La Cathédrale

Chapitre 4

 

Elle avait raison, Mme Bavoil; pour apprécier l’accueil que laVierge pouvait réserver à ses visiteurs, il fallait assister à lapremière messe dans la crypte; il fallait surtout y communier.

Durtal l’expérimenta; un jour que l’abbé Gévresin lui prescrivitd’aborder le Sacrement, il suivit le conseil de la gouvernante ets’engagea dans ce souterrain, dès l’aube.

On y descendait par un escalier de cave qu’éclairait une petitelampe dont la mèche grésillait, emplissant de fumée, son verre; unefois parvenu au bas des marches, on avançait, en inclinant sur lagauche, dans les ténèbres, puis, à certains tournants, quelquesquinquets rougeoyaient indiquant le circuit que l’on décrivait dansces atermoiements de lumière et d’ombre, et l’on finissait par serendre à peu près compte de la forme de cette crypte.

Elle figurait assez bien la moitié d’un moyeu de roue d’oùs’emboîtaient des rais filant dans tous les sens, pour rejoindre lacirconférence même de la roue. Dans l’allée circulaire où l’oncheminait, rayonnaient, en lames dépliées d’éventail, des corridorsau bout desquels l’on discernait des vitres en brouillard quiparaissaient presque claires dans la nuit opaque des murs.

Et Durtal aboutit, en longeant la courbe du couloir, à untambour vert qu’il poussa. Il entrait dans le flanc d’une avenue seterminant en une sorte d’hémicycle que meublait un maître-autel. Asa gauche et à sa droite, deux minuscules galeries dessinaient lesbras de croix d’un petit transept. La grande avenue, qui était unenef, était bordée, de chaque côté, de chaises laissant entre ellesun étroit passage pour gagner l’autel.

L’on y voyait à peine, le sanctuaire n’étant éclairé que par desveilleuses pendues au plafond, des veilleuses couleur d’orangesanguine et d’or trouble. Une tiédeur extraordinaire soufflait dansce caveau qui répandait aussi un singulier parfum où revenait, dansun souvenir de terre humide, un relent de cire chaude; mais c’étaitlà, si l’on peut dire, le fond, le canevas même de la senteur, carelle disparaissait sous les broderies odorantes qui la couvraient,sous la dorure éteinte d’une huile en laquelle on aurait faitmacérer d’anciens aromates, dissoudre de très vieux encens. C’étaitune exhalaison mystérieuse et confuse, comme la crypte même qui,avec ses lueurs furtives et ses pans d’ombre, était à la foispénitentielle et douillette, étrange.

Durtal se dirigea par la grande allée vers le croisillon dedroite et s’assit; ce bras exigu du transept était muni d’un autelestampé d’une croix grecque en relief sur une sphère de pourpre.Partout, en l’air, la voûte énorme et cambrée plombait, si basseque le bras levé d’un homme pouvait l’atteindre; et elle étaitnoire, telle qu’un fond de cheminée, calcinée ainsi que par lesincendies qui consumèrent les cathédrales bâties au-dessusd’elle.

Peu à peu, des claquements de sabots s’entendirent, puis des pasétouffés de religieuses; il y eut un silence, auquel succédèrentdes salves de nez comprimés par des mouchoirs, et tout se tut.

Un sacristain s’introduisit par une petite porte ouverte dansl’autre aile du transept, alluma les cierges du maître-autel et deschapelets de coeurs en vermeil étincelèrent dans la demi-lune, toutle long des murs, auréolant, avec le feu des cierges qu’ilsréverbéraient, une statue de Vierge, rigide et obscure, assise avecun enfant sur ses genoux. C’était la fameuse Notre-Dame deSous-Terre ou plutôt sa copie, car l’original avait été brûlé en1793, devant le grand portail de l’église, au milieu d’une ronde endélire de sans-culottes.

Un enfant de choeur parut, précédant un vieux prêtre et, pour lapremière fois, Durtal vit servir réellement une messe, compritl’incroyable beauté que peut dégager l’observance méditée dusacrifice.

