La Grande Ombre

Chapitre 13LA FIN DE LA TEMPÊTE

Parmi tant de choses qui paraissant étrangesdans une bataille, maintenant que j’y songe, il n’en est pas deplus singulière que la façon dont elle agit sur mes camarades.

Pour quelques-uns, on eût dit qu’ils selivraient à leur repas journalier, sans qu’ils eussent fait dequestion, remarqué de changement.

D’autres marmottèrent des prières depuis lepremier coup de canon jusqu’à la fin ; d’autres sacraient,lâchaient des jurons à vous faire dresser les cheveux sur latête.

Il y en avait un, l’homme à ma gauche, MikeThreadingham, qui ne cessa de me parler de sa tante Sarah, unevieille fille, qui avait légué une maison pour les enfants desmarins noyés, tout l’argent qu’elle lui avait promis.

Il me dit cette histoire et la recommença.

Puis, la bataille finie, il jura ses grandsdieux qu’il n’avait pas ouvert la bouche de tout le jour.

Quant à moi, je ne saurais dire si je parlaiou non, mais je sais que j’avais l’intelligence et la mémoire plusclaires que je ne les ai jamais eues, que je pensai tout le tempsaux vieux parents laissés à la maison, à la cousine Edie, à sesyeux fripons et mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, àtoutes les aventures de West Inch, qui avaient fini par nousconduire dans les plaines de Belgique, servir de cible à deux centcinquante canons.

Pendant tout ce temps, le grondement de cescanons avait été terrible à entendre, mais ils se turentsoudain.

Ce n’était cependant que le calme momentané aucours d’une tempête.

Alors, on devine que presque immédiatement, ilva être suivi d’un pire déchaînement de l’orage.

Il y avait encore un bruit très fort versl’aile la plus éloignée, où les Prussiens se frayaient passage enavant, mais c’était à deux milles de là.

Les autres batteries, tant françaisesqu’anglaises, se turent.

La fumée s’éclaircit de façon que les deuxarmées purent[2] se voir un peu.

Notre crête offrait un spectacle terrible. Oneût dit qu’il restait à peine quelques parcelles de rouge et deslignes vertes à l’endroit où avait été la légion allemande, tandisque les masses françaises semblaient aussi denses qu’avant.

Nous savions pourtant qu’ils avaient dû perdreplusieurs milliers d’hommes dans ces attaques.

Nous entendîmes de grands cris de joie partirde leur coté ; puis, tout à coup, leurs batteries rouvrirentle feu avec un vacarme tel que celui qui venait de finir n’étaitrien en comparaison.

Il devait être deux fois aussi fort, carchaque batterie était deux fois plus rapprochée.

Elles avaient été déplacées de façon à tirerpresque à bout portant, d’énormes masses de cavalerie, disposéesdans leurs intervalles, pour les défendre contre toute attaque.

Quand ce tapage infernal arriva à nosoreilles, il n’y eût pas un homme, jusqu’au petit tambour, qui necomprît ce que cela signifiait.

C’était le dernier et suprême effort quefaisait Napoléon pour nous écraser.

Il ne restait plus que deux heures de jour, etsi nous pouvions tenir ce temps-là, tout irait bien.

Épuisés par la faim, la fatigue, accablés,nous faisions des prières pour obtenir la force de charger nosarmes, de sabrer, de tirer, tant qu’un de nous resteraitdebout.

Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nousfaire grand mal, car nous étions couchés à plat ventre, et nouspouvions en un instant nous dresser en une masse hérissée debaïonnettes, si la cavalerie fondait de nouveau sur nous.

Mais, derrière le tonnerre des canons,s’entendait un bruit plus clair, plus aigre, un bruit defroissement, de frottement, le plus farouche, le plus saccadé, leplus entraînant des bruits.

– C’est le pas de charge, cria unofficier. Cette fois ils veulent en finir.

Et, comme il parlait encore, nous vîmes unechose étrange.

Un Français, portant l’uniforme d’officier dehussards, s’avança au galop vers nous sur un petit cheval bai.

Il criait à tue-tête : « Vive leRoi ! Vive le Roi ! » Autant dire que c’était undéserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et qu’euxsoutenaient l’Empereur.

En passant près de nous, il nous cria enanglais :

– La Garde arrive ! la Gardearrive !

Puis il disparut vers l’arrière, comme unefeuille emportée par l’orage.

Au même moment, un aide de camp accourut, avecla figure la plus rouge que j’aie jamais vu sur le corps d’unhomme.

– Il faut que vous les arrêtiez, ou bien noussommes battus, cria-t-il au général Adams si fort, que toute notrecompagnie put l’entendre.

– Comment cela marche-t-il ? demanda legénéral.

– Deux petits escadrons, c’est tout ce quireste de six régiments de grosse cavalerie, dit-il.

Et il se mit à rire, de l’air d’un homme dontles nerfs ont été trop tendus.

