La Dégringolade, Tome 3

VI

Il fallait qu’il y eût en jeu un intérêt bienpuissant pour que la duchesse de Maillefert, cette femme sihautaine et si violente, se contraignît comme elle le faisaitdepuis vingt minutes. Elle devait suer dans sa robe, tout en sefaisant un visage impassible. Telle était d’ailleurs la tension deson esprit qu’elle ne se préoccupait ni de miss Lydia, ni deMlle Simone qui, brisée par cette dernière crise,venait de se trouver mal.

– Eh bien ? fit M. Philippe,après que le bruit des pas de Raymond se fut perdu dans l’escalier,eh bien !…

– Eh bien ! répondit la duchesse, nefallait-il pas que cette scène eût lieu ?… ne vous l’avais-jepas annoncée ? ne l’attendiez-vous pas ?…

– Si. Et j’ai été outragé chez moi, parun homme auquel je ne pouvais m’empêcher de donner raison…Ah ! ma mère, pourquoi vous ai-je écoutée !…

Mme de Maillefert eut ungeste équivoque.

– C’est vrai, murmura-t-elle, nous sommesjoués indignement. Mais qui se serait attendu à tantd’impudence !… Qu’il prenne garde, pourtant, je n’ai pas ditmon dernier mot.

M. Philippe tressaillit.

– Vrai, fit-il, vous avez quelque raisond’espérer ?

– Je vous répondrai dans trois ou quatrejours, quand j’aurai vu une personne…

Le jeune duc se permit un petit sifflotementfort irrévérencieux.

– Connu ! dit-il ? Et d’ici là,M. Delorge finira de tout brouiller. Combelaine est capable decroire que c’est nous qui le lui dépêchons…

M. Delorge n’exécutera pas sesmenaces.

– Erreur, ma mère. Je l’ai toisé, moi, cegarçon, il est naïf, c’est vrai, sentimental en diable, maisrageur… excessivement rageur…

Les mouvements de miss Dodge s’empressantautour de Mlle Simone rappelèrent la duchesse à lacirconspection.

– Chut !… fit-elle vivement enbaissant le ton. Simone conjurera ce péril.

– Oui, comptez là-dessus.

– J’y compte. Son empire surM. Delorge est absolu. Elle saura, si je l’en prie, obtenir delui qu’il quitte Paris. Elle lui écrira, elle lui donnera unrendez-vous s’il le faut.

– Et si Delorge va trouver Combelaine cesoir ?

– Il n’ira pas… Cependant laissez-moi, jevais parler à Simone…

Eh bien ! la duchesse se trompait.

Raymond, en sortant de l’hôtel de Maillefert,était un autre homme. Il comprenait maintenant queM. de Combelaine et les Maillefert s’exécraient, comme ilarrive toujours aux complices, d’accord tant qu’il est question dedépouiller leur victime, et qui en viennent aux coups de couteaudès qu’il s’agit de partager le butin.

Et là-dessus il bâtissait le plan le plussimple, un plan qu’il était bien résolu à exécuter avec ceteffrayant sang-froid de l’homme pour qui la vie n’a plus aucunevaleur.

Il allait droit au comte de Combelaine, et illui disait simplement :

– J’aimeMlle de Maillefert, et elle vous est fortindifférente. Je suis aimé d’elle, vous en êtes haï. C’est safortune que vous convoitez ? Prenez-la. Quant à l’épouser, n’ysongez plus, ou vous me forcerez de vous brûler la cervelle.

– Et je la lui brûlerai, pensait-il,comme à un chien enragé, à bout portant !

Ainsi réfléchissant, il avait gagné lesChamps-Élysées. Il prit la rue du Cirque, et bientôt arriva à cecharmant hôtel que M. de Combelaine devait à lamunificence impériale.

Raymond sonna, et un domestique en habit noirà la française étant venu lui ouvrir :

– M. de Combelaine ?demanda-t-il.

– Monsieur le comte n’est pas à lamaison, répondit le domestique.

– Ce n’est pas pour une affaire ordinaireque je viens, il faut que je le voie, il y va d’un intérêtpressant…

Le domestique n’eut pas le temps de répondre.Un coupé fort élégant, attelé d’un magnifique cheval, s’arrêtaitdevant la grille.

