La Henriade

Chant VII

ARGUMENT

Saint Louis transporte Henri IV en esprit au ciel et auxenfers, et lui fait voir, dans le palais des Destins, sa postérité,et les grands hommes que la France doit produire.

Du Dieu qui nous créa la clémence infinie,
Pour adoucir les maux de cette courte vie,
À placé parmi nous deux êtres bienfaisants,
De la terre à jamais aimables habitants,
Soutiens dans les travaux, trésors dans l’indigence :
L’un est le doux Sommeil, et l’autre est l’Espérance.
L’un, quand l’homme accablé sent de son faible corps
Les organes vaincus sans force et sans ressorts,
Vient par un calme heureux secourir la nature,
Et lui porter l’oubli (les peines qu’elle endure ;
L’autre anime nos cœurs, enflamme nos désirs,
Et, même en nous trompant, donne de vrais plaisirs.
Mais aux mortels chéris à qui le ciel l’envoie,
Elle n’inspire point une infidèle joie ;
Elle apporte de Dieu la promesse et l’appui ;
Elle est inébranlable et pure comme lui.
Louis près de Henri tous les deux les appelle :
« Approchez vers mon fils, venez, couple fidèle. »
Le Sommeil l’entendit de ses antres secrets :
Il marche mollement vers ces ombrages frais.
Les Vents, à son aspect, s’arrêtent en silence ;
Les Songes fortunés, enfants de l’Espérance,
Voltigent vers le prince, et couvrent ce héros
D’olive et de lauriers, mêlés à leurs pavots.
Louis, en ce moment, prenant son diadème,
Sur le front du vainqueur il le posa lui-même :
« Règne, dit-il, triomphe, et sois en tout monfils ;
Tout l’espoir de ma race en toi seul est remis :
Mais le trône, ô Bourbon ! ne doit point tesuffire ;
Des présents de Louis le moindre est son empire.
C’est peu d’être un héros, un conquérant, un roi ;
Si le ciel ne t’éclaire, il n’a rien fait pour toi.
Tous ces honneurs mondains ne sont qu’un bien stérile,
Des humaines vertus récompense fragile,
Un dangereux éclat qui passe et qui s’enfuit,
Que le trouble accompagne, et que la mort détruit.
Je vais te découvrir un plus durable empire,
Pour te récompenser, bien moins que pour t’instruire.
Viens, obéis, suis-moi par de nouveaux chemins :
Vole au sein de Dieu même, et remplis tes destins. »
L’un et l’autre, à ces mots, dans un char de lumière,
Des cieux, en un moment, traversent la carrière.
Tels on voit dans la nuit la foudre et les éclairs
Courir d’un pôle à l’autre, et diviser les airs ;
Et telle s’éleva cette nue embrasée
Qui, dérobant aux yeux le maître d’Élisée,
Dans un céleste char, de flamme environné,
L’emporta loin des bords de ce globe étonné.
Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
Qui n’ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
Luit cet astre du jour, par Dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé :
De lui partent sans fin des torrents de lumière :
Il donne, en se montrant, la vie à la matière,
Et dispense les jours, les saisons, et les ans,
À des mondes divers autour de lui flottants.
Ces astres, asservis à la loi qui les presse,
S’attirent dans leur course, et s’évitent sans cesse,
Et, servant l’un à l’autre et de règle et d’appui,
Se prêtent les clartés qu’ils reçoivent de lui.
Au delà de leur cours, et loin dans cet espace
Où la matière nage, et que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre, et des mondes sans fin.
Dans cet abîme immense il leur ouvre un chemin.
Par delà tous ces cieux le Dieu des cieux réside.
C’est là que le héros suit son céleste guide ;
C’est là que sont formés tous ces esprits divers
Qui remplissent les corps et peuplent l’univers.
Là sont, après la mort, nos âmes replongées,
De leur prison grossière à jamais dégagées.
