La Dégringolade, Tome 3

V

Cependant, tout n’était pas si complètementfini que cela.

Si la journée du lendemain mardi, 8 février,fut relativement calme, la fièvre parut recommencer à la tombée dela nuit.

Une douzaine de barricades furent élevées ruede Paris, à Belleville, rue Saint-Maur, rue de la Douane et aufaubourg du Temple.

Le lendemain soir encore, mercredi, nouvellesscènes de désordre, et combats assez violents autour d’unebarricade élevée rue Saint-Maur.

N’importe, il était clair que le mouvement nese propageait pas. L’émeute restait confinée en deux coins deParis, à Belleville et au faubourg du Temple.

Et de même que l’été passé, les badauds, aprèsleur dîner, s’en allaient place du Château-d’Eau voir lesémeutiers.

Ils n’eurent pas longtemps à y aller.

Dès le 10, à la suite de trois ou quatre centsarrestations, la rue avait repris son calme. Et il parut probableque Rochefort, enfermé à Sainte-Pélagie, ferait bel et bien ses sixmois de prison.

– Probable, c’est possible, disaitMe Roberjot, certain, non. Ce qui vient d’échouerces jours-ci réussira fatalement avant longtemps.

Et tout en avouant que de telles scènesdétachaient bien des esprits timides de la cause de la liberté, ilénumérait avec complaisance tous les orages qui grossissaient àl’horizon de l’Empire : le procès du prince Pierre Bonaparte,qui allait être traduit devant la haute-cour, les grèves quis’organisaient partout, le malaise du commerce et cette inquiétudegénérale qui faisait que tout le monde se défiait de l’avenir.

Mais Raymond avait alors de bien autressoucis.

De déductions en déductions, il en étaitarrivé à soupçonner une relation entre l’étrange visite qui luiétait venue rue de Grenelle et certains événements des joursprécédents.

À Neuilly, lors de l’enterrement de VictorNoir, il allait être jeté à terre et sans doute écrasé, lorsqu’uninconnu, un Anglais aux allures excentriques, avait surgi tout àpoint pour le débarrasser de son agresseur.

Non moins à propos, à la Villette, lors del’arrestation de Rochefort, un ouvrier était survenu pour ledégager d’un groupe de furieux, où certainement on lui eût fait unmauvais parti.

Ces deux circonstances, qui ne l’avaient pasfrappé tout d’abord, prenaient maintenant à ses yeux desproportions énormes.

– Non ! ce n’est pas naturel !se répétait-il.

Et il se demandait si le mystérieux visiteur,l’Anglais de Neuilly et l’ouvrier de la Villette, n’étaient pas lesagents d’un seul et même personnage, qui, sans qu’il s’en doutât,veillait sur lui.

Or, quel pouvait être ce personnage, sinonLaurent Cornevin ?

Raymond, à cette idée, se sentait prisd’éblouissements. Aidé de Laurent, il se voyait regagnant la partieperdue, et reconquérant Mlle Simone…

Il y avait d’ailleurs à sa portée un moyen devérifier jusqu’à un certain point l’exactitude de sesconjectures.

Ne sachant rien de l’Anglais de Neuilly, iln’y songeait point.

Mais l’ouvrier de la Villette lui avait ditqu’il s’appelait Tellier et qu’il était employé à l’Entrepôt.

– Je vais me mettre à sa recherche, sedit Raymond, et si je le découvre, je saurai bien le faire parler.Mais je ne le retrouverai pas. S’il est ce que je soupçonne, ilm’aura donné un faux nom et une fausse adresse…

Une heure plus tard, il descendait de voiturerue de Flandres, et avec la plus industrieuse patience, ilcommençait ses investigations.

Ce qu’il avait prévu se réalisait.

À l’Entrepôt, Tellier était parfaitementinconnu.

Et c’est en vain qu’il s’en alla tout le longdu canal, de chantier en chantier, interrogeant tout le monde,patrons, contremaîtres, ouvriers, payant bouteille pour délier leslangues, personne ne connaissait le nommé Tellier ni n’en avait ouïparler.

– Je suis donc sûr de mon affaire !se disait-il le soir en rentrant.

Malheureusement, c’était la moindre deschoses. L’existence de Laurent constatée, le difficile était de semettre en communication avec lui.

