La Dégringolade, Tome 3

SIXIÈME PARTIE – LAURENT CORNEVIN

I

Ce n’était pas le premier venu, que le docteurValentin Legris.

Celui-là n’était pas de ces aimables étudiantsqui, après dix ans de bière et d’absinthe comparées, enlèvent leurdiplôme d’un coup d’audace ou de hasard.

Fils d’une famille pauvre – son père était unpetit menuisier de la banlieue – le docteur Legris devait à sonintelligence et à son travail obstiné sa modeste situation.

C’est de ci et de là qu’il avait fait sesétudes, tantôt externe d’un lycée, tantôt pensionnaire de quelqueinstitution qui lui donnait le vêtement, la pâtée et la niche à lacondition expresse de remporter des prix à la fin de l’année. Ilétait maître d’études, ou plus vulgairement : pion, dans lamaison où il fit sa philosophie et où il fut reçu bachelier èslettres et bachelier ès sciences.

Les années suivantes, c’est avec l’argentqu’il gagnait à donner des répétitions, qu’il se nourrit et selogea, qu’il acheta des livres, qu’il paya ses examens et sesinscriptions à l’École de médecine.

Il eut à souffrir et beaucoup, dans un pays età une époque où les jeunes imbéciles enrichis par leur famillevoudraient bien faire de la pauvreté un vice et un ridicule.

Mais il n’était pas d’une trempe à s’affligersérieusement des déboires ou des railleries que pouvaient luivaloir l’exiguïté de sa chambre du sixième étage, l’épaisseur deses souliers ou la coupe arriérée d’un paletot qu’il était alléacheter au Temple.

Loin d’en être altérée, sa gaîté naturelle s’yaiguisa de cette pointe de scepticisme ironique qui sied bien auxhommes qui ont conscience de leur valeur et qui l’ont affirmée ensurmontant les obstacles.

Ce n’est pas lui qui jamais eût consenti àaffecter une gravité pédantesque bien éloignée de son caractère, nià se faire, comme d’autres, un élément de succès d’une hypocrisieraisonnée et patiemment soutenue…

Il aimait le plaisir, et volontiers leprouvait, lorsque, par grand hasard, quelque louis inattendutombait dans le vide de son escarcelle et que ses études n’endevaient pas souffrir.

Quelques-uns de ses professeurs même luitrouvaient par trop d’indépendance, et lui reprochaient un certainesprit d’indiscipline et de contradiction.

Ses examens et sa thèse ne lui furent pasmoins l’occasion d’un de ces triomphes que la Faculté enregistre etqui font espérer un maître pour l’avenir.

Malheureusement, le diplôme ne lui donnait pasde rentes, et, avant comme après le parchemin, il se trouvait enface de ce problème irritant et inquiétant : vivre…

Les quelques semaines qui suivirent furent desplus pénibles de sa vie.

On le rencontrait alors, la démarche lente etle front soucieux, errant un peu comme une âme en peine sous leportique de l’École de médecine, ou arrêté devant ce tableau qui setrouve à droite en entrant, et où s’affichent les demandes et lesoffres…

Les formules ne varient guère.

Du côté des demandes, c’est un navirebaleinier qui, prêt à mettre à la voile, désire un chirurgien pourune expédition de trois ans dans les mers du pôle ; – ou unriche étranger très vieux et très souffrant, qui souhaiterait lessoins incessants d’un savant docteur ; – ou encore une communede mille sept cent âmes qui, ayant perdu son médecin, en désireraitun autre.

Du côté des offres, c’est cinq, dix, quinzejeunes gens qui, diplômés de la veille et sans fortune, proposenttout ce qu’ils savent, aussi bien pour accompagner en Italiequelque jeune et intéressante poitrinaire, que pour donner desconsultations dans l’arrière-boutique de quelque pharmaciesuspecte.

Il faut manger, n’est-ce pas !…

C’est ce que se répétait avec une amertumecroissante le docteur Legris, et il était bien près de se déciderpour le baleinier, où du moins le couvert serait mis deux fois parjour, lorsqu’un de ses camarades le présenta au célèbre médecinanglais Harvey.

Établi en France pour l’hiver, le docteurHarvey achevait alors son livre fameux et si effrayant :Des poisons.

Il avait besoin d’un aide, le docteur Legrislui plut, il le prit.

Et il s’y attacha si fortement, qu’il voulaitabsolument, à la fin de l’année, l’emmener avec lui à Londres, luiaffirmant qu’il répondait de son avenir, de sa réputation et de safortune.

Bien que fort touché de l’offre, Legrisrefusa.

Tout en apportant tout ce qu’il avaitd’intelligence aux travaux si remarquables d’Harvey, il avaittravaillé en vue des concours, et quelques mois plus tard, il étaitinterne à la Pitié.

Les années qu’il y passa ne furent, selon sonexpression, qu’un coup de collier continu.

Il apportait à l’exercice de sa professioncette passion obstinée qui seule fait les hommes supérieurs.

Il dépensait toute son énergie à ces luttespoignantes contre la maladie, la souffrance, la mort, et il ydéployait une sagacité et une fécondité de ressources, unehardiesse parfois, qui étonnaient les plus vieux praticiens.

Ce n’était pas une raison pour que tous sesmaîtres fussent ses amis.

Ils l’étaient, cependant.

Le sachant pauvre, ils cherchaient desoccasions de lui faire gagner quelques honoraires, soit en lesignalant à des malades qu’ils ne pouvaient voir, soit même en lefaisant appeler en consultation.