Cet enfant agenouillé, l’âme tendue et les mains jointes,parlait, à haute voix, lentement, débitait avec tant d’attention,avec tant de respect, les répons du psaume, que le sens de cetteadmirable liturgie, qui ne nous étonne plus, parce que nous ne lapercevons depuis longtemps, que bredouillée et expédiée, tout bas,en hâte, se révéla subitement à Durtal.

Et le prêtre, même inconsciemment, qu’il le voulût ou non,suivait le ton de l’enfant, se modelait sur lui, récitait aveclenteur, ne proférant plus simplement les versets du bout deslèvres, mais il se pénétrait des paroles qu’il devait dire,haletait, saisi comme à sa première messe, par la grandeur del’acte qu’il allait accomplir.

Durtal sentait, en effet, frémir la voix de l’officiant, deboutdevant l’autel, ainsi que le Fils même qu’il représentait devant lePère, demandant grâce pour tous les péchés du monde qu’ilapportait, secouru, dans son affliction et dans son espoir, parl’innocence de l’enfant dont l’amoureuse crainte était moinsréfléchie que la sienne et moins vive.

Et lorsqu’il prononçait cette phrase désolée :  » Mon Dieu, monDieu, pourquoi mon âme est-elle triste et pourquoi metroublez-vous?  » le prêtre était bien la figure de Jésus souffrantsur le Calvaire, mais l’homme restait aussi dans le célébrant,l’homme faisant retour sur lui-même et s’appliquant naturellement,en raison de ses délits personnels, de ses propres fautes, lesimpressions de détresse notées par le texte inspiré du psaume.

Et le petit servant le réconfortait, l’incitait à espérer et,après avoir murmuré le confiteor devant le peuple qui se purifiaità son tour, par une identique ablution d’aveux, l’officiant, plusrassuré, gravissait les marches de l’autel et commençait lamesse.

Vraiment, dans cette atmosphère de prières rabattues par lelourd plafond, dans ce milieu de soeurs et de femmes agenouillées,Durtal eut l’idée d’un premier christianisme enfoui dans lescatacombes; c’était la même tendresse éperdue, la même foi; et l’onpouvait se suggérer un peu de l’appréhension d’être surpris et dudésir d’affirmer devant un péril ses croyances. Ainsi qu’en uneconfuse empreinte, l’on retrouvait, dans ce divin cellier, un vaguetableau des néophytes jadis assemblés dans les souterrains deRome.

Et la messe continuait devant Durtal, émerveillé par l’enfantqui baisait, les yeux presque fermés, dans le petit recul d’undiscret émoi, les burettes de vin et d’eau, avant que de les offrirau prêtre.

Durtal ne voulait plus rien voir, essayait de se recueillir,alors que le célébrant s’essuyait les mains, car les versetsrécités à voix basse étaient les seules prières qu’il pût adresserhonnêtement à Dieu.

Il n’avait que cela pour lui, mais il l’avait au moins, l’amourpassionné de la mystique et de la liturgie, du plain-chant et descathédrales! Sans mentir et sans se leurrer aussi, il pouvait, entoute sécurité, s’écrier ;  » Seigneur, j’ai aimé la beauté devotre maison et le lieu où habite votre gloire.  » C’était la seulecompensation qu’il pût proposer au Père, de ses contumélies et deses mésaises, de ses écarts et de ses chutes. Ah! pensait-il,comment ressasser ces prières toutes faites dont les paroissiensdébordent, dire à Dieu, en le qualifiant  » d’aimable Jésus « , qu’Ilest le bien-aimé de mon coeur, que je prends la ferme résolution den’aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de jamais luidéplaire. N’aimer jamais que Lui! quand on est moine et solitaire,peut-être, mais dans la vie du monde! puis, sauf les Saints,quipréfère la mort à la plus légère des offenses? alors pourquoivouloir le berner avec ces simagrées, et ces frimes? Non, fitDurtal, en dehors des exorations personnelles, des entretiensintimes où l’on se risque à lui raconter tout ce qui passe par latête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntéesimpunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration,c’est de s’adapter, à travers les temps, à tous les états d’âme, àtous les âges. Si nous exceptons encore les prières consacrées dequelques saints, qui sont, en somme, des adjurations de pitié etd’aide, des appels à la miséricorde, des plaintes, les autressuppliques issues des froides et fades sacristies du XVIIe siècleou, ce qui est encore pis, imaginées à notre époque par desmarchands de piété qui transfèrent dans les paroissiens, lesbondieuseries de la rue Bonaparte, toutes ces mensongères etprétentieuses oraisons sont à fuir pour les pécheurs qui, à défautd’autres qualités, veulent se montrer au moins sincères!