Pourtant, après de longues méditations,Raymond crut avoir trouvé un expédient.

– Si Laurent veille ainsi sur moi, sedit-il, c’est donc que son affection est profonde et sincère. Donc,s’il savait à quel point je suis malheureux, il ferait tout pour metirer de peine. Donc, je n’ai qu’à le prévenir pour le voiraccourir…

Et sur cette conclusion, il écrivit cettelettre :

« Vous qui venez vous informer deM. de Lespéran, êtes-vous l’homme que je suppose ?êtes-vous l’ancien associé de M. Pécheira ? Si oui,faites, au nom du ciel, que je puisse vous voir, vous parler. Ai-jebesoin de vous jurer le plus profond secret ? Mon bonheur, mavie sont en jeu… »

Cette supplique si pressante, Raymond la mitsous enveloppe, et après l’avoir cachetée de façon à défier lacuriosité la plus ingénieuse, il la confia à la concierge de la ruede Grenelle-Saint-Germain, en la priant de la remettre à lapremière personne qui viendrait le demander.

Assurément, c’était un chétif espoir quecelui-là, mais enfin c’était un espoir, et il lui donna le couragede paraître s’intéresser à l’installation que lui préparait samère.

Ravie de voir son fils se fixer à Paris, prèsd’elle, et le trouvant trop à l’étroit dans sa chambre d’étudiant,Mme Delorge venait de louer, à son intention, unpetit appartement qui joignait le sien, et qui en fit complètementpartie, après qu’on eut ouvert une porte de communication.

Là, elle se plut à décorer deux pièces, unechambre à coucher et un cabinet de travail, dont elle fit unemerveille, grâce aux tableaux et aux objets de haute curiosité quilui restaient de la succession du baron de Glorière.

Dans ce même cabinet, elle fit transporter leportrait du général Delorge.

– Il te revient de droit, dit-elle à sonfils. Il te rappellerait le passé et ton devoir, si jamais tuvenais à l’oublier…

Non, il n’était pas de danger qu’ill’oubliât !

Chaque jour qui s’était écoulé depuis un moisavait ajouté à sa haine une goutte de fiel et exalté sa rage devengeance. Tenir enfin Combelaine et Maumussy et les écraser, étaitl’idée fixe qui obsédait son cerveau.

C’est ce but qu’il poursuivait, lorsquemettant en réquisition les influences deMe Roberjot, il s’était fait affilier à une dessociétés secrètes qui travaillaient au renversement del’Empire.

La société dont Raymond se trouva faire partietenait ses séances dans une petite maison de la rue desCinq-Moulins, à Montmartre et s’intitulait la Sociétédes Amis de la Justice. Un ancienreprésentant du peuple en était le chef, et elle comptait parmi sesmembres un grand nombre d’avocats, quelques artistes et desmédecins.

On se réunissait deux ou trois fois lasemaine, le soir.

Le but qu’eût avoué l’association, dans le casoù la police eût pénétré son existence, eût été la propagation deslivres et des journaux démocratiques.

Son but réel était de recruter et d’armer enprovince une armée qui, au premier signal, arriverait donner lavictoire à une révolution parisienne.

De quelles forces disposait en France lasociété des Amis de la Justice ? Raymond ne le sutjamais exactement. Une seule fois, il entendit le présidentdire :

– Nous avons plus de cinquante millefusils.

Disait-il vrai ?…

En tout cas, qu’il exagérât ou non, Raymondn’avait pas tardé à reconnaître que ses nouveaux « amis »ne comptaient guère sur un succès prochain, et que, s’il arrivait àtemps à son but, ce ne serait pas par eux.

Aussi, toutes ses pensées se tournaient-ellesvers cet inconnu, qu’il supposait être Cornevin, et chaqueaprès-midi il courait rue de Grenelle demander à la concierge desnouvelles de sa lettre.

– Je n’ai vu personne, lui répondit-ellequatre jours de suite.

Mais le cinquième, dès que Raymond ouvrit laporte de la loge :

– Il est venu ! s’écria-t-elle.

Le choc, bien que prévu, fut si violent, queRaymond pâlit.

– Et vous lui avez remis ma lettre ?demanda-t-il.

– Naturellement.