Jamais l’illustre professeur B… ne rencontraitdans sa pratique un cas difficile, douteux ou nouveau, sans faireappeler son interne.

Cette situation, près d’un des maîtres de lascience, devait valoir et valut en effet au docteur Legris denombreuses relations, les unes flatteuses simplement et agréables,les autres assez puissantes pour aider sa fortune le jour où ilquitterai la Pitié.

C’est ainsi qu’il connut le duc de Maumussylorsqu’on le crut, lorsqu’il se crut lui-même empoisonné en1866 ; la princesse d’Eljonsen lors de son accident devoiture, aux courses de La Marche, et Mme Verdale,après ce fameux bal du baron, où un incendie se déclara et où lapauvre dame fut si cruellement brûlée qu’elle faillit enmourir.

Mais toutes ces relations, le docteur Legrisne sut pas, au dire de ses amis, les utiliser.

La vérité est qu’il ne le voulut pas.

Un de ces amours funestes dont les hommes lesplus forts ne savent pas se garer venait de bouleverser sonexistence.

Follement épris d’une jeune ouvrière d’unerare beauté, la voyant parée comme de juste, puisqu’il l’adorait,de toutes les qualités du cœur et de l’esprit, il voulut l’associerlibrement à sa vie.

Elle se joua de lui indignement.

Il était pauvre et elle voulait des toilettes,des diamants, des voitures, tout ce luxe brutal et scandaleux quitrouble la cervelle des pauvres filles, et qui les conduit par leplus court à Saint-Lazare ou à l’hôpital.

Le docteur aimait, il essaya de lutter. Sonexistence, pendant les derniers mois de son internat, fut unenfer.

Menaces et prières échouaient également. On lerailla, il tint bon, descendant jusqu’à cette lâcheté suprême de lapassion : paraître ne rien voir…

Jusqu’à ce qu’enfin, sentant sa dignitécompromise, il rompit…

Mais il conçut un si noir chagrin, et tant dehonte aussi de sa faiblesse, qu’il disparut, il se cacha…

Il avait un millier de francs d’économies, ilen emprunta autant et vint s’établir à Montmartre, place duThéâtre.

Moins de six mois après, il ne pouvait plussuffire à sa clientèle, – peu aisée, il est vrai, maussade,d’autant plus exigeante qu’elle payait plus mal, mais telle quellesuffisant amplement à ses besoins.

Et le travail et le temps faisant leur œuvre,peut à peut il se remettait de l’horrible secousse, le passés’effaçant et, ses ambitions d’autrefois le reprenant, il étaitrésolu, dès qu’il aurait économisé quelques billets de millefrancs, à renouer ses relations et à transporter son cabinet aucentre de Paris.

Tel était l’homme auquel Raymond, en sadétresse extrême, venait de décider qu’il se confierait sansrestriction.

Et après l’avoir quitté, en luirépétant : « À ce soir six heures, n’est-cepas ? » tout en regagnant la rue Blanche, il découvraitmille raisons de s’applaudir de sa décision.

Cette fois encore, grâce à la complicité deKrauss, Mme Delorge ignorait que son fils eût passéla nuit dehors, et elle l’accueillit comme s’il fût sorti de grandmatin, avant qu’elle ne fût levée.

– Je me suis permis, ma chère mère, luidit-il en l’embrassant, d’inviter à dîner un de mes amis pourlequel je te demande un bon accueil.

C’était la première fois, depuis qu’il étaitde retour à Paris, qu’il amenait un convive ; aussiMme Delorge en parut-elle un peu surprise.

– Le connais-je, cet ami ?interrogea-t-elle.

– Je ne crois pas, ma mère, mais je pensequ’il te plaira ; c’est un homme très distingué, de quatre oucinq ans plus âgé que moi, le docteur Legris…

– Tu ne m’en as jamais parlé, fitMme Delorge.

Et sonnant :

– N’importe, ajouta-t-elle avec un bonsourire ; il est ton ami, cela suffit. Et comme il est médecinaussi, c’est-à-dire un peu gourmand, je vais m’entendre avecFrançoise pour le bien recevoir.

Françoise, c’était la cuisinière. Elle netarda pas à paraître, et pendant que Mme Delorgelui donnait ses ordres, Mlle Pauline s’approcha deson frère.

Arrêtant sur lui son beau regardclair :

– Le docteur Legris, demanda-t-elle avecune feinte bonhomie, n’est-ce pas ce monsieur qui est venu te voirtous les jours pendant que tu gardais le lit ?

– Précisément.

Alors, tout s’explique.

– Tout, quoi ?

– On comprend, je veux dire, que ce grosrhume qui t’a tant fait souffrir et si peu tousser ait été sipromptement guéri.

Raymond dissimula mal un mouvementd’impatience.

– Que cette petite fille estagaçante ! pensa-t-il, mécontent de se voir pris, et cen’était pas la première fois, en flagrant délit de mensonge.

Puis tout haut :

– Qu’y a-t-il d’extraordinaire, fit-il, àce qu’un de mes amis, qui est médecin, vienne me voir lorsqu’il mesait souffrant ?

Il se levait, en disant cela, pour regagnerson appartement.

– Comment ! tu nous quittes ?reprit Mlle Pauline.

– J’ai à travailler.

Déjà il gagnait la porte, mais elle :

– Oh ! tu nous accorderas bien unmoment encore, nous avons de grandes nouvelles à te donner…

– Des nouvelles !…

– Oui, de Jean…

Raymond se rassit, observant à son tour sasœur, qu’il lui avait semblé voir tressaillir.

