Durtal, parti dans son sujet, se mit à rêver sur l’étrangeconception d’esthétique chrétienne de Rembrandt. Evidemment, dansles scènes qu’il traduit des Evangiles, ce peintre exhale surtoutune odeur de Vieux Testament; son église, même s’il voulait lapeindre telle qu’elle fut de son temps, serait une synagogue, tantla caque juive sent fort dans son oeuvre; les préfigures, lesprophéties, tout le côté solennel et barbare de l’Orient, lehantent. Et cela s’explique si l’on sait qu’il fréquenta desrabbins dont il nous a laissé les portraits, qu’il fut l’ami deMenasseh-ben-Israël, l’un des hommes les plus savants de sonsiècle; l’on peut admettre, d’autre part, que, sur ce fond descience cabaliste et de cérémonies mosaïques, se greffe chez ceprotestant l’étude attentive, la lecture assidue de l’Ancien Livre,car il possédait une Bible qui fut, avec ses meubles, vendue à lacriée, pour payer ses dettes.

Ainsi se justifierait le choix de ses sujets, l’agencement mêmede ses toiles, mais l’énigme n’en subsiste pas moins des résultatsobtenus par un artiste que l’on ne s’imagine pas, malgré tout,priant, tel que l’Angelico et Roger Van der Weyden, avant depeindre.

Quoi qu’il en soit, avec son oeil de visionnaire, son art ardentet pensif, son génie à condenser, à concentrer de l’essence desoleil dans sa nuit, il a atteint des effets grandioses et, dansses scènes bibliques, parlé un langage que personne n’avait mêmebalbutié avant lui.

Les Pèlerins d’Emmaüs ne sont-ils pas, à ce point de vue,typiques? Décomposez l’oeuvre, elle devrait être plate et monotone,sourde. Jamais ordonnance ne fut plus vulgaire : une sorte decaveau de pierres de taille, une table en face de nous, derrièrelaquelle Jésus, les pieds nus, les lèvres terreuses , le teintsale, les vêtements d’un gris rosâtre, rompt le pain, tandis qu’àdroite un apôtre étreint sa serviette, le regarde, croit lereconnaître — qu’à gauche, un autre apôtre le reconnaît, lui, etjoint les mains; et celui-là pousse un cri de joie que l’on entend!— enfin, un quatrième personnage, au profil intelligent, ne voitrien et sert, attentif à sa besogne, les convives.

C’est un repas de pauvres gens dans une prison; les couleurs seconfinent dans la gamme des gris tristes et des bruns; à partl’homme qui tord sa serviette et dont les manches sont empâtéesd’un rouge de cire à cacheter, les autres semblent peints avec dela poussière délayée et du brai.

Ces détails sont exacts et cependant rien de tout cela n’estvrai, car tout se transfigure. Le Christ s’illumine, radieux, rienqu’en levant les yeux; un pâle éblouissement remplit la salle. CeJésus si laid, à la mine de déterré, aux lèvres de mort, s’affirmeen un geste, en un regard d’une inoubliable beauté, le Filssupplicié d’un Dieu!

Et l’on demeure absourdi, n’essayant même plus de comprendre,car cette oeuvre d’un réalisme surélevé est hors et au-dessus de lapeinture et personne ne peut la copier, ne peut la rendre…

Après Rembrandt… poursuivit Durtal, c’est l’irrémédiabledéchéance de l’impression religieuse dans l’art. Le XVIIe sièclen’a d’ailleurs laissé aucun panneau dont l’aloi de mâle dévotionsoit sûr, sauf cependant, au temps de sainte Térèse et de saintJean de la Croix, en Espagne, car alors le naturalisme mystique deses peintres enfanta de farouches et de ferventes oeuvres; etDurtal se remémorait un tableau de Zurbaran qu’il avait autrefoisadmiré au musée de Lyon, un saint François d’Assises, droit, dansune robe de bure grise, la tête encapuchonnée, les mains ramenéesdans ses manches.

