La Dégringolade, Tome 3

II

C’est boulevard Malesherbes, au coin de la ruede Suresnes, à deux pas des Champs-Élysées, que demeurait, sous legalant pseudonyme de Lucy Bergam, la femme autrefois tant aimée dudocteur Legris.

Dire que le cœur du docteur ne battait pas unpeu quand il monta en fiacre pour se faire conduire chez elle, ceserait beaucoup dire.

Mais il avait promis.

Il remplissait un devoir, pensait-il, etd’autant plus sacré, qu’il n’avait pas tout dit à Raymond…

Il ne lui avait pas dit que cette Lucy Bergamse trouvait être précisément cette actrice fantaisiste desDélassements, qui coûtait les yeux de la tête à M. Philippe deMaillefert, et de qui M. Coutanceau tenait les renseignementsqu’il avait donnés à Mme Flora Misri.

– Mme Lucy Bergam, luidit le concierge, c’est au second, la porte à droite… Seulement,elle doit être sortie.

M. Legris monta, néanmoins, lentement, sepréparant à la plus pénible impression, s’armant de la fermevolonté de dissimuler l’émotion qu’il pensait ressentir.

Ce n’est pas à son premier coup de sonnettequ’on vint.

Il avait déjà sonné trois fois et très fort,lorsqu’il entendit des chuchotements et des pas.

L’instant d’après, la porte s’entrebâillaitétroitement, avec les précautions que prennent les gens quiredoutent la visite d’un ennemi.

Une sorte de chambrière à la mine futée et àl’œil impudent allongea la tête, et après qu’elle eut toisé ledocteur :

– Que voulez-vous ?demanda-t-elle.

– Parler àMme Bergam.

– Elle est sortie.

Assurément elle mentait, cela se voyait,malgré l’habitude qu’elle devait avoir de mentir.

Cependant, M. Legris ne s’avisa nid’insister ni de parlementer.

Tirant une de ses cartes de sonportefeuille :

– Remettez, dit-il, cette carte àMme Bergam. Je vais descendre assez lentement pourque vous puissiez me rappeler si elle désire me recevoir.

Le calcul était juste.

Il n’avait pas descendu dix marches, que lasoubrette s’élançait sur le palier en criant :

– Monsieur, madame y est pour vous…

Il remonta et fut introduit dans un salon trèsluxueux et du goût le plus détestable, tout encombré de chosesincohérentes, les unes précieuses véritablement, les autres toutsimplement ridicules.

Ce n’est pas là, cependant, ce qui frappait ledocteur.

Ce qui l’étonnait, c’était le désordre de cesalon, où tout trahissait les apprêts d’un départ précipité.

Deux de ces malles immenses que l’on appelledes chapelières étaient là, à demi pleines et entourées de cartons,de nécessaires et de sacs de voyage.

Puis, sur les tables, sur les chaises, sur letapis, partout s’étalaient et s’empilaient des cachemires et dulinge, des robes, des chapeaux, des jupons, enfin tout cet attirailprodigieux qu’une femme à la mode traîne maintenant avec elle.

Mais avant que le docteur Legris eût le tempsde réfléchir, une porte s’ouvrit brusquement, etMme Lucy Bergam en personne parut, vêtue d’unsuperbe peignoir tout taché, les cheveux en désordre.

– Valentin !…s’écria-t-elle !

Elle avançait, les bras ouverts ; mais ledocteur recula et, froidement :

– Moi-même, fit-il.

Le fait est que l’émotion qu’il avait redoutéen’était pas venue. C’était bien fini. Mme Lucyétait incapable de faire tressaillir en son cœur un souvenir dupassé.

– Je savais bien que vous ne m’aviez pasoubliée, continua-t-elle, et que vous viendriez lorsque voussauriez le malheur qui m’arrive.

– Il vous arrive un malheur, àvous !…

Elle parut stupéfaite.

– Comment ! fit-elle, vous ne savezpas ?

– Je ne sais rien…

– On ne parle que de cela, cependant,dans tout Paris, et tous les journaux du matin l’annoncent.Philippe est en prison, au secret…

Le docteur tressauta.

– Philippe, répéta-t-il, le duc deMaillefert ?…

– Oui. C’est hier soir qu’il a étéarrêté, à cinq heures, ici… Nous allions sortir pour dîner avec desamis, au café Anglais, quand voilà deux messieurs qui seprésentent, demandant à dire deux mots à M. le du deMaillefert. Eh bien ! ils étaient jolis, les deux mots !Naturellement, on les fait entrer, et sitôt dans le salon :« Monsieur, disent-ils, au nom de la loi, nous vousarrêtons… »

– C’est inouï, murmurait le docteur.

– Ah ! si j’avait été à la place dePhilippe, poursuivait Mme Bergam, c’est moi quileur aurais brûlé la politesse, à ces oiseaux-là !… L’escalierde service n’est pas fait pour les chiens, n’est-ce pas ? Maislui, rien. Il est devenu plus blanc qu’une guenille, et sitremblant que j’ai cru qu’il allait tomber. Il roulait de gros yeuxhébétés, en répétant : « Il y a erreur, je vous donne maparole d’honneur qu’il y a erreur. » Je t’en moque. Les autresont déclaré qu’ils savaient bien ce qu’ils faisaient, qu’ilsavaient un mandat conte lui, et, en effet, ils le lui ontmontré…

– Et il les a suivis…

– Oh ! pas tout de suite. Il acommencé par réclamer une voiture. On lui a dit qu’il y avait unfiacre à la porte. Il a demandé à écrire des lettres. On lui arépondu que l’ordre était de ne communiquer avec personne. C’estalors qu’il a dit aux agents : « Eh bien !partons. » Ils sont sortis, mais une fois dans le corridor,Philippe est rentré, et venant à moi, vivement à l’oreille :« Va-t-en, me dit-il, trouver Verdale et Combelaine, etaffirme-leur de ma part que je consens à tout… »

– À tout… quoi ?