Un juge incorruptible y rassemble à ses pieds
Ces immortels esprits que son souffle a créés.
C’est cet être infini qu’on sert et qu’on ignore :
Sous des noms différents le monde entier l’adore :
Du haut de l’empyrée il entend nos clameurs ;
Il regarde en pitié ce long amas d’erreurs,
Ces portraits insensés que l’humaine ignorance
Fait avec piété de sa sagesse immense.
La Mort auprès de lui, fille affreuse du Temps,
De ce triste univers conduit les habitants :
Elle amène à la fois les bonzes, les brachmanes,
Du grand Confucius les disciples profanes,
Des antiques Persans les secrets successeurs,
De Zoroastre encore aveugles sectateurs ;
Les pâles habitants de ces froides contrées
Qu’assiègent de glaçons les mers hyperborées ;
Ceux qui de l’Amérique habitent les forêts,
De l’erreur invincible innombrables sujets.
Le dervis étonné, d’une vue inquiète,
À la droite de Dieu cherche en vain son prophète.
Le bonze, avec des yeux sombres et pénitents,
Y vient vanter en vain ses vœux et ses tourments.
Éclairés à l’instant, ces morts dans le silence
Attendent en tremblant l’éternelle sentence.
Dieu, qui voit à la fois, entend et connaît tout,
D’un coup d’œil les punit, d’un coup d’œil les absout.
Henri n’approcha point vers le trône invisible
D’où part à chaque instant ce jugement terrible,
Où Dieu prononce à tous ses arrêts éternels,
Qu’osent prévoir en vain tant d’orgueilleux mortels.
« Quelle est, disait Henri, s’interrogeant lui-même,
Quelle est de Dieu sur eux la justice suprême ?
Ce Dieu les punit-il d’avoir fermé leurs yeux
Aux clartés que lui-même il plaça si loin d’eux ?
Pourrait-il les juger, tel qu’un injuste maître,
Sur la loi des chrétiens, qu’ils n’avaient puconnaître ?
Non. Dieu nous a créés, Dieu nous veut sauver tous :
Partout il nous instruit, partout il parle à nous ;
Il grave en tous les cœurs la loi de la nature,
Seule à jamais la même, et seule toujours pure.
Sur cette loi, sans doute, il juge les païens,
Et si leur cœur fut juste, ils ont été chrétiens.
Tandis que du héros la raison confondue
Portait sur ce mystère une indiscrète vue,
Au pied du trône même une voix s’entendit ;
Le ciel s’en ébranla, l’univers en frémit ;
Ses accents ressemblaient à ceux de ce tonnerre
Quand du mont Sinaï Dieu parlait à la terre.
Le cœur des immortels se tut pour l’écouter,
Et chaque astre en son cours alla le répéter.
« À ta faible raison garde-toi de te rendre :
Dieu t’a fait pour l’aimer, et non pour le comprendre.
Invisible à tes yeux, qu’il règne dans ton cœur ;
Il confond l’injustice, il pardonne à l’erreur ;
Mais il punit aussi toute erreur volontaire :
Mortel, ouvre les yeux quand son soleil t’éclaire. »
Henri dans ce moment, d’un vol précipité,
Est par un tourbillon dans l’espace emporté
Vers un séjour informe, aride, affreux, sauvage,
De l’antique chaos abominable image,
Impénétrable aux traits de ces soleils brillants,
Chefs-d’œuvre du Très Haut, comme lui bienfaisants.
Sur cette terre horrible, et des anges haïe,
Dieu n’a point répandu le germe de la vie.
La Mort, l’affreuse Mort, et la Confusion,
Y semblent établir leur domination.
« Quelles clameurs, ô Dieu ! quels crisépouvantables !
Quels torrents de fumée ! et quels feuxeffroyables !
Quels monstres, dit Bourbon, volent dans ces climats !
Quels gouffres enflammés s’entr’ouvrent sous mes pas !
