La Dégringolade, Tome 3

V

Minuit venait de sonner, lorsqueMe Roberjot, le docteur Legris et Raymondquittèrent le somptueux hôtel de M. Verdale.

Prudemment, le docteur voulut sortir lepremier pour explorer les alentours, et il poussa la circonspectionjusqu’à traverser la rue pour reconnaître deux portes cochères dontl’ombre lui avait paru suspecte.

C’est que véritablement ce n’était pas lemoment d’oublier que la vie et la liberté de Raymond étaient plusque jamais en péril.

N’avait-il pas à redouter également lespoignards qui une fois déjà l’avaient manqué et le mandat d’amenerdécerné contre tous les membres de la Société des Amis de lajustice ?

Persuadé que la rue était déserte, le docteurfit signe à ses compagnons de le rejoindre, et comme le temps étaitbeau et le pavé sec, ils gagnèrent les Champs-Élysées et se mirentà descendre la grande allée, silencieuse et déserte à cetteheure.

Cette entrevue qu’ils venaient d’avoir avaitsi singulièrement dérouté leurs prévisions et leur avait ouvert desperspectives si inattendues, qu’ils sentaient le besoin de setrouver ensemble, pour échanger leurs idées, étudier la situation,se concerter et décider la conduite à tenir.

Me Roberjot pensait que, pourRaymond, la suprême sagesse serait de disparaître absolument.

– Votre cause, mon cher, lui disait-il,est visiblement entre les mains d’un homme très fort, disposant detels moyens d’action qu’il a pu acheter le valet de chambre deM. de Combelaine et les domestiques deMme flora. Laissez-le donc faire, ne vous exposezpas à lui susciter des embarras inattendus au moment où il touchele but qu’il poursuit depuis tant d’années.

C’était absolument l’avis deM. Legris.

– Rassurez-vous, lui disait-il.M. Verdale vous a dit tout le parti qu’on peut tirer despapiers enlevés ; croyez que Laurent Cornevin saura s’enservir. M. Philippe a beau être au secret, il sera tiréd’affaire ; le mariage de Combelaine a beau être fixé, il nese fera pas.

Et comme le silence de Raymondl’inquiétait :

– Enfin, s’écria-t-il, que voulez-vous,que pouvez-vous faire, exposé que vous êtes à être arrêté d’uneminute à l’autre ?

– Je puis empêcher le mariage.

– En tuant Combelaine, n’est-cepas ?

– S’il n’est que ce moyen…

– Eh bien ! il sera temps d’en venirlà, lorsqu’il vous sera démontré qu’il n’est plus de ressource… eten attendant, tâchez de n’aller pas en prison…

Lorsqu’ils arrivèrent à la place de laConcorde, Raymond avait fini par se rendre aux représentations deses amis, et il avait été convenu qu’il se cacherait chez ledocteur Legris, en attendant qu’on lui trouvât une retraitesûre.

Ils échangèrent alors une dernière poignée demain.

Et, tandis que Me Roberjotpassait le pont de la Concorde pour regagner la rue Jacob, Raymondet le docteur Legris reprirent le chemin de Montmartre.

Ils allaient d’un bons pas, le long des ruesdésertes, multipliant les détours en se retournant à tout momentpour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis, et s’étonnant un peuque M. de Combelaine ne fît pas surveiller plusexactement l’homme qu’il croyait en possession de sacorrespondance.

– Est-ce un piège ? murmurait ledocteur.

En tout cas, lorsqu’il déboucha sur la placedu Théâtre, où il demeurait, M. Legris redoubla d’attention,et sa vigilance ne fut pas perdue, car tout à coup, serrant le brasde son compagnon :

– Là, fit-il, devant ma maison,regardez.

Raymond obéit. Devant la maison indiquée, unhomme de haute taille faisait les cent pas, avec cette allure sireconnaissable des gens qui, ayant longtemps attendu, commencent às’impatienter.

– C’est Krauss ! s’écriaRaymond.

– À cette heure ? demanda ledocteur ; en êtes-vous bien sûr ?

– Oh ! parfaitement, et la preuve,regardez.

Et aussitôt :

– Krauss ! appela-t-il.

C’était bien le vieux soldat. Il s’arrêtacourt, regardant de tous côtés, et lorsqu’il aperçut et reconnutles deux jeunes gens, accourant vers eux :

– Vous voilà donc ! s’écria-t-il, jecommençais à désespérer…

– Il y a du nouveau ? interrogeaRaymond inquiet.