– Qu’a-t-il dit ?

– D’abord, il a paru très étonné que vousayez laissé une lettre pour lui, et il s’est mis à la tourner, à laretourner, à la flairer. À la fin, il l’a ouverte. D’un coup d’œil,oh ! d’un seul, il l’a lue. Il est devenu cramoisi, il s’estfrappé le front d’un grand coup de poing, il s’est écrié :Tonnerre du ciel ! et il est parti en courant.

Troublé jusqu’au fond de l’âme, Raymondaffectait cependant une contenance tranquille. Et la plus vulgaireprudence lui recommandait cet effort, car il sentait rivés sur luiles petits yeux gris de la concierge.

– Enfin, reprit-il, c’est bien tout ceque vous a dit mon ami ?

– Absolument tout.

– Il n’a pas parlé de merépondre ?

– Non.

– Il n’a pas demandé à quelle heure il metrouverait ?

– Pas davantage.

– Cependant !…

– Quoi ! puisqu’on vous dit qu’aprèsavoir juré comme un enragé, il s’est sauvé comme s’il eût eu le feuaprès lui !…

Raymond eût eu d’autres questions encore àadresser à la portière, mais c’eût été attiser encore une curiositéqu’il ne voyait que trop enflammée, c’eût été se livrerpeut-être ; il ignorait s’il avait en cette femme une alliéeou une ennemie, et il n’avait que trop de raisons de se défier.

Affectant donc une superbeinsouciance :

– J’arrangerai cela, fit-il.

Et prenant sa clef, il se hâta de gagner sonappartement, heureux de n’avoir plus à dissimuler les horriblesappréhensions qui venaient de l’assaillir.

Si le récit de la concierge était exact, etrien ne lui faisait soupçonner qu’il ne fût pas tel, l’homme à quisa lettre avait été remise n’était pas, ne pouvait pas être LaurentCornevin.

Malheureux ! il venait peut-être desauver ses mortels ennemis en leur révélant l’existence de LaurentCornevin.

– Je suis donc maudit ! sedisait-il, en se tordant les mains, je serai donc fatal à quiconques’intéresse à moi !…

C’est à peine si, ce jour-là, il songea àjeter un coup d’œil sur l’hôtel de Maillefert.

Le temps était doux, les fenêtres du salonétaient ouvertes, et dans ce salon, autour d’une table couverte depapiers et de registres, Raymond apercevait très distinctement septou huit hommes, presque tous d’un certain âge, graves, chauves etcravatés de blanc.

Qu’était-ce que cette réunion ? Il n’envit pas la fin. La nuit venait, un domestique apporta des lampes etferma les fenêtres…

– Je ne reviendrai plus ici, pensa-t-il,vaincu par cet acharnement de la destinée. À quoi bonrevenir !…

Il sortit donc, et il n’avait pas fait centpas dans la rue de Grenelle, lorsqu’il s’entendit appelerdoucement.

C’était miss Lydia Dodge.

– Vous !… s’écria-t-il.

Elle semblait épouvantée de sa démarche, lapauvre fille ; elle tremblait comme la feuille et jetaitautour d’elle des regards effarés.

– Voici trois jours, répondit-elle, queje ne fais que me promener autour de l’hôtel, espérant toujoursvous rencontrer…

Un nouveau malheur allait fondre sur lui.Raymond n’en doutait pas.

– C’est Mlle Simone quivous envoie ? demanda-t-il.

– Non, c’est à son insu que je vousguette.

– Que se passe-t-il, mon Dieu !…

– Mademoiselle va se marier… Je l’aientendue le promettre à madame la duchesse.

Cette nouvelle affreuse, après tout ce que luiavait dit Mlle Simone, est-ce que Raymond n’eût pasdû la prévoir !… Elle l’atterra, pourtant.

– Simone se marie !… balbutia-t-il.Avec qui ?…

– Ah ! je l’ignore. Ce que je sais,c’est qu’elle en mourra. Après son argent, c’est sa vie qu’on luiprend. Car elle se meurt, monsieur Delorge, elle se meurt,entendez-vous ! Alors, moi, voyant cela, je n’ai plus hésité,je vous ai cherché ; que faut-il faire ?

Que faut-il faire ?