Ô mon fils ! vous voyez les portes de l’abîme
Creusé par la Justice, habité par le Crime :
Suivez-moi, les chemins en sont toujours ouverts. »
Ils marchent aussitôt aux portes des enfers.
Là, gît la sombre Envie, à l’œil timide et louche,
Versant sur des lauriers les poisons de sa bouche ;
Le jour blesse ses yeux, dans l’ombre étincelants
Triste amante des morts, elle hait les vivants.
Elle aperçoit Henri, se détourne, et soupire.
Auprès d’elle est l’Orgueil, qui se plaît et s’admire ;
La Faiblesse au teint pâle, aux regards abattus,
Tyran qui cède au crime et détruit les vertus ;
L’Ambition sanglante, inquiète, égarée,
De trônes, de tombeaux, d’esclaves entourée ;
La tendre Hypocrisie, aux yeux pleins de douceur
(Le ciel est dans ses yeux, l’enfer est dans son cœur)
Le faux Zèle étalant ses barbares maximes ;
Et l’intérêt enfin, père de tous les crimes.
Des mortels corrompus ces tyrans effrénés,
À l’aspect de Henri, paraissent consternés ;
Ils ne l’ont jamais vu ; jamais leur troupe impie
N’approcha de son âme, à la vertu nourrie :
Quel mortel, disaient-ils, par ce juste conduit,
Vient nous persécuter dans l’éternelle nuit ?
Le héros, au milieu de ces esprits immondes,
S’avançait à pas lents sous ces voûtes profondes.
Louis guidait ses pas : « Ciel ! qu’est-ce que jevois ?
L’assassin de Valois ! ce monstre devant moi !
Mon père, il tient encor ce couteau parricide
Dont le conseil des Seize arma sa main perfide :
Tandis que, dans Paris, tous ces prêtres cruels
Osent de son portrait souiller les saints autels,
Que la Ligue l’invoque, et que Rome le loue,
Ici, dans les tourments, l’enfer le désavoue.
Mon fils, reprit Louis, de plus sévères lois
Poursuivent en ces lieux les princes et les rois.
Regardez ces tyrans, adorés dans leur vie :
Plus ils étaient puissants, plus Dieu les humilie.
Il punit les forfaits que leurs mains ont commis,
Ceux qu’ils n’ont point vengés, et ceux qu’ils ont permis.
La mort leur a ravi leurs grandeurs passagères,
Ce faste, ces plaisirs, ces flatteurs mercenaires,
De qui la complaisance, avec dextérité,
À leurs yeux éblouis cachait la vérité.
La Vérité terrible ici fait leurs supplices :
Elle est devant leurs yeux, elle éclaire leurs vices.
Voyez comme à sa voix tremblent ces conquérants !
Héros aux yeux du peuple, aux yeux de Dieu tyrans ;
Fléaux du monde entier, que leur fureur embrase,
La foudre qu’ils portaient à leur tour les écrase.
Auprès d’eux sont couchés tous ces rois fainéants,
Sur un trône avili fantômes impuissants.
Henri voit près des rois leurs insolents ministres :
Il remarque surtout ces conseillers sinistres,
Qui, des mœurs et des lois avares corrupteurs,
De Thémis et de Mars ont vendu les honneurs ;
Qui mirent les premiers à d’indignes enchères
L’inestimable prix des vertus de nos pères.
Êtes-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs,
Qui, livrés aux plaisirs, et couchés sur des fleurs,
Sans fiel et sans fierté couliez dans la paresse
Vos inutiles jours, filés par la mollesse ?
Avec les scélérats seriez-vous confondus,
Vous, mortels bienfaisants, vous, amis des vertus,
Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse,
Avez séché le fruit de trente ans de sagesse ?
Le généreux Henri ne put cacher ses pleurs.
Ah ! s’il est vrai, dit-il, qu’en ce séjour d’horreurs
La race des humains soit en foule engloutie,
Si les jours passagers d’une si triste vie
D’un éternel tourment sont suivis sans retour,
Ne vaudrait-il pas mieux ne voir jamais le jour ?