– Ce matin même, continua la jeune fille,Mme Cornevin a reçu de son fils une longuelettre…

– Et elle est venue vous lacommuniquer ?

– Non ; elle nous l’a envoyée àlire. Elle a tellement d’ouvrage, et si pressé, qu’il lui estimpossible de s’absenter un quart d’heure de ses ateliers.

Les plus singuliers soupçons traversaientl’esprit de Raymond.

– Il faut, en effet, reprit-il enbaissant la voix pour n’être pas entendu de sa mère, toujours enconférence avec Françoise, il faut que Mme Cornevinsoit écrasée de travail. Déjà, l’autre dimanche, elle n’est pasvenue dîner avec nous, elle n’a pas davantage paru hier,aujourd’hui elle se prive de la joie de lire en famille, au milieude nous, une lettre de Jean… Est-ce que tu ne trouves pas celaextraordinaire, toi ?…

Visiblement, Mlle Paulinerougissait.

– Mais non, je t’assure,répondit-elle…

– Tu sais donc quelles sont ces commandessi importantes qui la retiennent ?

– Certainement. Est-ce que nous ne sommespas en plein carnaval ? est-ce que ce n’est pas demain lemardi-gras ! Ne faut-il pas des toilettes, destravestissements ?…

Elle s’embarrassait, elle devenait cramoisie,elle eût été peut-être obligée de s’arrêter, sans sa mère qui,Françoise partie, lui vint en aide.

Mme Delorge avait entendu lesderniers mots.

– Je suis sûre, dit-elle, que Julie –c’est ainsi qu’elle appelait Mme Cornevin, – abeaucoup à faire ; cependant je suis un peu surprise qu’ellen’ait pas, en huit jours, pu trouver une heure à passer avecnous.

Raymond hochait la tête, tout en observant sasœur du coin de l’œil.

Il pensait que c’était lui qu’évitaitMme Cornevin, et que Mlle Paulinecertainement avait surpris quelque chose.

– Quoi qu’il en soit, mon cher fils,reprit Mme Delorge, j’ai conservé la lettre deJean, pour te la donner à lire.

Cette lettre, Raymond savait d’avance qu’ellene lui apprendrait rien.

Dans celle-ci pas plus que dans toutes cellesqu’il avait écrites à sa mère depuis son départ, Jean, fidèle auxconventions arrêtées, ne soufflait mot du but de son voyage, ni deses découvertes, ni de son père.

Il y parlait de M. Pécheira, l’ancienassocié de Laurent, mais simplement comme d’un homme charmant, d’unami dont il avait fait la connaissance à Melbourne, et qui l’avaitmis à même de voir, et de voir bien, tout ce qu’il y a de curieuxen Australie.

Et il terminait en annonçant que son passagepour Liverpool était arrêté sur un navire qui quitterait Melbournetrois semaines après celui qui emportait sa lettre.

– Ainsi, dit Raymond àMme Delorge, en lui rendant la lettre de Jean, nouspouvons d’un moment à l’autre voir paraître notre voyageur. Il sepeut qu’il n’arrive pas avant un mois, mais rien ne prouve qu’il nesera pas à Paris demain matin.

– Surtout avec un navire à voiles,objecta Mlle Pauline.

C’est de l’air le plus étonné que Raymondconsidéra sa sœur, de l’air d’un homme qui, tout à coup, découvrequelque chose d’énorme.

– Comment sais-tu que Jean a pris passagesur un navire à voiles ? interrogea-t-il.

Elle éclata de rire, de ce petit rire nerveuxet sec qui ressemble à une quinte de toux, et qui est la ressourcede toutes les femmes embarrassées.

– Ne le dit-il pas dans sa lettre ?fit-elle.

– Non.

Elle haussa les épaules, et d’un tond’insouciance que démentait le nuage de pourpre répandu sur sonvisage :

– C’est donc, dit-elle, que je l’aurairêvé.

Mme Delorge put croire cela,mais non pas Raymond.

– Eh ! eh ! pensa-t-il,mademoiselle ma sœur recevrait-elle donc des nouvelles directes demaître Jean !

Il n’y eût vu aucun mal, nul inconvénient,tant était étroite l’intimité des deux familles.

Seulement, si depuis son départ Jean était encorrespondance réglée avec Mlle Pauline, il avaitdû nécessairement lui apprendre tout ce qu’il cachait àMme Cornevin et à Mme Delorge. Unhomme de vingt-six ans ne sait pas avoir de secrets pour la femmequ’il aime.

Cela, jusqu’à un certain point, eût donné àRaymond la clef de la conduite un peu singulière de sa sœur, sesairs d’intelligence, ses mots à double entente, son insistance àlui demander de se confier à elle…

– Il est clair, pensait-il, qu’elle saittout ce que je sais moi-même de l’existence de Laurent Cornevin,sinon plus…

Cependant ce n’était pas le moment dequestionner Mlle Pauline.

Il se faisait tard ; après les épreuvesde la nuit, il était accablé de fatigue, le docteur Legris pouvaitdevancer l’heure du rendez-vous…

Il se réfugia donc dans son cabinet detravail, et il n’y était pas depuis un quart d’heure, allongé dansson fauteuil et les pieds sur la cheminée, qu’il s’endormit, rêvantque le docteur était assis près de lui et lui parlait.