– Je n’en sais rien.

– Et vous avez fait lacommission ?…

– J’ai essayé de la faire, du moins.Seulement, je n’ai pas trouvé M. de Combelaine, et chezM. Verdale, je n’ai pu parler qu’à un jeune homme, qui est sonfils, à ce qu’il paraît, et qui m’a reçue comme un chien dans unjeu de quilles…

La stupeur du docteur Legris était immense.Toutes ses prévisions se trouvaient déconcertées par ce nouvel etextraordinaire incident.

– Mais enfin, interrompit-il, pourquoiM. Philippe de Maillefert a-t-il été arrêté ?

– Est-ce que je sais, moi ?…répondit la jeune femme.

Puis, se frappant le front :

– Mais il y a des détails dans lesjournaux, ajouta-t-elle. Attendez, j’en ai là un qui m’a été envoyépar quelque bonne petite camarade…

Elle le prit et le tendit au docteur, qui,l’ayant ouvert, se mit à lire à demi-voix :

« Hier, à l’heure de la petite Bourse,circulait sur les boulevards la nouvelle de l’arrestation de l’unde nos plus brillants gentilshommes, célèbre par son malheurconstant au jeu et ses innombrables chutes sur le turf.

« Renseignements pris, la nouvelle, siinvraisemblable qu’elle paraisse, est vraie.

« Arrêté chez une personne de sonintimité, le jeune duc de M… a été immédiatement conduit devantM. Barban d’Avranchel, auquel est confiée l’instruction de sonaffaire, et écroué ensuite à la Conciergerie, au secret… »

– Une personne de son intimité !grommelait Mme Bergam, visiblement offensée, commes’il n’eût pas été plus simple de me nommer !…

Le docteur poursuivait :

« Président du conseil d’une trèsimportante société financière, M. de M… aurait,assure-t-on, commis ou laissé commettre les plus graves…irrégularités.

« Nous nous abstiendrons, pouraujourd’hui, de rapporter les versions qui circulent et les détailsque nous avons recueillis. Nos lecteurs comprendront notre réserve.Plutôt paraître moins bien informés que certains de nos confrèresque d’ajouter à la douleur d’une grande famille, victime peut-être,nous l’espérons encore, d’un fatal malentendu… »

– Quelle aventure ! murmurait ledocteur.

Et lentement et pour lui seul, il relisaitl’article, cherchant s’il n’y avait rien entre les lignes, sanssouci de Mme Bergam, laquelle donnait un librecours à sa douleur et à sa colère.

– Voilà ma chance ordinaire !gémissait-elle. Il n’y a qu’à moi que de pareilles chosesarrivent ! Philippe arrêté ! Et à quel moment, s’il vousplaît ? Juste quand je suis dans une situation impossible,criblée de dettes et sans le sou. Sous prétexte qu’il allait avoirdes millions avant trois mois, Philippe ne payait plus rien nipersonne.

Le bruit d’une discussion violente dansl’antichambre l’interrompit.

– Qu’est-ce encore ! fit-elle, endevenant plus rouge.

Elle allait sonner, mais la soubrette à l’airimpudent parut, et d’un ton narquois, dit :

– C’est M. Grollet…

– Le loueur de voitures ?

– Oui.

– Qu’il repasse, je suis occupée…

– Eh bien ! que madame aille le luidire ; moi, je ne m’en charge pas.

Violemment, Mme Bergamfrappait du pied.

– Qu’il entre, alors, dit-elle.

M. Legris avait lâché son journal.

Ce nom de Grollet l’avait faittressaillir.

N’était-ce pas ainsi que se nommait lepalefrenier de l’Élysée, qui s’était audacieusement substitué àLaurent Cornevin disparu, et dont le faux témoignage devantM. Barban d’Avranchel, le juge d’instruction, avait tantcontribué à sauver M. de Combelaine ?

Il parut à l’instant, type accompli dumaquignon enrichi, gouailleur et impudent, vêtu d’habits cossus, leventre battu par de grosses chaînes d’or, le chapeau sur latête.

– Est-ce bien vous, monsieur Grollet,commença Mme Lucy d’une voix douce, qui venez metourmenter ?…

– J’ai besoin d’argent…

– Ne savez-vous donc pas ce quim’arrive ?

– M. de Maillefert est enprison ?

– Précisément.

Le loueur eut un geste furibond.

– C’est-à-dire que voilà mon argentperdu ! s’écria-t-il. Fiez-vous donc après à tous ces nobles,qui vous traitent de haut en bas… Filous, va ! Enfin, jeverrai… Mais en attendant j’arrête les frais, et à partird’aujourd’hui, plus de voiture…

Il tempêtait, il jurait, et cependant sacolère ne semblait rien mois que réelle au docteur Legris.

– Cher monsieur Grollet, suppliaMme Lucy…

– Quoi ?

– Vous me laisseriez bien un coupé, aumoins, rien qu’un petit coupé à un cheval…

– Avez-vous de l’argent à medonner ?…

– Hélas !…

– Alors, serviteur…

– Plus de voiture ! Mon Dieu !comment vais-je faire ?

Grollet ricanait.

– Vous ferez comme les honnêtes femmes,donc, dit-il, vous irez en omnibus.

Peu soucieuse de cette brutale raillerie,Mme Lucy adressait au docteur des regardséplorés.

Peut-être espérait-elle vaguement qu’il allaittirer de sa poche des billets de banque, et les jeter au nez duloueur.

Elle perdait ses peines. M. Legrisn’avait d’attention que pour Grollet. Comment cet entrepreneur siriche, qui possédait un des beaux établissements de Paris,venait-il de sa personne réclamer le montant de ses factures etfaire des scènes, métier désagréable, que les plus modestescommerçants laissent à leurs employés ou à leurs huissiers ?Était-ce bien de son propre mouvement qu’il agissaitainsi !

