La Grande Ombre

Chapitre 6UN AIGLE SANS ASILE

Mon père me parut être presque de l’avis deJim Horscroft, car il ne montra pas un empressement extrême àl’égard de ce nouvel hôte ; il le toisa du haut en bas d’unair très interrogateur.

Il lui servit cependant une assiette deharengs au vinaigre, et je remarquai qu’il lui jeta un regardencore plus de travers en voyant mon compagnon en manger neuf.Notre ration se réduisait toujours à deux. Lorsque Bonaventure deLapp eut fini, ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes, car je crois bienque pendant ces trois jours, il n’avait pas plus dormi qu’iln’avait mangé.

C’était une bien pauvre chambre que celle oùje le conduisis, mais il se jeta sur le lit, s’enveloppa de songrand manteau et s’endormit aussitôt.

Il avait un ronflement puissant et sonore, etcomme ma chambre était contiguë à la sienne, j’eus lieu de merappeler que nous avions un hôte sous notre toit.

Le lendemain matin, quand je descendis, jem’aperçus qu’il m’avait devancé, car il était assis en face de monpère à la table de l’embrasure de la fenêtre, dans la cuisine,leurs têtes se touchant presque, et il y avait entre eux un petitrouleau de pièces d’or.

À mon entrée, mon père leva sur moi des yeuxoù je vis un éclair d’avidité que je n’y avais jamais remarquéjusqu’alors.

Il empoigna l’argent d’un mouvement d’avare,et l’empocha aussitôt.

– Très bien, monsieur, la chambre est à vous,et vous paierez toujours d’avance le trois du mois.

– Ah ! voici mon premier ami, s’écria deLapp en me tendant la main et m’adressant un sourire assezbienveillant, sans doute, mais où il y avait cette nuance d’airprotecteur qu’on a quand on sourit à son chien.

« Me voilà tout à fait remis à présent,grâce à mon excellent souper et au repos d’une bonne nuit,reprit-il. Ah ! c’est la faim qui ôte à l’homme toute énergie.Cela d’abord, le froid ensuite.

– Oui, c’est vrai, dit mon père, je me suistrouvé sur la lande dans une tempête de neige pendant trente-sixheures, et je sais ce que c’est.

– J’ai vu jadis mourir de faim trois millehommes, dit de Lapp en approchant ses mains du feu. De jour en jourils maigrissaient et devenaient plus semblables à des singes, etils venaient presque sur les bords des pontons où nous lesgardions ; ils hurlaient de rage et de douleur.

« Les premiers jours, leurs hurlementss’entendaient dans toute la ville, mais au bout d’une semaine, nossentinelles de la rive les entendaient à peine, tant ils s’étaientaffaiblis.

– Et ils moururent ? m’écriai-je.

– Ils résistèrent pendant très longtemps.C’étaient des grenadiers autrichiens du corps de Starowitz, degrands beaux hommes, aussi gros que votre ami d’hier. Mais quand laville se rendit, il n’en restait plus que quatre cent, et un hommepouvait en soulever trois à la fois, comme si c’étaient de petitssinges. Cela faisait pitié. Ah ! mon ami, voudrez-vous meprésenter à Madame et à Mademoiselle ?

C’étaient ma mère et Edie, qui venaientd’entrer dans la cuisine.

Il ne les avait pas vues la veille, mais cettefois-ci, j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux, carau lieu de leur faire, en guise de salut, un simple signe de tête àla mode écossaise, il courba son dos comme une truite qui vasauter, il avança le pied par une glissade et mit la main sur soncœur de l’air le plus drôle.

Ma mère ouvrait de grands yeux, croyant qu’ilse moquait d’elle, mais Edie se montra aussitôt enchantée.

On eût dit que c’était un jeu pour elle, etelle se mit à faire une révérence, mais une révérence si profonde,que je la crus un instant sur le point de tomber et de s’asseoirbel et bien au milieu de la cuisine.

Mais non, elle se redressa aussi légèrementqu’un rembourrage qui fait ressort.

Nous approchâmes tous nos chaises et l’on fithonneur aux galettes servies avec le lait et la bouillie.

Il avait une merveilleuse manière de seconduire avec les femmes, ce gaillard-là.