M. Legris, à ce moment même, était chezlui, place du Théâtre, à Montmartre, où il expédiait saconsultation. Expédiait est bien le mot. Il n’était pashabituellement d’une douceur exagérée, mais jamais ses malades nel’avaient vu si brusque ni si impatient.

Le fait est qu’il se savait attendu, à sixheures, rue Blanche, qu’il avait encore, après sa consultation,huit ou dix visites à faire, et qu’il avait hâte de se trouver seulavec lui-même pour réfléchir en toute liberté aux étrangesévénements qui venaient de tomber dans sa vie.

Oui, bien étranges, pensait-il, car jamais onn’a ouï parler de rien qui approche ce dont j’ai été témoin cettenuit. J’aurais ri au nez de qui fût venu hier me conter une tellehistoire ; m’assurer qu’un fait de cette nature étaitpossible, en 1870, à Paris, en pleine civilisation, au milieu decette armée de surveillants, de gardiens, de sergents de ville,d’agents de la sûreté qui, incessamment, ont les yeux ouverts.

Avec tant de préoccupations, c’était miracleque le docteur, en arrivant au chevet du malade, recouvrât laplénitude de son sang-froid.

C’était ainsi, pourtant, tant est puissantecette faculté que Bichat appelait : « l’habitudeprofessionnelle ».

Mais après chaque visite, consultant soncarnet :

– Allons, plus que cinq, murmuraitM. Legris, plus que trois… plus qu’une.

Jusqu’à ce qu’enfin, avec un gros soupir desatisfaction :

– C’est la dernière, se dit-il, me voilàlibre !…

Il s’était si fort dépêché qu’il n’était guèreplus de six heures, et cinq minutes plus tard il arrivait rueBlanche, et Raymond le présentait à sa mère et à sa sœur.

Le docteur Legris plut àMme Delorge, à qui peu de gens plaisaient. Elle luitrouva, ainsi qu’elle le dit à son fils le lendemain, l’air à lafois très fin et très franc, ce qui est rare : la finesse, enapparence du moins, excluant presque toujours la franchise.

Quant au docteur, il fut très frappé du grandair de Mme Delorge, et plus encore de la beauté deMlle Pauline.

Le dîner, cependant, eût été triste, sans lapuissance d’abstraction de M. Legris, sans cette faculté siprécieuse qu’il possédait, de déposer à un moment donné ses pluspressantes préoccupations, comme d’autres déposent leur cigareavant d’entrer dans un salon.

Il avait trop vu, et avec de trop bons yeuxpour que sa conversation n’eût pas cette saveur recherchée quedonne la connaissance approfondie de l’existence parisienne. Ilvoulait plaire, il plut.

Si bien qu’il y avait longtemps que le dînerétait fini et le café pris, lorsque Raymond, qui ne le voyait pasprès de tarir, se leva en disant :

– Vous oubliez nos affaires, je crois,mon cher docteur. Allons, venez, ma mère et ma sœur vousexcuseront.

L’instant d’après, ils étaient dans le cabinetde travail de Raymond, un bon feu dans la cheminée et les portescloses.

Le docteur avait allumé un cigare, et il setassait dans un bon fauteuil, précisément en face de ce portrait dugénéral Delorge qui l’avait tant intrigué avec cette épée scelléede larges cachets rouges accrochée au travers de la toile.

Enfin allait donc lui être révélé le mystèrequ’il avait pressenti, la nuit du guet-apens des boulevardsextérieurs, et qui, depuis, ne cessait d’occuper sa pensée.

– Je vous écoute, mon cher ami,dit-il.

Au dîner, tandis que parlait le docteurLegris, Raymond avait eu le loisir de réfléchir et de chercher danssa tête comment exposer la situation.

Son récit fut donc ce qu’il devait être, d’uneremarquable clarté, et précisément assez concis pour ne laisserdans l’ombre aucun détail d’une certaine valeur.

Et lorsqu’il eut achevé :

– Maintenant, docteur, prononça-t-il,vous connaissez mon existence comme moi-même et, d’un esprit pluslibre que le mien, vous pouvez juger si ma partie n’est pasirrémissiblement perdue, et si ce n’est pas folie à moi d’espérertoujours et de prétendre lutter encore…

M. Legris ne répondit pas toutd’abord.

Après avoir commencé par fumer à pleinspoumons, il n’avait pas tardé à laisser éteindre son cigare, puis àle jeter. Il était « empoigné », c’était manifeste,irrésistiblement. Il s’était attendu à quelque chosed’extraordinaire, mais la réalité dépassait toutes sesconjectures.

Puis, fatalement, il avait été amené à unretour sur lui-même. Il s’était rappelé qu’il avait aimé, luiaussi, qu’il avait eu ses heures de désespoir et de démence… Etpourtant, quelle différence entre la funeste passion qui avaitfailli flétrir sa vie et les nobles et pures amours dont il venaitd’entendre la douloureuse histoire !…

Cependant, comme Raymond répétait sa question,il tressaillit, et d’une voix qu’altérait l’émotion :

– Sur mon honneur, prononça-t-il, jecrois, mon cher Delorge, que jamais, peut-être, votre situation n’aété meilleure, que jamais vous n’avez été si près du triomphe.

Après les événements des derniers jours ettant de déceptions successives, de telles paroles semblaientpresque une raillerie.

– Docteur, fit Raymond, d’un ton dereproche, docteur !…

Mais lui :

– Ce n’est pas, d’ordinaire, parl’optimisme que je pèche, fit-il… mais qu’importe un résultat quiest encore le secret de l’avenir ! « L’homme de cœur doitagir comme s’il avait tout à attendre, et se consoler, s’il échoue,comme s’il n’eût rien eu à espérer… » C’est de Maistre qui adit cela.

