La Grande Ombre

Chapitre 14LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT

Le jour pointait, et les premières lueursgrises venaient de se montrer furtivement à travers les longues etminces fentes des murs de notre grange, lorsqu’on me secouaforcement par l’épaule.

Je me levai d’un bond.

Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, jem’étais figuré que les cuirassiers arrivaient sur nous, etj’empoignai une hallebarde posée contre le mur, mais en voyant leslongues files de dormeurs, je me rappelai où j’étais.

Mais je puis vous dire que je fus bien étonnéen m’apercevant que c’était le major Elliott lui-même, qui m’avaitréveillé.

Il avait l’air très grave et, derrière lui,venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et uncrayon.

– Réveillez-vous, mon garçon, dit le major,retrouvant sa bonhomie comme si nous étions de nouveau àCorriemuir.

– Oui, major, balbutiai-je.

– Je vous prie de venir avec moi. Je sens queje vous dois quelque chose à tous deux, car c’est moi qui vous aifait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant.

Je sursautai à ces mots, car avec cetteattaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j’avais complètementoublié mon ami depuis qu’il s’était élancé contre la Gardefrançaise, en entraînant tout le régiment.

– Je suis en train de faire le relevé de nospertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vousme feriez grand plaisir.

Nous voilà donc en route, le major, les deuxsergents et moi.

Oh ! certes, c’était un terriblespectacle, si terrible, que malgré le nombre d’années qui se sontécoulées, je préfère en parler le moins possible.

C’était bien horrible à voir dans la chaleurdu combat, mais maintenant, dans l’air froid du matin, alors qu’onn’a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu’il ya de glorieux a disparu, il ne reste plus qu’une vaste boutique deboucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis enbouillie, où l’on dirait que l’homme a voulu tourner en dérisionl’œuvre de Dieu.

L’on pouvait lire sur le sol chaque phase ducombat de la veille : les fantassins morts, formant encore descarrés, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient chargés, eten haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur piècebrisée.

La colonne de la Garde avait laissé une bandede morts à travers la campagne.

On eût dit la trace laissée par une limace. Entête, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entassés surles habits rouges, à l’endroit où avait eu lieu cette étreintefurieuse, lorsqu’ils avaient fait le premier pas en arrière.

Et ce que je vis tout d’abord, en arrivant àcet endroit, ce fut Jim, lui-même.

Il gisait, de tout son long, étendu sur ledos, la figure tournée vers le ciel.

On eut dit que toute passion, toute souffrances’étaient évaporées.

Il ressemblait tout à fait à ce Jimd’autrefois, que j’avais vu cent fois dans sa couchette, quand nousétions camarades d’école.

J’avais jeté un cri de douleur en le voyant,mais quand j’en vins à considérer son visage, et que je lui trouvail’air bien plus heureux, dans la mort, que je n’avais jamais espéréde le voir pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui.

Deux baïonnettes françaises lui avaienttraversé la poitrine.

Il était mort sur le champ, sans souffrir, àen croire le sourire qu’il avait sur les lèvres.

Le major et moi, nous lui soulevions la tête,espérant qu’il restait peut-être un souffle de vie, quandj’entendis près de moi une voix bien connue.

C’était de Lissac, dressé sur son coude, aumilieu d’un tas de cadavres de soldats de la Garde.

Il avait un grand manteau bleu autour ducorps. Son chapeau à grand plumet rouge, gisait à terre, près delui.

Il était bien pâle. Il avait de grands cerclesbistrés sous les yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu’ilétait jadis, avec son grand nez tranchant d’oiseau de proie affamé,sa moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu’àla calvitie, au haut de la tête.

Il avait toujours eu les paupières tombantes,mais maintenant il était presque impossible de retrouver,par-dessous, le scintillement de l’œil.

– holà, Jock ! s’écria-t-il, je nem’attendais guère à vous voir ici, et pourtant j’aurais pu m’endouter, quand j’ai vu l’ami Jim.

– C’est vous qui nous avez apporté tous cesennuis, dis-je.

– Ta ! Ta ! Ta ! s’écria-t-il,avec son impatience de jadis. Tout est arrangé pour nous àl’avance. Quand j’étais en Espagne, j’ai appris à croire au Destin.C’est le Destin qui vous a envoyé ici, ce matin.

– C’est sur vous que retombera le sang de cethomme, dis-je, en posant la main sur l’épaule du pauvre Jim.

– Et mon sang sur lui ! dit-il. Ainsi,nous sommes quittes.

Il ouvrit alors son manteau et j’aperçus, avechorreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de sonflanc.

– C’est ma treizième blessure, et ma dernière,dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur.Pourriez-vous me donner à boire, si vous disposez de quelquesgouttes ?

Le major avait du brandy étendu d’eau.

De Lissac en but avidement.

Ses yeux se ranimèrent, et une petite tacherouge reparut à ses joues livides.

– C’est Jim qui a fait cela, dit-il. J’aientendu quelqu’un m’appeler par mon nom, et aussitôt son fusils’est posé sur ma tunique. Deux de mes hommes l’ont écharpé aumoment même où il a fait feu. Bon, bon ! Edie valait biencela. Vous serez à Paris dans moins d’un mois, Jock, et vous laverrez. Vous la trouverez au numéro 11 de la rue de Miromesnil, quiest près de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement,Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer à quel point ellem’aimait. Dites-lui que tout ce que je possède se trouve dans lesdeux malles noires et qu’Antoine en a les clefs. Vous n’oublierezpas ?

– Je me souviendrai.

– Et Madame votre mère ? J’espère quevous l’avez laissée en bonne santé ? Ah ! Et Monsieurvotre père aussi. Présentez-lui mes plus grands respects.

À ce moment même, où il allait mourir, il fitla révérence d’autrefois et son geste de la main, en adressant sessalutations à ma mère.

– Assurément, dis-je, votre blessure pourraitêtre moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener lechirurgien de notre régiment.

– Mon cher Jock, je n’ai pas passé ces quinzeans à faire et recevoir des blessures, sans savoir reconnaîtrecelle qui compte. Mais il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car jesais que tout est fini pour mon petit homme, et j’aime mieux m’enaller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et enmendiant. En outre, il est absolument certain que les Alliésm’auraient fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation.

– Les Alliés, monsieur, dit le major avec unecertaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d’un acte aussibarbare.

– Vous n’en savez rien, major, dit-il.Supposez vous donc que j’aurais fui en Écosse et changé de nom, sije n’avais eu rien de plus à craindre que mes camarades restés àParis ? Je tenais à la vie, car je savais que mon petit hommereviendrait. Maintenant, je n’ai plus qu’à mourir, car il ne setrouvera plus jamais à la tête d’une armée. Mais j’ai fait deschoses qui ne peuvent pas se pardonner. C’est moi qui commandais ledétachement qui a fusillé le duc d’Enghien ; c’est moi qui…Ah ! Mon Dieu ! Edie ! Edie, ma chérie !

Il leva les deux mains, dont les doigtss’agitèrent, et tremblèrent comme s’il tâtonnait.

Puis il les laissa retomber lourdement devantlui, et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Un de nos sergents le recoucha doucement.L’autre étendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsilà ces deux hommes, que le Destin avait si étrangement mis enrapport.

L’Écossais et le Français gisaient silencieux,paisibles, si rapprochés que la main de l’un eût pu toucher cellede l’autre, sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage deHougoumont.

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