Le visage paraissait modelé, creusé dans de la cendre et labouche béait, livide, sous des yeux en extase, blancs, commecrevés. L’on se demandait comment ce cadavre qui n’avait plus queles os tenait debout et l’effroi venait, en songeant auxexorbitantes macérations, aux épouvantables pénitences qui avaientexténué ce corps et labouré les traits douloureux et ravis de cetteface.

Cette peinture dérivait évidemment de l’âpre et de la terriblemystique de saint Jean de la Croix; c’était de l’art detortionnaire, le delirium tremens de l’ivresse divine, ici-bas;oui, mais quel accent d’adoration, quel cri d’amour, étouffé parl’angoisse, jaillissaient de cette toile!

Quant au XVIIIe siècle, il n’y avait même pas à s’en occuper; cesiècle fut une époque de bedon et de bidet et, dès qu’il vouluttoucher au culte, il fit d’un bénitier une cuvette.

Dans le moderne, il n’y a non plus rien à chercher; lesOverbeck, les Ingres, les Flandrin furent de blêmes haridellesattelées à des sujets de commande pieux; dans l’égliseSaint-Sulpice, Delacroix écrase tous les peinturleurs quil’entourent, mais son sentiment de l’art catholique est nul.

Et il en est de même de ceux de nos artistes contemporains quipeignent indifféremment des Junon et des Vierges, qui décorent,tour à tour, des plafonds de palais et de cabarets et deschapelles; la plupart n’ont pas la foi et, à tous, le sens de lamystique manque.

Il n’y a donc pas à se soucier, ici, de ces intermittents, pasplus qu’il n’y a à tenir compte des plaisanteries intéressées etdes panneaux pour gobe-mouches des Rose-Croix, pas plus encorequ’il n’y a même à noter la petite imagerie fabriquée par de jeunesroublards ou de bons jeunes gens qui se figurent qu’en dessinantdes femmes trop longues ils sont mystiques.

En restreignant alors nos recherches aux spécialistesassermentés de l’Eglise, nous découvrons quoi? Hélas! la situationest au premier abord telle : Signol est mort, mais Olivier Mersonnous reste; c’est le néant sur toute la ligne. Mieux vaudrait doncse taire, si subitement l’idée n’était venue à un éditeur bienpensant de mobiliser les forces du parti clérical pour faireacclamer, comme peintre d’un renouveau chrétien, James Tissot, dontla biographie de Notre-Seigneur est une des oeuvres les moinsreligieuses qui soient; et, en effet, son Christ fleure je ne saisquelle odeur de protestantisme, quel relent de temple, — pis même,— car dans cet ouvrage Il n’est plus qu’un homme. Il y acertainement maldonne; ces aquarelles, ces croquis, devraientillustrer la vie de Jésus de Renan et non les Evangiles.

Sous prétexte de réalité, de renseignements pris sur les lieux,de costumes authentiques, le tout fort discutable, puisqu’ilfaudrait admettre que, depuis dix-neuf siècles, en Palestine, rienn’a changé, M. Tissot nous a présenté la mascarade la plus vile quel’on ait encore osé entreprendre des Ecritures. Voyez cette dondon,cette fille de la rue qui, éreintée de crier :  » A la moule, à labarque!  » se trouve mal, c’est le Magnificat, c’est la SainteVierge; ce môme épileptique qui bat l’air avec ses bras, c’estl’Enfant au Temple; ces larves qui veillent auprès d’un médium entranse, ces apparitions que l’on pourrait croire issues desagissements de la sorcellerie et des pratiques du spiritisme, cesont des Anges assistant le Sauveur. — Voyez le Baptême du Messie,le Pharisien et le Publicain, le Massacre des Innocents, voyez toutle côté ganache et mélo de son Calvaire, voyez-les toutes, cesplanches, elles sont d’une platitude, d’une veulerie, d’uneindigence de talent que rien n’égale; elles sont dessinées parn’importe qui, peintes avec de la fiente, de la sauce madère, dumacadam!

La maison Mame — il est bon de le dire à la fin — a témoigné deson insens irréductible de l’art, en aidant à propager, à forced’argent,la basse faconde de ce peintre.