Si moi, ou bien Jim Horscroft, nous avionsfait comme lui, nous aurions eu l’air de faire les imbéciles, etles filles nous auraient éclaté de rire au nez, mais pour lui, celaallait si bien avec son genre de physionomie et de langage qu’on envenait enfin à trouver cela tout naturel.

En effet, quand il s’adressait à ma mère, ou àla cousine Edie – et pour cela il ne se faisait jamais prier – ilne le faisait jamais sans s’être incliné, sans prendre un air àfaire croire qu’elles lui faisaient grand honneur rien qu’enécoutant ce qu’il avait à dire ; et lorsqu’elles répondaient,on eût cru, à voir sa physionomie, que leurs paroles étaientprécieuses et dignes d’être conservées à tout jamais.

Et pourtant, même quand il s’abaissait devantles femmes, il gardait toujours au fond des yeux je ne sais quoi defier comme pour donner à entendre que c’était pour elles seulesqu’il se faisait aussi doux, mais qu’à l’occasion, il savait fairepreuve d’assez de raideur.

Pour ma mère, c’était merveille de voircombien elle s’adoucit à son égard. En une demi-heure, elle le mitau fait de toutes nos affaires, lui parla de son oncle à elle, quiétait chirurgien à Carlisle, et le plus grand personnage de lafamille, de son côté.

Elle lui raconta la mort de mon frère Rob,événement que je ne l’avais jamais entendu dire à âme qui vive – etalors on eût cru que de Lapp allait verser des larmes à cetteoccasion – lui qui venait justement de nous dire, qu’il avait vutrois mille hommes mourir de faim.

Quant à Edie, elle ne causait pas beaucoup,mais elle lançait incessamment de petits coups d’œil à notre hôte,et une fois ou deux, il la regarda très fixement.

Après le déjeuner, quand il fut rentré dans sachambre, mon père tira de sa poche huit pièces d’or d’une guinée etles étala sur là table.

– Qu’est-ce que vous dites de cela,Marthe ? fit-il.

– Eh bien, c’est que vous aurez vendu deuxbéliers noirs, voilà tout.

– Non, c’est un mois de paiement pour lanourriture et le logement de l’ami de Jock, et il en rentreraautant toutes les quatre semaines.

Mais, en entendant cela, ma mère hocha latête.

– Deux livres par semaine, c’est beaucouptrop, dit-elle, et ce n’est pas alors que le pauvre gentleman estdans le malheur que nous devons lui faire payer ce prix pour un peude nourriture.

– Ta ! ta ! s’écria mon père, ilpeut très bien le faire sans se gêner. Il a une sacoche pleined’or. En outre, c’est le prix qu’il a offert lui-même.

– Cet argent-là ne portera pas bonheur,dit-elle.

– Eh ! Eh ! ma femme, vous aurait-ilmis la tête à l’envers avec ses façons d’étranger ?

– Oui, il serait bon que les maris écossaiseussent quelque peu de ses manières prévenantes, dit-elle.

C’était la première fois de ma vie que jel’entendis riposter à mon père.

De Lapp ne tarda pas à descendre et me demandasi je voulais sortir avec lui.

Lorsque nous fûmes au soleil, il tira de sapoche une petite croix faite en pierres rouges, la chose la pluscharmante que j’eusse encore vue.

– Ce sont des rubis, dit-il, et j’ai eu cela àTolède, en Espagne. Il y en avait deux mais j’ai donné l’autre àune jeune fille de Lithuanie. Je vous prie d’accepter celle-ci ensouvenir de la grande bonté que vous avez eue hier pour moi. Vousen ferez faire une épingle de cravate.

Je ne pus faire autrement que de le remercierde ce présent, qui valait plus que tout ce que j’avais possédé enma vie.

– Je pars pour aller compter les agneaux surle pâturage d’en haut, lui dis-je. Peut-être vous plairait-il devenir avec moi et de voir un peu le pays.

Il eut un instant d’hésitation, puis il secouala tête.

– J’ai, dit-il, quelques lettres à écrire leplus tôt possible. Je compte passer la matinée chez moi pourm’acquitter de cette tâche.

Pendant toute la matinée, j’allai et je vinssur les hauteurs ; et, comme vous le croirez sans peine, jen’eus l’esprit occupé que de cet étranger que le hasard avait jetéà notre porte.