– Certes, monsieur. D’abord, M. JeanCornevin est à Londres, il a envoyé une dépêche, il sera ici à lafin de la semaine…

– Ah !

– Ensuite, un de vos amis, le baron deBoursonne, est venu vous demander. Il prétend qu’il peut vousrendre un service. Je lui ai répondu que je lui dirais demaincomment vous voir…

– Celui-là est un ami, tu lui donnerasl’adresse du docteur…

Mais le docteur, précisément, ne voyait rienlà qui justifiât la présence de Krauss.

– Je vous avais recommandé, mon brave,lui dit-il, de ne venir chez moi qu’à la dernière extrémité…

– Oh ! il y a encore autre chose,interrompit le vieux soldat ; seulement c’est une affaireparticulière de sorte que…

– Quoi que ce soit, dit vivement Raymond,tu peux parler devant M. Legris.

Le fidèle serviteur hésita une seconde ;puis plus bas :

– Monsieur, fit-il, c’est une jeune damequi voudrait vous voir…

– Une jeune dame !

– Très jolie, quoiqu’elle ait l’air bienchétive, et à qui vous devez avoir parlé de moi, puisqu’elle meconnaît. Figurez-vous que, ce soir, j’allais monter me coucher,quand le portier vient me dire qu’on me demande en bas. Jedescends, et dans la rue je trouve deux dames dont l’une, la plusjeune, me dit qu’il faut qu’elle vous parle à l’instant, à toutprix, qu’il y va de votre vie et de la sienne. Dame ! j’étaisbien embarrassé. Mais elle m’a tant prié de la conduire vers vous,d’une voix si douce et si résolue en même temps, que mafoi !…

– Tu l’as amenée…

– Oui, monsieur, elle est là, tenez, aucoin de la rue, dans cette voiture.

– Elle !… s’écria Raymond.

Et prenant son élan, en trois bonds il futprès de cette voiture que lui montrait Krauss, et qui était arrêtéedans l’ombre que projetait le théâtre de Montmartre, au coin de larue des Acacias.

Il ne s’était pas trompé.

C’était bien Simone de Maillefert qui, encompagnie de sa gouvernante, l’honnête, l’excellente miss LydiaDodge, l’attendait. Il la reconnut à la lueur vacillante deslanternes…

Elle l’avait entendu venir, elle l’avaitdeviné plutôt, et elle se penchait à la portière.

– Vous ! dit-il, à cette heure,ici !

– En suis-je donc à calculer et à comptermes imprudences ! répondit-elle de cette voix sèche et brèveque donne la conscience d’un péril immense, immédiat, presqueinévitable. Qu’ai-je à perdre ou à craindre, désormais ! J’aibien fait de venir, puisque vous voici. Vous avez reçu ma lettre,n’est-ce pas ?

– Je l’ai reçue, et je me demande commentj’ai mérité que vous m’écriviez de telles choses !…

– Ah ! j’avais la tête perdue. Maispourquoi ne m’avoir pas répondu ?

– Le pouvais-je ! Si vousconnaissiez ma situation !…

– Je la connais. Vous avez conspiré, vousêtes poursuivi, vous vous cachez…

Ils parlaient sans précautions ni ménagements,de sorte que le cocher, tout intrigué des mots qui arrivaient à sesoreilles, était descendu de son siège et se rapprochaitsournoisement.

Krauss, par bonheur, et le docteur Legrisveillaient.

Ils appelèrent le cocher, sous prétexte de luidemander du feu pour leurs cigares, et le retinrent trop loin de lavoiture pour qu’il entendît rien.

– Je me suis expliqué votre lettre,poursuivait Raymond, lorsque j’ai appris l’horrible malheur…

– C’est là ce que je voulais éviter auprix même de la vie. Un duc de Maillefert accusé de vol, accusé defaux ! C’est à douter de soi.

Elle était sublime en ce moment : jamaisRaymond ne l’avait si éperdument aimée, jamais il n’avait sentiavec cette intensité que sans elle la vie ne lui était pluspossible.

– Mais M. Philippe n’est pascoupable, s’écria-t-il.

Mlle Simone eut un mouvementde stupeur.