Il y avait des semaines, des mois, que lemalheureux vivait en face de ce problème, qu’il y appliquait toutesles forces de sa pensée, toute l’énergie de son intelligence, etqu’il ne découvrait aucune solution acceptable.

– Ne rien pouvoir, répétait-il, en proieà une sorte d’égarement, rien, rien, rien !… En être toujoursà se débattre, à s’agiter dans les ténèbres, sans un rayon de jour,sans une lueur ! Être environné d’ennemis et n’en jamaistrouver un en face ! Être frappé sans relâche, et ne pas voird’où viennent les coups ! Ah ! siMlle Simone l’eût voulu !… Mais non, c’estelle qui, volontairement, m’a lié les mains, garrotté, réduit àl’impuissance, condamné à cette exécrable situation, à cetteexistence d’humiliation, à cette lutte sans issue. Il lui a plu dese dévouer, elle se dévoue. Je péris avec elle ; que luiimporte ! Ah ! tenez, miss Dodge, Simone jamais ne m’aaimé !…

Du geste, comme si elle eût entendu unblasphème, la digne gouvernante protestait.

– Vous ne m’avez donc pas comprise !interrompit-elle. Il faut donc que je vous répète que mademoisellene vivra pas jusqu’à ce mariage !…

Soudainement, Raymond s’arrêta. La violence deses émotions finissait par lui donner cette lucidité particulière àla folie, et qui prête aux actes des fous une apparence delogique.

– Voyons, fit-il, d’un accent bref etdur, nous sommes là qui perdons notre temps en paroles vaines.Consultons-nous. Avez-vous idée du stratagème qu’on a employé pourattirer Mlle Simone à Paris ?…

– On lui a dit que l’honneur deM. Philippe était compromis, et que seule, en consentant auxplus grands sacrifices, elle pouvait le sauver…

– Alors elle a abandonné sa fortune…

– Je le crois.

– Soit, je comprends qu’on lui a toutpris. Mais ce mariage…

– Il est, à ce qu’il paraît, non moinsindispensable que l’argent au salut de M. Philippe…

– Et vous ne savez pas quel est lemisérable lâche qui prétend épouserMlle Simone ?…

– Non…

Sans souci des passants, des espions peut-êtreattachés à ses pas, Raymond parlait très haut avec des gestesfurieux. Les circonstances extérieures n’existaient plus pour lui.Il ne remarquait pas un homme d’apparence suspecte, qui était allése poster tout près, sous une porte cochère, où il paraissaitallumer sa pipe.

– Quand a-t-il été question de ce mariagepour la première fois ? reprit-il.

– Avant-hier.

– Dans quelles circonstances ?

Visiblement, la pauvre Anglaise était ausupplice.

– C’est que, balbutiait-elle, je ne saissi je dois, si je puis… Ma profession a des devoirs sacrés, laconfiance qu’on m’accorde…

Impatiemment, Raymond frappait du pied.

– Au fait ! interrompit-ilbrusquement.

– Eh bien ! donc, avant-hier,M. Philippe sortit le matin, en voiture…

– Avec qui ?

– Tout seul. Lorsqu’il rentra sur lesonze heures, pour déjeuner, il était si pâle et si défait que,l’ayant rencontré dans l’escalier, j’eus tout de suite unpressentiment. Ayant appelé son valet de chambre :« Allez, lui dit-il, prier ma mère de me recevoir àl’instant. » Je compris qu’une explication allait avoir lieu,et aussitôt, d’instinct, je montai à l’appartement de madame laduchesse, comme si j’avais eu affaire dans le petit salon qui est àcôté de sa chambre. J’y étais à peine que j’entendisM. Philippe chez madame. Ses premiers mots furent :« Nous sommes joués abominablement ! » Etimmédiatement, il se mit à parler, mais si vite, si vite, que jen’entendais presque plus rien, que je distinguais seulement de ciet de là des lambeaux de phrases, où il disait que c’était un abusde confiance inouï, une impudence inimaginable, que tout étaitperdu, qu’on le tenait, qu’il ne lui restait plus qu’à se brûler lacervelle. Madame la duchesse, pendant ce temps, poussait devéritables cris de rage. Je l’entendais trépigner jusqu’à ce quetout à coup : « Il faut s’exécuter !… »s’écria-t-elle. Et sonnant une de ses femmes de chambre :« Allez, lui commanda-t-elle, me chercherMlle Simone. » L’instant d’après, mademoisellearrivait. Que se passa-t-il ? Je ne sais ; on parlait sidoucement, que je n’entendais plus rien absolument. Ce qu’il y a desûr, c’est que c’est en sortant de là, plus pâle qu’une morte, quemademoiselle me dit : « Je me marie… Je n’y survivraipas !… »

Maintenant que miss Dodge était lancée, il n’yavait plus qu’à la laisser poursuivre. Et cependant brusquementRaymond l’interrompit.