Il s’était levé, sur ces mots, et était allés’adosser à la cheminée. L’énergie resplendissait sur saphysionomie intelligente, ses narines battaient, son œil si finétincelait.

Tel il devait être au chevet d’un malade, auxprises avec quelque mal terrible, épiant le moment de tenter unexpédient héroïque.

Et, dans le fait, n’était-il pas enconsultation !…

– À nous deux, mon cher Delorge,s’écria-t-il, nous allons donner du fil à retordre à vos ennemis.Il se peut qu’ils nous écrasent, tout est possible. Ils ne nousécraseront pas, sacredieu ! pas sans combat !…

Si la peur est contagieuse, l’assurance n’estpas moins communicative. À entendre le docteur s’exprimer de cetaccent de résolution, Raymond croyait voir ses chancesdoublées.

– Pour commencer, reprit le docteur, quelest l’auteur, l’instigateur de l’intrigue mystérieuse, mais à coupsûr abominable, qui vous a enlevé Mlle Simone pourla livrer à un misérable tel que Combelaine ?… Les faits sontlà qui nous crient : C’est la duchesse de Maumussy.

– Je le crois…

Eh bien ! moi, j’en suis sûr. Avait-elleun intérêt à empêcher votre mariage ? Évidemment, et le plusnaturel et le plus puissant de tous. Vous lui aviez plu et elleavait eu l’imprudence de vous le laisser voir…

Raymond était devenu cramoisi.

Je ne suis pas un fat, murmura-t-il, etcependant je dois avouer…

Le docteur souriait.

Il est sûr, interrompit-il, qu’un ridiculeineffable s’attache à cette idée d’un homme qu’on aime comme cela,malgré lui… Mais enfin, ici, le fait est patent. Et vous, commentavez-vous répondu à ces avances par trop significatives ?…Comme un imbécile d’honnête homme que vous êtes… Ah ! ungaillard sans préjugés lui eût fait voir du chemin, à cette chèreduchesse. Il fallait… Mais baste ! ce qui est passé est passé,et d’ailleurs vous ne la connaissiez pas comme j’ai l’honneur de laconnaître !…

La surprise éclatait sur les traits deRaymond.

Vous connaissezMme de Maumussy ?… interrogea-t-il.

Mon Dieu oui, tout petit médicastre debanlieue que je suis…

Et tirant quelques bouffées d’un cigare qu’ilvenait d’allumer :

Lorsque M. de Maumussy se crutempoisonné, poursuivit le docteur, il y a de cela une coupled’années, j’eus l’honneur insigne de rester trois semaines deplanton dans sa chambre. Persuadé qu’on avait essayé de se défairede lui pour s’emparer de certains documents relatifs aux événementsde Décembre, qu’il avait toujours refusé de rendre, ce noblepersonnage mourait littéralement de peur. Il voyait du poisonpartout, et suspectait même les œufs à la coque. Ma missionconsistait surtout à déguster tous les mets qu’on lui présentait.Quand il me voyait debout et bien portant une heure aprèsl’expérience, il se risquait à manger, en face d’un miroirtoutefois, pour s’arrêter s’il se voyait pâlir, et la main sur leventre pour me demander de l’émétique au plus léger soupçon decolique.

« Au commencement, j’avoue que lesfrayeurs et les grimaces de ce cher duc m’amusaientconsidérablement. Mais au bout de quatre jours, j’étais blasé, etj’aurais planté là mon homme si je n’avais été pauvre comme Job, etsi mon cher et respecté maître, le professeur B… m’eût stipuléqu’on me donnerait cinq louis par jour.

« À cause des cent francs, je restai, etpour me distraire, je me mis à observer et à étudier la duchesse deMaumussy.

« Elle s’ennuyait, pour le moins, autantque moi. Les frayeurs de son mari l’écœuraient. Elle ne quittaitpas le petit salon qui précédait sa chambre ; elle lesoignait ; elle dégustait ses plats ; mais elle necessait de se moquer et de lui répéter qu’après tout on ne meurtqu’une fois ; ce à quoi il répondait qu’il souhaitait que cefût le plus tard possible.

« Elle ne me connaissait pas, mais ellen’avait personne à qui causer, et d’ailleurs, un médecin, voussavez, cela ne compte pas. Elle pensait tout haut devant moi, et jevous déclare qu’elle pensait de drôles de choses. Elle m’étonnait,moi qui ai reçu des confidences à faire rougir un agent de lasûreté. Quand elle me parlait de sa beauté, de cette beauté rare etpresque fatale que vous connaissez, elle m’effrayait. C’était,disait-elle, une puissance exceptionnelle qui lui avait étédépartie, et dont elle serait bien folle de ne pas profiter pourrécompenser une grande action… ou un crime, selon l’occasion, pourfaire tourner la tête des imbéciles, ou tout simplement pour plaireà qui lui plairait.

« De scrupules, jamais je ne lui en ai vul’ombre. Mais sous cette torpeur langoureuse que vous savez, j’aideviné une âme de feu, des ardeurs dévorantes et l’imaginationexcentrique d’un fumeur d’opium.

« Mon cher, voilà la femme qui vous aaimé assez follement pour se jeter en quelque sorte à votre tête…Imaginez maintenant ses sentiments pour vous qui l’avez dédaignéeet pour Mlle Simone que vous lui avez préférée…

Raymond se taisait.