– Quoi !… vous savez…

– Je sais que les détournements et lesfaux dont on accuse votre frère n’étaient, dans son intention,qu’une pure fiction. C’est vous seule qu’il voulait surprendre etdépouiller.

Le visage caché entre les mains,Mlle Simone sanglotait.

– Hélas ! gémit-elle, l’odieusecomédie à laquelle il est descendu est plus infâme encore que lecrime même. Aussi quel châtiment !… Il est au secret. Ma mèreest allée à la prison, les geôliers lui ont refusé l’entrée. Etcependant la honte d’un jugement peut encore être évitée. C’estpour cela que je suis ici. Ai-je eu tort de compter survous ?

– Ah ! corps et âme, je vousappartiens, ne le savez-vous pas ?…

– Je le crois, et c’est cette croyancequi me donne le courage de vous dire : Raymond, mon ami uniqueet bien-aimé, au nom de votre amour, sacrifiez-moi le souvenirsacré de votre père assassiné, les haines saintes de votre vieentière, et jusqu’à l’espoir de votre légitime vengeance.

Il tremblait de comprendre.

– Que voulez-vous dire ?balbutia-t-il.

Elle parut rassembler tout son courage, puisse penchant vers Raymond :

– Ces papiers, dit-elle, que vous avezenlevés à M. de Combelaine, je vous en supplie,rendez-les-moi !…

– Grand Dieu !…

Elle se méprit au sens de l’exclamation, car,plus vivement, et avec des intonations à briser la volonté la plussolidement trempée :

– Je ne m’abuse pas, Raymond,insista-t-elle, sur l’étendue du sacrifice que je vous demande.Avec ces papiers, lui-même me l’a dit, vous pouvez perdreM. de Combelaine et ses complices. Mais aussi savez-vousce qu’il promet en échange ? Pour mon frère, l’honneur ;pour moi, la liberté…

– Ah !… ces papiersmaudits !…

Elle crut qu’il hésitait.

– Vous entendez, reprit-elle ; laliberté de disposer de ma main. Sinon, comme il faut quand même quel’honneur de Maillefert soit sauvé, mardi prochain, j’épouserai lecomte de Combelaine…

– Mardi !…

– Oui, c’est décidé. EtM. de Combelaine a si habilement et si secrètement prisses dispositions, que la nouvelle ne s’en est pas ébruitée…

Déchiré du plus horrible désespoir, Raymond setordait les mains.

– Mais je ne les ai pas, s’écria-t-il,ces papiers qui nous sauveraient ; je ne les ai pas !

Il n’y avait pas à se tromper à sonaccent ; Mlle Simone fut atterrée.

– Tout est donc fini !…murmura-t-elle. Et cependant ils ont été enlevés !… Qui doncles a ?…

Le nom de Laurent Cornevin montait aux lèvresde Raymond, il eut le courage, et c’en était un grand en ce moment,de ne le pas prononcer.

– Je l’ignore, répondit-il.

Ce qu’il en coûtait àMlle Simone de renoncer à un espoir qui jusqu’alorsl’avait soutenue, il était aisé de le voir.

– Cependant, reprit-elle, ces pièces sicompromettantes, Combelaine les croit bien entre vos mains, puisquec’est lui qui m’a conseillé de venir à vous…

– Lui !…

– Il m’a dit que, grâce à lui, vousn’étiez pas arrêté encore…

– Mais alors… Pardon ! Est-ce enprésence de votre mère qu’il vous a donné ce conseil ?

– Non ! Il m’a même priée de luicacher ma démarche.

Il semblait à Raymond entrevoir comme unelueur.

– Combelaine se défie donc de votre mère,fit-il ; pourquoi ? que vous dit-elle de cemariage ?…

– Rien. Après quelques jours de tristessemorne, tout à coup, un matin, elle a repris son insouciance.L’arrestation même de mon frère ne l’a pas abattue. Il y a desmoments où je me demande si elle a bien la plénitude de sa raison.Elle dit de Philippe : « Baste ! il s’entirera », de même qu’elle me dit : « Tu n’es pasencore mariée ; à le porte de la mairie, il y a encore del’espoir. »

Raymond réfléchissait.

– Cette insouciance, pensait-il, neprouverait-elle pas l’entente de la duchesse de Maillefert et deCornevin ?… Tiendraient-ils en réserve pour le dernier momentquelque expédient décisif ?