Il n’y a donc rien, plus rien à l’actif de l’Eglise! se criaDurtal. Cependant, l’on comptait quelques essais d’ascèse picturaledans ce siècle. Il y avait de cela un certain nombre d’années, lacongrégation Bénédictine de Beuron, en Bavière, avait tenté unerénovation de l’art ecclésial, et Durtal se souvenait d’avoirfeuilleté des reproductions de fresques peintes par ces moines surles murs d’une tour du Mont-Cassin.

Ces fresques reportaient à l’imagerie de l’Assyrie et del’Egypte, avec leur Dieu tiaré, leurs Anges à bonnets de sphynx, àailes ramenées en éventail derrière la tête, leurs vieillards àbarbes nattées, jouant des instruments à cordes; puis les moines deBeuron avaient délaissé ce genre hiératique dans lequel ilss’étaient montrés, il faut bien le déclarer, médiocres et, dans denouvelles oeuvres, principalement dans un  » Chemin de croix « publié en album à Fribourg-en-Brisgau, ils avaient adopté uneétrange combinaison d’autres styles.

Les soldats romains qui figuraient sur ces pages étaientd’affligeants pompiers, originaires de l’école de Guérin et deDavid; mais subitement sur quelques feuilles, là où paraissaient laMagdeleine et les saintes femmes, une formule plus jeuneintervenait, mêlant à la rengaine des groupes, des types de femmesgrecques de la Renaissance, élégantes et jolies, visiblementéchappées des oeuvres des Préraphaélites, se recommandant surtoutde Walter Crane.

L’idéal de Beuron était alors devenu un alliage de l’artfrançais du premier Empire et de l’art anglais moderne

D’aucunes de ces planches frisaient le ridicule, celle de la IXestation, pour en citer une; le Christ couché de son long, sur leventre, était relevé par les mains jointes, soutenu par une corde;il avait l’air d’apprendre à nager; mais pour des parties banaleset faibles, pour des détails gauches et prévus, quels morceauxcurieux se détachaient soudain de cet ensemble! — La Véronique àgenoux devant Jésus était vraiment pâmée de douleur et d’amour,vraiment belle; les copies, les décalques des autres personnagesdisparaissaient et, même dans les pages les moins originales, ledessin pataud et déplaisant de ces moines, se mettait à parler unelangue presque éloquente; c’est qu’il sortait de cette oeuvre unefoi et une ferveur intenses. Un souffle passait sur ces visages etles vivifiait; une émotion, un accent de prière animaient lesilence de ces poncifs; ce Chemin de croix était, à ce point devue, sans égal; la piété monastique apportait un élément inattendu,affirmait la mystérieuse puissance dont elle dispose, enimprégnant, d’une saveur personnelle, d’une senteur particulière,une oeuvre qui n’eût même pas existé sans elle. Plus que desartistes d’une autre envergure, ces Bénédictins suggéraient lasensation de l’à-genoux, évoquaient le parfum des Evangiles.

Seulement leur tentative était restée sans issue et, à cetteheure, l’école était à peu près morte, ne produisait plus que dedébiles images de pieusarderie, fabriquées par des convers.

Comment, d’ailleurs, cet essai eût-il pu naître viable? L’idéede vouloir faire pour l’Occident ce que Manuel Panselinos avaitfait pour l’Orient, supprimer l’étude d’après nature, exiger unrituel uniforme de couleurs et de lignes, vouloir forcer destempéraments d’artistes à entrer tous dans le même moule, dénotait,chez celui qui risqua cet effort, une incompréhension absolue del’art. Ce système devait aboutir à l’ankylose, à la paralysie de lapeinture et tels furent, en effet, les résultats atteints.

Presque au même temps que ces religieux, un artiste inconnuvivant en province et n’exposant jamais à Paris, Paul Borel,peignait des tableaux pour les églises et pour les cloîtres,travaillait pour la gloire de Dieu, ne voulant accepter, desprêtres et des moines, aucun salaire.