– Eh bien ! repritMme Lucy, lasse d’attendre en vain un bon mouvementdu docteur, soit, j’irai en omnibus. Mais soyez tranquille, je vousrevaudrai l’avanie que vous me faites…

– À votre aise, répondit brutalement leloueur. Seulement, qu’on me paye, sinon, gare auxmeubles !…

Il sortit là-dessus.Mme Bergam semblait près de tomber enconvulsions.

– Et voilà les gens, s’écriait-elle, dèsqu’ils vous savent dans le malheur, ils vous tombent dessus.Tapissier, modiste, couturière, c’est comme une procession, ici,depuis ce matin. Je vais être saisie, c’est sûr. Ah ! siPhilippe sort de prison, il me le payera. Laisser une femme danscette position !…

Était-ce bien au seul Philippe queMme Lucy Bergam adressait ces reproches amers, etn’en devait-il pas rejaillir une part sur le docteur, qui avait eula vilenie de ne pas intervenir ?

Mais il était fermement résolu à ne riencomprendre, et de l’air le plus désintéressé :

– C’est donc à tous ces tracas, dit-il,que je dois attribuer votre départ ?

– Quel départ ?

Du geste, il montra le désordre du salon, lessacs de nuit, les malles…

– C’est vrai, répondit la jeune femme,c’est vrai, j’oubliais. Malheureusement, non, ce n’est pas moi quipars… Est-ce que j’ai d’aussi belles choses que cela, moi, descachemires de mille écus, des dentelles de vingt-cinq louis lemètre, des diamants qui valent plus de cent mille francs ?…Hormis mon mobilier, qui n’est même pas complètement payé, je n’airien, moi, que de la pacotille, du rebut, du faux, du« toc » !… On disait que je ruinais Philippe, et jelaissais dire, parce que c’est tout de même flatteur, mais va-t-envoir s’ils viennent !… Ruine-t-on qui n’a rien ?… EtPhilippe n’a rien, que des dettes. Ses quelques louis passaient aujeu. Pour le reste, nous prenions à crédit, toujours, partout… Lelendemain du mariage de sa sœur, nous devions, me jurait-il, roulersur l’or… Seulement, sa sœur est toujours fille, le voilà enprison, et je suis seule à tenir tête aux créanciers… Ah ! sij’avais su, quand j’étais ouvrière au faubourgSaint-Jacques !

Peut-être y avait-il beaucoup de vrai dans cequ’elle disait. Peut-être le docteur Legris était-il pluscruellement vengé qu’il ne le supposait. Mais que luiimportait !…

– À qui donc tout ce bagage ?interrogea-t-il.

À une de mes amies, à Flora Misri, qui secache chez moi depuis douze jours…

Le docteur avait tressailli de joie. Lapartie, décidément, se présentait plus belle qu’il n’eût osé lesouhaiter.

– Qui donc craint-elle si fort, la pauvrefemme ? fit-il.

– Combelaine, donc ! Ah ! sielle voulait me croire ! Mais non. Cet homme la rend folle.C’est à ce point qu’elle n’ose même pas aller jusque chez elle.Tout ce que vous voyez là, elle l’a envoyé chercher pièce à piècepar ma femme de chambre. Elle qui était si avare et si défiante,qui aurait coupé un liard en quatre et qui croyait toujours qu’onla volait, elle confie maintenant toutes ses clefs, même celle deson secrétaire, à la première venue… Si bien que nous étions entrain de faire ses malles quand vous êtes arrivé. Elle compte, cesoir, à la nuit, se faire conduire au chemin de fer et passer enAngleterre, et ensuite en Amérique…

Jusqu’à quel point le récit deMme Bergam devait être exact, nul mieux que ledocteur Legris ne pouvait le savoir.

Et cependant, il souriait d’un air dedoute.

– Pas mal imaginé, murmurait-il, pasmal !…

Il voulait piquer Mme Bergam,il y réussit d’autant plus aisément qu’elle se croyait intéressée àlui prouver la réalité de sa détresse.

– Vous croyez que je mens !s’écria-t-elle. Eh bien ! attendez, vous allez voir…

Et courant ouvrir une des portes :

– Flora ! cria-t-elle, Flora, viensdonc, tu n’as rien à craindre.

L’instant d’après Mme Misrientrait.

Elle n’avait plus à nier la quarantaine,désormais. Sa pâleur et les plis de ses tempes disaient sesinsomnies, de même que la mobilité de ses yeux et le tremblement deses mains trahissaient ses perpétuelles frayeurs.

Décidé à brusquer la situation, le docteurs’avança.

– Je suis le plus intime ami deM. Raymond Delorge, madame, prononça-t-il.

À ce nom, une fugitive rougeur colora lesjoues pâlies de Mme Misri.

– M. Delorge s’est conduit avec moiabominablement, prononça-t-elle.

– Madame !…

– C’est une lâcheté indigne que de trahirune femme comme il m’a trahie… J’avais eu la faiblesse de luirévéler l’existence de certains papiers que je possédais, il en aprofité pour s’introduire chez moi et me les voler…

Ce qu’elle disait, elle le croyait, c’étaitmanifeste.

– Vous vous trompez, madame, ce n’est pasmon ami qui vous a enlevé vos papiers ; je vous le jure surl’honneur.

– Qui donc les aurait pris ?

– Celui qui avait le plus grand intérêt àles posséder, le comte de Combelaine.

C’est la bouche béante, et stupided’étonnement, que Mme Bergam écoutait.

Elle commençait à soupçonner qu’elle avait étédupe d’une illusion, et que ce n’était pas uniquement pour sesbeaux yeux que le docteur était venu.

– Ce n’est pas par Combelaine que j’aiété volée ! déclara Mme Misri.