Heureux, s’ils expiraient dans le sein de leur mère !
Ou si ce Dieu du moins, ce grand Dieu si sévère,
À l’homme, hélas ! trop libre, avait daigné ravir
Le pouvoir malheureux de lui désobéir !
Ne crois point, dit Louis, que ces tristes victimes
Souffrent des châtiments qui surpassent leurs crimes,
Ni que ce juste Dieu, créateur des humains,
Se plaise à déchirer l’ouvrage de ses mains :
Non, s’il est infini, c’est dans ses récompenses :
Prodigue de ses dons, il borne ses vengeances.
Sur la terre on le peint l’exemple des tyrans ;
Mais ici c’est un père, il punit ses enfants ;
Il adoucit les traits de sa main vengeresse ;
Il ne sait point punir des moments de faiblesse,
Des plaisirs passagers, pleins de trouble et d’ennui,
Par des tourments affreux, éternels comme lui. »
Il dit, et dans l’instant l’un et l’autre s’avance
Vers les lieux fortunés qu’habite l’Innocence.
Ce n’est plus des enfers l’affreuse obscurité,
C’est du jour le plus pur l’immortelle clarté.
Henri voit ces beaux lieux, et soudain, à leur vue,
Sent couler dans son âme une joie inconnue :
Les soins, les passions, n’y troublent point les cœurs ;
La volupté tranquille y répand ses douceurs.
Amour, en ces climats tout ressent ton empire :
Ce n’est point cet amour que la mollesse inspire :
C’est ce flambeau divin, ce feu saint et sacré,
Ce pur enfant des cieux sur la terre ignoré.
De lui seul à jamais tous les cœurs se remplissent ;
Ils désirent sans cesse, et sans cesse ils jouissent,
Et goûtent, dans les feux d’une éternelle ardeur,
Des plaisirs sans regrets, du repos sans langueur.
Là, règnent les bons rois qu’ont produits tous les âges,
Là, sont les vrais héros ; là, vivent les vraissages ;
Là, sur un trône d’or, Charlemagne et Clovis
Veillent du haut des cieux sur l’empire des lis.
Les plus grands ennemis, les plus fiers adversaires,
Réunis dans ces lieux, n’y sont plus que des frères.
Le sage Louis Douze, au milieu de ces rois,
S’élève comme un cèdre, et leur donne des lois.
Ce roi, qu’à nos aïeux donna le ciel propice,
Sur son trône avec lui fit asseoir la justice ;
Il pardonna souvent il régna sur les cœurs,
Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs.
D’Amboise est à ses pieds, ce ministre fidèle
Qui seul aima la France, et fut seul aimé d’elle ;
Tendre ami de son maître, et qui, dans ce haut rang,
Ne souilla point ses mains de rapine et de sang.
Ô jours ! ô mœurs ! ô temps d’éternellemémoire !
Le peuple était heureux, le roi couvert de gloire :
De ses aimables lois chacun goûtait les fruits.
Revenez, heureux temps, sous un autre Louis !
Plus loin sont ces guerriers prodigues de leur vie,
Qu’enflamma leur devoir, et non pas leur furie :
La Trimouille, Clisson, Montmorency, de Foix,
Guesclin, le destructeur et le vengeur des rois,
Le vertueux Bayard, et vous, brave amazone,
La honte des Anglais, et le soutien du trône.
« Ces héros, dit Louis, que tu vois dans les cieux,
Comme toi de la terre ont ébloui les yeux ;
La vertu comme à toi, mon fils, leur était chère :
Mais, enfants de l’Église, ils ont chéri leur mère ;
Leur cœur simple et docile aimait la vérité ;
Leur culte était le mien : pourquoi l’as-tuquitté ?