– Peut-être voudrez-vous vous joindre à notremarche en avant ! Je vous en prie, regardez-vous comme un desnôtres, dit le général en s’inclinant, et souriant, comme s’il luioffrait une tasse de thé.

– Ce sera avec le plus grand plaisir ;dit l’autre en ôtant son chapeau.

Un moment après, nos trois régiments seresserrèrent. La brigade avança sur quatre lignes, franchit lecreux où nous étions restés couchés en formant les carrés, et allaau-delà du point d’où nous avions vu l’armée française.

Il n’était pas possible de voir beaucoup dechoses à ce moment.

On ne distinguait guère que la flamme rouge,jaillissant de la gueule des canons, à travers le nuage de fumée,et les silhouettes noires se baissant, tirant, écouvillonnant,chargeant, actives comme des diables, et toutes à leur œuvrediabolique.

Mais à travers ce tapage et ce bourdonnementmontait, de plus en plus fort, le bruit de milliers de pieds enmarche, mêlé à de grandes clameurs.

Puis on entrevit, à travers le brouillard, unevague mais large ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, undessin plus net, si bien qu’enfin, nous vîmes que c’était unecolonne, sur cent hommes de front, qui se dirigeaient rapidementsur nous ; coiffés de hauts bonnets à poil, avec un éclat deplaques de cuivre au-dessus du front.

Et derrière ces cent hommes, il y en avaitcent autres, et ainsi de suite, cela se déroulait, se tordait,sortait de la fumée des canons.

On eût dit un serpent monstrueux, et cetteimmense colonne paraissait interminable.

En avant venaient, çà et là, des tirailleurs,derrière ceux-ci, les tambours, tout cela s’avançait d’un pasélastique, les officiers formant des groupes serrés sur les flancs,l’épée à la main et criant des encouragements.

Il y avait aussi, en tête, une douzaine decavaliers, qui criaient tous ensemble, l’un d’eux portait son shakoau bout de son épée, qu’il tenait droite.

Je le dis encore, jamais mortels necombattirent aussi vaillamment que le firent les Français cejour-là.

C’était merveilleux de les voir, car à mesurequ’ils s’avançaient, ils se trouvèrent en avant de leurs proprescanons, de sorte qu’ils n’eurent plus à compter sur cette aide,quoiqu’ils allassent tout droit à deux batteries que nous avionseues à nos côtés pendant tout le jour.

Chaque canon avait réglé son tir à un piedprès, et nous vîmes de longues lignes rouges se dessiner dans lanoire colonne, à mesure qu’elle progressait.

Les Français étaient si près de nous et siserrés les uns contre les autres, que chaque coup en emportait desdizaines ; mais ils se serraient davantage, et marchaient avecun élan, un entrain qui étaient des plus beaux à voir.

Leur tête était tournée tout droit vers nous,tandis que le 93ème débordait d’un côté, et le52ème de l’autre côté.

Je croirai toujours que si nous étions restésà l’attendre, la Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêterune telle colonne avec une ligne de quatre hommesd’épaisseur ?

Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du52ème, reploya son flanc gauche de manière à le placerparallèlement à la colonne, ce qui contraignit les Français às’arrêter.

Leur ligne de front était à une quarantaine depas de nous, et nous pûmes les voir à notre aise.

Il m’a toujours paru plaisant de me rappelerque je m’étais toujours figuré les Français comme des hommes depetite taille.

Or, il n’y en avait pas un seul, dans cettepremière compagnie, qui ne fût capable de me ramasser comme sij’étais un gamin, et leurs hauts bonnets à poil les faisaitparaître plus grands encore.

C’étaient des gaillards endurcis, tannés,nerveux, aux yeux farouches et bridés, aux moustaches hérissées,ces vieux soldats qui n’avaient jamais passé une semaine sans sebattre, et pendant bien des années.

Et alors, comme je me tenais prêt, le doigtsur la détente, attendant le commandement de feu, mon regard tombaen plein sur l’officier monté qui portait son chapeau au bout deson épée.

Je le reconnus : c’était Bonaventure deLissac.

Je le vis. Jim le vit aussi.

J’entendis un grand cri, et je vis Jim courircomme un fou sur la colonne française.

Aussi prompte que la pensée, la brigadeentière suivit cette impulsion, les officiers comme les soldats, etse jeta sur le front de la Garde, pendant que nos camaradesl’assaillaient par les flancs.

Nous avions attendu l’ordre, mais tout lemonde crut qu’il avait été donné : cependant, vous pouvez mecroire sur parole, ce fut en réalité Jim Horscroft qui mena cettecharge, faite par la brigade sur la vieille Garde.

Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinqpremières minutes de rage.

Je me rappelle que je mis mon fusil sur ununiforme bleu, que j’appuyai sur la détente, et que l’homme netomba pas, parce qu’il était porté par la foule, mais je vis, surl’étoffe, une tache horrible, et un léger tourbillon de fumée,comme si elle avait pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contredeux gros Français, et si serré entre eux, qu’il nous étaitimpossible de mouvoir une arme.