Une femme en descendit qui, franchissantlestement le trottoir, s’avança pour entrer comme chez elle.

Seulement, le domestique, respectueusement,mais non moins fermement, lui barra le passage en disant :

– Monsieur le comte est absent,madame.

De son air le plus hautain, elle le toisa, etd’un ton méchant :

– Vous êtes nouveau dans la maison, moncher, vous ne savez sans doute pas qui je suis…

– Que madame m’excuse, je le sais trèsbien.

– Alors, rangez-vous que je passe.

– Je ne le puis, madame, ayant l’ordre demonsieur le comte…

Cette visiteuse était placée de telle façonque la lumière des lanternes de la grille tombait d’aplomb sur sonvisage et l’éclairait comme le plein jour.

C’était une de ces femmes, comme il ne s’entrouve guère qu’à Paris, dans ce monde qu’on appelle « uncertain monde » et qui doivent à une hygiène savante, à dessoins incessants et à de mystérieuses pratiques de toilette, leprivilège de prolonger leur été bien au delà de l’automne.

On voyait bien que celle-ci avait dépassé latrentaine. Mais de combien ? De cinq, de dix, de quinzeans ? C’est ce qu’il eût été difficile de décider…

Et plus Raymond l’observait, plus il luisemblait retrouver cette physionomie au fond de ses souvenirs.

– Appelez Léonard, commanda-t-elle.

C’était le valet de chambre, l’intimeconfident de M. de Combelaine.

– M. Léonard ne fait plus partie dela maison de monsieur le comte, répondit le domestique.

– Comment !… Léonard…

– A quitté monsieur pour entrer auservice d’un Anglais qui lui donne des gages énormes…

De rage, la visiteuse déchirait ses gants enlambeaux.

– Alors, reprit-elle, allez dire au comteque je suis ici, moi, à sa porte, attendant.

– Mais il est sorti, madame, je vous lejure, répondit le domestique. Lorsque vous êtes arrivée, j’étais entrain de le dire à monsieur…

Il montrait Raymond, tout en parlant. La damese détourna et, l’apercevant, ne put retenir un léger cri.

– Je reviendrai, fit-elle.

Et s’adressant à Raymond :

– Et vous, monsieur, voulez-vous bienm’aider à monter en voiture ?

Raymond obéit. Et quand elle eut pris placesur les coussins de son coupé :

– Un mot, monsieur, fit-elle, assez baspour n’être entendue que de Raymond. Je ne me trompe pas, vous êtesbien M. Delorge ?…

– En effet, madame.

– Le fils du général ?

– Oui.

Elle eut une seconde d’indécision, puisvivement :

– Eh bien ! reprit-elle, dites à moncocher de rentrer par les Champs-Élysées, et montez près demoi.

Celui-là devient un joueur terrible, qui n’aplus rien à perdre. La situation de Raymond était à ce pointdésespérée, qu’il pouvait tout tenter sans craindre de l’empirer.Il fût monté sans sourciller dans le carrosse du diable.

Il fit donc ce que lui demandait cette femme,et lorsqu’il fut assis près d’elle, que la portière fut refermée etque le coupé roula :

– Décidément, commença-t-elle, vous ne meremettez pas, monsieur Delorge ?…

– Je suis sûr que vous ne m’êtes pasinconnue, madame.

Il est positif que depuis deux minutes il semettait l’esprit à la torture pour associer la physionomie de cettefemme à un des événements de sa vie.

– Je vois bien, reprit-elle après unecourte pause, qu’il faut que je vous mette sur la voie. Oh !il y a bien quinze ou dix-huit ans de cela. Comme le tempspasse !… J’étais une toute jeune fille mais vous étiez unenfant, vous. Il a été trop souvent question de moi chez votre mèrepour que vous m’ayez oubliée.

– Je n’y suis pas du tout, murmuraitRaymond.

– En ce temps-là, vos amis,Me Roberjot surtout, croyaient que je pouvais vousêtre d’un grand secours… Y êtes-vous ?… Pas encore. Voyons,est-ce que la mère de vos camarades n’avait pas unesœur ?…

Si haut et si brusquement tressauta Raymond,que son chapeau s’écrasa à demi contre le fond du coupé.

