La Grande Ombre

Chapitre 8L’ARRIVÉE DU CUTTER

Depuis le petit incident de la Tour d’alarme,mes sentiments à l’égard de notre locataire n’étaient plus lesmêmes.

J’avais toujours l’idée qu’il me cachait unsecret, où plutôt qu’il était à lui seul un secret, attendu qu’iltenait toujours le voile tendu sur son passé.

Et lorsqu’un hasard écartait pour un instantun coin de ce voile, c’était toujours pour nous faire entrevoir, del’autre côté, quelque scène sanglante, violente, terrible.

L’aspect seul de son corps faisait peur.

Un jour que je me baignais avec lui, pendantl’été, je vis qu’il était tout zébré de blessures. Sans comptersept ou huit cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d’uncôté, toutes déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avaitété en partie arraché.

Il rit de son air le plus gai en voyant monétonnement.

– Cosaques ! Cosaques ! dit il enpromenant sa main sur ses cicatrices. Les côtes ont été brisées parun caisson d’artillerie. C’est chose fort mauvaise quand des canonsvous passent sur le corps. Ah ! quand c’est de la cavalerie,ce n’est rien. Un cheval, si rapide que soit son allure, regardetoujours où il pose le pied. Il m’est passé sur le corps quinzecents cuirassiers et les hussards russes de Grodno sans avoir eugrand mal. Mais les canons, c’est très mauvais.

– Et le mollet ? demandai-je.

– Pouf ! C’est seulement une morsure deloup, dit-il. Vous ne croiriez jamais comment j’ai attrapé cela.Vous saurez que mon cheval et moi, nous avions été atteints, luitué, et moi les côtes brisées par le caisson. Or il faisait unfroid… un froid si âpre, si âpre ! Le sol dur comme du fer, etpersonne pour s’occuper des blessés, de sorte qu’en gelant ilsprenaient des attitudes qui vous auraient fait rire. Moi aussi, jesentais, le gel m’envahir. Aussi, que fis-je ? Je pris monsabre, et je fendis le ventre à mon cheval mort. Je fis comme jepus. Je m’y taillai assez de place pour y entrer, en laissant unepetite ouverture pour respirer. Sapristi, il faisait bien chaudlà-dedans. Mais je n’avais pas assez d’espace pour y tenir toutentier. Mes pieds et une partie de mes jambes dépassaient. Alors lanuit, pendant que je dormais, des loups vinrent pour dévorer lecheval, et ils m’entamèrent aussi quelque peu, comme vous pouvez levoir ; mais après cela je veillai, pistolets en main, et ilsn’en eurent pas davantage de moi. C’est là que j’ai passé trèscommodément dix jours.

– Dix jours ! m’écriai je, et que mangiez– vous ?

– Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pourmoi ce que vous appelez la table et le logement. Mais naturellementj’eus le bon sens de manger les jambes et de ne pas toucher aucorps. Il y avait autour de moi un grand nombre de morts qui tousavaient leur gourde à eau, de sorte que j’avais tout ce que jepouvais souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille decavalerie légère. Alors tout alla bien.

Ce fut ainsi, par des causeries, engagéesaccidentellement, et qui ne valent guère la peine d’être rapportéesséparément, que la lumière se fit sur sa personne et son passé.Mais le jour devait venir, où nous saurions tout, et je vaisessayer de vous raconter comment cela se fit.

L’hiver avait été fort triste, mais dès lemois de mars se montrèrent les premiers indices du printemps, etpendant une semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil etdes vents du Sud.

Le 7, Jim Horscroft allait revenird’Édimbourg, car bien que la session se terminât le 1er,son examen devait lui prendre une semaine.

Edie et moi, nous nous promenions sur laplage, le 6, et je ne pouvais causer d’autre chose que de mon vieilami, car, en somme, il était le seul ami de mon âge que j’eusse ence temps-là.

Edie était très peu portée à causer, ce quiétait chez elle chose fort rare, mais elle écoutait en sourianttout ce que je lui disais.

– Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux foisà demi-voix, pauvre vieux Jim !

– Et s’il a été reçu, dis-je, eh bien,naturellement il fera apposer sa plaque, et il aura son logisparticulier, et nous perdrons notre Edie.

Je faisais de mon mieux pour tourner la choseen plaisanterie et la prendre à la légère, mais les mots merestaient encore dans la gorge.

– Pauvre vieux Jim ! dit-elle encore.

Et en prononçant ces mots, elle avait deslarmes dans les yeux.

– Ah ! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elleen glissant sa main dans la mienne pendant que nous marchions, vousaussi vous teniez un peu à moi autrefois, n’est-ce pas, Jock…Oh ! voici, là-bas, un bien joli petit vaisseau.

C’était un charmant petit cutter d’unetrentaine de tonneaux, très marcheur à en juger par ses mâtsélancés et la coupe de son avant.

Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, demisaine et de grand mât, mais au moment même où nous le regardions,toute sa voilure se replia soudain, comme une mouette ferme sesailes, et nous vîmes l’eau rejaillir sous la chute de son ancredescendant du beaupré.

Il était probablement à moins d’un quart demille du rivage, si près même que je pus apercevoir un homme dehaute taille, coiffé d’un bonnet pointu, qui se tenait debout àl’arrière et la lunette à l’œil examinait la côte dans toutes lesdeux directions.

– Qu’est-ce qu’ils peuvent bien chercher parici ? demanda Edie.

– Ce sont de riches Anglais venus de Londres,répondis-je.

C’était de cette façon-là que nousinterprétions tout ce qui, dans les comtés de la frontière,échappait à notre compréhension.

Nous passâmes presque une heure entière àexaminez le joli vaisseau, puis, comme le soleil allait s’abaisserderrière une bande de nuages, et que l’air du soir était assezpiquant, nous fîmes demi-tour pour regagner West Inch.

Quand on arrive à la ferme par la façade, ontraverse un jardin qui n’est pas des mieux garnis, et qui s’ouvresur la route par une porte à claire-voie, au moyen d’un loquet.

C’était à cette même porte que nous noustenions, la nuit où les signaux furent allumés, la nuit où nousvîmes passer Walter Scott quand il revenait d’Édimbourg.

À droite de cette entrée, du côté du jardin,se trouvait un bout de rocaille qui, paraît-il, avait été construitpar la mère de mon père, il y avait bien longtemps.

Elle avait façonné cela avec des galets uséspar l’eau, avec des coquillages de mer, en mettant des mousses etdes fougères dans les interstices.

Or, quand nous eûmes franchi la porte, nosyeux tombèrent sur cette rocaille ; au sommet était planté unbâton dans la fente duquel se trouvait une lettre.

Je m’avançai pour voir ce que c’était, maisEdie me devança, enleva la lettre et la mit dans sa poche.

– C’est pour moi, dit-elle en riant.

Mais je restai à la regarder d’un air quiéteignit le rire sur sa figure.

– De qui est elle, Edie ?demandai-je.

Elle fit la moue, mais elle ne réponditpas.

– De qui est-elle, mademoiselle ?m’écriai-je. Se pourrait-il que vous ayez trompé Jim comme vousm’ayez trompé moi-même ?

– Quel brutal vous êtes, Jock ! dit-ellevivement. Je voudrais bien que vous vous mêliez de ce qui vousregarde.

– Elle ne peut être que d’une seule personne,m’écriai-je, et cette personne ce n’est autre que ce de Lapp.

– Eh bien, supposez que vous avez raison,Jock ?

Le sang-froid de cette créature me stupéfia etme rendit furieux.

– Vous l’avouez ! m’écriai-je. Est-cequ’il ne vous reste plus aucune pudeur ?

– Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres dece gentleman ?

– Parce que c’est infâme.

– Et pourquoi ?

– Parce que c’est un étranger.

– Il s’en faut bien, dit-elle. C’est monmari.

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