Comme il disait ces mots d’une voix gémissante,
Le palais des Destins devant lui se présente :
Il fait marcher son fils vers ces sacrés remparts,
Et cent portes d’airain s’ouvrent à ses regards.
Le Temps, d’une aile prompte et d’un vol insensible,
Fuit et revient sans cesse à ce palais terrible ;
Et de là sur la terre il verse à pleines mains
Et les biens et les maux destinés aux humains.
Sur un autel de fer, un livre inexplicable
Contient de l’avenir l’histoire irrévocable :
La main de l’Éternel y marqua nos désirs,
Et nos chagrins cruels, et nos faibles plaisirs.
On voit la Liberté, cette esclave si fière,
Par d’invisibles nœuds en ces lieux prisonnière :
Sous un joug inconnu, que rien ne peut briser,
Dieu sait l’assujettir sans la tyranniser ;
À ses suprêmes lois d’autant mieux attachée,
Que sa chaîne à ses yeux pour jamais est cachée,
Qu’en obéissant même elle agit par son choix,
Et souvent aux destins pense donner des lois.
Mon cher fils, dit Louis, c’est de là que la grâce
Fait sentir aux humains sa faveur efficace ;
C’est de ces lieux sacrés qu’un jour son trait vainqueur
Doit partir, doit brûler, doit embraser ton cœur.
Tu ne peux différer, ni hâter, ni connaître
Ces moments précieux dont Dieu seul est le maître.
Mais qu’ils sont encor loin ces temps, ces heureux temps
Où Dieu doit te compter au rang de ses enfants !
Que tu dois éprouver de faiblesses honteuses !
Et que tu marcheras dans des routes trompeuses !
Retranches, Ô mon Dieu, des jours de ce grand roi,
Ces jours infortunés qui l’éloignent de toi. »
Mais dans ces vastes lieux quelle foule s’empresse ?
Elle entre à tout moment, et s’écoule sans cesse.
Vous voyez, dit Louis, dans ce sacré séjour,
Les portraits des humains qui doivent naître un jour :
Des siècles à venir ces vivantes images
Rassemblent tous les lieux, devancent tous les âges.
Tous les jours des humains, comptés avant les temps,
Aux yeux de l’Éternel à jamais sont présents.
Le Destin marque ici l’instant de leur naissance,
L’abaissement des uns, des autres la puissance,
Les divers changements attachés à leur sort,
Leurs vices, leurs vertus, leur fortune, et leur mort.
« Approchons-nous : le ciel te permet de connaître
Les rois et les héros qui de toi doivent naître.
Le premier qui paraît, c’est ton auguste fils :
Il soutiendra longtemps la gloire de nos lis,
Triomphateur heureux du Belge et de l’Ibère ;
Mais il n’égalera ni son fils ni son père. »
Henri, dans ce moment, voit sur des fleurs de lis
Lieux mortels orgueilleux auprès du trône assis :
Ils tiennent sous leurs pieds tout un peuple à lachaîne ;
Tous deux sont revêtus de la pourpre romaine ;
Tous deux sont entourés de gardes, de soldats :
Il les prend pour des rois… « Vous ne vous trompezpas ;
Ils le sont, dit Louis, sans en avoir le titre ;
Du prince et de l’État l’un et l’autre est l’arbitre.
Richelieu, Mazarin, ministres immortels,
Jusqu’au trône élevés de l’ombre des autels,
Enfants de la Fortune et de la Politique,
Marcheront à grands pas au pouvoir despotique.
Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi ;
Mazarin, souple, adroit, et dangereux ami :
L’un, fuyant avec art, et cédant à l’orage ;
L’autre aux flots irrités opposant son courage ;
Des princes de mon sang ennemis déclarés ;
Tous deux haïs du peuple, et tous deux admirés ;
Enfin, par leurs efforts, ou par leur industrie,
Utiles à leurs rois, cruels à la patrie.