– Flora Misri !… s’écria-t-il.

La dame tressaillit comme si une épingle l’eûtpiquée.

– On m’appelait effectivement ainsi,autrefois, dit-elle d’un ton pincé, mais maintenant et depuislongtemps je suis pour mes amis Mme Misri.

Tant bien que mal Raymond essayait des’excuser, elle l’interrompit vite.

– Il suffit, dit-elle. Si je vous ai priéde monter dans ma voiture, c’est que j’ai à vous entretenir dechoses qui vous intéressent au plus haut point…

– Madame…

– Oh ! ne vous étonnez pas. Sans quevous vous en doutiez, mes intérêts et les vôtres sont les mêmes, ence moment. Tenez, causons : vous avez failli vous marier, il ya trois mois ?…

Positivement, depuis quelques minutes, Raymondattendait une question de ce genre. Il était sur ses gardes. C’estdonc d’un ton raisonnablement froid qu’il répondit :

– Oh !… failli !… C’estpeut-être beaucoup dire.

Mme Misri eut un mouvementd’impatience.

– Ne chicanons pas sur les mots,fit-elle. Il a été question pour vous d’un mariage…

Quel intérêt avait-il à nier ? Aucun.

– C’est la vérité, répondit-il.

– Avec une jeune fille très riche,dit-on ?

– Immensément riche.

– AvecMlle de Maillefert enfin…

Ce qui augmentait cruellement l’embarras deRaymond, c’était de ne pas voir le visage deMme Misri. Il n’y a rien de perfide comme uneconversation dans l’obscurité. Les interlocuteurs ressemblent à desduellistes qui se battraient à l’épée les yeux bandés.

Autant qu’il en pouvait juger à son accent,elle devait être en proie à une colère d’autant plus violentequ’elle s’efforçait de la contenir.

Il sentait, en tout cas, la gravité de lasituation, que la fortune lui revenait peut-être, que toutdépendait de sa prudence et de son habileté. Et, mesurant la portéede chacune de ses paroles :

– J’ai pu espérer, en effet, dit-il, queMlle de Maillefert serait ma femme.

– Vous aime-t-elle ?

– Je le crois.

– Et sa famille vous la refuse ?

– Formellement.

– Pour la donner à un homme qu’elle doithaïr ?

– Je le crains.

Mme Misri, elle aussi, eûtbien voulu pouvoir surprendre sur la figure de Raymond le secret deses impressions. Ne le pouvant, elle eut une idée qui jamais neserait venue à un homme, elle lui prit la main, etbrusquement :

– Connaissez-vous l’homme qui vous enlèvela femme que vous aimez ?…

– Non, répondit-il effrontément.

Mais un tressaillement plus fort que savolonté l’avait trahi.

– Pourquoi mentir ? fitMme Misri. Vous savez aussi bien que moi que votrerival est M. de Combelaine.

Et Raymond ne répondant pas :

– Qu’alliez-vous faire chez lui ?insista-t-elle.

Il garda le silence. Il lui semblait voirpoindre à l’horizon comme une lueur d’espérance.

– Vous alliez le provoquer ? ditMme Misri.

Elle se frappa le front.

– C’est vrai, fit-elle, je me souviensqu’une fois déjà vous lui avez envoyé des témoins, et qu’il arefusé obstinément de vous suivre sur le terrain.

– Vous voyez…

– Oui. Vous devez le haïreffroyablement.

– Comment ne pas haïr celui qui m’enlèvela jeune fille que j’aime ?…

Mme Misri hochait la tête.

– Oh ! ce n’est pas tout,dit-elle.

– Quoi donc ?

– On prétend que ce n’est pas en duelqu’il a tué le général Delorge.

Raymond sentait la sueur de l’angoisse perlerà ses tempes.

– Et a-t-on tort de le prétendre ?demanda-t-il d’une voix altérée…

Ce fut au tour de Mme Misri àse taire, puis au bout d’un moment, au lieu de répondre :

– Que feriez-vous bien, dit-elle, pourvous venger de cet homme ?

Grâce à une toute puissante projection devolonté, Raymond étouffa l’exclamation de joie qui lui montait auxlèvres.