– Qu’en savez-vous ? fit ledocteur.

– Il me l’a dit.

– N’a-t-il donc jamais menti !…

Elle frissonna de souvenir, etvivement :

– Il n’a pas menti en cette occasion,dit-elle, je vous le jure. C’était le lendemain de l’affaire dubois de Boulogne. Désolée de ce que j’avais fait, et craignantd’être relancée par M. Delorge, j’étais venue passer la nuitici, sur ce canapé…

– C’est la vérité, attestaMme Bergam.

– Dès huit heures du matin, j’envoyaichercher une voiture, et je me fis conduire chez moi. Mon partiétait pris. J’étais résolue à rendre à Victor, sans conditions,tout ce que j’avais à lui. Jugez de ma stupeur lorsque, cherchantces papiers maudits, je ne les trouvai plus. Et nulle traced’effraction ! J’interrogeai mes domestiques, ils n’avaientrien vu, rien entendu. J’en perdais si bien la tête que c’est commed’un rêve que je me souviens de la visite de ma sœur. J’étais commefolle…

– C’est ce qu’a dit, en effet,Mme Cornevin, approuva le docteur.

– Ma sœur venait de partir, continuaMme Flora, lorsque je vis paraître Victor. Ilsavait ma promenade avec M. Delorge, et était furieux. Fermantà clef la porte de ma chambre : – « À nous deux, medit-il ; mes papiers, à l’instant !… » Alors,j’espérais que c’était lui qui les avait enlevés. – « Tu saisbien, répondis-je, que je ne les ai plus ! » Il devintlivide, et sans mot dire il bondit jusqu’à ma cachette, dont ilavait, sans que je puisse deviner comment, surpris le secret.Voyant que je disais vrai : – « Ah ! misérablefemme ! s’écria-t-il, tu les as vendus au fils du généralDelorge ! » Il était si effrayant que je me laissaistomber à genoux, en murmurant : « Je te jure quenon ! » Mais lui, sans m’écouter : « Tu vasvoir comment je punis les traîtres ! » cria-t-il. Et mesaisissant au cou, il m’eût étranglée, j’étais morte, sans un demes domestiques, qui, entendant mon râle, fit sauter la porte etm’arracha de ses mains !…

Ce n’est pas sans effort que le docteur Legrisdissimulait, sous une mine grave et froide, l’immense satisfactiondont il était inondé.

– Et après ? interrogea-t-il.

– Après, je crus que Victor deviendraitfou de rage.

– Je t’ai manquée cette fois, me dit-il,mais tu es condamnée sans appel. » Puis, avant de seretirer : « – Tes amis, Raymond Delorge et tous lesmisérables qui ont payé ton infâme trahison, triomphent sans doute.C’est trop tôt. Je suis perdu, c’est possible, mais ils ne sont passauvés. Je ne périrai pas seul, en tout cas. On ne sait pas ce dontun homme comme moi est capable, une fois acculé au fond d’unesituation sans issue… » J’essayai de le détromper, de luidémontrer que j’avais été victime d’un abus de confiance, il refusade m’écouter : « – Va retrouver ton Delorge, fit-il enricanant, et qu’il te protège, s’il le peut… » Et ilsortit…

Elle s’arrêta ; son état était sipitoyable, que Mme Lucy Bergam, dont la sensibilitén’était pas le défaut, en fut touchée.

– Pauvre Flora ! murmura-t-elle.

Déjà elle poursuivait :

– Victor parti, je tombai comme unemasse, évanouie. Lorsque je repris enfin connaissance, je reconnus,penché au dessus de moi, le visage pâle et les lèvres serrées, ledocteur Buiron… Peut-être le connaissez-vous ?

Oui, M. Legris le connaissait.

C’était ce médecin, il s’en souvenait bien,qui, dix-huit ans plus tôt, avait été appelé à l’Élysée, près dugénéral Delorge mort et déjà froid.

– M. Buiron est un confrère,répondit-il simplement.

– C’est un homme très savant, à ce qu’ilparaît, reprit Mme Flora, très riche, qui est dansles places et dans les honneurs… Et cependant lorsque mes yeuxrencontrèrent les siens, je frémis comme si j’avais entrevu la mortmême… C’est que je le connais, moi, le docteur Buiron. Il venaitchez moi quelquefois passer la soirée. C’est un ami intime deVictor. Il y a une lettre de lui parmi les papiers qui m’ont étévolés. Ma première idée fut : « – Cet homme a été envoyépour m’empoisonner !… »

Pauvre Misri !… De grosses larmesroulaient le long de ses joues.

– C’est que je ne m’abusais pas,disait-elle d’une voix étouffée, c’est que je ne sentais que tropcombien il serait aisé de se défaire de moi sans danger. Une femmetelle que moi, qui donc s’en soucie ! On se ruine pour elle,on lui donne des diamants, on lui prodigue les flatteries… Maisquant à paraître mêlé à sa vie, à moins d’être un Combelaine, quidonc le voudrait !…

Sans perdre une syllabe du récit deMme Flora, le docteur Legris, du coin de l’œil,guettait Mme Bergam.

Elle s’était assise et, toute pâle, ellel’écoutait, épouvantée des misères de cette femme dont elle avaitenvié la vie.

– Cependant, continuaitMme Misri, vous pensez bien que je ne laissai rienvoir au docteur Buiron de mes soupçons. – « S’il voit que jeme défie, pensais-je, c’en est fait de moi à l’instant. » Jele remerciai bien, au contraire, de s’être tant hâté de venir, etje lui promis de suivre avec la dernière exactitude toutes sesprescriptions. Mais dès qu’il eut tourné les talons, vite je jetaitout ce qu’il avait envoyé chercher chez le pharmacien, les drogueset les potions. Après quoi, sortant du lit malgré ma faiblesse, jeme fis habiller et conduire ici. Je savais que Lucy a bon cœur, etque ce n’est pas elle qui abandonnerait une amie dans la peine, etqu’elle ne me trahirait pas, quand bien même on lui offrirait grosd’or comme elle.