Puis tout haut :

– Je serai plus explicite que votre mère,mademoiselle, dit-il, et je vous jure, moi, que vous ne serezjamais la femme de Combelaine.

– Qu’espérez-vous donc ?…

Il hocha la tête, et doucement :

– Permettez-moi, répondit-il, de gardermon secret.

Rappelé par Raymond, le cocher deMlle de Maillefert était accouru, et ilremontait sur son siège en faisant claquer son fouet pour réveillerson cheval, qui, la tête basse, dormait entre les brancards.

– Allons, repritMlle Simone d’une voix mourante, il faut nousséparer… Ma dernière espérance, celle qui me soutenait pendant queje vous attendais, s’est évanouie… Il ne me reste plus qu’à allerapprendre à M. de Combelaine le résultat de madémarche…

– À cette heure ?

– Oui, il doit attendre mon retour devantnotre hôtel dans son coupé… Dieu ait pitié de nous !…

Puis, tendant à Raymond sa main qu’il pressacontre ses lèvres :

– Adieu ! dit-elle encore !adieu !

– À mardi, murmura Raymond.

Mais sa réponse se perdit dans le bruit desroues de la voiture qui s’éloignait, et presque aussitôt la voixloyale du docteur Legris retentit à son oreille, disant :

– Eh bien !… vous êtes content,j’espère… La démarche de Mlle Simone me paraîtassez significative…

– Sa démarche !… Vous avez doncentendu ?

M. Legris riait de ce bon rire que donnela confiance.

– Pas un mot, répondit-il, je vous lejure, et au besoin j’en appelle au témoignage de Krauss.

– Je l’atteste, répondit le vieuxsoldat.

– Du reste, continua le docteur, pasn’est besoin d’une perspicacité supérieure pour deviner le motifqui a pu amener Mlle Simone de Maillefert, enpleine nuit, place du Théâtre, à Montmartre. Combelaine voudraitravoir les papiers enlevés à Mme Flora, et comme ilest persuadé que vous les avez…

– Oui, c’est bien cela…

– Il vous les envoieredemander ?

– Oui, et si je les avais !…

– Vous les rendriez peut-être ?

– À l’instant.

Le docteur, retirant son chapeau, salua.

– Mes compliments ! fit-il.Heureusement ces papiers bénis sont entre des mains plus solidesque les vôtres, et qui ne les lâcheront qu’à bon escient…

– Trop tard, peut-être !… Savez-vousque le mariage est fixé à mardi, que toutes les dispositions sontprises !…

– Qu’est-ce que cela prouve ? QueLaurent Cornevin, l’homme de la situation, sera prêt mardi.

– Et s’il ne l’était pas ?

– Eh bien ! je serais le premier àvous dire : « Soit ! n’importe comment, faites-vousjustice vous-même… » Mais je ne crains rien, Cornevinveille.

Depuis le matin, M. Legris courait pourRaymond, et ce n’est pas impunément qu’un médecin, occupé comme ill’était, s’absente toute une journée.

Vingt clients au moins étaient venus,quelques-uns jusqu’à trois fois, dont en rentrant chez lui avecRaymond il put lire les noms, écrits par la servante sur l’ardoisede l’antichambre.

Ce n’est pourtant pas là ce qui lepréoccupa.

Ce qui lui avait sauté aux yeux, c’était unpapier plié en quatre, posé bien en évidence, et qui sentait laprocédure d’une lieue.

Ce n’était, en effet, rien moins qu’unecitation qui enjoignait au docteur Legris d’avoir à se présenter lelendemain, à une heure de relevée, devant M. le juged’instruction Barban d’Avranchel, en son cabinet, au Palais deJustice.

Et pas d’autre indication.

– Barban d’Avranchel, répétait ledocteur, Barban d’Avranchel ! C’est bien le juge qui instruitl’affaire de ce pauvre Philippe ?

– Oui, répondit Raymond, et c’est aussicelui qui, lors de la mort de mon père, fut chargé de l’enquête etrendit l’ordonnance de non-lieu qui déclarait Combelaineinnocent…

– N’importe. Cette citation intriguait sifort M. Legris que c’est à peine s’il put fermer l’œil, et quedès le jour il allait rejoindre Raymond, et lui disait en manièrede salut :

– Je donnerais dix louis pour qu’il fûtl’heure de me rendre chez M. Barban d’Avranchel.