N’était-ce pas le langage qu’autrefois auxRosiers lui tenait M. de Boursonne ?…

– Donc, poursuivait le docteur, c’est àMme de Maumussy qu’il faut attribuer l’idée dumariage de Mlle Simone, et à elle aussi le choix dumari… Ce dernier trait ne trahit-il pas la haine d’une femme quis’estime outragée ?… Qui en effet a-t-elle choisi entretous ? Un misérable, sans foi ni loi, souillé de tous lescrimes et de toutes les flétrissures, l’homme du monde qu’elleméprise et qu’elle exècre le plus, Combelaine enfin…

Cette dernière circonstance, Raymondl’ignorait.

– Quoi !… fit-il,Mme de Maumussy détesteM. de Combelaine !…

– Elle me l’a dit, répondit le docteur,en appuyant sur chaque mot. Et savez-vous en quellecirconstance ? Lors de la maladie de son mari. Entre tous lesgens que le duc de Maumussy soupçonnait de lui avoir administré dupoison, était le comte de Combelaine…

– Est-ce possible !…

– Le duc ne m’avait pas caché sessoupçons…

– Oh !…

– Et il m’était recommandé, les jours oùvenait M. de Combelaine, de redoubler de précautions…

– Il osait venir !…

– Mais oui, et assez souvent, même…

– Et on le recevait !…

– On ne peut mieux. Est-ce queM. de Maumussy et M. de Combelaine peuventrompre ouvertement ? Deux amis si intimes ! ce seraitscandaleux !

Raymond était confondu.

– Cependant, disait le docteur, choisirun mari et choisir précisément Combelaine n’était rien. Ledifficile était de trouver le moyen de forcerMlle Simone à l’épouser, à lui livrer et sapersonne et sa fortune. À cette tâche, la duchesse de Maillefertavait échoué. Mme de Maumussy devaitréussir…

Brusquement, Raymond s’était levé.

– Oui, elle a réussi, s’écria-t-il, etvoilà ce que je ne puis m’expliquer…

Le docteur haussa les épaules.

– Que nous importe ? répondit-il.Nous savons qu’on est arrivé à persuader àMlle Simone que ce mariage seul pouvait sauverl’honneur de l’illustre maison de Maillefert. Cela nous suffit.Examinons ce qui s’est passé après. Tout d’abord,M. de Combelaine et les Maillefert, éblouis par lamagnifique proie qu’ils allaient avoir à se partager, ont été ravisles uns des autres. Lorsqu’il a fallu discuter le partage, labrouille est venue. D’après ce qui vous a été dit, les Maillefertont été joués. Je n’en suis pas surpris. À cette heure, ilsvoudraient bien rompre ce mariage, ils ne le peuvent plus.Combelaine le veut, et Combelaine est le maître de lasituation.

Le docteur, peu à peu, s’animait.

Il n’en était encore qu’aux conjectures, maisil lui semblait discerner ces lueurs qui annoncent la vérité, commel’aurore annonce le jour.

– Oui, reprit-il, Combelaine tient lesMaillefert. Vous ne pouvez rien contre lui ; il ne craint quemédiocrement, soyez-en persuadé, Mlle Flora Misri…Dès lors, pourquoi ne presse-t-il pas un mariage qui lui tient tantau cœur et qui lui assure, à lui, l’aventurier taré, l’allianced’une des plus vieilles familles de la noblesse ; à lui,ruiné, la possession d’une fortune immense ?… Eh bien !moi je vais vous le dire. C’est que Combelaine n’est pas aussicomplètement victorieux que nous le supposons. C’est qu’entre luiet le but de ses vœux se dresse quelque obstacle qui nous échappe.C’est qu’il voit quelque chose que nous ne voyons pas…

– Je cherche, commença Raymond…

Mais le docteur l’interrompit, et lui frappantgaiement sur l’épaule :

– Moi, je ne cherche pas, s’écria-t-il.L’obstacle, la menace, c’est, ce ne peut être que LaurentCornevin…

La conclusion pouvait être erronée ; elleétait si logique, que Raymond ne trouva rien à répliquer.

– En ce cas, dit-il, Combelaine saitl’existence de Laurent et sa présence à Paris.

– Peut-être, répondit le docteur…

Puis, après un moment de réflexion :

– Ce qui est sûr, poursuivit-il, c’estque Combelaine doit avoir deviné, reconnu un ennemi, et un ennemipuissant et fort, tapi dans l’ombre, prêt à profiter de la moindrede ses fautes pour le perdre. Les aventuriers tels que lui, dontl’existence est un perpétuel défi à la société, ont comme unsixième sens qui les avertit du danger. Il doit avoir senti que leterrain va manquer sous ses pas. Ce valet de chambre, qui depuis silongtemps le servait, qui était son confident, le complice de sesinfamies quotidiennes, qu’est-il devenu ? Comment a-t-ilquitté un maître qui lui devait tant d’argent ?Mme Misri s’en étonnait. Je m’en étonne, moi, biendavantage. Et encore, qu’est-ce que cet Anglais qui lui donne toutà coup des gages fabuleux ? Cet Anglais ne serait-il pas unFrançais, comme vous et moi, qui a fait fortune en Australie ?Mais ce n’est rien encore. Les lettres que possédaitMme Misri lui ont été volées. Par qui ?…Est-il sûr que ce soit par M. de Combelaine ? Il mesemble, à moi, que, s’il les avait en sa possession, ces fameuseslettres, ces papiers qui pouvaient le perdre, vous n’auriez pasété, vous, Raymond Delorge, assaillit l’autre nuit sur lesboulevards extérieurs.