– Vous aimez Mlle Simone,dit-il, vous lui êtes dévouée, vous voulez la sauver ?…

– Oh !… monsieur.

– Eh bien ! vous allez me conduireprès d’elle, à l’instant !…

Épouvantée, miss Lydia se rejeta vivement enarrière, considérant Raymond d’un œil dilaté par lastupeur :

– Moi, bégaya-t-elle, moi vous conduireprès de mademoiselle ?…

– Oui.

– À l’hôtel ?…

– Il le faut.

– Mais c’est impossible,monsieur !

– Rien n’est si aisé, au contraire. Vousallez prendre mon bras, et nous entrerons ensemble, la tête haute.Me voyant avec vous, pas un valet n’aura l’idée de me demander quije suis ni où je vais.

– Et madame la duchesse ?…

– Elle est toujours sortie à cetteheure-ci.

– M. Philippe peut être là…

Raymond dissimula mal un gestemenaçant :

– Je n’ai plus, dit-il, pour éviter leduc de Maillefert, les raisons que je croyais avoir. S’il est là,tant mieux !…

– Que voulez-vous dire ? grandDieu !… s’écria la pauvre gouvernante.

Et elle, que faisait frémir la seule idée dece qui n’est pas convenable, oubliant qu’elle était en pleine rue,elle levait au ciel des bras désolés :

– C’est de la folie !répétait-elle.

Peut-être disait-elle vrai. Mais Raymond enarrivait à ce point extrême où on ne calcule plus.

– Il faut que je voie Simone, reprit-ilde cet accent dur et bref qu’ont les hommes aux instants décisifs,et je n’ai pas le choix des moyens…

Elle ne vous laissera pas achever la premièrephrase. Votre audace la révoltera, elle commandera de sortir.

– Marchons, miss…

Mais elle reculait, la pauvre fille, ellerepoussait Raymond qui avançait, elle regardait autour d’elle commesi elle eût songé à s’enfuir.

– Et moi, reprit-elle, moi, mademoiselleme chassera comme une malheureuse…

– Préférez-vous la laissermourir ?…

– Je serai déshonorée, perdue deréputation…

Discuter, c’était bien moins rassurer la dignegouvernante que lui montrer l’étendue des risques qu’elle courait.Raymond le comprit :

– Miss, prononça-t-il, l’heure presse etl’occasion fuit… Prenez mon bras…

Subjuguée, perdant son libre arbitre, elleobéit, elle marcha. Seulement, en arrivant à la porte encore grandeouverte de l’hôtel, dégageant vivement son bras :

– Non, je ne veux pas !s’écria-t-elle.

Raymond ne parlementa pas. D’un brusquemouvement il enleva miss Dodge et l’entraîna dans la cour.

Deux ou trois domestiques qui causaient devantle pavillon du suisse, ayant salué d’un air étonné, il leur renditleur salut. Il franchit le perron, et une fois dans le vestibule,abandonnant la pauvre gouvernante :

– Maintenant, commanda-t-il,guidez-moi.

Oh ! elle n’essaya même pas de résister.Elle s’engagea dans le grand escalier, trébuchant à chaque marche,puis arrivée au palier du second étage :

– Attendez-moi ici, dit-elle à Raymond,je vais prévenir mademoiselle…

– C’est inutile ; marchez, je voussuis…

– Cependant…

– Allez, vous dis-je !… Voulez-vousdonc lui donner le temps de la réflexion !…

Plus morte que vive, assurément, elle obéitencore… Elle prit à droite un couloir sombre, et ouvrant la ported’un petit salon qu’éclairait une grosse lampe :

– Mademoiselle, commença-t-elle…

Raymond ne la laissa pas poursuivre, ill’écarta et se montrant :

– C’est moi ! dit-il.