– J’aimerais mieux mourir que de trahirune amie, affirma Mme Bergam.

– Oh ! je le sais, se hâta dereprendre Mme Misri, je le sais très bien. Pauvremignonne, je t’ai bien gênée, n’est-ce pas ? bien ennuyée,bien tracassée, mais sois tranquille, tu n’as pas obligé uneingrate…

– Je ne demande rien, Flora…

– Non certes, mais je n’oublie pas ce queje te dois… Te voici dans l’embarras, par suite de l’arrestation duduc de Maillefert, et tes créanciers abusent de ta position pour tetourmenter… Mais je suis là. Je ne veux pas que mon amie Lucy soitsaisie, moi, ni qu’on la fasse pleurer. J’ai de l’argent. Je t’endonnerai pour payer tes créanciers et attendre…

D’un commun mouvement, les deux femmess’étaient levées et s’embrassaient avec des effusions qui eussenttouché le docteur, s’il n’eût compris le sens vrai de cette scèned’attendrissement.

Il était clair que Mme Bergam,se voyant sans ressources, avait dû songer à tirer parti dessecrets de son amie.

Il était évident que Flora en avait eu lesoupçon, et que, par cette générosité soudaine et si contraire àses habitudes, elle espérait prévenir une trahison…

Dès que Mme Misri se fûtrassise :

– Et maintenant, chère madame, interrogeale docteur, y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander ce quevous comptez faire ?…

Elle le regarda d’un air soupçonneux.

– Je ne suis pas encore bien décidée,répondit-elle.

Du pied, négligemment, le docteur poussa unedes malles.

– Je pensais, fit-il, que vous alliezpartir pour un long voyage…

– Peut-être…

Lui, s’attendait à cette réserve.

– Je vous suis inconnu, madame,commença-t-il…

Mais Mme Bergaml’interrompit.

– Oh ! on peut tout dire devantValentin, s’écria-t-elle, je réponds de lui !

M. Legris ne lui sut aucun gré de cetteassistance.

– Madame cessera, je l’espère, de sedéfier de moi, reprit-il, en se rappelant que je suis l’ami deRaymond Delorge.

– Oui, j’oubliais ; vous êtes l’amide Raymond…

Le plus intime, madame, ce qui est vous direque nos intérêts, nos craintes et nos espérances sont lesmêmes…

Il fut interrompu par un grand claquement deportes, puis par une voix furibonde qui criait, dansl’antichambre :

– Je vous dis qu’elle y est, moi, sacrétonnerre ! et je vous commande d’aller lui dire que c’est moiqui veux lui parler, moi le baron Verdale !…

Entendant ce nom, Mme FloraMisri était devenue plus pâle encore.

– Verdale !… bégaya-t-elle, c’estVictor qui l’envoie, je suis perdue…

Ce dont M. de Combelaine pouvaitêtre capable, il suffisait pour le comprendre de voir la terreur decette malheureuse qui le connaissait si bien.

– Vous n’avez rien à craindre, madame,prononça le docteur. Ne suis-je pas là ?

– Ne peux-tu pas te cacherd’ailleurs ? proposa Mme Bergam, aux petitssoins désormais pour cette amie qui devait la tirer d’embarras.

Et ouvrant vivement la porte de sa chambre àcoucher :

– Va, dit-elle, en y poussantMme Flora, va et enferme-toi ; nous allons lerecevoir, nous, ce monsieur.

Il était temps.

Désespérant de vaincre la résistance obstinéede la chambrière, M. Verdale avait pris le parti de s’annoncerlui-même, et il entrait.

C’était toujours le même gros homme, portantpartout l’intolérable despotisme du parvenu. Il était seulementbeaucoup plus rouge encore que de coutume.

Sans remarquer le docteur, lequel,discrètement, s’était retiré dans un coin :

– Je savais bien, parbleu ! que vousy étiez ! dit-il grossièrement à Mme Lucy.Depuis quand faut-il violer des consignes, quand on veut vousparler !…

– Vous avez à me parler,monsieur ?…

– À vous, oui.

Ainsi, ce n’était pas pourMme Misri qu’il venait. Si elle l’entendait de lachambre à coucher, comme c’était probable, elle dut respirer pluslibrement.

Sans daigner s’asseoir, et toujours du mêmeton rude :

– Vous vous êtes présentée chez moi,vous, commença-t-il.

– Oui, hier soir.

– Et comme j’étais absent, vous avezdemandé à voir mon fils.

– Je n’ai rien demandé du tout. C’estvotre domestique qui m’a conduite à un jeune homme…

– Eh bien ! ce jeune homme est monfils.

Un geste d’épaules fut la seule réponse deMme Bergam, geste qui, éloquemment, traduisaitcette phrase :

– Je m’en moque pas mal !

La mauvaise humeur de M. Verdale enredoubla.

– Savez-vous, reprit-il, que c’est dutoupet de s’introduire dans les maisons…

– Monsieur !…

– Pour y colporter des ragotsridicules.

Sans avoir précisément l’habitude d’êtretraitée avec un respect exagéré, Mme Lucys’indignait de la grossièreté de M. Verdale.

– D’abord, je ne fais jamais de ragots,déclara-t-elle, en prenant son grand air de dignité première.

– Qu’avez-vous donc raconté à monfils ? Je l’ai trouvé en rentrant aussi mécontent quepossible.

Il était évident, et le docteur Legris lereconnaissait bien, que M. Verdale, de même que beaucoup depères en sa situation, avait en monsieur son fils un censeurincommode, sinon un maître redouté.