Il n’y a que cet extraordinaire enfant qui pourrait peut-êtreentretenir, sans hypocrisie, le Seigneur de la sorte, reprit-il,regardant le petit servant, comprenant vraiment, pour la premièrefois, ce qu’était l’enfance innocente, la petite âme sans péchés,toute blanche. L’Eglise qui cherche, pour l’assister devantl’autel, des êtres absolument ingénus, absolument purs, était enfinarrivée, à Chartres, à façonner des âmes, à muer, dès l’entrée dansle sanctuaire, en d’exquis angelots, d’ordinaires mômes. Il fallaitréellement qu’en sus même d’une culture spéciale, il y eût unegrâce, une volonté de Notre-Dame, de modeler ces gamins voués à sonservice, en ne les rendant pas semblables aux autres, en lesramenant, en plein XIXe siècle, à l’ardente chasteté, à la premièreferveur du Moyen Age.

L’office se poursuivait, lent, absorbé dans le silence terre àterre des assistants et l’enfant, plus attentif, plus déférentencore, sonna; ce fut comme une gerbe d’étincelles crépitant sousla fumée des voûtes; et le silence devint plus profond derrière leservant agenouillé, soutenant d’une main la chasuble du prêtrecourbé sur l’autel; et l’hostie se leva, dans les fusées argentinesdes sons; puis, au-dessus des têtes abattues, jaillit, dans lepétillement clair des clochettes, la tulipe dorée d’un calice et,sur une dernière sonnerie précipitée, la fleur de vermeil tomba etles corps prosternés se redressèrent.

Durtal songeait :

Si encore, Celui auquel nous refusâmes un abri, alors que laMère qui le portait fut en gésine, trouvait en nos âmes maintenantun affectueux asile! Mais hélas! à part ces religieuses, cesenfants, ces ecclésiastiques, à part ces paysannes qui l’aimenttant, ici, combien sont sans doute, ainsi que moi, gênés par savenue, inaptes, en tout cas, à préparer le logis qu’Il attend, à lerecevoir dans une pièce propre, dans une chambre faite?

Ah! dire que rien ne diffère et que tout se recommence! nos âmessont toujours les rusées synagogues qui le trahirent etl’abominable Caïphe qui est en nous hurle au moment où nousvoudrions être un peu humbles et, en priant, l’aimer! Mon Dieu, monDieu, ne vaudrait-il pas mieux m’éloigner plutôt que de me traînerd’aussi mauvaise grâce, au-devant de vous? car enfin, il a beau merépéter que je dois communier, il n’est pas moi, l’abbé Gévresin,il n’est pas en moi; il ne sait point ce qui se démène dans mesrepaires, ce qui s’agite dans mes ruines! Il s’imagine qu’il y asimplement atonie, paresse; hélas! il y a plus que cela; il y a unearidité, une froideur qui ne vont même point sans un peud’irritation, sans un peu de révolte, contre les exigences qu’ilm’impose.

Le moment de la communion approchait; l’enfant avait doucementrejeté la nappe de l’autre côté de la table et des nonnes, depauvres femmes, des paysans arrivaient, tout ce monde croisant lesmains, baissant la tête; et l’enfant prit un flambeau et il précédale prêtre, les yeux clos, de peur de voir l’hostie.