Cette femme, qui d’une voix frémissante luiparlait de vengeance, qui semblait lui offrir à signer un pacte dehaine, c’était Flora Misri, l’âme damnée du comte deCombelaine.

Pour que le misérable fût perdu, cette femme,pensait Raymond, n’avait qu’à le vouloir.

Seulement… était-elle de bonne foi ?

Je ne songe nullement à me venger,prononça-t-il froidement.

Le coupé venait d’atteindre l’Arc-de-Triomphede l’Étoile, c’est-à-dire le sommet de la pente, et le cocherlançait son cheval au grand trot dans l’avenue de la ReineHortense.

Brusquement Mme Misri rabattitune des glaces de devant de la voiture.

– Retournez, cria-t-elle à son cocher,prenez l’avenue de l’Impératrice et marchez au pas.

Puis, revenant à Raymond dès qu’elle se vitobéie :

– Vous vous défiez de moi, monsieurDelorge, reprit-elle.

– Je vous assure…

– Ne vous défendez pas, ne niez pas, jesuis bien informée. Vous vous défiez de moi parce que vous me savezdepuis vingt ans l’amie de M. de Combelaine.

Raymond ne répliqua pas.

– Eh bien ! c’est pour celajustement, continua Mme Misri, que je hais cethomme plus que vous ne le haïssez vous-même.

– Oh !

– Oui, mille fois plus, car j’ai plus deraisons que vous de le haïr. Il m’a trompée, il s’est joué de moiignoblement. Tenez, savez-vous son passé, à ce misérable, et cequ’ont été nos relations ? J’étais une enfant quand je l’aiconnu, il traînait sur le pavé de Paris une existence misérable etméprisée, vivant d’expédients, de trafics abjects, de son épée etdu jeu. Tel quel, il me plut. Son impudence m’éblouit, son cynismem’effraya, je tombai en admiration devant ses vices. En moins derien, j’en vins à ne penser et à n’agir plus que par lui. Queltemps !… Une à une toutes ses ressources étaient épuisées, etc’est à moi qu’il imposait la tâche de le faire vivre. Il luifallait de l’argent pour ses cigares, pour son café, pour sonjeu ; à moi d’en trouver ; si je n’en trouvais pas,indignement, lâchement, il me battait. Comment ne l’ai-je pasquitté !… C’était plus fort que moi. Je ne l’aimais plus, jele méprisais comme la boue, je souhaitais sa mort… et jerestais.

Mais n’était-ce point pour donner plus deconfiance à Raymond, que Mme Misri se roulait ainsidans sa honte ?

– Non, pensait-il, elle est sincère, ellene me trompe pas…

Et s’animant de plus en plus, ellepoursuivait :

– Alors, arrivèrent les événements deDécembre, et tout à coup Combelaine se trouva un gros personnage.Comment ne rompit-il pas avec moi ? Je lui sus gré de restermon ami. Bête que j’étais ! S’il me restait, c’est qu’il avaitcalculé que c’était son intérêt. Oh ! ce n’est pas laprévoyance qui lui manque, et il se connaît. Il pensait que cetteprospérité inouïe dont il était confondu ne durerait pas, et que demauvais jours reviendraient peut-être où Flora lui serait encoreutile. Certainement il eût pu se mettre de côté des fortunesindépendantes. Ah bien ! oui ! C’est un gouffre, cethomme-là, un gouffre sans fond. Avec les revenus de la France, iltrouverait encore le moyen d’être gêné et de faire des dettes.C’est par centaines de mille francs que se chiffrent lespots-de-vin qu’il a reçus, les commissions qu’il extorquait, lesprimes et enfin tous ses bénéfices. Autant en emportaient le jeu,les femmes, les chevaux. Ses amis disaient qu’il finirait àl’hôpital. Moi, j’ai toujours pensé qu’il finirait en courd’assises, sachant qu’il lui faut de l’argent, toujours,absolument, quand même, et lorsqu’il n’en a pas, il n’y a pasd’abomination dont il ne soit capable pour s’en procurer…

De plus en plus, Raymond se pénétrait de lasincérité de Mme Misri.