Ô toi, moins puissant qu’eux, moins vaste en tes desseins,
Toi, dans le second rang le premier des humains,
Colbert, c’est sur tes pas que l’heureuse abondance,
Fille de tes travaux, vient enrichir la France.
Bienfaiteur de ce peuple ardent à l’outrager,
En le rendant heureux, tu sauras t’en venger :
Semblable à ce héros, confident de Dieu même,
Qui nourrit les Hébreux pour prix de leur blasphème.
« Ciel ! quel pompeux amas d’esclaves à genoux
Est aux pieds de ce roi qui les fait trembler tous !
Quels honneurs ! quels respects ! jamais roi dans laFrance
N’accoutuma son peuple à tant d’obéissance.
Je le vois, comme vous, par la gloire animé,
Mieux obéi, plus craint, peut-être moins aimé.
Je le vois, éprouvant des fortunes diverses,
Trop fier dans ses succès, mais ferme en ses traverses ;
De vingt peuples lignés bravant seul tout l’effort,
Admirable en sa vie, et plus grand dans sa mort.
Siècle heureux de Louis, siècle que la nature
De ses plus beaux présents doit combler sans mesure,
C’est toi qui dans la France amènes les beaux-arts ;
Sur toi tout l’avenir va porter ses regards ;
Les muses à jamais y fixent leur empire ;
La toile est animée, et le marbre respire ;
Quels sages, rassemblés dans ces augustes lieux,
Mesurent l’univers, et lisent dans les cieux ;
Et, dans la nuit obscure apportant la lumière,
Sondent les profondeurs de la nature entière ?
L’erreur présomptueuse à leur aspect s’enfuit.
Et vers la vérité le doute les conduit.
« Et toi, fille du ciel, toi, puissante harmonie,
Art charmant qui polis la Grèce et l’Italie,
J’entends de tous côtés ton langage enchanteur,
Et tes sons, souverains de l’oreille et du cœur !
Français, vous savez vaincre et chanter vos conquêtes :
Il n’est point de lauriers qui ne couvrent vos têtes :
Un peuple de héros va naître en ces climats :
Je vois tous les Bourbons voler dans les combats.
À travers mille feux je vois Condé paraître,
Tour à tour la terreur et l’appui de son maître :
Turenne, de Condé le généreux rival,
Moins brillant, mais plus sage, et du moins son égal.
Catinat réunit, par un rare assemblage,
Les talents du guerrier et les vertus du sage.
Vauban, sur un rempart, un compas à la main,
Rit du bruit impuissant de cent foudres d’airain.
Malheureux à la cour, invincible à la guerre,
Luxembourg fait trembler l’Empire et l’Angleterre.
« Regardez, dans Denain, l’audacieux Villars
Disputant le tonnerre à l’aigle des césars,
Arbitre de la paix, que la victoire amène,
Digne appui de son roi, digne rival d’Eugène.
Quel est ce jeune prince en qui la majesté
Sur son visage aimable éclate sans fierté ?
D’un œil d’indifférence il regarde le trône :
Ciel ! quelle nuit soudaine à mes yeuxl’environne !
La mort autour de lui vole sans s’arrêter ;
Il tombe aux pieds du trône, étant près d’y monter.
Ô mon fils ! des Français vous voyez le plusjuste ;
Les cieux le formeront de votre sang auguste.
Grand Dieu ! ne faites-vous que montrer aux humains
Cette fleur passagère, ouvrage de vos mains ?
Hélas ! que n’eût point fait cette âme vertueuse !
La France sous son règne eût été trop heureuse :
Il eût entretenu l’abondance et la paix ;
Mon fils, il eût compté ses jours par ses bienfaits ;
Il eût aimé son peuple. Ô jours remplis d’alarmes
Oh ! combien les Français vont répandre de larmes,
Quand sous la même tombe ils verront réunis
Et l’époux et la femme, et la mère et le fils !
« Un faible rejeton sort entre les ruines
De cet arbre fécond coupé dans ses racines.