Il y avait une telle surgie d’amour et de respect chez ce petitêtre que Durtal béa d’admiration et gémit de peur. Sans pouvoirrien expliquer, dans l’obscurité qui descendait en lui, en cesvelléités, en ces ondes d’émotions qui vous parcourent sansqu’aucun mot les puisse exprimer, il eut un élan versNotre-Seigneur et un recul.

Forcément la comparaison s’imposait entre l’âme de cet enfant etla sienne. Mais c’est à lui et pas à moi à communier, se cria-t-il;et il gisait inerte, les mains jointes, ne sachant à quoi serésoudre, dans un état tout à la fois implorant et craintif, quandil se sentit doucement poussé vers cette table et il y communia. Etcela en tâchant de se reconnaître, de prier, à la même minute, enmême temps, dans ces malaises de frissons qui houlent au dedans devous, qui se traduisent corporellement par un manque d’air, danscet état si particulier où il semble que la tête soit vide, que lecerveau ne fonctionne plus, que la vie soit réfugiée dans le coeurqui gonfle et vous étouffe, où il semble, spirituellement aussi,lorsqu’on reprend assez d’énergie pour se ressaisir, pour regarderau-dedans de soi, que l’on se penche, dans un silence effrayant,sur un trou noir.

Péniblement, il se releva et regagna, en trébuchant, sa place.Ah certes il n’avait jamais pu, même à Chartres, s’évader de cettetorpeur qui l’accablait, au moment de communier. Il y avaitengourdissement des puissances, arrêt des facultés. — A Paris, toutau fond de l’âme roulée sur elle-même, telle qu’une chrysalide dansson cocon, il subsistait une contrainte, une gêne d’attendre etd’aborder le Christ et aussi une langueur que rien ne pouvaitsecouer.

Et cette situation persistait dans une sorte de brume froideenvironnante ou plutôt de vide autour de soi, d’abandon de l’âmeévanouie sur sa couche.

A Chartres, cette phase d’anéantissement existait encore maisune indulgente tendresse finissait par vous envelopper et vousréchauffer; l’âme ne revenait plus à elle toute seule; elle étaitaidée, évidemment assistée par la Vierge qui la ranimait; et cetteimpression personnelle à cette crypte se communiquait au corps; cen’était plus l’étouffement causé par le manque d’air, mais aucontraire une suffocation issue d’une plénitude, d’un trop pleinqui s’évaporait peu à peu, permettait à la longue de respirer àl’aise.

Et Durtal, allégé, partait. A cette heure le souterrain étaitdevenu, avec l’aube, plus clair; ses corridors au bout desquelsapparaissaient des autels adossés à des vitrages demeuraient, parleur disposition même, encore sombres, mais à la fin de chacund’eux, l’on distinguait presque nettement une croix mouvante d’or,montant et s’abaissant avec le dos d’un prêtre, entre deux pâlesétoiles scintillant, de chaque côté, au-dessus du tabernacle,tandis qu’une troisième, plus basse et à la flamme plus rose,éclairait le missel et le lin des nappes.

Durtal allait alors rêver dans le jardin de l’évêché où il avaitl’autorisation de se promener quand il lui plaisait.

Ce jardin était silencieux, avec ses allées tombales, sespeupliers étêtés, ses gazons piétinés, à moitié morts. Il n’y avaitaucune fleur, car la cathédrale tuait tout autour d’elle. Sonabside énorme et déserte, sans une statue, s’exhaussait dans desvolées d’arcs-boutants sortis, tels que des côtes gigantesques, dela poussée de prières qui écartait ses flancs; elle répandaitpartout dans ses alentours l’humidité et l’ombre; dans ce closfunèbre, avec ses arbres qui ne verdissaient qu’en s’éloignant del’église, deux bassins minuscules s’ouvraient comme des bouches depuits; l’un glacé jusqu’à sa margelle de vert-pistache par deslentilles d’eau; l’autre, rempli d’une saumure couleur d’encre,dans laquelle marinaient trois poissons rouges.

Durtal aimait cet endroit isolé, fleurant le sépulcre et lemarais et exhalant aussi ce relent de marcassin, cette odeur fauvequi fuit des terres pourries, saturées de feuilles.