La cause de sa haine, ne la voyait-il pasvenir ?…

– À cette époque, disait-elle encore,j’ai tenté l’impossible pour le modérer. Il m’envoyait promener oume répondait par des plaisanteries. Il me disait :« Baste ! pendant que je me ruine, enrichis-toi, et quandtu seras millionnaire, je t’épouserai. » Si bien que cetteidée finit par m’entrer dans la tête pour n’en plus sortir. Êtremadame la comtesse pour de bon, après avoir été… ce que j’ai été,cela me séduisait. C’est pourquoi, moi, l’insouciance même jusqu’àce moment, j’appris à compter, et je devins avare. Ah ! tantpis pour qui me tombait sous la main. Mon bonheur c’était de merépéter : « Va, mon bonhomme, va, dépense, joue, achètedes chevaux, endette-toi, mon magot grossit, mon secrétaires’emplit d’actions, d’obligations ou de titres de rentes : lejour n’est pas loin où tu viendras me supplier à genoux de devenirta femme… »

Une à une, les défiances de Raymonds’envolaient…

Il n’est pas d’art au monde capable de peindrel’accent de Mme Misri, ni les tressaillements decolère qui la secouaient.

Des années s’écoulèrent, monsieur Delorge,reprit-elle, avant qu’il me fût donné d’apprécier la justesse demes calculs. M’étais-je donc trompée ? Non. Un jour vint oùM. de Combelaine se trouva à bout de ressources etd’expédients. Alors, il songea à moi, et je le vis arriver, blêmeet les yeux injectés de sang, ce qui est chez lui le signe d’uneémotion extraordinaire.

« – Tu dois être riche, Flora, medit-il.

« – J’ai un million, répondis-je.

« – Il fit deux ou trois tours dans lachambre, puis tout à coup venant se planter devant moi :

« – Eh bien ! moi, me dit-il, je menoie, j’en suis à la dernière gorgée… la moitié de ce que tu as mesauverait.

« À mon tour, je le regardai dans leblanc des yeux, et froidement :

« – En sortant de la mairie, dis-je, toutce que j’ai sera à toi…

« Dame ! il fit un saut de troispieds.

« – C’est sérieux ?interrogea-t-il.

« – Tout ce qu’il y a de plussérieux.

« – Tu veux que je t’épouse ?

« – Oui.

« Il faut vous dire, monsieur Delorge,que je ne m’étais jamais abusée. Je savais qu’au dernier moment,quand il faudrait franchir le fossé, mon homme se cabrerait.

« C’est ce qui ne manqua pasd’arriver.

« – Une femme comme toi !…s’écria-t-il.

« – Quel homme donc es-tu !répondis-je.

« Autrefois, quand j’osais lui tenirtête, monsieur me rouait de coups, me prouvant ainsi qu’il avaitraison et que j’avais tort. Mais depuis que j’avais de l’argent, ilravalait sa rage.

« – Eh ! ma pauvre fille, me dit-il,t’épouser, ce serait te créer une existence abominable.

« – Pourquoi ?

« – Parce que chaque jour t’amènerait unedéception et une avanie. Tu aurais beau mettre sur tes cartes devisite : Madame la comtesse de Combelaine, tu n’en serais niplus ni moins Flora Misri et, pour Flora Misri, toutes les portesseraient fermées…

« J’avais prévu toutes cesobjections.

« – Mon cher, lui dis-je, je ne tedemanderai jamais l’impossible. Ce que tu as fait pour toi, tu leferas pour moi, voilà tout. Oui ou non, es-tu déconsidéré, méprisé,taré ! Oui ! S’est-il jamais trouvé quelqu’un pour te ledire en face ? Non ! Sur le terrain, tu n’as jamaismanqué ton homme, on le sait, on te salue bien bas. Pour la mêmeraison on saluera ta femme, quelle qu’elle soit, et on larecevra…

« – C’est ton dernier mot ?interrompit-il.

« – Oui. Pas de mariage, pasd’argent.

« Il sortit là-dessus, calme enapparence, mais si furieux au fond, qu’il m’eût très volontiersétranglée. J’étais aussi inquiète de l’issue de l’affaire, lorsqueson valet de chambre, Léonard, me fit demander à me parler.