Assise devant un petit guéridon,Mlle Simone de Maillefert était occupée àfeuilleter une grosse liasse de papiers.

À la voix de Raymond, elle se dressa d’unbloc, si violemment que sa chaise en fut renversée, et reculantjusqu’à la cheminée, les bras étendus en avant :

– Lui ! murmurait-elle, Raymond…

Hélas ! il ne fallait que la voir pourcomprendre les craintes de miss Lydia et pour trembler qu’elle nefût atteinte aux sources mêmes de la vie. Elle n’était plus quel’ombre d’elle-même, ombre désolée. Le marbre de la cheminée étaitmoins blanc que son visage. Ses petites mains amaigries avaient latransparence de la cire. Il n’y avait plus que ses yeux de vivants,ses beaux yeux, si clairs autrefois, et qui maintenant brillaientde l’éclat phosphorescent de la fièvre…

Mais déjà elle était revenue de sa premièresurprise ; ses pommettes se colorèrent légèrement, et d’un tond’indicible hauteur :

– Vous, prononça-t-elle, chez moi !…De quel droit, et d’où vous vient cette audace ?… Vous êtesdevenu fou, je pense ?…

D’un geste impérieux, elle montrait la porte.Raymond n’en avançait pas moins.

– Peut-être, en effet, suis-je devenufou, interrompit-il d’un accent amer. On dit que vous allez vousmarier…

Elle le regarda en face, et résolument, d’unevoix qui ne tremblait pas :

– On vous a dit vrai, fit-elle.

En entrant à l’hôtel de Maillefert, même aprèsles confidences de l’honnête miss Lydia, Raymond s’obstinait àdouter encore. Et en ce moment, c’est à peine s’il ajoutait foi autémoignage de ses sens, à peine s’il pouvait croire qu’il n’étaitpas le jouet d’un exécrable cauchemar.

– C’est ce que je ne permettraipas ! s’écria-t-il avec une violence inouïe.

Mlle Simone ne sourcillapas.

– De quel droit ? prononça-t-ellefroidement.

– Du droit, s’écria Raymond, que medonnent mon amour et vos promesses. Vous avez donc effacé de votrecœur ce jour où, la tête appuyée contre ma poitrine, vous medisiez : « Une fille comme moi n’aime qu’une fois en savie ; elle est la femme de celui qu’elle aime ou elle meurtfille. »

À peine entrée chezMlle Simone, miss Lydia Dodge s’était affaisséelourdement sur la chaise la plus rapprochée de la porte.

Peu à peu, elle avait repris ses sens. Puiselle avait écouté, et elle n’avait pas tardé à s’épouvanter de laviolence de Raymond, et aussi d’entendre sa voix s’élever si hautqu’elle devait retentir dans tout l’hôtel.

Monsieur Delorge, supplia-t-elle, monsieur, aunom du ciel !…

Du geste, Mlle Simone luiimposa silence.

– Laisse-le parler, fit-elle, il est ditque pas une douleur ne me sera épargnée.

Mais son accent trahissait un tel excès desouffrance, que Raymond s’interrompit, et étonné de sonemportement :

– Vous ne saurez jamais ce que j’aienduré, murmura-t-il.

– Je sais que vous me torturezinutilement, et qu’il serait généreux à vous de vous éloigner…

– Pas avant de vous avoir parlé.

Il se rapprocha, et baissant le ton, de cettevoix étouffée où frémit la passion la plus ardente :

– Je suis venu, reprit-il, pour vouséclairer sur la situation qui nous est faite. Au-dessus desconventions sociales, il y a le droit sacré, il y a le devoir detoute créature humaine de défendre sa vie et son bonheur. Lesbornes sont dépassées de ce qui se peut souffrir, nous sommesdégagés. Donnez-moi la main et sortons la tête levée de cettemaison maudite. C’est pour s’approprier votre fortune qu’on veuts’emparer de votre personne. Eh bien ? abandonnez vos millionsà qui les convoite. L’argent !… est-ce que nous y tenons, vouset moi ? Est-ce que pour vous, d’ailleurs, je ne saurais pasen gagner des monceaux ! Venez ! Si vous n’avez pas étéla plus fausse des femmes, vous allez venir !…

Le calme de Mlle Simone étaitcelui de ces victimes résignées qui, dans le cirque, sous la griffedes tigres, offraient à Dieu leurs tortures.