Il déambulait de long en large dans ces allées où jamaisl’évêque ne descendait, où les enfants de la maîtrise ravageaient,en courant dans leurs récréations, les restes, épargnés par lacathédrale, des pelouses.

Partout craquaient sous les pieds des ardoises jetées sur lesol, enlevées par le grand vent des toits et des croassements dechoucas traversaient, en se répondant, l’air silencieux duparc.

Durtal aboutissait à une terrasse dominant la ville et ils’accoudait à une balustrade de pierre grise, sèche, trouée,pareille à une pierre ponce et fleurie de lichens couleur d’orangeet de soufre.

Au-dessous de lui, s’étendait une vallée comblée par descheminées et des toits fumants qui couvraient d’une résillebleuâtre ce sommet de ville. Plus bas, tout était immobile et sansvie; les maisons dormaient, ne s’éveillaient même pas dans ceséclairs de jour que dardent les vitres d’une croisée qu’on ouvre;aucune tache écarlate, comme il y en a dans tant de rues deprovince lorsqu’un édredon de percale pend, coupé au milieu par labarre d’appui d’une fenêtre; tout était clos et terne et tout setaisait; l’on n’entendait même pas ce ronflement de ruche quibourdonne au-dessus des lieux habités. A part le roulement lointaind’une voiture, le claquement d’un fouet, l’aboi d’un chien, toutétait muet; c’était la cité en léthargie, la campagne morte.

Et, au-dessus du vallon, sur l’autre rive, ce site devenaitencore plus taciturne et plus morne; les plaines de la Beaucefilaient à perte de vue, sans un sourire, sous un ciel indifférentqu’entravait une ignoble caserne dressée en face de lacathédrale.

La mélancolie de ces plaines s’allongeant sans un soulèvement deterrain, sans un arbre! — Et l’on sentait que, derrière l’horizon,elles continuaient à s’enfuir aussi plates; seulement, à lamonotonie du paysage s’ajoutait l’âpre furie des vents soufflant entempête, balayant les coteaux, rasant les cimes, se concentrantautour de cette basilique, qui, perchée tout en haut, brisait leursefforts depuis des siècles. Il avait fallu, pour la déraciner,l’aide de la foudre allumant ses tours et encore la rage combinéedes ouragans et des incendies n’avait-elle pu détruire la vieillesouche qui, replantée après chaque désastre, avait toujours reverdien de plus vigoureuses pousses!

Ce matin-là, dans le petit jour d’un hiver pluvieux, cingléd’une bise aigre, à Chartres, Durtal, frissonnant, mal à l’aise,quitta la terrasse, se réfugia dans des allées mieux abritées,finit par descendre dans d’autres jardins en contre-bas où l’onétait vaguement préservé du vent par des halliers; ces jardinsdévalaient à la débandade et d’inextricables buissons de mûresaccrochaient avec les griffes de chat de leurs tiges les arbustesqui dégringolaient, en s’espaçant, la pente.

L’on constatait que, depuis un temps immémorial, les évêques sedésintéressaient, faute d’argent, de ces cultures. Parmi d’ancienspotagers envahis par les ronces, un seul était à peu près émondé etdes plants d’épinards et de carottes y alternaient avec les vasquesgivrées des choux.

Durtal s’assit sur le tronçon conservé d’un banc et il essaya deregarder un peu en lui-même; mais il ne découvrait qu’une Beauced’âme; il lui semblait refléter cet uniforme et froid paysage commeen un miroir; seulement, le grand vent ne soufllait plus sur sonêtre, mais une petite bise rêche et sèche. Il se harcelait,désagréable, n’arrivait pas à s’adresser des observations, d’un toncalme; sa conscience le tarabustait, entamait avec lui de hargneuxdébats.