– Je ne lui ai rien raconté, réponditMme Bergam. Ce jeune homme, qui n’est pas poli dutout, ne m’a seulement pas laissé le temps de lui bien expliquer ceque Philippe m’a chargée de faire savoir àM. de Combelaine et à vous, c’est-à-dire qu’il consent àtout…

– C’est fort heureux, en vérité… Et quandvous a-t-il donné cette commission, M. Philippe ?

– Lorsqu’on est venu l’arrêter.

M. Verdale eut un mouvement de dépit.

– Elle est donc vraie, fit-il, cettehistoire d’arrestation que je viens de lire dans les journaux dumatin ?

– Très vraie, malheureusement. Vousn’avez donc pas vu M. de Combelaine ?…

– Combelaine !… Est-ce qu’on levoit ? est-ce qu’on lui parle ? est-ce qu’on sait cequ’il tripote et ce qu’il devient ?…

De plus en plus, la colère montait en flots depourpre au visage de l’ancien architecte. Il ne se contenait plus.Il oubliait qu’il n’était pas seul.

– Il se cache, parbleu ! après lebeau coup qu’il vient de faire, poursuivait-il. Faire arrêter leduc de Maillefert !… C’est de la folie, c’est le comble de ladémence !… Fourrer le nez de la justice dans nos affaires,comme c’est adroit !… Qu’il aille donc arrêter les poursuites,maintenant, ou limiter seulement les investigations !… Maisc’est bien fait pour moi, je n’ai que ce que je mérite !…Est-ce que je ne connaissais pas Combelaine ?… Est-ce que jene savais pas qu’il incendierait la maison de son meilleur ami pourse faire tiédir un bain de pieds !… Et ne pas me prévenir, neme rien dire, m’exposer à tout !…

Si le docteur Legris eût encore eu des doutes,il ne lui en fût plus resté un seul après cette explosion.

Une inspiration audacieuse lui vint. Ils’avança brusquement, et d’un ton dégagé :

– Peut-être ne blâmeriez-vous pas si fortM. de Combelaine, monsieur, dit-il à M. Verdale, sivous connaissiez les raisons de sa conduite.

C’est d’un œil stupéfait que l’ancienarchitecte considérait cet étranger qu’il n’avait pas aperçud’abord, et qui lui faisait l’effet de surgir du parquet.

S’étant un peu remis, cependant :

– Vous les savez donc, vous, monsieur,ces raisons ? demanda-t-il.

– Je crois les savoir, du moins.

– Ah !

– Il est arrivé un accident àM. de Combelaine…

– Un accident ?

– Ou un désagrément, comme vous voudrez,qui a dû précipiter ses résolutions. En homme prudent et qui saitcombien peu il faut se fier aux faveurs de la fortune,M. de Combelaine s’était de son mieux mis en garde contreles rigueurs de l’avenir. Il avait soigneusement collectionné etmis en un lieu qu’il croyait sûr quantité de documents quicompromettaient gravement plusieurs de ses amis, tous gensinfluents par leur fortune ou leur situation. C’était la ressourcede ses vieux jours…

L’architecte trépignait d’impatience.

– Au fait, monsieur !s’écria-t-il.

– Eh bien ! monsieur, ces documentssi précieux, M. de Combelaine ne les a plus…

– Quoi !… ces papiers qu’il avait eul’imprudence de confier à Flora…

– Ont été volés !…

Les couleurs si brillantes de l’architecteavaient disparu.

– Voilà ce que je prévoyais, fit-il, d’unaccent consterné. Oui, je l’avais prévu !… Le jour où FloraMisri nous a menacés de ces papiers maudits, j’ai dit àCombelaine : Prenez garde, prenez bien garde !… Il m’a riau nez. Flora, selon lui, était sa propriété, sa chose, et iln’avait rien à redouter d’elle. En voilà la preuve !…

Il se tut, mesurant sans doute le péril ;puis s’adressant au docteur :

– Savez-vous aussi, demanda-t-il, par quices papiers ont été volés ?

Cette question, le docteur l’attendait, et saréponse allait, pensait-il, servir puissamment Cornevin.

– On suppose, répondit-il, qu’ils ont étéenlevés par Raymond Delorge.

– Le fils du général ?…

– Précisément.

– Dans quel but ?…

– Uniquement pour empêcherM. de Combelaine d’épouserMlle de Maillefert.

Mais l’ancien copain deMe Roberjot n’était pas homme à se laisser démonterlongtemps. Il avait en sa vie tenu tête à trop de bourrasques pourne pas savoir qu’on revient de loin avec de l’audace.

– M. Delorge n’empêchera rien,déclara-t-il.

– Qui sait ?

– C’est moi qui vous le garantis. Quant àFlora, elle ne portera pas en paradis sa petite infamie, vouspouvez le lui garantir. Sur quoi, madame et monsieur, j’ai bienl’honneur…

Et il s’en alla, sans avoir soulevé sonchapeau, haussant toujours les épaules, comme s’il se fût reproché,lui, un personnage sérieux, d’avoir perdu à des futilités quelquesminutes de son temps précieux.

– C’est égal, s’écriaMme Bergam, il est dans ses petits souliers…

– On le croirait, approuva ledocteur.

– Et j’ai idée qu’il va y avoir unefameuse scène entre Combelaine et lui.

Elle riait de plaisir.

– Et le résultat, continuait-elle, serade me rendre Philippe. Pauvre garçon ! Je suis bien sûre, moi,qu’il est trop bête pour être coquin…

Elle ne put continuer,Mme Flora sortait de la chambre où elle s’étaitréfugiée à l’arrivée de M. Verdale. Agenouillée derrière laporte de communication, l’oreille collée contre la serrure, ellen’avait pas perdu un mot de la conversation.

– Ainsi donc, vous me trompiez, dit-elleau docteur Legris, c’est bien M. Delorge qui m’a volée…

– Permettez…

– Vous venez de le dire àM. Verdale, je vous ai entendu.