– Ma destinée est fixée, dit-elle. Iln’est plus au pouvoir de personne de la changer. Je me dévoue à unintérêt que je juge supérieur à ma vie… Ne soyez pas jaloux, je netrahis pas mes promesses, ce n’est pas à un autre homme que je suisfiancée, Raymond, c’est à la mort, et mon lit nuptial sera uncercueil. Un abîme de honte s’ouvrait, mon corps le comblera :ne le voyez-vous pas ?…

Raymond parut réfléchir. Puis, après un momentde lourd silence, troublé seulement par les sanglots de missDodge :

– Eh bien ! soit, s’écria-t-il, jem’éloignerai si vous consentez à m’apprendre à quelle cause sacréevous nous sacrifiez. J’ai le droit de savoir et de juger. Nedonnez-vous pas ma vie en même temps que la vôtre ?

– C’est un secret qui doit être enseveliavec moi !

La colère, de nouveau, gagnait Raymond.

– C’est votre dernier mot, prononça-t-il,je sais ce qu’il me reste à faire.

– Quoi ?

– J’irai trouver M. Philippe, et ilfaudra bien qu’il me réponde, lui, et qu’il me rende compte del’horrible violence qui vous est faite…

Mlle de Maillefert seredressa :

– Vous ne ferez pas cela !s’écria-t-elle.

– Je le ferai, aussi vrai qu’il y a unDieu au ciel ! Qui donc m’en empêcherait !

– Moi ! prononça la jeune fille.

Et saisissant la main de Raymond, et laserrant avec une force dont on ne l’eût pas crue capable :

– Moi ! poursuivit-elle, si ma voixa encore un écho dans votre cœur. Moi, qui vais, s’il le faut,tomber suppliante à vos genoux. Malheureux ! voulez-vous doncempoisonner mon agonie de cette idée horrible que je me dévoueinutilement ?

Il évita de répondre, il ne voulait pass’engager.

– Au moins, reprit-il, dites-moi le nomde l’homme que vous allez épouser ?…

Elle semblait près de se trouver mal.

– Serez-vous donc plus ou moinsmalheureux, balbutia-t-elle, selon que j’épouserais celui-ci oucelui-là ?…

– N’importe, je veux savoir…

Une voix près de lui l’interrompit, quidisait :

– Mlle de Maillefertépouse le comte de Combelaine…

D’un mouvement furieux, comme s’il eût reçu uncoup de poignard dans le dos, Raymond se détourna.

Et il se trouva en face de la duchesse deMaillefert et de Philippe.

La mère et le fils rentraient à l’instantmême, ensemble.

En montant l’escalier, ils avaient entendu leséclats de colère de Raymond, et ils étaient accourus.

– J’ai bien dit, répéta la duchesse, quec’est M. de Combelaine que ma fille épouse.

Oh !… Raymond n’avait que trop bienentendu, et s’il demeurait comme hébété de stupeur, c’était fautede trouver des expressions pour traduire ses écrasantessensations.

– C’est un indigne mensonge ! dit-ilenfin.

– InterrogezMlle de Maillefert, fit M. Philippe, aveccet odieux ricanement qui était devenu chez lui comme un ticnerveux dont il n’était plus maître.

Ah ! c’était plus que de la cruauté,c’était de la démence que de frapper encore cette infortunée, quise tenait là, défaillante, secouée de tels frissons que ses dentsclaquaient.

Mais Raymond avait comme un nuage devant lesyeux.

– Dites, interrogea-t-il, dois-je croirevotre frère ?

– Oui, articula-t-elle, faiblement, maisdistinctement.

Un cri de douleur et de rage s’étouffa dans lagorge de Raymond. Un monde s’écroulait en lui. Il chancela, etserrant convulsivement entre ses mains ses tempes qui luisemblaient près d’éclater :

– Tu l’entends, s’écria-t-il, ô Dieuqu’on appelle le Dieu de bonté et de justice, elle consent àdevenir la femme de Combelaine, elle, Simone !…

Puis, tout à coup, aveuglé de plus en plus parles flots de sang que la fureur charriait à son cerveau, saisissantle poignet de Mlle Simone, fortement,rudement :

– Vous ne savez donc pas, reprit-il, cequ’est ce misérable ?…

– Je le sais… bégaya-t-elle.