L’orgueil! comment l’atténuer en attendant que l’on puissecomplètement le réduire? il s’insinue si cauteleusement, siperfidement, qu’il vous enlace et vous lie, avant même que l’on aitpu soupçonner sa présence; puis mon cas est un peu spécial etdifficilement curable par les traitements religieux usités enpareil cas. Je n’ai pas en effet, se disait-il, un orgueil naïf,extravasé, une élation, une superbe, s’affichant inconsciente,débordant devant tous; non, j’ai, à l’état latent, ce qu’au MoyenAge l’on appelait ingénument la  » vaine gloire « , une essenced’orgueil diluée dans de la vanité et s’évaporant au dedans du moi,dans des pensées fugitives, dans des réflexions toutes tacites.Aussi n’ai-je point la ressource, qu’aurait un orgueilleuxexpansif, de me surveiller, de me contraindre à me taire. C’estvrai cela, on va parler pour commencer de spécieuses forfanteries,pour entamer de sournois éloges; l’on peut, en somme, s’enapercevoir et dès lors, avec de la patience et de la volonté, onest maître de s’arrêter et de se museler, mais mon vice à moi, ilest muet et souterrain; il ne sort pas, et je ne le vois, ni nel’entends. Il coule, il rampe à la sourdine et il me saute dessussans que je l’aie entendu venir!

Il est bon l’abbé qui me réplique : soignez-vous par la prière,je ne demanderais pas mieux, mais son remède est infidèle, car lesaridités et les distractions lui enlèvent son efficace!

Les distractions! je ne les ai même que là; il suffit que jem’agenouille, que je veuille me recueillir pour qu’aussitôt, je medisperse. L’idée que je vais prier est un coup de pierre dans unemare; tout grouille et remonte.

Ah! les gens qui ne pratiquent pas s’imaginent que rien n’estplus facile que de prier. Je voudrais bien les y voir! ilspourraient s’attester alors que les imaginations profanes, qui leslaissent à d’autres moments, tranquilles, surgissent toujourspendant l’oraison, à l’improviste!

Et puis, à quoi bon disserter? on réveille les vices assoupis enles regardant. Et il repensa à cette crypte tiède de Chartres. Oui,sans doute, ainsi que tous les édifices de l’ère romane, ellesymbolise bien l’esprit de l’Ancien Testament, mais elle n’est passimplement sombre et triste, car elle est aussi enveloppante etdiscrète, et si tépide et si douce! puis en admettant qu’elle soitla lapidaire image du Vieux Livre, ne le représente-t-elle pasalors moins en son ensemble, qu’en un tri bien spécial des grandesOrantes qui préfigurèrent la Vierge dans les Ecritures? n’est-ellepas la traduction en pierre des pages réservées surtout aux femmesillustres de la Bible qui furent, en quelque sorte, desincarnations prophétiques de la nouvelle Eve?

Cette crypte reproduirait donc les passages les plus consolantset les plus héroïques du Saint-Livre, car dans ce pieux cellier laVierge domine; il lui appartient plus qu’à l’irritable Adonaï, sil’on ose dire.

Et encore est-ce une Vierge très particulière restée forcémenten accord avec le milieu qui l’environne, une Vierge noire,rugueuse, trapue, ainsi que la châsse de moëllons quil’enferme.

Alors elle dériverait, sans doute, de la même idée qui voulut leChrist noir et laid parce qu’il avait assumé tous les péchés dumonde, le Christ des premiers siècles de l’Eglise qui endossa parhumilité les formes les plus basses. Dans ce cas, Marie auraitenfanté son Fils à sa ressemblance, ayant désiré, Elle aussi, parhumilité, par bonté, naître laide et obscure, pour mieux consolerles disgraciés, les déshérités dont Elle empruntait l’image.

Et Durtal reprenait:

— Quelle crypte que celle où, pendant tant de siècles, ontdéfilé les rois et les reines! Philippe-Auguste et Isabelle deHainaut, Blanche de Castille et Saint Louis, Philippe de Valois,Jean le Bon, Charles V, Charles VI, Charles VII, Charles VIII etAnne de Bretagne, puis François Ier, Henri III et Louise deVaudemont, Catherine de Médicis, Henri IV qui fut sacré dans cettecathédrale, Anne d’Autriche, Louis XIV, Marie Leczinska… et tantd’autres… toute la noblesse de France et Ferdinand d’Espagne etLéon de Lusignan, dernier roi d’Arménie, et Pierre de Courtenay,empereur de Constantinople… tous agenouillés ainsi que les pauvresgens d’aujourd’hui, implorant, eux aussi, Notre-Dame deSous-Terre.