Trop de fois, Raymond avait été dupe dedécevantes illusions, pour ne pas s’obstiner à douter encore.

– Mais alors, reprit-il, en hésitant àchaque mot, celui qui a réussi à enlever les papiers de FloraMisri, ce serait donc… Laurent Cornevin ?

– Telle est ma conviction…

– Il savait donc leur existence… Commentavait-il pu savoir ?…

M. Legris l’arrêta du geste.

– Vous oubliez donc, fit-il, ce valet dechambre qui possédait tous les secrets de Combelaine et de Flora,Léonard ? Pensez-vous que ce soit d’hier qu’il ait été achetépar cet Anglais en qui nous reconnaissons Laurent ?…

Ah ! cette fois, Raymond eut comme unéblouissement.

– Dieu puissant !… s’écria-t-il, ceserait le salut et la vengeance ! Savez-vous bien, docteur, ceque m’a dit Mme Misri ? Livrés à la publicité,ces papiers perdent non seulement Combelaine, mais encore lesmisérables qui ont été ses complices, Maumussy, Verdale, laprincesse d’Eljonsen…

Mais une soudaine réflexion glaçant sonenthousiasme :

– Si M. de Combelaine,reprit-il, ignore l’existence de Laurent, qui donc soupçonne-t-ilde s’être emparé de ses papiers ?

– Vous, parbleu !…

– C’est-à-dire qu’il verrait en moil’insaisissable ennemi qui traverse toutes ses combinaisons…

– Précisément.

– Oh ! alors, s’expliquent lesassassins dont vous m’avez sauvé, docteur…

– Et aussi les mouchards dont vous êtesentouré, mon cher ami, puisque Laurent, qui sait votre vie endanger, vous fait surveiller de son côté…

Ainsi le système du docteur répondait à toutesles objections.

– Et pourtant, reprit Raymond, il est unechose qui me dépasse, c’est l’obstination de Laurent à se cacher demoi, à m’éviter, à me fuir…

M. Legris souriait.

– C’est ce que je comprends très bien, aucontraire, dit-il. Voyons, n’y a-t-il pas pour Laurent un intérêténorme à détourner sur vous l’attention des gredins qu’il veutfrapper ? Voyant en vous l’ennemi, ils ne soupçonnent pasl’autre, le vrai, celui qui les guette. Tandis qu’ils voussurveillent, Laurent se meut en liberté. Qu’il consente à vousvoir, à s’entendre avec vous, et, quarante-huit heures après, c’enest fait de son incognito…

Laissant Raymond méditer ses observations, ledocteur se versa et but à petites gorgées une tasse de thé quevenait d’apporter Krauss.

Après quoi, allumant un nouveau cigare qu’ilne tarda pas à laisser s’éteindre comme le premier :

– Nous voici, maintenant, reprit-il, ànotre aventure du cimetière Montmartre. Cherchons quel peut-êtrel’auteur de la lettre anonyme. Est-ce Combelaine ?… Non, trèsévidemment. C’est au moyen d’un faux que nous avons été introduitsau cimetière, et Combelaine, avec ses relations à la préfecture,n’avait qu’un mot à dire pour obtenir le laisser-passer dont notreguide n’avait qu’une contrefaçon. Donc, c’est Laurent Cornevin quivous a écrit, et c’était un de ses agents qui nous a rejoints à laReine-Blanche. Mais il nous a traîtreusement abandonnés…C’est que Laurent, toujours résolu à vous éviter, lui avait bienrecommandé de nous faire perdre sa piste…

– Oui, peut-être…

– Parbleu !… Reste à savoir quelssont les gens que nous avons vu escalader le mur du cimetière etvioler la tombe de Marie-Sidonie. Sont-ils du parti deCombelaine ?… Non, puisque l’accord était évident entre notreguide et l’homme qui dirigeait cette expédition. Donc, cet hommequi nous a paru un homme du monde, était un agent de Cornevin,sinon Cornevin lui-même…

L’angoisse serrait la gorge de Raymond, aupoint de l’empêcher presque de respirer.

– Mais cette femme, interrompit-il, cettefemme que les autres appelaient madame la duchesse…

– Je déclare, pour ma part, réponditM. Legris, n’avoir pas reconnu la duchesse de Maumussy. Or,comme pour une telle expédition cette femme, quelle qu’elle soit, adû se déguiser de son mieux, les indices matériels nous fontdéfaut. Reste le raisonnement : Quel peut être le but de laterrible scène dont nous avons été témoins ? J’avoue, sanshonte, qu’il m’échappe absolument. Pas plus que vous, je nedécouvre rien dans votre passé qui se puisse rapporter à cetteviolation de sépulture. Et cependant si Laurent vous a convoqué,c’est qu’il jugeait votre présence nécessaire, indispensable. Iln’est pas homme à s’exposer gratuitement. Mais que disait sa lettreanonyme ?… « Venez pour Elle, sinon pour vous. »Donc c’est à Elle, c’est à Mlle Simone qu’il fautrapporter cet événement étrange. Donc, fatalement, nécessairement,cette femme que nous n’avons pas reconnue était la duchesse deMaillefert…

Les plus magnifiques espérances illuminaientle visage de Raymond…

– La destinée se lassait-elledonc !…

Mais déjà le docteur était redevenu pensif, etla contraction de ses sourcils disait l’effort de sonintelligence.