« Ce garçon, qui n’a pas son pareil pourl’intelligence la finesse, et sachant son maître et moi en grandeconférence, était venu coller son oreille à la serrure de la porte,et n’avait pas perdu un mot de la scène.

« – Bravo ! ma petite, me dit-il,bien joué. Votre homme est chambré, serrez le nœud coulant pendantque vous le tenez, et il est à vous.

« Je devinai ce que voulait Léonard.

« – Dix mille francs pour toi, luidis-je, le jour où je serai comtesse de Combelaine.

« – Alors, c’est fait, ma fille, medit-il, apprêtez la monnaie.

« Pendant toute la semaine, Victor –Victor, c’est M. de Combelaine – vint passer les soiréesavec moi, et travaillé par moi d’un côté, et par Léonard del’autre, petit à petit, il s’habituait à la chose.

« – Eh bien ! je ne dis pas non, merépondait-il à la fin. Seulement, pour le public, nous nousmarierons séparés de biens ; car pour ce qui est de payer mescréanciers avec ton argent, jamais de la vie, ce serait tropbête.

« Je touchais au but.

« Pour mettre Victor en goût, et aussipour lui épargner bien des soucis qui le rendaient maussade, je luiavais avancé vingt mille francs… J’avais déjà commandé mes robes denoce à ma couturière… Autant de perdu.

« Un matin, je reçois une enveloppevolumineuse, je l’ouvre… Qu’est-ce que j’y trouve ? Vingtbillets de mille francs avec un petit mot de Victor, où il medisait qu’il me remerciait beaucoup, mais que la fortune luisouriant de nouveau, décidément il restait garçon. C’était aumoment de la guerre du Mexique. Le soir même, je vis Léonard, quime dit :

« – Pour cette fois, ma petite, noussommes refaits. Le patron vient de palper huit cent mille livres,dont trois cents comptant et cinq cents en valeurs à six mois. Lescréanciers qui ont eu vent de la chose nous offrent des créditsillimités… Mais ce n’est que partie remise.

« Si j’enrageais, il n’est pas besoin dele dire. Je pensai en faire une maladie.

« Et cependant, j’étais de l’avis deLéonard, que ce n’était que partie remise, et que Victor mereviendrait.

« Je n’eus donc plus qu’une idée, doublerma fortune pendant qu’il mangerait la sienne. Et ce ne devait pasm’être difficile, ayant au nombre de mes amis Coutanceau, lebanquier, qui me faisait jouer à la Bourse à coup sûr, et le baronVerdale, qui spéculait pour moi sur les terrains.

Autant Raymond avait maudit d’abordl’obscurité, autant il la bénissait, à cette heure.

Il n’avait du moins pas à laisser paraître surson visage l’expression d’insurmontable dégoût que lui inspiraitcette nauséabonde photographie d’intérieur.

Il n’avait pas à dissimuler l’épouvantablecolère dont il était transporté en songeant que ce misérable, dontl’abjection lui était révélée, osait prétendre à la possession deMlle de Maillefert, de sa Simonebien-aimée.

Arrivé à l’extrémité de l’avenue del’Impératrice, et ne recevant pas d’ordres, le cocher avait tournébride, et revenait au pas vers Paris ; maisMme Misri ne s’en apercevait pas.

Avec une véhémence toujours croissante, ellepoursuivait :

– En fait d’argent, les premiers centmilles francs seuls sont difficiles à mettre de côté. Gagner unmillion quand on en a déjà un, est une véritable plaisanterie. Enmoins de dix-huit mois, j’avais la paire. D’un seul coup de filet,sur des maisons situées près du Théâtre-Français, le baron Verdalem’avait fait rafler quatre cent mille francs. C’est un bon hommeque ce gros réjoui-là, toujours prêt à obliger ses amis… Bref,j’avais mes cent mille livres de rentes, quand, au commencement de1869, un soir, je vis reparaître mon Victor, pâle, maigre, piteux,penaud, rafalé, décavé…

« – Plus le sou, me dit-il en se laissanttomber sur un fauteuil, plus de crédit, plus rien !…

« Il y avait près d’un an qu’il n’étaitpas venu me voir, le brigand ; mais Léonard m’avait toujourstenue au courant de ses faits et gestes.