Et ce qui était plus intéressant encore, la Vierge avait, dansce lieu, accompli force miracles. Elle avait sauvé des enfantstombés dans le puits des Saints Forts, préservé les gens quigardaient la relique de son vêtement, alors que la basiliqueflambait au-dessus d’eux, guéri les foules affolées par le mal desArdents au Moyen Age, répandu à pleines mains, ses grâces.

Les temps étaient bien changés, mais de ferventes ouailless’étaient prosternées devant la statue, avaient renoué les liensrompus par les ans, capté, en quelque sorte, la Vierge dans unfilet de prières et, au lieu de fuir comme ailleurs, Elle s’étaitfixée à Chartres.

Par une inconcevable mansuétude, Elle avait toléré l’affront desfêtes décadaires, l’outrage de la déesse Raison vautrée sur l’autelà sa place, subi une immonde liturgie de cantiques obscèness’élevant dans l’encens détonnant des poudres. — Et Elle avait dûpardonner en faveur de l’amour que lui témoignèrent les générationsd’antan et de l’affection si timide et si vraie des humbles fidèlesqui étaient, après la tourmente, revenus la voir.

Cette cave foisonnait de souvenirs. Plus sans doute qu’avec lafumée des cierges, la patine de ses murs s’était façonnée avec desvapeurs d’âme, des émanations de désirs accrus et de regrets;aussi, quelle bêtise que d’avoir peint cette crypte en de baspastiches des catacombes, que d’avoir sali l’ombre glorieuse de cespierres, de couleurs qui disparaissaient d’ailleurs, ne montraientque des traces de râclures de palette dans la suie sainte desvoûtes!

Durtal se ratiocinait ces réflexions, en partant du jardin,quand il rencontra l’abbé Gévresin qui se promenait, en lisant sonbréviaire; il s’enquit de savoir si Durtal avait communié.

En voyant que son pénitent en revenait toujours à la honte deson inertie et à cet état de comateuse doléance dans lequel leplongeait la transe du Sacrement, le vieux prêtre lui dit :

— Vous n’avez pas à vous soucier de cela; vous n’avez qu’à prierde votre mieux; le reste me regarde — que votre condition peutriomphale d’âme vous rende au moins humble, c’est tout ce que jevous demande.

— Humble! je le suis autant qu’une gargoulette; je sue mavanité, de même qu’elle, sue son eau par tous les pores!

— Je me console, en rmarquant que vous vous discernez, réponditen souriant l’abbé. Ce qui serait pis, ce serait de vous ignorer,d’avoir l’orgueil de ne vous en croire point.

— Enfin comment dois-je m’y prendre? vous me recommandez deprier, mais alors, enseignez-moi le moyen de ne pas m’évaguer danstous les sens, car aussitôt que je veux me grouper, je medésagrège; je vis dans une perpétuelle dissolution; c’est un faitexprès; chaque fois que je prétends fermer ma cage, toutes lespensées s’envolent et, en piaillant, m’assourdissent.

L’abbé réfléchissait.

— Je le sais, fit-il; rien n’est plus malaisé que de sedésencombrer l’esprit des images qui l’obsèdent, mais enfin l’onpeut quand même se condenser, si l’on observe ces trois points:

D’abord il convient de s’humilier, en méditant sur la fragilitéde son entendement, inapte à ne pas se dissiper devant Dieu;ensuite il faut ne pas se fâcher et s’inquiéter car cela neservirait qu’à remuer la lie et à faire remonter d’autresdistractions à la surface; enfin, il sied de ne pas discuter, avantla fin de la prière, la nature de la diversion qui la trouble. Ceserait la prolonger et, même, en une certaine mesure l’accepter; ceserait risquer aussi de créer, en vertu de la loi d’association desidées, de nouvelles divagations et il n’y aurait plus de motifsd’en sortir!