– Vous ne savez donc pas que c’est cemisérable qui a lâchement assassiné mon père, le généralDelorge…

Lourdement,Mlle de Maillefert se laissa tomber sur sonfauteuil.

– Vous m’aviez dit tout cela,murmura-t-elle.

– Et vous l’épousez !

– Oui !…

Éperdu d’horreur, Raymond demeura un momentcomme anéanti, puis brusquement revenant à la duchesse :

– Et vous, madame, fit-il, vous donnezvotre fille à un tel homme !

La duchesse eut une seconde d’hésitation.Puis :

– Dans les maisons comme les nôtres,prononça-t-elle, il est des nécessités, des… raisons d’État quipriment tout. Ma fille a pu vous apprendre que c’est librementqu’elle se dévoue…

– Librement !… interrompit Raymond,librement…

D’un geste,Mme de Maillefert l’arrêta, et d’un accentdont la sincérité le frappa, malgré le désordre de sonesprit :

– Je vous affirme, déclara-t-elle, ques’il était en mon pouvoir de rompre ce mariage, il serait rompu àl’instant !

– En votre pouvoir !… répétaRaymond…

Et s’adressant à M. Philippe :

– Mais ce que ne peut madame la duchesse,vous le pouvez, vous, monsieur le duc, vous le chef de la glorieusemaison de Maillefert, le dépositaire de l’honneur intact de vingtgénérations…

– Vous avez entendu ma mère,monsieur…

– Madame la duchesse est femme, monsieur,tandis que vous… L’épée que vous ont léguée vos aïeux est-elle doncà ce point rouillée au fourreau, qu’il vous faille accepter cettehumiliation !…

M. Philippe était devenu cramoisi.

– Monsieur !… s’écria-t-il,monsieur !…

– Philippe !… intervint la duchesseeffrayée, mon fils !

– Il est vrai, poursuivait Raymond, avecun redoublement d’ironie, que le comte de Combelaine passe pourfort redoutable sur le terrain. Il vivait autrefois de son habiletéaux armes…

Le duc de Maillefert eut un si terrible geste,que son lorgnon s’échappa de son œil.

– Voilà une phrase dont vous me rendrezraison, monsieur, s’écria-t-il.

Mais Mlle Simone s’étaitredressée, et s’avançant telle qu’un spectre entre les deux jeunesgens frémissants de colère :

– Plus un mot ! Philippe,prononça-t-elle.

– Quoi !… lorsque je viens d’êtreoutragé chez moi…

– Je le veux… et je paie assez cher ledroit de vouloir. Et vous, Raymond, il serait maintenant indigne devous de provoquer un homme qui ne vous répondra pas…

Raymond se tut. Il commençait à remarquer lapatience extraordinaire de la duchesse et à s’en étonner.

– Il ne serait pas généreux, monsieur,prononça-t-elle doucement, d’ajouter à nos épreuves… Votre douleur,je la comprends et je l’excuse si bien, que je ne vous ai pasdemandé compte de votre présence ici… Croyez que nous ne souffronspas moins que vous. Mais la vie a des nécessités inexorables.Dussions-nous en mourir tous, il faut que ce mariage se fasse…

– Il se fera, appuyaM. Philippe.

Lentement, à deux ou trois reprises, Raymondsecoua la tête, et d’un ton glacé, qui contrastait étrangement avecsa violence de tout à l’heure :

– Et moi, prononça-t-il, par tout cequ’il y a de plus sacré au monde, par la mémoire de mon pèreassassiné, je vous jure qu’il ne se fera pas…

– Qu’espérez-vous donc ?…

– C’est mon secret… Seulement, ce sermentque je viens de jurer, vous pouvez le répéter àM. de Combelaine… Peut-être le fera-t-il réfléchir.

Ayant dit, il alla s’agenouiller devantMlle Simone, qui gisait inanimée sur son fauteuil.Il lui embrassa doucement les mains, et après quelques motsinintelligibles, se redressant, il sortit.

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