– Eh oui, je l’ai dit, je ne le nie pas,mais j’avais mes raisons.

Elle l’interrompit violemment.

– C’est-à-dire que vous me trahissiez,s’écria-t-elle, lâchement, comme tous les autres !…

Discuter avec une femme dont la colère et lapeur troublaient la faible cervelle, n’était-ce pas perdre sontemps ? Mais le docteur Legris s’était juré de conquérirMme Flora à ses projets.

S’armant donc de patience :

– Moi vous trahir ! reprit-il.Est-ce possible ? Songez-vous bien à ce que vous dites ?Au profit de qui vous trahirais-je ? Au profit deM. de Combelaine, qui est notre plus mortel ennemi, qui ajadis assassiné le père de Raymond, et qui maintenant veut luiravir la femme qu’il aime et dont il est aimé ?… C’estinsensé, vous devez bien le comprendre…

Qu’elle se l’expliquât ou non, ses traits peuà peu se détendaient.

– Par qui votre vie est-ellemenacée ? poursuivait le docteur, qui s’animait à mesure qu’ilconstatait le succès de son éloquence. ParM. de Combelaine. Entre vous et lui, c’est une lutte sansmerci qui ne prendra fin qu’à la mort de l’un de vous deux. C’estexactement la situation de mon ami. Donc vous avez, Raymond etvous, des intérêts pareils ; donc vous devez vous entendre,vous soutenir, vous prêter en toute occasion une assistancedévouée…

– C’est vrai, murmuraitMme Misri, c’est vrai, cependant !…

– Vous vous plaignez de n’avoir ni amisni alliés. À qui la faute ? À vous qui restez indécise entrecelui dont vous avez tout à craindre et ceux dont vous avez tout àespérer. On prend un parti, que diable ! résolument.

Mme Lucy Bergam ricanait.

– Vous perdez votre temps, mon cher,dit-elle au docteur. Flora va vous promettre tout ce que vousvoudrez, et vous n’aurez pas plutôt le dos tourné, qu’elle écrira àCombelaine pour lui tout dire et lui demander pardon.

Elle ne pensait pas un mot de ce qu’elledisait, Mme Lucy.

Mais elle avait beaucoup réfléchi pendant lavisite de M. Verdale, et elle avait reconnu qu’il était de sonintérêt de se déclarer contre ces gens qui avaient fait arrêterM. Philippe pour lui prendre sans doute ses millions, – cesmillions dont elle avait tant compté avoir sa bonne part…

Sa raillerie, c’était, pensait-elle, le coupde fouet qui déciderait son amie.

Elle ne se trompait pas.

Mme Misri se dressa, la joueen feu, et d’un accent de haine farouche :

– J’ai été lâche autrefois,s’écria-t-elle, c’est vrai, mais ce temps est passé. Il y va de mapeau, maintenant, et j’y tiens. Tant que Victor vivra, jetremblerai. Si je savais quels mots dire pour le faire monter àl’échafaud, je les dirais.

Et, tendant la main au docteur :

– Je suis avec vous, monsieur, dit-elle,avec M. Delorge, avec ma sœur. Vous pouvez compter sur moi.Que voulez-vous de moi ? Parlez.

Un sourire de triomphe glissait sur les lèvresdu docteur.

– Avant tout, commença-t-il, jedésirerais savoir vos projets.

– Je vais quitter Paris ce soir même,monsieur.

– Quitter Paris ?… Où doncserez-vous plus en sûreté ?

– Là où Combelaine ne saura pas que jesuis…

– C’est-à-dire que vous espérez lui faireperdre vos traces, que vous espérez échapper aux espions dont il nepeut manquer de vous avoir entourée…

– Je l’espère, oui, car toutes mesmesures sont prises et toutes les chances sont pour moi. Jugezplutôt. Comme vous le voyez, mes apprêts de départ sont presqueterminés. Ce soir, à huit heures, j’envoie chercher une voiture,sur laquelle on charge mes bagages. Dans cette voiture, prennentplace ma chère Lucy et sa femme de chambre Ernestine, vêtue etcoiffée de façon à ce qu’on la prenne pour moi, et le visage cachésous un voile très épais. Elles se font conduire au chemin de ferde l’Ouest, et là, Ernestine prend un billet pour Londres, où ellese rend pour attendre mes ordres dans un hôtel convenu. Moi, restéeseule, je revêts le costume d’Ernestine. Je fais ensuite monter leconcierge, et carrément je lui offre dix louis, vingt louis, centlouis au besoin, s’il veut, à l’instant même, me donner le moyen defranchir le petit mur qui sépare la cour de cette maison de la courd’une maison voisine, qui a son entrée rue de Suresnes. Leconcierge refuse-t-il ? Non, évidemment. Je passe donc le muret me voilà rue de Suresnes, vêtue comme une bonne, et portant toutce que je possède dans un grossier panier d’osier. La premièrevoiture que je vois, je la prends, et avec cent sous de pourboire,je suis sûre d’arriver à la gare Montparnasse assez à temps pourprofiter du train de Brest. Après-demain, part de Brest le paquebotde New-York. J’y prends passage sous un faux nom, grâce à unpasseport que m’a procuré le père Coutanceau. Une fois en Amérique,je trouverai bien le moyen de donner de mes nouvelles à Ernestineet de me faire expédier mes malles, sans livrer le secret de maretraite. Et si je ne le trouve pas, ce moyen, eh bien ! monsaint-frusquin sera perdu, voilà tout. Mon sacrifice est fait. Pource qui est de tout ce que je laisse ici, Coutanceau y veillera.Avant-hier, lorsqu’il est venu me voir, je me suis entendue aveclui, et je lui ai signé un pouvoir.

Rien de singulier comme l’ébahissement deMme Lucy.

– Comment, Flora ! s’écria-t-elle,c’est toi qui a combiné tout cela ?