Les enfants de Louis, descendus au tombeau,
Ont laissé dans la France un monarque au berceau,
De l’État ébranlé douce et frêle espérance.
Ô toi, prudent Fleury, veille sur son enfance ;
Conduis ses premiers pas, cultive sous tes yeux
Du plus pur de mon sang le dépôt précieux !
Tout souverain qu’il est, instruis-le à se connaître :
Qu’il sache qu’il est homme en voyant qu’il est maître ;
Qu’aimé de ses sujets, ils soient chers à ses yeux :
Apprends-lui qu’il n’est roi, qu’il n’est né que pour eux.
France, reprends sous lui ta majesté première,
Perce la triste nuit qui couvrait ta lumière ;
Que les arts, qui déjà voulaient t’abandonner,
De leurs utiles mains viennent te couronner !
L’Océan se demande, en ses grottes profondes,
Où sont tes pavillons qui flottaient sur ses ondes.
Du Nil et de l’Euxin, de l’Inde et de ses ports,
Le Commerce t’appelle, et t’ouvre ses trésors.
Maintiens l’ordre et la paix, sans chercher lavictoire ;
Sois l’arbitre des rois ; c’est assez pour tagloire :
Il t’en a trop coûté d’en être la terreur.
« Près de ce jeune roi s’avance avec splendeur
Un héros que de loin poursuit la calomnie,
Facile et non pas faible, ardent, plein de génie,
Trop ami des plaisirs, et trop des nouveautés,
Remuant l’univers du sein des voluptés.
Par des ressorts nouveaux sa politique habile
Tient l’Europe en suspens, divisée et tranquille.
Les arts sont éclairés par ses yeux vigilants ;
Né pour tous les emplois, il a tous les talents,
Ceux d’un chef, d’un soldat, d’un citoyen, d’un maître :
Il n’est pas roi, mon fils ; mais il enseigne àl’être. »
Alors dans un nuage, au milieu des éclairs,
L’étendard de la France apparut dans les airs ;
Devant lui d’Espagnols une troupe guerrière
De l’aigle des Germains brisait la tête altière.
Ô mon père, quel est ce spectacle nouveau ?
Tout change, dit Louis, et tout a son tombeau.
Adorons du Très-Haut la sagesse cachée.
Du puissant Charles-Quint la race est retranchée.
L’Espagne, à nos genoux, vient demander des rois :
C’est un de nos neveux qui leur donne des lois.
Philippe…  » À cet objet, Henri demeure en proie
À la douce surprise, aux transports de sa joie.
« Modérez, dit Louis, ce premier mouvement ;
Craignez encor, craignez ce grand événement.
Oui, du sein de Paris, Madrid reçoit un maître :
Cet honneur à tous deux est dangereux peut-être.
Ô rois nés de mon sang ! ô Philippe ! ô mesfils !
France, Espagne, à jamais puissiez-vous être unis !
Jusqu’à quand voulez-vous, malheureux politiques,
Allumer les flambeaux des discordes publiques ? »
Il dit. En ce moment le héros ne vit plus
Qu’un assemblage vain de mille objets confus.
Du temple des Destins les portes se fermèrent,
Et les voûtes des cieux devant lui s’éclipsèrent.
L’Aurore cependant, au visage vermeil,
Ouvrait dans l’orient le palais du Soleil :
La Nuit en d’autres lieux portait ses voiles sombres ;
Les Songes voltigeants fuyaient avec les ombres.
Le prince, en s’éveillant, sent au fond de son cœur
Une force nouvelle, une divine ardeur :
Ses regards inspiraient le respect et la crainte ;
Dieu remplissait son front de sa majesté sainte.
Ainsi, quand le vengeur des peuples d’Israël
Eut sur le mont Sina consulté l’Éternel,
Les Hébreux, à ses pieds couchés dans la poussière,
Ne purent de ses yeux soutenir la lumière.

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