L’examen s’effectuera utilement après; suivez cet avis et vousvous en trouverez bien.

— Tout cela, c’est très joli, pensait Durtal, mais lorsqu’ils’agit de mettre ces conseils en pratique, c’est autre chose! Nesont-ce point des remèdes de bonne femme, des onguentsmiton-mitaine, des mirobolants, dont les pieuses vertus sontfaibles?

Ils marchaient en silence, regagnant, à travers la cour del’évêché, le logis du prêtre. En arrivant, ils avisèrent, en bas del’escalier, Mme Bavoil, les bras enfoncés dans un baquet delessive.

Tout en brassant ses linges, elle dévisagea Durtal et, comme sielle lisait dans ses pensées, doucement elle demanda :

— Pourquoi, notre ami, cette figure d’enterrement, lorsqu’on acommunié le matin?

— Vous avez donc appris que j’ai communié?

— Tiens, je suis entrée dans la crypte, pendant la messe et jevous ai vu vous approcher de la sainte Table. Eh bien, voulez-vousque je vous dise : vous ignorez la manière de causer à notreMère!

— Ah!

— Oui, vous êtes contraint alors qu’Elle s’ingénie à vous mettreà l’aise; vous rasez les murs au lieu d’aller par la grande allée,au-devant d’Elle. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aborde!

— Mais quand on n’a rien à lui raconter?

— Alors, on lui babille, ainsi qu’un enfant, un beau message etElle est contente! Ah! ces hommes, ce qu’ils ne savent pas faireleur cour, ce qu’ils manquent de câlinerie et même de bonne ruse!vous ne découvrez rien à tirer de votre propre crû, empruntez à unautre. Répétez avec la Vénérable Jeanne de Matel :

 » Vierge sainte, l’abîme d’iniquité et de bassesse invoquel’abîme de force et de splendeur, pour parler de votre suréminentegloire.  » Hein, est-ce assez bien tourné? notre ami. Essayez,récitez cela à Notre-Dame et Elle vous déliera; ensuite les prièresviendront toutes seules. Il y a des petits trucs permis avec Elleet il faut être assez humble pour ne pas avoir la présomption des’en passer!

Durtal ne put s’empêcher de rire.

— Vous voulez que je devienne un finassier, un furet de la viespirituelle, dit-il.

— Eh bien, où serait le mal? Est-ce que le bon Dieu y entendmalice? est-ce qu’il ne tient pas compte de l’intention, est-ceque, vous-même, vous repousseriez quelqu’un qui vous trousseraitmême mal un compliment, si vous pensiez qu’en vous le débitant, ildésire vous plaire, non, n’est-ce pas?

— Autre chose, Madame Bavoil, fit l’abbé qui riait. J’ai vuMonseigneur, ce matin; il accueille votre requête et vous autoriseà bêcher autant de parties du jardin qu’il vous conviendra.

— Ah! — et égayée par la surprise de Durtal :

— Voici, dit-elle; vous avez pu constater que, sauf un lopin deterre où le jardinier sème des plants de carottes et de choux pourla table de sa Grandeur, tout le jardin est inculte; c’est du bienperdu et sans profit pour personne. Au lieu d’acheter des légumes,j’en ferai pousser moi-même, puisque Monseigneur me permet dedéfricher ses champs et j’en munirai, par la même occasion, votreménagère.

— Merci, mais vous connaissez donc la culture?

— Moi! voyons, ne suis-je pas une paysanne? j’ai vécu toute majeunesse à la campagne et les potagers, c’est mon affaire! puis, sij’étais embarrassée, est-ce que mes amis de Là-Haut ne viendraientpas me conseiller?

— Vous êtes étonnante Madame Bavoil, fit Durtal déconcerté quandmême par les réponses de cette cuisinière qui déclarait siplacidement qu’elle bavardait avec l’au-delà.

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