– Avec l’aide du père Coutanceau,oui.

– Et tu ne m’avais rien dit…

– À quoi bon t’inquiéter !… Nesuis-je pas sûre de toi ! Refuseras-tu un service à une amiequi, avant de te quitter, t’aura tirée de peine !…

– Oh ! non, certes !

– Ernestine hésitera-t-elle à partir pourLondres, si je lui donne cinq ou six billets de mille comme fraisde voyage…

– Pour cinq mille francs, Ernestineferait le tour du monde.

– Tu vois bien que j’ai tout prévu, fitMme Flora.

Et réprimant un frisson :

– C’est que cela rend ingénieux,ajouta-t-elle, de songer qu’on défend sa peau !

Elle disait vrai : son plan était assezsimple et assez bien conçu pour avoir quatre-vingt-dix-neuf chancesde succès sur cent.

Il n’avait qu’un tort, aux yeux du docteurLegris, c’était de déranger absolument ses projets.

Son intention, en effet, était de garderMme Misri sous la main, comme on garde à sa portéeune arme chargée.

– Ainsi, madame, dit-il, vous nousabandonnez au moment critique ?…

– Parfaitement.

– Est-ce bien… généreux ?

– Peut-être bien que non, réponditMme Flora, avec la cynique franchise de la peur,mais chacun pour soi. Ici, je ne vis plus. Combelaine m’a dit qu’ilm’avait condamnée, je sais ce que cela signifie. Je lui ai entendudire cela de trois personnes… Un mois après, on les portait aucimetière.

Le docteur vit bien qu’il avait fait fausseroute ; aussi, loin d’insister :

– Partez donc, chère madame,fit-il ; seulement…

– Quoi ?

– Seulement, Paris est encore la seuleville où vous puissiez vivre en toute sécurité ; vous allezéchapper aux espions de Combelaine qui, vous sachant ici,surveillent le boulevard Malesherbes, et ils vont suivre Ernestine,la prenant pour vous. Mais, avant vingt-quatre heures, ils aurontreconnu leur erreur, et, avant deux jours, ils auront retrouvévotre piste. Et lorsque vous arriverez en Amérique, il y aura àvous guetter sur le port quelque détective prévenu par letélégraphe…

Mme Misri était devenue toutepâle.

– Oh !… protestait-elle, oh !monsieur !

Sûr d’avoir touché juste, le docteurpoursuivait froidement :

– C’est un grand et puissant pays quel’Amérique, mais qui a ses mœurs particulières. On y respecte laliberté jusqu’en ses excès. Jamais on n’y tolèrerait une policetelle que la nôtre, dont la sollicitude est inquiète jusqu’à latracasserie…

– De sorte que…

– Si je voulais me défaire lâchement etsans danger d’un ennemi, c’est en Amérique que je tâcherais del’attirer.

Résolue à servir le docteur,Mme Lucy crut devoir intervenir.

– Ah ! chère Flora, s’écria-t-elle,écoute Valentin, ne vas pas dans cet horrible pays !…

La plus affreuse perplexité se lisait sur levisage blême de Mme Misri.

– Que faire donc, selon vous ?demanda-t-elle au docteur.

– Rester à Paris.

– J’y mourrais de peur…

M. Legris l’arrêta.

– Aussi n’est-ce pas d’y resterostensiblement que je vous conseille, dit-il.

– Ah !…

– Je vous engage à vous y cacher…

– Hélas ! comment !…

– Le plus simplement du monde. Ainsi vousexécutez la première partie de votre plan qui est, de tout point,excellente. Ernestine part pour Londres, et vous, chère madame,vous franchissez le mur mitoyen. Seulement, rue de Suresnes, aulieu d’arrêter le premier fiacre qui passe, vous allez droit à unevoiture où un ami vous attend. Cet ami, homme dévoué et prudent,qui sait son Paris sur le bout des doigts, vous a préparé uneretraite sûre, il vous y conduit et vous y attendez lesévénements.

– Et vous croyez…

– Je ne crois pas, je suis certain que ceparti est le meilleur…

Mme Misri réfléchissait.

– Oui, murmura-t-elle, peut-être, maisai-je un ami dévoué ?

– Vous avez moi, madame, dont l’intérêtvous répond.

– Ah ! à ta place, Flora, s’écriaMme Lucy, je n’hésiterais pas !

Elle hésitait, cependant, pleurantsilencieusement, et le docteur préparait de nouveaux arguments,lorsque tout à coup :

– Alors, monsieur, dit-elle, vousviendrez m’attendre ce soir rue de Suresnes ?

– Ce soir, non, parce qu’il me faut unpeu de temps pour vous préparer une cachette telle que je la veux,mais demain…

Elle était décidée.

– Soit ! s’écria-t-elle. À quelleheure ?

– À partir de huit heures, je serai dansun fiacre, arrêté en face du numéro 20. Pour que vous ne puissiezpas vous méprendre, le coin d’un mouchoir blanc pendra de laportière de ce fiacre.

– C’est entendu. Vous le voyez, monsieur,je me confie à vous, absolument…

– Vous n’aurez pas à vous en repentir,madame, je vous en donne ma parole d’honneur…

Lorsque se retira M. Legris, quelquesinstants après, Mme Lucy voulut le reconduirejusqu’à la porte et, une fois dans l’antichambre, lui prenant lebras :

– Ainsi, fit-elle, ce n’est pas pour moique vous veniez ?

– Je l’avoue, répondit-il ensouriant.

Elle soupira, et d’une voix un peuétouffée :

– Vous m’avez donc oubliée ?murmura-t-elle, moi qui jadis…

Et comme il ne répondait pas :

– Baste !… ajouta-t-elle, cela vautpeut-être mieux… pour vous surtout. Mais nous restons amis,n’est-ce pas ? Vous voyez que je suis de votre parti. Allons,adieu !…

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