En attendant, il donna une demi-douzaine deconsultations, et à neuf heures il avait déjeuné et il était prêt àcourir à ses visites les plus urgentes.

– Chemin faisant, dit-il à Raymond, jevais tâcher de vous trouver un asile, car il ne faut pas nousabuser : certain que vous n’avez pas les papiers, Combelaineva vous faire arrêter…

Et comme Raymond ne savait comment leremercier :

– Vous me remercierez plus tard, luidit-il. Aujourd’hui je n’ai pas une seconde, obligé que je suis decourir aux Batignolles préparer le logement deMme Flora. Surtout, tenez-vous coi. Ma servante,qui a le mot d’ordre, ne laissera arriver jusqu’à vous queM. de Boursonne.

Raymond ne devait pas avoir le temps des’ennuyer.

Il n’y avait pas une demi-heure que le docteurétait parti, lorsque la servante entrebâilla la porte, et d’un airmystérieux :

– Monsieur, dit-elle, il y a là cemonsieur que vous savez…

C’était, en effet, le vieil ingénieur, lequel,toujours brusque, la poussa pour entrer plus vite.

Apercevant alors Raymond :

– Enfin ! vous voilà !…s’écria-t-il. Savez-vous que c’est pour vous que j’ai fait levoyage !… J’apporte de drôles de nouvelles, allez…

Bien surprenants, en effet, étaient lesrenseignements recueillis en Anjou parM. de Boursonne.

Moins de quinze jours après le départ deRaymond, d’immenses affiches jaunes, répandues à profusion, avaientannoncé à toute la contrée la vente aux enchères publiques despropriétés de Mlle Simone de Maillefert.

Seulement, les conditions de vente étaient simalencontreuses, si bizarres les lotissements, que tout le mondes’était étonné de la maladresse des hommes d’affaires chargés decette importante opération.

Un des premiers, M. de Boursonnes’était demandé si cette maladresse n’était pas calculée, et cedoute émis par lui n’avait pas tardé à devenir une certitude pourtous les gens un peu clairvoyants.

Oui, il était évident qu’on s’était appliqué àécarter les enchérisseurs, et que, par suite, les biensn’atteindraient pas les deux tiers de leur valeur.

Et qui devait profiter de cettemanœuvre ?

Un Parisien, un certain baron Verdale, lequelfaisait annoncer partout qu’il était décidé à acheter tout ce quiavait appartenu à Mlle Simone, au nom de la Caisserurale, puissante société financière dont il était ledirecteur.

Les plus modérés calculaient que cette honnêtespéculation mettrait dans la poche dudit Verdale un million ouquinze cent mille francs, et on admirait son adresse, lorsque lebruit se répandit d’une aventure passablement mystérieuse.

Après la vente de chacun des lots dontM. Verdale se portait acquéreur, un étranger, un Anglais, seprésentait dans l’étude du notaire et, moyennant la surenchèrelégale, devenait l’adjudicataire définitif ou provoquait unenouvelle adjudication.

– Vous écrire tout cela eût été troplong, mon cher Delorge, disait en achevant le vieilingénieur ; j’ai préféré venir vous le raconter, vous serrerla main par la même occasion, et jouir de votre étonnement…

Mais Raymond n’était que fort médiocrementsurpris.

Les réticences de M. Verdale, la veille,l’avaient préparé à la découverte de ces manœuvres si habilementpréparées pour s’attribuer une part des dépouilles de mlle deMaillefert, et si inopinément déjouées.

Et, quant à cet Anglais qui arrivait si àpropos, des millions à la main, pour ruiner les projets dudirecteur de la Caisse rurale, qui pouvait-il être, sinon LaurentCornevin ?…

Ce fut l’opinion de M. de Boursonne,lorsque Raymond l’eut mis au courant de la situation.

Et ils en étaient à calculer les conséquencesde ces événements, lorsque, la porte s’ouvrant brusquement, ledocteur Legris reparut, tout essoufflé d’avoir monté les escaliersquatre à quatre, et rayonnant de joie.

– Victoire ! s’écria-t-il dès leseuil ; le Combelaine, cette fois, ne s’en tirera pas…

Mais il s’arrêta court… Il venait de voir levieil ingénieur qu’il n’avait pas aperçu tout d’abord.