Au premier abord, ses panneaux n’étaient ni juvéniles, niprévenants; les locutions dont il usait eussent fait quelquefoissourire les gens épris de modernisme; puis il convenait, pour bienjuger son oeuvre, d’en écarter résolument une partie et de neconserver que celle qui s’exonérait des formules par trop éventéesd’une onction connue, et alors quel souffle de mâle zèle, d’ardentedévotion, la soulevait, celle-là!

Son oeuvre principale était enfouie dans la chapelle du collègedes Dominicains à Oullins, dans un coin perdu de la banlieue deLyon. Parmi les dix tableaux qui paraient la nef, figuraient : « Moïse frappant le rocher, les disciples d’Emmaüs, la guérison d’unpossédé, de l’aveugle né, de Tobie « ; mais malgré la placideénergie de ces fresques, l’on était quand même déçu par la lourdeurde l’ensemble, par l’aspect soporeux et désuet des tons. Il fallaitarriver au choeur et franchir la barre de communion pour admirerdes oeuvres d’un concept très différent, surtout des portraitsmagnifiques de Saints de l’ordre des frères-prêcheurs, étonnant parla force de prières, par la puissance de sainteté qui rayonnaientd’eux.

Là aussi, se trouvaient deux grandes compositions, une Viergeremettant le rosaire à saint Dominique et une autre effigiant saintThomas d’Aquin, à genoux devant un autel, sur lequel un crucifixdarde des lueurs; et jamais, depuis le Moyen Age, l’on n’avaitainsi compris et peint des moines; jamais l’on n’avait montré, sousl’écorce rigide des traits, une sève plus impétueuse d’âme. Borelétait le peintre des Saints monastiques; son art, d’habitude un peulent, s’essorait dès qu’il les approchait et planait avec eux.

Mieux encore, peut-être, que dans le pensionnat des élèvesd’Oullins, l’on pouvait, à Versailles, se rendre compte de lapeinture si probe, si foncièrement religieuse de ce Borel.

A l’entrée de la chapelle des Augustines de cette ville, dont ilavait décoré le vaisseau et le choeur, une Abbesse du XIVe siècle,sainte Claire de Montefalcone, se découpait, debout, vêtue du noircostume des Augustines, sur les murs en pierre d’une cellule, entreun livre ouvert et une lampe de cuivre, placés derrière elle, surune table.

Dans ce visage baissé sur le crucifix qu’elle porte à seslèvres, dans cette physionomie tout à la fois douce et avide, dansle mouvement de ces bras ramenés sur la poitrine, remontés jusqu’àla bouche, dessinant eux-mêmes, par la position des mains, unesorte de croix, il y avait l’anéantissement ravi de l’épouse,l’allégresse absorbée de l’amour pur et aussi quelque chose del’inquiète affection d’une mère dorlotant, comme un enfant quisouffre, ce Christ qu’elle baisait et semblait bercer sur songiron.

Et cela ordonné, sans attitude théâtrale, sans gestes efforcés,très simplement. Elle n’a point, de même que sainte Madeleine dePazzi, des élans et des cris, elle ne s’élève pas dans le vol del’ébriété divine, cette sainte Claire! L’emprise céleste semanifeste chez elle à l’état muet; ses transports se contiennent etson ivresse est grave; elle ne s’épand pas au dehors, mais secreuse, et Jésus qui descend en elle la marque à son coin, lapoinçonne avec l’image de ce crucifix qu’elle tient et dont onaperçut l’empreinte gravée dans son coeur, lorsqu’on l’ouvrit,après sa mort.

La peinture religieuse la plus surprenante de notre temps étaitlà; et elle avait été obtenue sans pastiche des Primitifs, sanstricheries de corps gauches cernés par des fils de fer, sans apprêtet sans dols. Mais quel catholique pratiquant, quel artiste éperdude Dieu devait être l’homme qui avait peint une telle oeuvre!