Où avait-il appris ces manières, cet air decommandement, cet éclat hautain et menaçant du regard ?

Et ces aventures, auxquelles il faisaitallusion d’un air si détaché, quelle étonnante existence que celleoù elles avaient trouvé place ?

Il avait été bon pour nous, il avait usé d’unlangage plein d’amabilités et malgré tout je n’arrivais pas àchasser entièrement la défiance que j’avais éprouvée à sonégard.

Peut-être, après tout, Jim Horscroft avait-ilraison, peut-être avais je eu tort de l’introduire à West Inch.

Quand je rentrai, il avait l’air d’être né etd’avoir vécu dans la ferme.

Il était assis dans ce vaste fauteuil aux brasde bois qui occupe le coin de la cheminée, et il avait le chat noirsur ses genoux.

Il tenait les bras étendus, et d’une main àl’autre allait un écheveau de laine à tricoter dont ma mère faisaitun peloton.

La cousine Edie était assise tout près et, envoyant ses yeux, je m’aperçus qu’elle avait pleuré.

– Eh bien, Edie, lui dis-je, qu’est-ce quivous chagrine ?

– Ah ! Mademoiselle a le cœur tendre,comme toutes les vraies et honnêtes femmes, dit-il. Je n’aurais pascru que la chose pût l’émouvoir à ce point. Autrement, je n’enaurais point parlé. Je contais les souffrances de quelques troupesqui avaient à traverser pendant l’hiver les montagnes de laGuadarama, et dont je sais quelque chose. Il est bien étrange devoir le vent emporter des hommes par-dessus le bord des précipices,mais le sol était bien glissant, et il n’y avait rien à quoi ilspussent se retenir. Les compagnies entrecroisèrent leurs bras, etcela alla mieux de cette façon, mais la main d’un artilleur restadans la mienne, comme je la prenais. Elle était gangrenée par lefroid depuis trois jours.

Je restais à écouter bouche béante.

« Et les vieux grenadiers, eux aussi,comme ils n’avaient plus leur ardeur d’autrefois, ils avaient peineà résister. Et pourtant, s’ils restaient en arrière, les paysansles prenaient, les clouaient à la porte de leurs granges, les piedsen haut, et allumaient du feu sous leur tête. C’était pitié de voirainsi périr ces braves vieux soldats. Aussi quand ils ne pouvaientplus avancer, c’était intéressant de voir comment ils s’yprenaient : ils s’arrêtaient, faisaient leur prière, assis surune vieille selle, ou sur leur havresac, ôtaient leurs bottes etleurs bas et appuyaient leur menton sur le bout de leur fusil. Puisils mettaient leur gros orteil sur la détente, etpouf ! c’était fini : plus de marches pour cesbeaux vieux grenadiers. Oh ! l’on à eu une rude besogne parlà-bas sur ces montagnes de Guadarama.

– Et quelle armée, était-ce ?demandai-je.

– Oh ! j’ai été dans tant d’armées que jem’y embrouille quelquefois. Oui, j’ai beaucoup vu la guerre. Àpropos, j’ai vu vos Écossais se battre, et ils font de rudesfantassins, mais je croyais d’après cela que tout le monde iciportait des … comment appelez-vous cela… des jupons ?

– Ce sont des Kilts et cela ne se porte quedans les Highlands.

– Ah ! dans les montagnes. Mais voicilà-bas, dehors, un homme. Peut-être est-ce celui qui se chargeraitde porter mes lettres à la poste, à ce qu’a dit votre père.

– Oui, c’est le garçon du fermier Whitehead.Voulez-vous que je les lui donne ?

– Oui, il en prendrait plus de soin s’il lesrecevait de votre main.

Il les tira de sa poche et me les remit.

Je sortis aussitôt avec ces lettres et cheminfaisant mes regards tombèrent sur l’adresse que portait l’uned’elles.

Il y avait en très grosse et très belleécriture :

« À sa Majesté

« Le roi de Suède

« Stockholm »

Je ne savais pas beaucoup de français, asseztoutefois pour comprendre cela.

Quel était donc cette sorte d’aigle qui étaitvenu se poser dans notre humble petit nid ?

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