« Je savais que ses huit cents millesfrancs avaient fondus entre ses mains comme une poignée de neige,et qu’il lui avait fallu promptement se remettre à vivred’industrie et d’expédients.

« Les huissiers le traquaient, son hôtelétait saisi, un à un ses tableaux avaient pris le chemin de l’hôteldes Ventes.

« S’il gardait encore quelques vestigesde splendeur, il le devait à Léonard, qui avait pris à son nom leschevaux et les voitures, et à moi, qui de temps à autre lui faisaissecrètement avancer cent louis, parce qu’il n’entrait pas dans mesvues qu’il tombât au-dessous d’un certain cran.

« En le voyant chez moi, je fus un peuémue.

« Mais depuis deux ans que je rageais,j’avais eu le temps de me préparer à cette revanche, et c’est demon plus grand air que je lui dis :

« – Ah ! vous êtes ruiné !… Ehbien ! allez vous plaindre à ceux qui vous ont donné les huitcents mille francs qui vous ont décidé à rester garçon…

« On lui eut versé une carafe frappéedans le dos qu’il n’eût pas fait une pire grimace.

« – Et toi aussi, me dit-il, parce que jesuis malheureux, tu m’abandonnes !…

« Et là-dessus, le voilà à s’accuser et às’excuser, à me dire que c’est vrai, qu’il s’est conduit comme ledernier des gueux, mais qu’il m’aime tout de même, qu’il n’a jamaisaimé que moi…

« Il croyait que j’allais me pâmerd’aise. Plus souvent !

« Je partis d’un grand éclat de rire, et,faisant une pirouette :

« – Trop tard, mon bonhomme ! luidis-je.

« Et tandis qu’il me regardait d’un airhébété, je me mis à lui expliquer gaiement que j’avais réfléchi,que je tenais à mon indépendance, que si je venais à être reprisede mes lubies de mariage, je choisirais entre cinq ou six hommesbien autrement posés que lui, qui m’offraient leur nom, que mafortune valait bien un titre de duchesse, puisque, grâce à monéconomie et à mon habile administration, je possédais non plus unmillion, mais deux.

« – Deux millions ! s’écria-t-il, enlevant les bras au ciel, tu possèdes deux millions !…

« Mâtin !… il me toisait avec desyeux si luisants que j’aurais eu peur si je n’avais pas su que jen’avais qu’à tirer ma sonnette pour faire monter mesdomestiques.

« – Et tu ne m’aimes plus, répétait-il,tu ne m’aimes plus !…

« Je ne répondis pas. Je ne voulais pasle décourager tout à fait. Il comprit que mon dernier mot n’étaitpas dit, et avec un art que seul il possède, il entreprit de meconquérir. Ah ! c’est le dernier des derniers, mais pourconnaître les femmes, oui, il les connaît. Ce n’est pas un naïfd’honnête homme qui saurait jouer la comédie que ce monstre-là m’ajouée pendant un mois. Je savais qu’il mentait, j’en étaissûre ! Eh bien ! parole d’honneur, il y avait des momentsoù je me laissais presque prendre.

« Du reste, ma résolution étant arrêtéede céder à ses instances, je cédai, notre mariage fut décidé.

« Le pressé, alors, c’était lui, et c’estlui qui, pour préparer l’opinion, comme il disait, fit annoncerdans les journaux que M. de Combelaine épousaitMme Misri.

« Moi, de mon côté, pour qu’il pûtretourner à son cercle, je lui donnai de quoi payer ses dettes dejeu, une soixantaine de mille francs, et je distribuai plus dudouble à ses créanciers, qui auraient pu le mener en policecorrectionnelle…

« Tout était si bien convenu que je nem’inquiétais aucunement lorsque, dans le courant de novembre,Victor me demanda de retarder notre mariage en se disant certain dedéterminer une très grande dame à y assister… Au mois de décembre,je le vis faire un voyage avec son ami Maumussy et le papa Verdale,sans en prendre le moindre ombrage…

« J’avais un bandeau sur les yeux,quoi ! lorsqu’un matin on me remit une lettre anonyme où on medisait :

« Tu n’es qu’une bête, ma petite Flora.Avec l’argent que tu lui donnes, ton Victor fait sa cour… Avant unmois il aura épousé une héritière aussi jeune que tu es vieille,aussi noble que tu l’es peu, adorablement jolie et quatre foisriche comme toi… Mlle Simone de Maillefert,enfin. »

Après des semaines, en parlant de cette lettreanonyme, Mme Misri tressaillait encore et sa voixse troublait.