Et après lui, tout se taisait. Dans la jeunesse religieused’aujourd’hui, on ne voit personne qui soit de taille à se mesureravec les sujets de l’Eglise; un seul paraît pourtant donnerquelques espérances, dit Durtal qui réfléchissait, car celui-làsort de ses congénères, a du talent au moins. Et il se mit àfeuilleter dans ses cartons, regarda les lithographies de CharlesDulac.

Ce peintre s’était révélé avec une suite de paysages, d’unenature idéalisée, encore hésitante, pleine de bassins agrandis etde futaies dont les feuillages étaient pareils à des tignassesbrouillées par un coup de vent; puis il avait entrepris uneinterprétation du Cantique du Soleil et des Créatures et, en neufplanches tirées en des états différents de tons, il avait efflué cesentiment mystique qui demeurait encore latent et confus en sonpremier recueil.

La définition un peu fatiguée que le paysage est  » un état d’âme » s’adaptait cependant très justement à cette oeuvre; l’artisteavait imprégné de sa foi ces sites, copiés sans doute sur nature,mais vus surtout, en dehors des yeux, par une âme éprise, chantantdans le grand air, le cantique de Daniel et le psaume de David,redits par saint François, et, répétant, à son tour, après eux, cethème que les éléments doivent célébrer la gloire de Celui qui lescréa.

Parmi ces planches, il en était deux vraiment expansives, celledésignée par ce titre :  » Stella matutina « , l’autre, par cetteindication :  » Spiritus sancte Deus « , mais une troisième, la plusample, la plus délibérée, la plus simple de toutes, celle inscritesous l’intitulé :  » Sol Justitiae  » résumait mieux encore l’apportpersonnel de ce peintre.

Elle était ainsi conçue :

Un paysage blond, clair, transparent, fuyait à l’infini, unpaysage de péninsule, d’eau solitaire, sillonné de plages, delangues de terre plantées d’arbres que réfléchissait le miroircouché des lacs; au fond le soleil dont l’orbe, tranché parl’horizon, rayonnait, réverbéré par la nappe de ces eaux; c’étaittout et une tranquillité, un calme, une plénitude extraordinairess’épandaient de ce site. L’idée de la Justice à laquelle répondcomme un inévitable écho l’idée de la Miséricorde, se symbolisaitdans la gravité sereine de ces étendues qu’éclairaient les lueursd’une saison indulgente, d’un temps doux.

Durtal se recula pour mieux saisir l’oeuvre, dans son ensemble.Il n’y a pas à dire, fit-il, cet artiste a l’instinct, le tact, dessurfaces aériennes, des espaces; la compréhension des ondesreposées coulant sous d’immenses ciels! et puis, il s’échappe, decette planche, des effluves d’âme catholique, qui s’insinuent ennous et lentement nous pénètrent…

Avec cela, reprit-il, en fermant le carton, me voici loin de monsujet et je ne vois pas du tout l’article à brasser pour la Revue.Préparer une étude sur les Primitifs allemands, cela rentreraitbien dans son cadre, oui, mais quel aria! il me faudrait développermes notes et après maître Wilhelm, Stephan Lochner, Grûnewald,Zeitblom, aborder Bernard Strigel, un maître presque inconnu,Albert Dürer, Holbein, Martin Schongauer, Hans Baldung, Burgkmaier,combien d’autres! il me faudrait expliquer ce qui a pu resterd’impression orthodoxe en Allemagne après la Réforme, parler aumoins, au point de vue luthérien, de cet étonnant Cranach dont lesAdam sont des Apollon barbus à teint de peau-rouge, et les Eve descourtisanes maigriottes et bouffies, avec des têtes rondes à petitsyeux de crevettes, des lèvres modelées dans de la pommade rosat,des seins en pommes remontées près du cou, des jambes déliées,longues, fines, avec mollets hauts et pieds à chevilles fortes,grands et plats. Ce travail m’entraînerait trop loin. C’est amusantà rêver mais pas à écrire; je ferais mieux de chercher un sujetmoins panoramique et plus bref; mais lequel? je verrai cela plustard, conclut-il, en se levant, car Mme Mesurat annonçait, joviale,que le dîner était prêt.

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