– Vous pouvez continuer, cher docteur,dit vivement Raymond, monsieur est le baron de Boursonne, pour quije n’ai pas de secrets.

M. Legris le savait. Aussi sans se faireprier :

– Je sors de chez M. Barband’Avranchel, reprit-il, et c’est par lui que j’ai su… Maispermettez-moi de commencer par le commencement…

Il se laissa tomber dans un fauteuil, et, touten s’essuyant le front :

– Je suis exact, poursuivit-il. Cité pourune heure précise, à une heure moins cinq, je me présentais auPalais de Justice, ma citation à la main.

« J’y étais depuis dix minutes et jecommençais déjà à trouver le temps furieusement long, lorsque jevis arriver, devinez qui ? Je vous le donne en mille…

– Combelaine ! s’écria Raymond.

– Non. Un confrère à moi, le docteurBuiron. Me reconnaissant, il ne parut pas ravi de la rencontre,oh ! mais pas du tout. « Que diable faites-vous là ?me demanda-t-il. – Vous le voyez, répondis-je, j’attends mon tourde comparaître. Et vous ? – Moi, j’ai reçu une citation deM. Barban d’Avranchel, et je consens à être pendu si je saisce qu’il me veut !… »

« Par ma foi ! je fus étourdi del’aventure ; cependant gardant mon sang-froid :« Vous aurez commis quelque crime, mon savant confrère, dis-jeen riant. » Sur ma parole, il pâlit. – « Oh !fit-il, oh !… – Après cela ajoutai-je, vous n’êtes peut-êtreque complice !… »

« J’allais certainement le pousser,m’amuser à l’embarrasser, lorsque la porte du cabinet deM. d’Avranchel s’ouvrit… Un homme en sortait, en qui jereconnus tout d’abord Grollet, cet ancien palefrenier de l’Élysée,qui est devenu un des riches loueurs de voitures de Paris, et quej’avais vu la veille chez la maîtresse de M. Philippe deMaillefert…

« Mais ce n’est pas en qualité de témoinqu’il venait d’être interrogé…

« À peine fut-il dans la galerie, quedeux gardes s’avancèrent, qui le firent placer entre eux etl’emmenèrent…

– Grollet arrêté !… murmura Raymond,au comble de la stupeur, Grollet, le faux témoin…

– Oui !… Et, pour parler franc, jefus tellement ébahi, et mon visage trahit si bien mon ébahissement,que Buiron me demanda ce qui me prenait. Je n’eus pas le temps delui répondre un mensonge quelconque, un huissier criait mon nom detoute la force de ses poumons…

« Mon tour était venu… Saluant mon docteconfrère, j’entrai chez M. Barban d’Avranchel.

« Je trouvai un homme d’une politesseparfaite, bien que d’un froid de glace et infatué outre mesure dela majesté de ses fonctions.

« Savez-vous ce qu’il me voulait, moncher Delorge ?…

« Des détails sur la tentatived’assassinat dont vous avez failli être victime sur le boulevardextérieur, en face du Café de Périclès…

– Quoi !… la justice connaît cetteaffaire ?…

– Très bien. M. Barban d’Avranchella suit avec passion, et il est sur la trace des coupables…

– Il vous a parlé deCombelaine !…

Le docteur Legris secoua la tête.

– M. d’Avranchel, répondit-il, nepasse pas pour un aigle, mais il sait trop bien son métier pour selivrer ainsi. Non, il ne m’a pas parlé de Combelaine, et ce que jesais, je l’ai surpris. Me suis-je trompé ? À vous d’enjuger ; voici les faits :

« Ayant répondu à toutes les questions deM. d’Avranchel, je voulais savoir s’il soupçonnait la vérité.Prenant donc mon air le plus indifférent : « Il me paraîtdifficile, monsieur, dis-je, que la justice atteigne les coupables.– La justice, me répondit-il, atteint toujours les coupables ;elle est lente à frapper parfois, elle n’en frappe que plusterriblement… – Oui, interrompis-je, excepté lorsque les coupablessont couverts par la prescription… »

« M. d’Avranchel seredressa :

« – En un point, vous avez raison,prononça-t-il… Seulement, l’homme qui a commis un crime restéimpuni, fatalement, nécessairement, en commet un second… Et c’estalors que la justice arrive…

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