– Doucement, fit-il, doucement, ne noushâtons pas de chanter victoire…

Et comme Raymond le regardait d’un airétonné :

– Je vois encore un point noir àl’horizon, poursuivit-il. Vous êtes, m’avez-vous dit, affilié à unesociété secrète.

– Oui, et je revenais d’une de nosréunions quand j’ai été attaqué…

– Bien. Mais qu’ont pensé vos amis decette fausse lettre de convocation que vous avez reçue ?

– Elle les a terriblement inquiétés.

– Savent-ils de quel guet-apens vous avezété victime en les quittant ?

– Je le leur ai écrit le lendemain.

– Et alors ?

– Notre président est venu me demanderdes détails que je lui ai donnés aussi complets que possible, sanstoutefois prononcer le nom de la famille de Maillefert. J’ai étéjusqu’à lui dire que j’attribuais le faux au comte deCombelaine…

– Et qu’a dit ce président ?

– Que du moment où c’était là le résultatd’une haine personnelle, il se sentait un peu rassuré, quenéanmoins la police ayant évidemment pénétré le secret de notreassociation il allait prendre ses mesures en conséquence :changer le lieu des réunions, procéder à une sévère épuration desaffiliés, donner de nouveaux mots de passe et de nouveaux signes dereconnaissance…

M. Legris semblait exaspéré.

– Ces gens-là sont tous fous à lier,interrompit-il, qui n’ont pas compris encore que les conspirationsn’ont jamais été et ne seront jamais que des traquenards organiséspar les gouvernements pour prendre les gens qui les gênent. Sil’empire n’avait pas d’autres ennemis il durerait des siècles…

Puis brusquement :

– Eh bien ! mon cher Delorge,prononça-t-il, là est le danger de l’avenir. Votre société secrète,c’est l’arme suprême de M. de Combelaine. Qu’il se voieacculé, il s’en servira…

– Que peut-il ?…

– Peu de choses. Vous envoyer voir àCayenne si Mlle de Maillefert s’y trouve…

Raymond hochait la tête.

– C’est vrai, répondit-il, mais qu’ypuis-je ?…

– Vous pouvez vous cacher.

– Docteur !…

– Est-ce le mot qui vous répugne ?Eh bien ! disparaissez, si vous l’aimez mieux, et ce soirplutôt que demain. Qui vous retient ? Votre mère ? Non,n’est-ce pas ? Vous n’avez qu’à lui dire que vous croyez lapolice sur vos traces, et elle sera la première à approuver votredétermination. Or, voyez-vous d’ici la figure deM. de Combelaine, le matin où ses espions viendront luidire : « Plus de Delorge, parti, disparu,envolé !… »

Ce parti, c’était clair, ne souriait pas àRaymond.

– Me cacher, objecta-t-il, n’est-ce pasrenoncer à la lutte, me condamner à une impuissanceabsolue ?

– Que feriez-vous en ne vous cachantpas ?…

– Je ne sais, mais il me semble…

– Il vous semble à tort. Alors même qu’onne vous arrêterait pas, les événements s’agitent hors de votreportée. C’est entre Combelaine et Cornevin qu’est la luttedésormais. Quel sera le vainqueur ?… Moi je parierais pourCornevin… Qu’il triomphe, etMlle de Maillefert est à vous. Mais s’iléchoue, croyez-moi, ce n’est pas vous qui eussiez triomphé.

Quand même, l’obstiné Raymond cherchait encoredes objections.

– Disparaître, fit-il, ce sera peut-êtredéranger les projets de Laurent…

– Je prétends, au contraire, que ce serales servir. Pensez-vous donc ne lui pas être un cruel souci ?Croyez-vous que, sachant votre vie menacée et qu’une fois déjà vousn’avez que par miracle échappé au couteau des assassins, il nes’épuise pas en combinaisons incessantes pour vousprotéger ?…

Que répondre à des raisons sipéremptoires ?

– Je n’hésiterais pas, dit Raymond, sil’opinion que nous avons de la situation était basée sur autrechose que des conjectures…

M. Legris l’arrêta.

– Et si je vous apportais, prononça-t-il,l’indiscutable preuve que les papiers enlevés àMme Misri ne sont pas aux mains deCombelaine ?

– Oh ! alors !… Mais lemoyen ?…

– Il en est un, peut-être, répondit ledocteur.

Et après un instant de réflexions, d’une voixlégèrement altérée :

– Autrefois, dit-il, passionnément,follement, j’ai aimé une femme qui a mal tourné… J’ai eu le couragede rompre, je n’ai pas eu la force de cesser de penser à elle… Onne s’arrache pas un amour du cœur comme on se fait tirer une dent…En dépit de ma raison, je m’intéressais… à cette malheureuse, quis’est fait un nom dans le monde galant, et tout en l’évitant commela peste, je n’ai jamais cessé de la suivre de l’œil. Sonexistence, depuis le jour où j’ai rompu, je la connais, et c’estainsi que je sais qu’elle est devenue une des intimes deMme Flora Misri. Par elle, nous avons des chancesde connaître la vérité.

– Oh ! docteur, murmura Raymond.

– Il y a un an, affronter cette femme eûtété de ma part une imprudence. Je n’étais pas guéri. Aujourd’hui,je suis sûr de moi. La revoir me fera peut-être un mal affreux,mais je me dois de braver cette souffrance… Quoi que je luidemande, je crois qu’elle le fera… Demain donc, avant midi, jeserai chez elle, lui demandant de faire parler Flora Misri.

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