Ma première idée, continuait-elle, fut qu’unmauvais plaisant voulait se moquer de moi. Comment imaginer, eneffet, qu’une grande famille pût consentir jamais à donner sonhéritière, une jeune fille, belle, sage et riche à millions, à unhomme tel que M. de Combelaine, ruiné d’honneur etd’argent, perdu de dettes, méprisé, taré, fini ?…

« Ce n’est qu’après que des doutes mevinrent.

« Je songeai à l’étonnante habileté deVictor, à son hypocrisie savante, à l’art merveilleux qu’il possèdede se transformer.

« Je réfléchis que c’est un homme trèsfort, après tout, intrigant comme pas un, à qui ses pires ennemismême reconnaissent une forte tête, le génie de la duplicité et untoupet infernal.

« Je me rappelais que, lors du voyage deCombelaine en Anjou, c’était au château de Maillefert qu’il avaitpassé trois jours.

« Donc, je résolus d’en avoir le cœurnet.

« Et le soir même, m’étant trouvée seuleavec Victor, sans préparation, et du ton le plus dégagé qu’il mefut possible :

« – Qu’est-ce queMlle de Maillefert ? lui demandai-je.

« Il faut vous dire, monsieur Delorge,que je n’ai jamais connu d’homme aussi complètement maître de luique ce brigand-là.

« Quand son intérêt est en jeu,voyez-vous, on lui appliquerait un fer rouge sur la nuque, qu’il nese détournerait pas, qu’il ne sourcillerait pas, qu’il ne cesseraitpas de sourire.

« Mais s’il peut tromper les autres, ilne saurait m’en imposer. Je sais, moi, où saisir la preuve de sonémotion ou de son trouble ; sa moustache tressaille et sesoreilles, habituellement très rouges, blanchissent.

« Or, comme en le questionnant je leguettais du coin de l’œil, je vis sa moustache frissonner et sesoreilles devenir plus blanches qu’un linge, tandis que tranquillecomme Baptiste en apparence, il me répondait :

« –Mlle de Maillefert est l’héritière de lafamille de ce nom.

« Moi qui ne suis pas de la force deVictor, quoique d’une jolie force pourtant lorsqu’il s’agit de setenir, j’eus du mal à cacher mon saisissement.

« – Tu la connais ? demandai-je,cette demoiselle ?

« – Je l’ai aperçue dans le monde…

« – Est-elle jolie ?

« – Ni bien ni mal.

« – Et riche ?

« – Ah ! pour cela, je n’en saisrien. Elle a un frère qui est son aîné, et dans ces grandesfamilles, en dépit de la loi, celui qui porte le nom reçoittoujours la plus grosse part, quand ce n’est pas la totalité de lafortune…

« – Et tu la vois, cettefamille ?

« – Jamais.

« Ce dernier mensonge était décisif, ildevenait pour moi plus clair que le soleil que mon Victor metrahissait ou tout au moins travaillait de son mieux à me trahir,et que si je ne veillais pas au grain, il allait m’échapper, etqu’une fois encore je serais jouée, dupée, bafouée et volée.

« – Oh ! non, cela ne sera pas,canaille, pensai-je en lui souriant de mon meilleur sourire.

Depuis un moment, Raymond avait sur les lèvresune question d’une importance capitale, et il attendait pour laplacer que Mme Misri reprît haleine.

Voyant qu’elle ne tarissait pas, il lui posala main sur le bras, et ainsi l’interrompant :

– Une question, de grâce, madame,fit-il.

– Quoi ?

– Cette lettre anonyme, vous êtes-vousinquiétée de son origine ?…

– Me prenez-vous pour unebête ?…

– Et qu’avez-vous découvert ?…

– Rien de rien ! Combelaine a tantd’ennemis…

– Mais vous l’avez conservée ?

– Naturellement…

– Et vous consentiriez à me lacommuniquer ?

– Quand il vous plaira ; ce soirmême si vous voulez.

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