L’un d’eux, un gaillard à grand nez, me saisità la gorge, et je me sentis comme un poulet dans sa poigne.

– Rendez-vous, coquin, dit-il.

Mais, tout à coup, il se ploya en deux enjetant un cri, car quelqu’un venait de lui plonger une baïonnettedans le ventre.

On tira très peu de coups de feu après lepremier abordage. On n’entendait plus que le choc des crossescontre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et lescommandements des officiers.

Alors, tout à coup, les Français commencèrentà céder le terrain, lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, maisenfin ils reculaient.

Ah ! il valait bien tout ce que nousavions souffert jusque là, le frisson qui nous parcourut le corpsquand nous comprîmes qu’ils allaient plier.

J’avais devant moi un Français, un homme auxtraits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, commes’il avait été à l’exercice.

Il visait avec soin, et regardait d’abordautour de lui pour choisir et abattre un officier.

Je me rappelle qu’il me vint à l’esprit que ceserait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait untel sang-froid.

Je me précipitai vers lui et lui passai mabaïonnette au travers du corps.

En recevant ce coup, il fit demi-tour et melâcha un coup de fusil en pleine figure.

La balle me fit, à travers la joue, une marquequi me restera jusqu’à mon dernier jour.

Quand il tomba, je trébuchai par-dessus soncorps. Deux autres hommes tombèrent à leur tour sur moi, et jefaillis être étouffé sous cet entassement.

Lorsqu’enfin je me fus dégagé, après m’êtrefrotté les yeux, qui étaient pleins de poudre, je vis que lacolonne était définitivement rompue, qu’elle se disloquait engroupes, les uns fuyant à toutes jambes, les autres continuant àcombattre, dos à dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade,qui balayait tout devant elle.

Il me semblait qu’un fer rouge était appliquésur ma figure, mais j’avais l’usage de mes membres.

Aussi, j’enjambai d’un bond un amas decadavres ou d’hommes mutilés, je courus après mon régiment, etallai prendre ma place au flanc droit.

Le vieux major Elliott était là, boitant unpeu, car son cheval avait été tué, mais lui, il ne s’en trouvaitpas plus mal.

Il me vit venir et me fit un signe de tête,mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer.

La brigade avançait toujours, mais le généralpassa à cheval devant moi, baissant la tête, et regardant lespositions anglaises :

– Il n’y a pas de terrain gagné, dit-il, maisje ne recule pas.

– Le duc de Wellington a remporté une grandevictoire, proclama l’aide de camp d’une voix solennelle.

Et alors, cédant soudain à ses sentiments, ilajouta :

– Si ce maudit animal voulait seulement selancer en avant.

Ce qui fit rire tous les hommes de lacompagnie de flanc.

Mais à ce moment-là, le premier venu pouvaitse rendre compte que l’armée française se disloquait.

Les colonnes et les escadrons, qui avaienttenu bon si carrément pendant tout le jour, offraient maintenantdes vides sur les bords.

Au lieu d’avoir, en avant, une forte ligne detirailleurs, elles avaient, à l’arrière, un éparpillement detraînards.

La Garde s’éclaircissait, devant nous, àmesure que nous poussions en avant, et nous nous trouvâmes face àface avec douze canons, mais, au bout d’un moment, ils furent ànous, et je vis notre plus jeune sous-officier, après celui quiavait été tué par le lancier, griffonner à la craie sur l’un d’eux,en gros chiffres, le numéro 72, en vrai écolier qu’il était.

Ce fut alors que nous entendîmes, derrièrenous, un hourra d’encouragement, et que nous vîmes l’armée anglaisetout entière déborder par-dessus la crête des hauteurs et serépandre dans la vallée pour fondre sur ce qui restait del’ennemi.

Les canons arrivèrent aussi en bondissant, àgrand bruit, et notre cavalerie légère, le peu qui en restait,rivalisa sur la droite avec notre brigade.

Après cela, il n’y avait plus de bataille.

L’on marcha en avant sans rencontrer derésistance, et notre armée finit de se former en ligne sur leterrain même que les Français occupaient le matin.

Leurs canons étaient à nous ; leurinfanterie réduite à une cohue qui s’éparpillait par tout lepays ; leur brave cavalerie se montra seule capable deconserver un peu d’ordre, et de quitter le champ de bataille sansse rompre.

Enfin, au moment même où la nuit venait, noshommes, épuisés et affamés, purent remettre la besogne auxPrussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu’ils avaientconquis.

Voilà tout ce que je vis et tout ce que jepuis dire sur la bataille de Waterloo.

J’ajouterai seulement que j’avalai, le soir,une galette d’avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonnecruche de vin rouge.

Il me fallut donc percer un autre trou à monceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d’unbaril.

Après cela, je me couchai dans la paille, oùse vautrait le reste de la compagnie.

Moins d’une minute après, je m’endormais d’unsommeil de plomb.

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